Introduction
 
 
 
 
    Il y aura bientôt vingt ans que j'ai commencé à m'occuper de la Chronique de Nestor. J'annonçais déjà la publication prochaine de ma traduction sur la couverture d'un volume publié en 1866. En 1868 je présentais à la Sorbonne comme thèse latine pour le doctorat ès lettres une dissertation : De Nestore rerum russicarum scriptore où je citais quelques fragments de ma traduction inédite et où je m'engageais à la faire paraître prochainement.
    En laissant de côté les anciennes versions allemandes Scherer, Schloetzer, Müller) et la version française de M. Louis Paris qui ne comptent plus depuis longtemps, la Chronique n'avait encore été traduite sérieusement en aucune langue de l'Occident. La traduction polonaise de M. Biclowski, publiée en 1864, la traduction tchèque de M. Erben éditée en 1866 n'étaient guère plus accessibles à nos compatriotes que l'original slavon-russe dont elles reproduisaient, trop fidèlement peut-être, les idiotismes et les obscurités.
    En 1869 parut à Copenhague la version danoise de M. Smith; elle me donna lieu de réfléchir sérieusement sur la valeur de la mienne, sur la nécessité de la réviser, sur la nature du commentaire qu'il fallait y joindre. Les textes slavons ne sont pas faciles; on peut le traduire mot à mot dans une langue slave moderne, en calquant la phrase, en remplaçant tout simplement le mot original par son équivalent russe, tchèque ou polonais. Le procédé est commode, mais il ne donne pas toujours un sens. C'est là un phénomène que les humanistes ont pu constater dans les traductions latines des classiques grecs.
    Je remis donc ma version en portefeuille, bien résolu à la collationner sur celle de M. Smith. J'appris le danois pour me mettre en état de profiter de son commentaire. Il est tel point sur lequel je ne puis être d'accord avec lui et où je crois avoir raison. Son oeuvre n'en est pas moins digne d'une haute estime. J'ai été pendant plusieurs années en relations avec mon savant collègue de Copenhague. Une mort prématurée l'a ravi à la science l'année dernière; c'est pour moi un vif chagrin de ne pouvoir lui soumettre une publication à laquelle il s'intéressait vivement et pour laquelle son travail a été dans une certaine mesure mis à profit.
    En 1872 je fus chargé d'une première mission en Russie à l'effet d'étudier l'état actuel de la philologie, de l'histoire et de l'archéologie slave dans ce pays. M. Bestonjev Rioumine venait d'éditer le premier volume de sa magistrale histoire de Russie; la Commission archéographique, renonçant au système suivi dans ses premières publications, donnait eu 1871 et en 1872 deux excellents textes de la Chronique; la question des origines normandes de la Russie, la Varangomachie, comme on dit là-bas, divisait en deux camps le monde des historiens; Nestor faisait généralement tous les frais de cette controverse. Je réunis de nombreux matériaux pour le commentaire dont je songeais à accompagner ma traduction et sur lequel je reviendrai tout à l'heure. Peu de temps après ma seconde mission en Russie (congrès archéologique de Kiev, 1874) je fus chargé de l'enseignement du russe à l'école des langues orientales; j'y joignis celui du slavon sans lequel le russe manque de base linguistique; j'eus occasion d'expliquer avec mes élèves quelques fragments de la Chronique. L'école me fit l'honneur de prendre ma traduction parmi les travaux qu'elle publie dans sa bibliothèque; l'impression de ce volume a duré près de quatre ans; toutes les épreuves ont été revues soigneusement sur le texte original. J'ose espérer que ce volume ne fera point mauvaise figure dans la remarquable collection dirigée par M. Schefer. La Chronique n'intéresse pas seulement l'histoire de la Russie; elle met en lumière plus d'un côté de l'Orient européen; elle complète les annales byzantines, les récits des géographes arabes; elle y ajoute des indications que l'on chercherait vainement ailleurs et qui ont été jusqu'ici, faute d'une traduction sérieuse, à peu près inaccessibles aux savants de l'Occident.
 
