Lettre
 
 
LETTRE A OLEG
 
    Qu'il est beau et bon pour des frères de vivre unis. Mais le démon nous inspire ! il y a eu des guerres sous nos sages ancêtres, sous nos bons et bienheureux pères; car le diable, qui ne veut pas le bien de la race humaine, nous pousse à des querelles. Je t'ai écrit ceci parce que j'y ai été invité par mon fils [spirituel] que tu as baptisé et qui est auprès de toi. Il m'a envoyé un de ses hommes avec une lettre disant : «Arrangeons-nous et réconcilions-nous. Mon frère, il est vrai a péri; mais nous deux ne soyons pas ses vengeurs; mais reposons-nous sur Dieu; il jugera les coupables. Nous ne perdrons pas la terre russe.» Et moi, voyant l'humilité de mon fils j'ai eu pitié et peur de Dieu, et j'ai dit : «Lui si jeune et si peu développé, se prête à la conciliation, et compte sur le Seigneur et moi je suis un homme plus pécheur que tous les autres. J'ai écouté mon fils et je t'ai écrit cette lettre; la recevras-tu avec de bons sentiments ou des injures ? c'est ce que je verrai dans la réponse. Car par ces paroles je t'ai prévenu en humilité et en penitence, ce que j'attendais de toi, voulant que Dieu me pardonne mes anciens péchés. Car notre Seigneur n'est pas un homme, mais un Dieu de toute la terre, qui en ce moment fait tout ce qu'il veut. Il a supporté les injures, les crachats, les coups; il s'est livré à la mort, lui qui domine la vie et la mort; et nous que sommes-nous, hommes pécheurs et méchants ? Aujourd'hui nous vivons, demain nous sommes morts, aujourd'hui dans la gloire et les honneurs et demain dans le tombeau. On nous oublie et d'autres se partagent ce que nous avons amassé. Vois, mon frère, nos pères; qu'ont-ils pris avec eux ? Quels vêtements ont-ils emportés ? Rien autre chose que ce qu'ils ont fait pour leurs âmes ?Plût à Dieu, mon frère, que tu m'eusses prévenu et que tu m'eusses écrit le premier ces paroles; Quand on a tué mon enfant qui était aussi le tien devant toi, quand tu as vu son sang et son corps flétri comme une fleur nouvelle, comme un agneau égorgé, tu aurais dû dire devant ce cadavre en rentrant dans tes pensées : «Malheur à moi ! Qu'ai-je fait ? J'ai profité de son innocence. A cause de la perversité de ce monde fugitif, j'ai commis un péché, causé des larmes à un père et à une mère. Tu aurais dû dire avec David : «Je connais mon péché; il est toujours devant moi.» Ce n'était pas pour avoir versé le sang, c'était pour avoir commis un adultère que David l'oint du Seigneur couvrit sa tête de cendres et pleura amèrement; et Dieu lui remit ses péchés. Tu devais te repentir devant Dieu, m'adresser une lettre de consolation et me renvoyer ma bru qui ne t'avait fait ni bien ni mal, afin que je puisse l'embrasser, pleurer son mari et son mariage dont les chants se sont changés en gémissements. Car je n'ai pas vu leurs premières joies, ni leurs noces pour mes péchés. Pour l'amour de Dieu envoie-moi la bientôt avec ton premier messager afin que, cessant de pleurer avec elle, je l'établisse dans la place qui lui convient. Elle s'assecoira comme une tourterelle sur un arbre desséché et moi je me consolerai en Dieu. D'après les lois qu'ont suivies nos pères et nos ancêtres la mort aurait dû lui venir de Dieu et non pas de toi.
    Si tu avais alors réalisé ta volonté, si tu avais pris Mourom et laissé Rostov et si tu avais envoyé vers moi, nous nous serions arrangés; mais réfléchis bien, était-il convenable que tu envoyasses vers moi, ou moi vers toi ? Si tu avais dit [mon] enfant : «Envoie vers ton père» N'ai-je pas envoyé dix fois vers toi ? Est-ce que tu t'étonnais de ce qu'un de tes hommes est mort à la guerre ? De meilleurs sont morts, même de notre race. Mais tu ne devais pas chercher le bien d'autrui, ni me faire cette honte et ce chagrin. Des esclaves ont parfois enseigné à prendre le bien d'autrui : mais cette fois-ci leur leçon a été mauvaise.
    Si tu commences à te repentir devant Dieu tu feras du bien à mon coeur, envoie-moi un messager ou un évêque et écris-moi une lettre avec équité. Tu prendras le domaine qui te revient, tu réconcilieras nos coeurs et nous serons [ensemble] mieux qu'auparavant. Je n'ai pour toi ni sentiments de haine, ni de vengeance. Je n'ai pas voulu voir ton sang à Starodoub, mais que Dieu ne me donne pas de voir de sang [versé par] tes mains ni par l'ordre d'un de mes frères. Si je mens que Dieu me juge et la sainte Croix. J'ai peut-être commis un péché quand j'ai marché contre toi à Tchernigov à cause des païens; mais je m'en repens; je l'ai répété de vive voix à mes frère, à deux reprises; c'est que je suis homme. Si tu te trouves bien ainsi, reste comme tu es, si tu te trouves mal, que ton filleul reste avec son frère mangeant le pain qui vient de son aïeul, et toi reste établi dans tes domaines; entends-toi [avec eux] à ce sujet. Si tu veux les tuer, tu les as en ton pouvoir. Pour moi je ne veux point le mal, mais le bien de la terre russe; si tu veux employer la violence, [souviens-toi] que nous t'avons donné ton domaine à Starodoub étant pleins de bonté pour toi. Mais Dieu nous est témoin que nous nous sommes entendus avec ton frère; nous n'avons aucun intérêt à nous entendre sans toi. Nous n'avons rien fait de mal, mais nous avons dit : «Envoie vers ton frère, afin que nous nous entendions.» Si quelqu'un d'entre vous ne veut pas le bien, ni la paix des chrétiens, que dans l'autre monde son âme ne voie pas la paix divine. Ce n'est pas par nécessité ni par besoin que je te parle ainsi; Dieu m'en est témoin; mais mon âme m'est plus chère que tout ce monde. Au jugement dernier je ne redouterai pas mes adversaires.