Chronique de Nestor
 
 
LXIV. – Guerres intestines (1069).
 
    Année 6577. Iziaslav alla avec Boleslav contre Vseslav. Vseslav marcha contre lui, et vint à Biélogorod. Quand la nuit arriva, se cachant des Kieviens, il s'enfuit de Biélogorod à Polotsk. Le lendemain le peuple voyant que le prince s'était enfui retourna à Kiev, y fit une assemblée et envoya auprès de Sviatoslav et de Vsévolod, disant : «Nous avons mal fait de chasser notre prince; voici maintenant qu'il arme les Lékhs contre nous; venez donc dans la maison de votre père; si vous refusez, il ne nous restera qu'à brûler notre ville et à nous en aller en Grèce.» Et Sviatoslav leur dit : «Nous enverrons auprès de notre frère et s'il marche contre vous avec les Lekhs pour vous détruire nous prendrons les armes contre lui et nous ne laisserons pas détruire la ville de notre père. S'il veut la paix, il viendra avec une petite droujina.» Les habitants de Kiev se réjouirent; Sviatoslav alors et Vsévolod envoyèrent auprès d'Iziaslav, disant : «Vseslav a fui devant toi; n'amène pas les Lekhs à Kiev : car tu n'as pas d'ennemis dans cette ville; si tu persévères dans ta colère, si tu détruis la ville, sache que nous pleurerons la ville de notre père. Iziaslav entendant cela laissa l'armée lekhe et s'avançant avec Boleslav n'ayant près de lui que peu de Lekhs. Il envoya en avant à Kiev son fils Mstislav. Mstislav étant venu fit périr ceux des habitants qui avaient délivré Vseslav, au nombre de soixante-dix et il fit crever les yeux aux autres  : il en fit périr d'autres quoique innocents, sans avoir fait aucune enquête. Quand Iziaslav arriva à la ville, le peuple alla humblement au-devant de lui et les Kieviens reçurent leur prince. Iziaslav s'établit sur son trône le mai. Et il mit les Lekhs dans leurs cantonnements; on les tua secrètement et Boleslav revint chez les Lekhs dans son pays. Iziaslav transporta le marché sur la colline. Il chassa Vseslav de Polotsk; et y établit son fils Mstislav : ce prince mourut bientôt; il mit à sa place son fils Sviatopolk, quand Vseslav se fut enfui.
    Année 6578. Un fils naquit à Vsévolod on l'appela Rastislav. Cette année fut fondée l'église de Saint-Michel dans le monastère de Vsévolod à Vydobitch (1070).
 
LXV. – Histoires de magiciens (1071).
 
    Année 6579. Les Polovtses firent la guerre autour de Rostovets et de Néïatin. Cette année Vseslav chassa Sviatopolk de Polotsk. Cette année Iaropolk vainquit Vseslav près de Golotitchesk. En ce temps vint un magicien inspiré par le démon; il vint à Kiev et dit : «Dans cinq ans le Dniepr remontera son cours, les pays changeront de place, la Grèce prendra la place de la Russie, la Russie de la Grèce; tous les autres pays changeront de place.» Les simples le crurent; les fidèles rirent et lui dirent : «Le démon se joue de toi pour te perdre.» Et il en fut ainsi; car une nuit il disparut sans qu'on sût ce qu'il était devenu. Car les démons, quand ils excitent un homme, le conduisent au mal et se divertissent de lui. Ils le jettent dans un précipice mortel, après lui avoir appris à parler [leur langage]. Nous citerons donc quelques-uns des enseignements et des actes du démon. Comme il y avait disette dans le pays de Rostov, deux magiciens d'Iaroslavl se montrèrent disant : «Nous savons bien qui retient les denrées.» Et ils descendirent le Volga et, arrivés dans un pays, ils désignèrent les femmes les plus distinguées, disant : «Celle-ci retient le blé, celle-là le miel, celle-là le poisson, celle-là les cuirs.» Les habitants leur amenèrent donc leurs soeurs, leurs mères, leurs femmes; dans leur aveuglement ils leur coupèrent les épaules, et en retirèrent du blé, du poisson ou du cuir. Ils tuèrent ainsi beaucoup de femmes et prirent leurs richesses. Puis ils vinrent au lac Blanc et il y avait auprès d'eux environ trois cents personnes. En ce temps-là il arriva que Jean, fils de Vychata, vint de la part de Sviatoslav recevoir les impôts. Les habitants du lac Blanc lui dirent que deux magiciens avaient déjà tué beaucoup de femmes sur le Volga et la Scheksna, et comme ils étaient venus en ce pays. Jean rechercha alors de qui ils étaient les sujets, et voyant que c'était de son prince, il envoya vers ceux qui étaient avec eux, disant : «Livrez ces magiciens, car ce sont des sujets de mon prince.» Mais on ne l'écouta point. Jean alors s'avança lui-même sans armes et ses serviteurs lui dirent : «Ne va pas sans armes : ils t'insulteront.» Il ordonne alors à ses serviteurs de prendre des armes et ils étaient au nombre de douze. Il rencontra ces gens auprès d'un bois. Ils se rangèrent en bataille pour lui résister. Jean s'avança avec une hachette; trois de ces hommes s'avacèrent en disant : «Tu vois bien que tu marches à la mort. N'avance pas.» Il ordonna de les frapper et marcha vers les autres. On s'élança sur eux. Un d'entre eux brandit sur Jean une hache. Jean détourna la hache, frappa l'ennemi de son arme et ordonna de les massacrer. Ils s'enfuirent alors dans le bois. Ils tuèrent le prêtre qui accompagnait Jean. Jean vint à la ville du lac Blanc et dit aux habitants : «Si vous ne saisissez pas ces magiciens je ne vous quitterai pas d'un an.» Les habitants allèrent alors les saisir et les lui amenèrent. Il leur dit : «Pourquoi avez-vous fait périr tant de personnes ?» Ils répondirent : «C'étaient des personnes qui retenaient les denrées. En les