I
 
La chronique dite de Nestor renferme l'histoire de la Russie et des pays voisins depuis la seconde moitié du 9 e siècle jusqu'aux premières années du 12 e. Elle n'est pas, comme on le croit volontiers, le premier monument historique de la littérature slavonne russe. Cette littérature nous offre quelques documents antérieurs, d'une importance d'ailleurs assez secondaire. Tels sont par exemple les récits du moine Jacob sur les commencements de l'Église russe au temps d'Olga et de Vladimir et sur ses premiers martyrs Boris et Gleb. Ces deux récits sont assez vagues et noyés dans les amplifications d'une rhétorique pieuse. L'auteur avait avant tout pour objet l'édification du lecteur. Ils sont écrits d'une façon naïve et enfantine. Dans le récit de la mort de Boris et de Gleb, l'hagiographe prête aux deux martyrs de longs et invraisemblables discours. Ces documents ont été rédigés vers la seconde moitié du 11 e siècle.
    Après le moine Jacob apparaît le moine Nestor, le même qui a depuis longtemps l'honneur, immérité d'ailleurs, de donner son nom à notre Chronique. Il composa avant 1091, – car on a des éléments précis pour fixer cette date, – un Récit sur Boris et Glebet une vie de Théodose Petchersky, l'higoumène. Jacob n'avait raconté que le meurtre des deux princes; Nestor expose leur vie tout entière. C'est le premier essai de biographie dans la littérature slavonne russe. Ces biographies ont d'ailleurs le caractère vague propre aux ouvrages d'édification; elles apportent peu de chose à l'histoire proprement dite. On y sent l'imitation des vies des saints telles qu'on les écrivait chez les Grecs. La vie de saint Théodose est un document purement monastique.
    On a longtemps considéré comme appartenant à ce moine Nestor, et j'ai moi-même soutenu cette opinion il y a quinze ans dans ma dissertation latine, le recueil appelé Paterik comprenant la vie des Saints du monastère Petchersky. Il est aujourd'hui démontré que ce recueil, dont on trouve les premiers éléments dans notre Chronique, n'a pas été rédigé avant le 13 e siècle. C'est par une fausse interprétation de la tradition que le Paterik a été attribué à l'auteur de notre Chronique.
    Cette Chronique a été évidemment écrite vers la fin 11 e siècle et le début du 12 e par un moine du monastère Petchersky. Elle est anonyme comme presque toutes celles que nous ont léguées les couvents russes et rien n'indique que l'auteur se soit appelé Nestor. D'où vient donc l'attribution généralement adoptée ? Le moine Nestor avait écrit, comme nous l'avons vu plus haut, une vie des saints Boris et Gleb, et de saint Théodose l'higoumène. La Chronique renferme de longs détails sur ces trois personnages, et dans le Paterik Nestor figure dès le 13 e siècle avec l'épithète de chroniqueur, annaliste. Or le Paterik a été pendant longtemps pour les Russes orthodoxes l'objet d'une croyance aussi docile que celle qu'ils prêtent à l'Écriture. Personne, sous peine de se voir taxé d'incrédulité, n'aurait osé mettre en doute cette assertion. On l'ose aujourd'hui, même dans des livres écrits par des ecclésiastiques, et c'est là une des preuves les plus remarquables des progrès de l'esprit critique en Russie.
    Entre les récits du moine Nestor dans la vie de Théodose et de Boris et Gleb, et les récits parallèles de notre Chronique, il y a de flagrantes contradictions. L'auteur de la Vie de Théodose dit nettement qu'il vint an monastère Petchersky après la mort de Théodose sous son successeur Étienne; l'auteur de la Chronique dit non moins nettement qu'il vint trouver Théodose encore vivant. Ce sont là deux assertions absolument inconciliables et les inventions postérieures du Paterik ne prouvent rien contre cet irrécusable argument.