faisant périr l'abondance viendra. Si tu le veux, nous tirerons en ta présence du blé, des poissons ou quelque autre chose.» Jean leur dit  : «Certainement vous mentez. Dieu a créé l'homme de la terre. Il se compose d'os et de veines, il n'y a rien en lui, il ne sait rien. Dieu seul sait.» Ils lui dirent : «Nous savons comment l'homme a été créé.» Il demanda : «Comment ?» Ils répondirent : «Dieu se baignait dans son bain; étant en sueur il s'essuya avec un bouchon de paille, puis le jeta du ciel sur la terre. Satan se disputa avec Dieu à qui ferait un homme avec ce bouchon de paille. Le diable fit l'homme et Dieu y mit une âme. Aussi quand l'homme meurt, son corps va à la terre et son âme au ciel.» Jean leur dit : «Vous êtes sans doute possédés du démon. En quel Dieu croyez-vous ?» ils répondirent : «En l'Antichrist.» il dit : «Où est-il ?» Ils répondirent : «Dans l'abîme.» Jean demanda : «Quel est ce Dieu qui siège dans l'abîme ? C'est le démon qui y siège. Dieu est dans le ciel, assis sur un trône entouré des anges qui se tiennent devant lui avec crainte, ne pouvant le regarder. Or il a été précipité du séjour des anges, celui que vous appelez l'Antichrist, il a été précipité à cause de son orgueil, et il gît dans l'abîme jusqu'au moment où Dieu viendra du ciel pour l'enchaîner et le jeter dans le feu éternel, avec ses serviteurs et ceux qui croient en lui. Pour vous, vous serez livrés aux tourments par moi dans cette vie, et vous souffrirez aussi dans l'autre.» Ils répondirent  : «Les dieux nous disent que tu ne peux rien nous faire.» Il leur dit : «Vos dieux mentent.» Ils répondirent : «Nous devons nous présenter à Sviatoslav; pour toi, tu ne peux rien nous faire.» Jean ordonna de les battre et de leur arracher la barbe. Quand on les eut battus, et qu'on leur eut arraché la barbe avec une pince, Jean leur demanda : «Que vous disent vos dieux ?» Ils répondirent : «De nous présenter à Sviatoslav.» Jean ordonna de leur mettre un morceau de bois dans la bouche et de les attacher à un attelage. Il les envoya en avant dans un bateau, et il les suivit. Quand ils furent à l'embouchure de la Scheksna Jean leur demanda : «Que vous disent vos dieux ?» Ils répondirent : «Les dieux nous disent  : que tu ne nous laisseras pas en vie.» Jean leur répondit : «En ceci les dieux vous disent la vérité.» Ils répliquèrent : «Si tu nous renvoies, il t'arrivera beaucoup de bien. Sinon tu éprouveras beaucoup d'affliction et de mal.» Il leur répondit : «Si je vous renvoie, alors Dieu me punira; si je vous fais périr, il me récompensera.» Et Jean dit aux bateliers : «Y en a-t-il parmi vous à qui ces hommes aient tué quelque parent ?» Ils répondirent : «A moi ils ont tué ma mère, à moi ma soeur, à moi mon enfant.» Il leur dit : «Vengez les vôtres.» Ils les saisirent donc, les tuèrent et les pendirent à un arbre. La vengeance de Dieu tomba sur eux comme ils le méritaient. Tandis que Jean retournait chez lui, la nuit suivante, un ours grimpa, se mit à ronger les cadavres et les dévora. C'est ainsi qu'ils périrent grâce au démon, eux qui savaient l'avenir pour les autres et ne le savaient pas pour eux- mêmes. S'ils l'avaient su, ils ne seraient pas venus dans l'endroit où on les prit. Et quand ils furent arrêtés comment ont-ils pu dire : «Nous ne périrons pas,» alors que Jean songeait à les faire mourir ? Telle est l'inspiration des démons ! Les démons ne savent pas les pensées des hommes. Ils donnent seulement des pensées aux hommes, sans connaître eux-mêmes leurs secrets. Dieu seul sait les pensées de hommes. Mais les démons ne savent rien : car ils sont impuissants et aveugles.
    Nous dirons encore quelque chose de leur vue et de leur ignorance. Vers cette époque il arriva qu'un Novogorodien alla chez les Tchoudes et il vint chez un magicien pour voir des sortilèges. Celui-ci, suivant sa coutume, se mit à appeler les démons dans sa demeure. Le Novogorodien était assis sur le seuil; le magicien était couché tout engourdi et le démon le fouettait. Le magicien se leva et dit au Novogorodien : «Nos dieux n'osent pas venir parce que tu as sur toi quelque chose dont ils ont peur.» Il se rappela alors qu'il avait sur lui une croix, sortit et la suspendit en dehors de cette demeure. Il se mit donc à appeler de nouveau les démons. Les démons en le fouettant lui dirent pourquoi il était venu. Puis il demanda au démon : «Pourquoi aviez-vous peur de ce que je porte sur moi ?» Il répondit : «C'est le signe du Dieu du ciel dont nos dieux ont peur.» Il dit : «Qui sont vos dieux ? Où vivent-ils ?» – «Dans les abîmes, répondit-il. Ils sont noirs, ailés, pourvus d'une queue, ils s'élancent parfois sous le ciel, obéissant à vos dieux; car vos dieux sont dans le ciel. Quand un des vôtres meurt, il est emporté dans le ciel; quand un des nôtres meurt, nous l'emportons à nos dieux dans l'abîme.» II en est ainsi : les pécheurs sont dans l'abîme où ils attendent les tourments éternels, les justes au contraire demeurent au ciel et vivent avec les anges. Telle est la force des démons, leur beauté, leur faiblesse ! C'est ainsi qu'ils égarent les hommes, leur ordonnant de raconter les visions qui se manifestent à ceux dont la foi faiblit; ils leur apparaissent dans le sommeil, dans des hallucinations, et ils font des prodiges par ces enseignements diaboliques. C'est surtout par les femmes que s'opèrent les enchantements diaboliques. Car au commencement le diable tenta la femme, puis elle tenta l'homme. Aussi à travers toutes les générations les femmes ensorcèlent par la magie, par le poison, par d'autres ruses diaboliques. Les hommes infidèles sont aussi visités par les démons, comme cela s'est vu autrefois au temps des apôtres. II y eut un nommé Simon qui, par ses enchantements, faisait parler les chiens d'une voix humaine, et se changeait tantôt en vieillard, tantôt en jeune homme. Il changeait même les autres, leur donnant une forme nouvelle, et il faisait cela par le prestige de son art. Jannès et Mambrès firent par la magie des miracles contre Moïse, mais ils ne purent résister à Moïse. Koufnop aussi fit des prodiges par un art diabolique; il marcha même sur les eaux et accomplit d'autres prestiges, abusé par le démon pour son malheur et celui des autres. Un magicien se montra aussi du temps de Gleb à Novogorod; il parlait aux hommes et se faisait passer pour Dieu. Il trompa beaucoup de gens, presque toute la ville, car il disait : «Je sais tout.» Et il blasphémait la foi chrétienne, disant : «Je passerai le Volkhov en présence de tout le monde.» Et il y eut une émeute dans la ville; tous croyaient en lui et voulaient tuer leur évêque; l'évêque prit la croix, revêtit les habits sacerdotaux et dit : «Que ceux qui croient au magicien aillent près de lui. Que ceux qui ont la foi viennent près de la croix.» Et ils se partagèrent en deux troupes. Le prince Gleb avec sa droujina passa auprès de l'évêque et tout le peuple suivit le magicien. Et il y eut de grands troubles parmi eux. Gleb ayant pris une hache sous son vêtement alla trouver le magicien et lui dit : «Sais-tu ce qui arrivera demain et aujourd'hui avant le soir ?» Il dit : «Je sais tout.» Et Gleb dit : «Tu sais donc ce qui doit arriver aujourd'hui ?» Il dit : «Je ferai de grands miracles.» Gleb tira sa hache et le tua : il tomba mort et le peuple se dispersa. Il périt ainsi, corps et âme, s'étant livré au démon.
 
LXVI. – Translation des saints Boris et Gleb (1072).
 
    Année 6580. On rapporta les saints martyrs Boris et Gleb. Alors se rassemblèrent les fils d'Iaroslav, Iziaslav, Sviatoslav, Vsévolod. Puis le métropolitain d'alors Georges, puis les évêques Pierre de Pérélaslav, Michel de Iouriev; Théodose, higoumène du monastère Petchersky, Sophronie, higoumène de Saint Michel; Germain, higoumène de Saint-Sauveur et tous les higoumènes. Ils firent une fête et une cérémonie solennelle, puis ils déposèrent les saints dans une nouvelle église fondée par Iziaslav qui subsiste encore aujourd'hui. D'abord lziaslav, Sviatoslav, Vsévolod prirent Boris dans un cercueil de bois, le portèrent sur leurs épaules. En avant venaient des religieux qui portaient des cierges. Après eux des diacres avec des encensoirs, puis les prêtres, puis les évêques et le métropolitain, enfin les princes portant le cercueil. Après l'avoir apporté dans la nouvelle église, ils ouvrirent le cercueil et l'église se remplit d'un parfum très agréable. Voyant cela, ils louèrent Dieu. Le métropolitain fut saisi de terreur : car il n'avait que peu de foi en ces saints. Il tomba le visage contre terre implorant son pardon. On baisa les reliques de Boris puis on les déposa dans un cercueil de pierre. Puis on prit Gleb dans le cercueil de pierre où il reposait, on le mit sur un traîneau et on le tira avec des cordes. Comme on arrivait à la porte de l'église, le cercueil s'arrêta et n'avança plus. On ordonna au peuple de dire : «Seigneur, aie pitié.» Et il entra. On l'ensevelit le mai (1O72). Et après avoir chanté la liturgie, tous les frères dînèrent ensemble, chacun avec ses bojars, dans une grande affection. En ce temps-là Tchoudine était commandant de Vychégorod, et Lazare chef de l'église. Puis ils se dispersèrent et retournèrent chez eux.
 
LXVII. – Discorde parmi les fils d'Iaroslav (1078).
 
    Année 6581. Le diable excita la discorde parmi les fils d'Iaroslav. Quand cette discorde éclata entre eux, Sviatoslav se mit avec Vsévolod contre Iziaslav. Iziaslav quitta Kiev et Sviatoslav avec Vsévolod allèrent à Kiev : le 22 mars ils s'établirent au palais de Bérestovo, ayant enfreint les ordres de leur père. Ce fut Sviatoslav qui fut cause du départ de son frère par suite de son avidité. Il trompa Vsévolod, disant : «Voici qu'Iziaslav s'entend contre, nous avec Vseslav. Si nous ne le prévenons pas, il nous chassera.» Il irrita ainsi Vsévolod contre Iziaslav. Iziaslav alla chez les Lekhs avec sa femme, emmenant beaucoup de richesses; il espérait en ses grandes richesses et disait : «Je trouverai là-bas une armée.» Les Lekhs lui prirent tout et le chassèrent. Sviatoslav s'établit à Kiev ayant chassé son frère, transgressé les commandements de son père, et plus encore ceux de Dieu. Car c'est un grand péché de violer les commandements de son père. Ainsi les fils de Cham envahirent la terre de Seth et au bout de quatre cents ans ils furent punis de Dieu. Car c'est à la race de Seth que se rattachent les Hébreux, qui, après avoir détruit le peuple de Chanaan, conquirent leur héritage et leur pays. Ensuite Esaü transgressa les ordres de son père et fut tué : car il est mal de violer les biens d'autrui. Cette même année fut fondée l'église du monastère Petchersky par l'higoumène Théodose, l'évêque Michel, le métropolitain de Kiev Georges étant alors en Grèce et Sviatoslav résidant à Kiev.