    Nous n'avons sur la biographie de notre chroniqueur anonyme que les renseignements qu'il nous fournit lui-même; il vint trouver Théodose à l’âge de dix-sept ans; en 1091 i. fut chargé de déterrer ses reliques; en 1096 il assista à une invasion des Polovtses qui mit le monastère en grand péril. M. Goloubinsky, s'appuyant sur un passage de la Chronique, a essayé de déterminer avec une certaine précision l'époque où il serait entré an monastère. On lit à l'année 1065 : «Vers cette époque un enfant fut jeté dans la Sitoml; des pêcheurs le retirèrent de l'eau avec un filet; nous le regardines jusqu'au soir, puis ils le rejetèrent dans l'eau; il avait les parties honteuses sur le visage; la pudeur ne permet pas d'en dire plus.» La rivière Sitomi, fait remarquer M. Golonbinsky, était située fort loin du couvent. D'autre part peut-on admettre que des moines aient passé toute la journée à contempler un objet indécent ? Donc le chroniqueur raconte ici un fait antérieur à l'entrée de l'auteur dans le monastère; donc il s'y est présenté après l'année 1065. II avait dix-sept ans, on peut par suite placer sa naissance vers 1050; il aurait eu soixante à soixante-dix ans à l'époque où il termina ses annales.
    Tout ce raisonnement est fort ingénieux; mais il n'est pas irréfutable. La découverte d'un enfant monstrueux jeté dans la Sitomi fut évidemment pour les habitants de Kiev un événement miraculeux, c'est-à-dire diabolique. «De tels phénomènes ne présagent rien de bon,» dit la Chronique. Il est tout naturel qu'on ait immédiatement prévenu les pieux cénobites du monastère Petchersky; ils se rendirent auprès de l'enfant monstrueux, le contemplèrent toute la journée et le firent rejeter à l'eau après avoir perdu devant ce bizarre phénomène leur latin ou plutôt leur slavon.
    Si l'auteur de notre Chronique n'est plus le moine Nestor, qui donc est-il ? Plusieurs hypothèses ont été émises; aucune n'est complètement satisfaisante. On a supposé par exemple que c'était ce Basile qui intervient brusquement dans le récit de la mort de Vasilko. Mais ce récit détaillé paraît tout simplement interpolé dans notre Chronique, comme un certain nombre d'autres hors-d'oeuvre. On ne sait d'ailleurs rien sur ce Basile.
    A l'année 1110 le manuscrit dit Laurentin porte la mention suivante que j'ai reproduite page 225 : «Moi Sylvestre, higoumène du monastère de Saint-Michel, j'ai écrit ces livres d'annales, l'an 6624 (1116), la neuvième année de l'indiction. Que ceux qui liront ces livres prient pour moi.» Tant que Nestor a été considéré comme l'auteur incontestable de la Chronique, on a tout simplement regardé Sylvestre comme un copiste. Aujourd'hui on incline à supposer qu'il pourrait bien être le compilateur et non le copiste du texte qu'il a signé. … D'ailleurs peut-on admettre qu'un higoumène passe son temps à copier des manuscrits ? Il a bien autre chose à faire. L'argument est évidemment d'une certaine valeur. Il perd une partie de sa force si l'on admet, avec un certain nombre d'éditeurs, que la Chronique va jusqu'à l'année 1113. Sous aucune date elle n'est terminée; elle est brusquement interrompue. A l'exemple de Bielowski et d'Erben je la prolonge jusqu'à l'année 1113. Il me parait difficile de l'arrêter à l'année 1110. A la date de 1111 la Chronique rappelle un miracle arrivé l'année précédente et ajoute «comme nous l'avons dit». D'autre part, au chapitre 13, l'auteur établit la chronologie jusqu'à la mort de Sviatopolk qui arriva en 1113; enfin, à l'année 1107, il parle de ce prince comme un homme qui lui aurait survécu : «Sviatopolk avait l'habitude, quand il partait pour la guerre, de venir s'agenouiller au tombeau de Théodose, etc.…»
    En somme la paternité de la Chronique reste douteuse : je lui ai gardé le nom de Nestor pour ne pas désorienter le lecteur accoutumé à la voir citer sous ce nom; mais il ne représente aujourd'hui qu'une tradition erronée et ne répond pas à la sévère réalité. Les historiens russes l'appellent volontiers aujourd'hui la Chronique initiale ou fondamentale d'un mot assez difficile à traduire littéralement en notre langue.1
 