 
LXVIII. – Mort de Théodose. Son panégyrique. Histoire du monastère Petchersky (1074).
 
    Année 658. Théodose, higoumène du monastère des Cryptes, mourut. Nous dirons quelques mots de sa mort. Ce Théodose avait l'habitude, quand venait le temps du carême, le dimanche gras, après avoir embrassé le soir tous les frères suivant l'usage, de leur enseigner comment ils doivent passer ce temps, priant nuit et jour et se gardant des pensées impures et des tentations du démon. Car les démons, disait-il, inspirent aux moines des pensées et des désirs mauvais, enflamment leur imagination et par là empêchent leurs prières. Quand de telles pensées surviennent, il faut les conjurer par le signe de la croix en disant : «Seigneur Jésus Christ, notre Dieu, aie pitié de nous, amen.» Outre cela il faut s'abstenir de manger beaucoup : car boire et manger sans mesure produit de mauvaises pensées. Et quand il se produit de mauvaises pensées, le péché arrive. Ainsi, disait-il, le religieux pour résister aux efforts et à la méchanceté des démons, doit se mettre en garde contre la paresse, contre les longs sommeils, être exact aux chants de l'église, aux institutions des pères, à la lecture des écritures, et par-dessus tout avoir sur les lèvres les psautier de David, et repousser par lui l'assoupissement qu'inspire le démon. Mais avant tout, disait-il, il faut que les plus jeunes aiment leur prochain, écoutent les anciens avec humilité et obéissance; les anciens doivent prodiguer aux jeunes l'amour et l'enseignement et donner par eux-mêmes l'exemple de la tempérance, de la vigilance, de l'humilité ! Ils doivent enseigner les jeunes et les consoler. C'est ainsi qu'il faut passer le carême. Car, disait-il, Dieu nous a donné ces quarante jours pour purifier notre âme; c'est une dîme de l'année payée à Dieu : en effet il y a dans l'année trois cent soixante-cinq jours et en donnant à Dieu le dixième jour comme dîme, on a le carême de quarante jours. C'est pendant ces jours que l'âme se purifie; puis après, elle célèbre la résurrection du Seigneur, et se réjouit en Dieu. Le temps du carême purifie l'âme de l'homme. Car le jeûne a été au début imposé à Adam : il consistait à ne pas manger du fruit d'un arbre. Moïse en jeûnant quarante jours se rendit digne de recevoir la loi sur le mont Sinaï après avoir vu la gloire de Dieu. C'est en jeûnant que la mère de Samuel le mit au monde. C'est en jeûnant que les Ninivites conjurèrent la colère du Seigneur. C'est par le jeûne que Daniel devint digne de grandes révélations, qu'Elie fut enlevé au ciel à la table céleste. C'est pour avoir jeûné que les trois jeunes hommes éteignirent la force du feu. Le Seigneur lui-même a jeûné quarante jours, nous indiquant ainsi le temps du jeûne. C'est par le jeûne que les apôtres ont ruiné les enseignements du démon. C'est par le jeûne que nos pères sont devenus les flambeaux du monde, flambeaux qui brillent encore après leur mort : ils nous ont donné l'exemple de grands travaux et de la tempérance comme Antoine le Grand, Euthyme, Saba et d'autres pères que nous, frères, nous imitons. Ayant ainsi parlé il embrassait les frères l'un après l'autre en les saluant par leurs noms, puis il sortait du monastère, n'ayant pris que quelques pains. Puis il entrait dans une crypte, en fermait la porte, se couvrait de poussière et ne parlait à personne; quand il avait besoin de quelque chose indispensable, il disait quelques mots par une fenêtre, seulement le samedi et le dimanche; les autres jours il vivait dans un jeûne austère et dans la prière. Et il venait au monastère le vendredi de la veille de la Saint-Lazare : car c'est en ce jour que se termine le jeûne de quarante jours, qui commence au premier lundi après la semaine de Saint-Theodore et se termine au vendredi de Saint-Lazare. La Semaine sainte on jeûne en l'honneur de la Passion du Seigneur. Théodose vint donc, embrassa ses frères suivant sa coutume et passa avec eux le dimanche des Rameaux. Et quand vint le grand jour de la résurrection du Seigneur, il le célébra solennellement suivant sa coutume et tomba malade. Il fut malade pendant cinq jours, puis le soir il ordonna qu'on l'apportât dans la cour : ses frères le mirent sur un traîneau et l'amenèrent en face de l'église. Il ordonna alors d'appeler tous les frères, et les frères sonnèrent la cloche et tous se rassemblèrent. Il leur dit alors : «Mes pères, mes frères, mes enfants, voici que je vous quitte. Dieu m'a manifesté dans le temps du jeûne, alors que j'étais dans ma grotte, que je dois vous quitter. Qui voulez-vous établir higoumène à votre tête ? Que je lui donne ma bénédiction.» Ils lui dirent : «Tu es notre père a tous; celui que tu choisiras sera notre père et notre higoumène et nous lui obéirons comme à toi.» Notre père Théodose dit alors : «Allez-vous-en et désignez qui vous voudrez, hormis les deux frères Nicolas et Ignace; choisissez des plus vieux aux plus jeunes.» Ils lui obéirent et se retirèrent vers l'église. Puis après avoir délibéré, ils envoyèrent deux frères, disant : «Celui que choisira Dieu et sa sainte prière, celui qui te conviendra, désigne-le.» Théodose leur répondit : «Si vous voulez recevoir de moi un higoumène, je vous en donnerai un, non pas suivant mon caprice, mais d'après la volonté de Dieu.» Et il leur désigna le prêtre Jacob. Cela ne plut pas aux frères et ils dirent : «Il n'a point été tonsuré  ici.» Car Jacob était venu de Létets avec son frère Paul. Et ils se mirent à demander Étienne, le domestique, qui était alors l'élève de Théodose, disant : «Il a grandi sous ta main, il t'a servi : donne-nous-le.» Théodose leur dit  : «Je vous ai désigné Jacob suivant l'ordre de Dieu, et vous voulez avoir un