II
 
    L'auteur de la Chronique songeait peu à la gloire littéraire. Son oeuvre n'est qu'une compilation sans art. II n'avait point de modèle dans la littérature nationale, sauf peut-être dans des agendas monastiques, dans des éphémérides officielles dont il n'est resté aucune trace; mais il en avait dans la littérature byzantine et ils lui étaient accessibles par des traductions slavonnes écrites en Bulgarie. Tels étaient les Chroniques ou chronographes de Jean Malala et de Georges Hamartolos ou Georges le pécheur.2  Il y a encore dans ces oeuvres d'une assez piètre littérature quelque art historique, un certain soin de composition qui fait complètement défaut dans notre Chronique; elle ne cherche en aucune façon à grouper les événements, elle suit tout simplement l'ordre des années, quitte à donner sur certains événements des commentaires moraux on religieux. Il est possible que certains de ces commentaires soient le fait d'un copiste postérieur. Ils sont, la plupart du temps, fort ennuyeux; j'ai cru cependant devoir les traduire tout entiers; ils donnent une idée de l'influence que la religion exerçait alors sur les âmes et sur la littérature; ils renferment des allusions à des textes apocryphes qui ont un intérêt scientifique; je les ai soigneusement relevées dans mon Index alphabétique.
    L'histoire des Russes et des peuples voisins occupe dans notre Chronique une période d'environ deux siècles et demi (de la moitié du 9 e siècle à 1110 suivant les uns, 1113 suivant les autres). L'auteur a été témoin oculaire ou immédiat des événements qui se sont produits autour de Kiev dans les quarante dernières années; pour les périodes précédentes on peut, dans une certaine mesure, déterminer quels ont été ses moyens d'information.
    Aussi il invoque le témoignage des vieillards; tel est ce moine Jérémie qui mourut en 1074 et qui se rappelait encore la conversion de la Russie; tel est ce boïar de Kiev, Jean Vychata, qui mourut en 1106, âgé de quatre-vingt-dix ans et dont l'annaliste avait entendu «maints récits» qu'il a fait entrer dans sa Chronique. Trois générations à peine séparaient ces vieillards de l'époque où «commença la terre russe.» Certains événements importants avaient probablement donné lieu à des relations détaillées qui ont été tout simplement copiées dans notre récit. Tels sont les récits du meurtre des saints Boris et Gleb et de l'attentat commis par Vasilko, à moins que l'auteur de la Chronique ne soit ce Basile dont le nom a donné lieu à tant de conjectures. L'auteur avait en outre en main des documents officiels, probablement conservés dans le convent, par exemple les traités conclus avec les Grecs dont aujourd'hui l'authenticité est absolument hors de doute. Il avait consulté des chroniques grecques ou bulgares dont on n'a pas retrouvé la trace. L'éclipse du soleil relatée en 911 est attestée par les calculs astronomiques. Certains hors-d'oeuvre sont empruntés à des textes connus, par exemple les détails sur Cyrille et Méthode à la légende dite pannonienne; l'exposé de la foi chrétienne à une Palaea ou résumé de l'Ancien Testament. Enfin les poèmes et légendes populaires, les uns d'origine slave, les autres d'origine varègue, ont dû entrer également pour une certaine part dans la constitution de notre récit. (Voy. par exemple les chapitres sur le cheval d'Oleg; sur la vengeance d'Olga; sur la merveilleuse délivrance de Bielgorod).
    D'ailleurs il est bien évident que la Chronique ne nous est pas arrivée sous la forme même où elle a été écrite; le texte primitif a été augmenté ou défiguré par des interpolations postérieures. Ainsi j'admettrais volontiers avec M. Goloubinsky que le récit de la conversion de Vladimir a été fabriqué après coup par des Grecs désireux de soumettre la Russie à l'hégémonie spirituelle de leur patrie.
    Les historiens russes, disais-je plus haut, donnent à notre Chronique le titre de fondamentale. Elle ne figure isolée et sans continuation dans aucun manuscrit. Sur cent soixante-huit manuscrits examinés par la Commission archéographique de Pétersbourg, cinquante-trois commencent par le texte on le résumé du texte attribué à Nestor. A dater de l'année 1111 les rédactions se mettent à diverger. On distingue deux grandes familles de textes greffées sur les deux manuscrits les plus anciens que l'on connaisse de la Chronique. Ces deux manuscrits sont : le ms. Laurentin, ainsi nominé par ce qu'il a été écrit en 1377 à Souzdal, par un moine nommé Laurent, le ms. hypatien, ainsi nommé du monastère de Saint Hypate à Kostroma où il a été compilé vers la fin du 14 e siècle. En ce qui concerne notre Chronique proprement dite, les textes présentent quelques variantes dont j'ai profité, ou que j'ai signalées lorsqu'elles avaient un réel intérêt pour l'histoire.
 
III.
 
L'extrême importance de notre Chronique au point de vue des origines de la Russie n'est plus à prouver aujourd'hui; les historiens allemands, russes, slaves et scandinaves l'ont suffisamment démontrée. Je n'ai pas à entrer ici dans un examen critique qui pourrait excéder les proportions du texte lui-même. On trouvera les observations de détail qu'il m'a paru utile de présenter dans l’index raisonné que j'ai joint à ma traduction. Elle pourra, je l'espère, rendre quelques services à nos historiens; c'est un document précieux, non seulement pour l'étude des événements dont l'Europe orientale a été le théâtre pendant trois siècles, mais aussi et surtout pour l'examen d'un problème qui passionne depuis un siècle les esprits la question des origines normandes de la Russie novgorodienne et kievienne.
    Le moine inconnu qui nous a conservé les noms scandinaves des compagnons de Rurik et de ses successeurs, le copiste des traités avec Byzance ne se doutait guère des polémiques auxquelles il donnerait lieu un jour. Malgré l'évidence qui ressort de son texte, et de bien d'autres, il s'est trouvé en Russie toute une école d'historiens slavophiles qui par patriotisme ont voulu démontrer que les Varègues de Nestor étaient des Slaves, des Lithuaniens, etc. Cette école met malheureusement l'amour-propre national au-dessus de la critique. Je n'ai pas cru devoir discuter ses assertions; je me suis contenté de donner dans mon Index les résultats les plus récents de la science historique et de la linguistique.
    Ai-je besoin de dire ici que la langue dans laquelle la Chronique est écrite n'est point le russe actuel, mais le slavon ou slave ecclésiastique ? On appelle ainsi l'idiome, bulgare suivant les uns, paléo-slovène suivant les autres, qui a été élevé au rang de langue littéraire par les apôtres Cyrille et Méthode et qui joue chez les Slaves orthodoxes un rôle analogue à celui du latin chez les catholiques. La plus ancienne rédaction que nous avons est du 14 e siècle et la langue de l'original a dû subir plus d'une mutation en passant de la Russie kievienne à la Russie du Volga. Le slavon est d'ailleurs manié assez mal par les mains inexpérimentées de l'annaliste; il n'est pas toujours aisé de saisir sa pensée; le texte, malgré les longs efforts dc la critique, n'est pas partout solidement établi et les Russes eux-mêmes ne sont pas absolument surs d'en comprendre toutes les nuances. A l'époque où j'ai commencé mon travail le meilleur texte était celui de M. Miklosich. Je l'ai pris pour base; depuis ont paru les éditions ou traductions dc MM. Bielowski, Erbeu, Smith, Basistov et de la Commission archéographique. J'ai amélioré mon travail en profitant de tout ce que m'apportaient ces nouveaux éditeurs ou interprètes. J'ai conservé la division en chapitres telle que l'avait donnée M. Miklosich; j'y ai ajouté des titres et des dates qui rendront les recherches plus faciles. Quant à l'index qui accompagne ma traduction, aucun de mes prédécesseurs n'en avait eu l'idée; il m'a donné beaucoup de peine; je serais heureux s'il pouvait rendre quelques services. Les Russes eux-mêmes ne le consulteront pas, je pense, sans intérêt. Certains articles auraient certainement gagné à être plus développés; tel d'entre eux peut donner matière à une monographie considérable. Pour moi il m'a semblé que le principal mérite d'un travail de ce genre devait être avant tout la clarté, l'exactitude et la précision. J'ai certainement commis quelque péché d'erreur ou d'omission; le lecteur les excusera en songeant à la nouveauté de ce travail, à la difficulté qu'il y a encore de se procurer en France les produits de la littérature russe, de conférer par correspondance avec des confrères dispersés au loin dans les villes universitaires d'un grand empire, et parfois un peu négligents à répondre aux questions qui peuvent leur être posées.
    J'ai tenu compte des traductions antérieures à la mienne, j'entends des versions sérieuses faites sur mi texte suffisant et par des érudits compétents. Il n'en est que trois que je reconnaisse comme telles, la version polonaise de l'édition Bielowski, la version tchèque d'Erben, la version danoise de M. Smith. Tout en n'adoptant pas toujours l'interprétation de mon confrère danois, j'ai trouvé dans son commentaire plus d'une indication utile.
    A côté de ces trois versions fort sérieuses, mais aussi peu accessibles que le texte original, il en est d'autres auxquelles on a encore recours faute de mieux, mais qui doivent aujourd'hui être absolument rejetées. Telles sont en allemand celles de Scherer, de Schloezer et de Müller, en français celle de M. Louis Paris. Le lecteur pourra se faire une idée de la valeur de cette dernière en prenant au hasard quelques passages et en les comparant à ma traduction.
    Ce n'est pas sans un certain serrement de coeur que je me sépare d'un travail auquel tant d'années de ma vie ont été consacrées. Comme toute oeuvre humaine il renferme évidemment des fautes et des lacunes; néanmoins il rendra des services et je ne désespère pas de pouvoir quelque jour l'améliorer et l'augmenter eu vue d'une nouvelle édition. En attendant je le recommande à l'attention des lecteurs studieux.     Puisse-t-on, me savoir gré de la longue étude et du grand amour qui m'ont fait rechercher ton volume.
 
Janvier I885