higoumène à votre gré.» Et se prêtant à leurs voeux, il leur donna Étienne comme higoumène, et il bénit Étienne, lui disant : «Mon fils, je te confie ce monastère, garde-le avec soin; maintiens ce que j'ai établi dans les offices; ne change pas les traditions ni les règlements du monastère, mais fais tout suivant la loi et l'ordre du monastère.» Puis les frères le prirent, l'apportèrent à sa cellule et le déposèrent sur son lit. Le sixième jour il devint très malade. Sviatoslav vint le voir avec son fils Gleb et, quand ils furent assis près de lui, Théodose leur dit  : «Je m'en vais de ce monde et je confie ce monastère à ta protection, dans le cas où il y surviendrait quelque désordre. Je donne le titre d'higoumène a Étienne; ne permets pas qu'il lui soit fait de tort.» Le prince l'embrassa, lui promit de protéger le monastère et le quitta. Et quand vint le septième jour, Théodose, devenant de plus en plus faible, appela Étienne et ses frères et se mit à leur parler en ces termes : «Après ma sortie de ce monde, si j'ai été agréable à Dieu et qu'il me reçoive, le monastère commencera à se développer et à se remplir de plus en plus. Alors sachez que Dieu m'aura reçu. Si après ma mort les religieux et les revenus diminuent au monastère, alors vous saurez que je n'ai pas été agréable à Dieu. Il parla ainsi et les frères pleuraient, disant : «Père, prie pour nous auprès de Dieu, car nous savons que Dieu ne rejettera pas ton oeuvre.» Les frères passèrent cette nuit auprès de lui, et quand vint le huitième jour, le deuxième samedi après Pâques, à la deuxième heure du jour, il rendit son âme entre les mains de Dieu, le troisième jour du mois de mai, dans la onzième indiction (1074). Les frères le pleurèrent. Or Théodose avait ordonné qu'on l'enterrât dans la crypte où il avait accompli un grand nombre de travaux, disant : «Ensevelissez mon corps pendant la nuit.» Ainsi fut fait. Quand vint le soir, les frères ayant pris son corps le déposèrent dans la crypte, et ils l'y menèrent avec des hymnes et des cierges, louant notre Seigneur Jésus Christ, et Étienne administra le monastère et le troupeau béni qu'avait rassemblé Théodose. De pareils religieux brillent en Russie comme des flambeaux : c'étaient des hommes qui savaient les uns observer un jeûne austère, les autres veiller, les autres prier à genoux, d'autres jeûner un jour entier ou même deux jours de suite; d'autres vivaient seulement d'eau et de pain; d'autres de légumes crus ou cuits. Ils s'aimaient entre eux; les plus jeunes s'humiliaient devant les plus anciens et n'osaient parler en leur présence qu'avec humilité et obéissance; les anciens étaient pleins d'amour pour les plus jeunes, ils les corrigeaient et les consolaient comme leurs enfants chéris. Si quelque frère tombait en faute, ils le consolaient et partageaient à trois ou quatre la pénitence d'un seul avec un grand amour : tant était grande la charité et la tempérance qui régnaient parmi eux. Si quelque frère sortait du monastère, tous s'en affligeaient vivement, envoyaient après lui et le ramenaient au monastère, puis ils allaient se mettre à genoux devant l'higoumène, le priaient et accueillaient le frère avec joie au monastère. Telles étaient leur charité, leurs jeûnes, leurs austérités. Je rappellerai parmi eux les noms de quelques hommes prodigieux. Le premier, le prêtre Damien, était si austère et si tempérant qu'il ne vécut que de pain et d'eau jusqu'à sa mort. Quand on apportait au monastère quelque enfant malade d'une maladie quelconque, ou qu'un homme souffrant de quelque mal venait trouver le bienheureux Théodose, il ordonnait à ce Damien de dire des prières sur ce malade. Dès que les prières avaient été dites et qu'il l'avait frotté d'un certain onguent, le malade était guéri. Une fois que Damien était malade et prêt à mourir, un ange, sous la forme de Théodose, vint auprès de sa couche et lui promit le royaume du ciel en récompense de ses travaux. Puis Théodose vint avec ses frères et ils s'assirent près de lui; au milieu de son agonie il regarda l'higoumène et dit :«N'oublie pas, higoumène, ce que tu m'as promis cette nuit.» Le grand Théodose comprit qu'il avait eu une vision et dit : «Frère Damien, ce que je t'ai promis s'accomplira.» Puis Damien ferma les yeux et rendit son âme entre les mains de Dieu : l'higoumène et les frères ensevelirent son corps. Il y avait un autre frère du nom de Jérémie, qui se rappelait la conversion de la Russie. Dieu lui avait fait un don, celui de prédire l'avenir. Et quand il voyait quelque frère absorbé par ses pensées, il le reprenait en secret et lui enseignait à se défier du démon. Si quelque frère songeait à quitter le monastère et qu'il le vit, il allait le trouver, le réprimandait de son dessein et le consolait. S'il annonçait à quelqu'un quelque chose de bien ou de mal, ses paroles s'accomplissaient. Il y avait un autre vieillard du nom de Matthieu; il avait le don de double vue. Une fois qu'il se tenait dans l'église à sa place, il leva les yeux et, regardant les frères qui chantaient des deux côtés, il vit un démon sous la forme d'un Lekh qui portait dans son vêtement des fleurs appelées lepok,1  il passait auprès des frères, prenait des fleurs dans sa ceinture et les jetait sur eux; si la fleur s'attachait à quelqu'un des frères qui chantaient, il ne restait pas longtemps, sa pensée se troublait, il prenait quelque prétexte, sortait de l'église, allait à sa cellule et s'endormait et ne revenait pas à l'église avant la fin des chants. Si la fleur tombait sur un moine et ne s'attachait pas après lui, il restait inébranlable jusqu'à ce que l'on eût fini de chanter les matines et, alors seulement, il s'en allait dans sa cellule.
    Le frère vit cela et le dit à ses frères. Ensuite voici ce qu'il vit : D'ordinaire quand ce vieillard entendait les matines et que ses frères les ayant finies se retiraient dans leurs cellules avant l'aurore, le vieillard sortait le dernier de l'église. Une fois, comme il sortait, il s'assit pour se reposer sous le clocher, car sa cellule était loin de l'église; il vit une troupe sortir par la porte, il leva les yeux et vit un homme qui chevauchait sur un pourceau, et d'autres qui marchaient derrière lui. Le vieillard demanda : «Où allez-vous ?» et le démon qui était sur le porc répondit : «Nous allons chercher Michel Tolbékovitch. Le vieillard fit le signe de la croix et alla à sa cellule. Quand l'aube arriva le vieillard, après avoir réfléchi, dit au frère portier : «Va demander si Michel est dans sa cellule.» Et on lui dit : «Tout à l'heure, aussitôt après les matines, il a sauté par-dessus la palissade.» Et le vieillard dit sa vision à l'higoumène et aux frères. Du temps de ce vieillard mourut Théodose, et Étienne devint higoumène; après Étienne, Nikon encore du vivant de ce vieillard. Une fois qu'il était à matines, il leva les yeux voulant voir l'higoumène Nikon et il aperçut un âne à la place de l'higoumène et il comprit que l'higoumène ne s'était pas levé. Ce vieillard eut bien d'autres visions de ce genre et il mourut au monastère dans une extrême vieillesse.
    Il y eut aussi un moine appelé Isaac. Quand il vivait encore dans le monde de la vie des laïques, il était riche; car il était marchand, né à Toropets; il résolut de se faire moine et partagea son bien entre les pauvres et les monastères, puis il alla trouver le grand Antoine dans la grotte, le priant de le faire moine. Antoine le reçut, le revêtit de l'habit religieux et lui donna le nom d'Isaac; car dans le monde il s'appelait Tcherny; or il se revêtit d'une haire; puis il ordonna qu'on lui achetât un bouc, détacha la peau avec un soufflet, puis il la mit sur sa haire et cette peau fraîche se dessécha sur lui, et il s'enferma dans une rue souterraine dans une petite cellule de quatre coudées. Là, sans relâche, il priait Dieu en pleurant; il n'avait pour nourriture toute la journée qu'une hostie; il ne buvait qu'un peu d'eau; c'était le grand Antoine qui la lui apportait et la lui passait par une petite fenêtre où la main pouvait s'introduire. C'est ainsi qu'il recevait sa nourriture. Il fit cela pendant sept ans ne sortant jamais, il ne se couchait pas même sur le flanc, mais il dormait un peu restant assis. Un soir, suivant son habitude, il se mit à genoux chantant les psaumes jusqu'à minuit, et quand il fut fatigué il s'assit sur son siège. Or comme il était assis, ayant éteint sa lumière, soudain une lueur pareille à celle du soleil éclata dans la crypte, au point de l'éblouir; et deux beaux jeunes gens parurent devant lui : leurs yeux brillaient comme le soleil et ils lui dirent : «Isaac, nous sommes des anges et voici que le Christ vient à toi; tombe à genoux devant lui.» Il ne reconnut pas l'artifice des démons et, oubliant de se signer, s'agenouilla comme devant le Christ, devant cette œuvre du démon. Les démons alors s'écrièrent : «Isaac tu es à nous !» Ils entrèrent dans la cellule, le firent asseoir et s'assirent autour de lui. Ils remplissaient la cellule et la rue de la crypte. Et l'un des démons, qui prenait le nom du Christ, dit : «Prenez des chalumeaux, des tambours et des lyres et jouez-en qu'Isaac se mette à danser.» Et ils firent retentir les chalumeaux, les tambours et les lyres, et ils se mirent à se jouer du vieillard et après l'avoir épuisé de fatigue, ils le laissèrent à demi-mort, et s'en allèrent après l'avoir bafoué. Le lendemain, quand vint l’aube, et que ce fut l'heure de manger le pain, Antoine vint suivant sa coutume à la cellule et dit : «Que le Seigneur nous bénisse, père Isaac !» Mais Isaac restait muet et sourd. Et Antoine dit : «Voici qu'il est déjà mort.» Et il envoya au monastère chercher Théodose et ses frères. Et après avoir ouvert l'entrée qui était murée ils entrèrent, le prirent, estimant qu'il était mort, l'emportèrent et le posèrent devant la crypte et alors ils s'aperçurent qu'il était en vie. Et l'higoumène Théodose dit : «Ceci est le fait du démon.» Et ils le mirent sur un lit, Antoine le soigna. A ce moment lziaslav revint de la terre des Lekhs : il s'irrita contre Antoine k cause de Vseslav; Sviatoslav pendant la nuit fit emmener Antoine à Tchernigov. Antoine vint à Tchernigov et la colline de Boldiny lui plut, il y creusa une caverne et s'y établit. Le monastère de la Mère de Dieu, sur la colline de Boldiny, subsiste encore aujourd'hui. Théodose ayant appris qu'Antoine était parti à Tchernigov, vint avec ses frères, prit Isaac et le mit dans sa cellule, et le soigna : car il était tellement affaibli de corps et d'âme qu'il ne pouvait ni se tourner sur le côté, ni se lever, ni s'asseoir, mais il était couché sur le flanc, et lâchait sous lui; ses urines et ses excréments engendraient des vers sous ses reins. Théodose de ses propres mains le lavait et l'habillait. Il le soigna pendant deux ans. Chose étonnante et miraculeuse, il resta pendant ces deux ans sans goûter ni pain ni eau, ni aucune nourriture, ni aucun fruit; il resta ainsi deux ans sourd et muet. Théodose priait Dieu pour lui et lisait sur lui des prières nuit et jour; enfin la troisième année il commença à parler, à entendre à se tenir sur ses pieds comme un enfant et à marcher. Et il négligeait d'aller à l'église; il fallait qu'on l'y menât par la force. On l'instruisit peu à peu et ensuite il apprit à aller au réfectoire, on l'y asseyait à part, on lui donnait du pain : il ne le prenait pas à moins qu'on ne lui mit dans la main. Théodose dit alors : «Mettez le pain devant lui, et ne le lui mettez pas dans la main; qu'il mange de lui-même.» Et il resta toute une semaine sans manger. Peu à peu il s'aperçut qu'il y avait du pain et le mangea. C'est ainsi que Théodose le sauva des embûches du démon. Et Isaac reprit le cours de ses rudes abstinences. Quand Théodose fut mort et qu'Étienne eut pris sa place, Isaac dit : «Tu m'as déjà trompé, démon, tandis que je reposais dans ma cellule solitaire; maintenant je ne veux plus me renfermer dans ma crypte, mais je veux te vaincre en allant au monastère.» Et il revêtit une haire et sur cette haire une chemise grossière et il se mit à faire des choses étranges : il aidait les cuisiniers, faisait cuire les aliments des moines, il allait aux matines avant tous les frères et restait grave et immobile. Quand venait l'hiver et qu'il y avait de grandes gelées, il n'avait que des souliers troués de façon que ses pieds gelaient sur la pierre, et il ne remuait pas les pieds jusqu'à ce que l'on eût fini de chanter matines. Après les matines il allait à la cuisine, préparait le feu, l'eau et le bois et d'autres frères cuisiniers arrivaient. Un certain frère cuisinier appelé lui aussi Isaac, dit en riant à Isaac : «Vois, il y a là-bas un corbeau noir : va et prends-le.» II s'inclina devant lui, alla prendre le corbeau et l'apporta en présence de tous les cuisiniers : ils eurent peur et dirent cela à l'higoumène et aux autres frères. Les frères commencèrent à l'honorer, mais lui, ne voulant pas de la gloire humaine, se mit à faire des folies et à jouer des tours tantôt à l’higoumène, tantôt aux frères, tantôt aux laïques, si bien que les autres lui donnaient des coups. Et il se mit à courir le monde, faisant le fou. Puis il s'établit dans la crypte où Antoine avait vécu (car Antoine était mort). Et il réunit autour de lui des jeunes gens et les revêtit de l'habit monacal, ce qui lui valut des coups de la part de l'higoumène Nikon ou des parents de ces enfants. Il endurait tout cela, souffrant les coups, la nudité, et le froid jour et nuit. Une nuit il alluma un poêle dans une  chambre de la crypte; le poêle échauffé qui était déjà vieux, éclata et la flamme s'échappa par les crevasses; n'ayant pas de quoi le boucher, il mit ses pieds nus sur la flamme, les laissa jusqu'à ce qu'elle fût éteinte et sortit ensuite. On raconte encore de lui beaucoup de choses dont j'ai moi-même été parfois témoin. C'est ainsi qu'il prit le dessus sur les forces démoniaques, comme sur des mouches; il n'avait aucune peur de leurs épouvantes et de leurs fantômes; car il leur disait : «Vous m'avez trompé une première fois dans la crypte parce que je ne connaissais pas vos embûches et vos perfidies, maintenant que j'ai pour moi le Seigneur Jésus Christ et mon Dieu et les prières de Théodose, notre père, j'espère au nom du Christ que je vous vaincrai.» Car souvent les démons le persécutaient, et lui disaient : «Tu es à nous ! Tu as rendu hommage à notre chef et à nous !» Il répondait : «Votre chef est l'Antichrist, et vous, vous êtes de démons.» Et il faisait sur son visage le signe de la croix et ils disparaissaient; d'autres fois ils venaient près de lui la nuit, l'effrayant par des visions, lui faisant voir, comme une grande foule avec des pioches et des pelles; ils disaient : «Faisons ébouler cette crypte et enterrons cet homme ici !» D'autres disaient : «Sauve-toi, Isaac, ils veulent t'ensevelir.» Il leur répondait : «Si vous étiez des hommes, vous viendriez en plein jour; mais vous êtes des ombres, vous venez dans l'ombre et l'ombre vous reprendra.» Il se signait et ils disparaissaient. D'autres fois ils l'effrayaient sous la forme d'un ours; d'autres fois sous celle d'une bête féroce, ou d'un boeuf, ou bien des serpents venaient en rampant vers lui; d'autres fois c'étaient des crapauds, des rats, des reptiles. Et ils ne pouvaient rien lui faire et ils lui disaient : «Isaac, tu nous as vaincus.» Il leur dit un jour : «Vous m'avez vaincu autrefois sous la forme du Christ et des anges dont vous n'êtes pas dignes, et maintenant vous vous montrez sous votre forme réelle : bêtes féroces, bétail, serpents, reptiles, voilà ce que vous êtes, laids et répugnants à voir.» Alors ils disparurent et depuis ce temps ils ne le tentèrent plus. Comme il le disait lui-même : «J'ai soutenu cette lutte pendant trois ans.» Alors il se mit à vivre plus austèrement, observant l'abstinence, le jeûne, les veilles. Vivant ainsi il arriva au terme de ses jours. Il devint malade dans sa grotte. On le porta au monastère; le huitième jour il s'endormit dans le Seigneur. L'higoumène Ivan et ses frères le mirent dans le cercueil et l'ensevelirent. Tels étaient les moines du monastère de Théodose. Après leur mort ils brillent comme des flambeaux et ils prient Dieu pour leurs frères qui sont ici et pour leurs frères laïques, et pour les bienfaiteurs du monastère. Et les frères mènent encore aujourd'hui une vie pleine de vertus, vivant en commun, dans les chants, la prière et l'obéissance, en l'honneur du Dieu tout-puissant, protégés par les prières de Théodose, à qui la gloire soit dans les siècles des siècles. Amen.
 
LXIX. – Les ambassadeurs allemands chez Sviatoslav (1075).
 
    Année 6583. L'église du monastère Petchersky fut continuée par l'higoumène Étienne sur les fondements antérieurs; car les fondements avaient été jetés par Théodose et elle fut reprise sur ces fondements par Étienne, et terminée au bout de trois ans, le 11 juillet. Cette année vinrent des ambassadeurs d'Allemagne auprès de Sviatoslav. Sviatoslav leur montra avec orgueil ses richesses; en voyant cette masse innombrable d'or, d'argent et d'étoffes, ils dirent : «Tout cela ne sert rien; ce sont des choses mortes; les hommes valent mieux; car ce sont les hommes qui procurent toutes ces richesses et de plus grandes encore.» C'est ainsi qu'Ezéchias, roi des Juifs, se loua devant les ambassadeurs du roi d'Assyrie, et toutes ses richesses furent emmenées à Babylone. De même, après la mort de Sviatoslav, tous ces biens furent dispersés de différents côtés.
    Année 6584. Vladimir, fils de Vsévolod et Oleg, fils de Sviatoslav, allèrent secourir les Lekhs contre les Tchèques. Cette année mourut Sviatoslav, fils d'Iaroslav, le 27 décembre, d'un ulcère qui se déchira. On l'enterra à Tchernigov dans l'église du Sauveur. Après lui Vsévolod monta sur le trône le 1 e janvier. Cette année naquit à Vladimir un fils, Mstislav, petit-fils de Vsévolod (1O76).
    Année 6585. lziaslav déclara la guerre, avec l'alliance des Lekhs. Vsévolod marcha contre lui; Boris s'établit à Tchernigov le quatrième jour du mois de mai : il y régna huit jours et s'enfuit à Tmoutorakan auprès de Roman; Vsévolod marcha contre son frère Iziaslav en Volhynie et ils conclurent la paix. Iziaslav vint s'établir à Kiev le 15 juillet. Oleg, fils de Sviatoslav, était alors chez Vsévolod à Tchernigov (1077).
 
LXX. – Guerre contre les Polovises. Mort d'Iziaslav (1078).
 
    Année 6586. Oleg, fils de Sviatoslav, se réfugia à Tmoutorakan, fuyant Vsévolod, le 10 du mois d'avril. Cette année Gleb, fils de Sviatoslav, fut tué à Zavolotchié. Gleb était compatissant envers les pauvres, bienveillant pour les étrangers, zélé pour les églises, ardent dans sa foi, aimable et beau. On enterra son corps à Tchernigov auprès de l'église du Sauveur, le 23 juillet. Tandis que Sviatopolk, fils d'Iziaslav, régnait à sa place à Novogorod, Iaropolk à Vychégorod, Vladimir à Smolensk, Oleg et Boris amenèrent les païens contre la terre russe, et marchèrent contre Vsévolod avec les Polovtses. Vsévolod marcha contre eux sur la Sojilsa et les Polovtses battirent les Russes et un grand nombre d'entre eux furent tués dans ce combat. Là périrent Ivan Iaroslavitch et Touki, frère de Tchoudin, Porél et beaucoup d'autres, le 25  août. Oleg et Boris entrèrent à Tchernigov en vainqueurs et firent beaucoup de mal à la Russie en versant le sang chrétien, sang que Dieu vengera sur eux : car ils lui répondront de la mort des âmes chrétiennes. Vsévolod alla trouver son frère Iziaslav à Kiev : ils s'embrassèrent et s'assirent ensemble, et Vsévolod raconta tout ce qui s'était passé. Iziaslav lui dit : «Frère, ne t'afflige pas ! n'as-tu pas vu tout ce qui m'est arrivé ? D'abord ne m'a-t-on pas chassé ? N'a-t-on pas pillé mes biens ? Et, une seconde fois, quoique je n'eusse fait rien de mal, ne m'avez-vous pas chassé, vous mes frères ? N'ai-je point erré exilé dans les terres étrangères ? On m'a pris mon bien quoique je n'eusse fait rien de mal. Aujourd'hui, frère, ne nous affligeons pas ! Si nous devons avoir quelque part à la terre russe, nous l'aurons ensemble; si nous devons la perdre, nous la perdrons ensemble. J'exposerai ma vie pour toi !» Il consola Vsévolod par ces paroles et ordonna aussitôt de rassembler ses guerriers des plus jeunes aux plus vieux. Et lziaslav marcha avec son fils Jaropolk, et Vsévolod avec Vladimir, son fils, et ils allèrent contre Tchernigov et les habitants de cette ville s'enfermèrent dans leurs remparts. Mais Oleg et Boris n'étaient point dans cette ville. Les habitants n'ouvrant pas, les assiégeants s'avancèrent sous la ville. Vladimir s'avança vers la porte orientale, prit la porte du côté de la Stréjen, occupa la partie extérieure de la ville et la brûla; le peuple se réfugia dans l'intérieur de la ville. Iziaslav et Vsévolod ayant appris qu'Oleg et Boris se dirigeaient contre eux, les prévinrent et sortirent de la ville contre Oleg. Oleg dit à Boris : «Ne marchons pas contre eux, nous ne sommes pas capables de tenir tète à quatre princes; mais envoyons des messagers à nos oncles.» Boris lui dit : «Toi, conserve seulement nos avantages; moi, je résisterai à tous.» Il se flattait et il ne savait pas que Dieu est contraire aux orgueilleux et aime les humbles, afin que le fort ne s'enorgueillisse point de sa force. Ils marchèrent donc les uns contre les autres et se rencontrèrent près d'un village dans la plaine de Niéjatynia. Quand les deux armées en furent venues aux mains il y eut un combat acharné. D'abord fut tué Boris, fils de Viatcheslav, celui qui s'était tant enorgueilli. Iziaslav se tenait au milieu de l'infanterie : un soldat survint tout à coup et le frappa avec une lance à l'épaule; ainsi périt Iziaslav fils d'Iaroslav. Et comme le combat continuait, Oleg s'enfuit avec une petite droujina, et il s'enfuit avec peine jusqu'à Tmoutorakan. Le prince lziaslav fut tué le 3 octobre. On enleva son corps, on l'emporta sur un bateau, et on le déposa en face de Gorodets. Toute la ville de Kiev sortit au-devant de lui, on mit son corps sur un traîneau; les prêtres et les moines le conduisirent à la ville en chantant, et on ne pouvait entendre les chants au milieu des pleurs et des gémissements; car toute la ville de Kiev le pleurait. Iaropolk marchait derrière lui pleurant avec toute sa droujina : «Mon père, mon père, tu n'as pas vécu sans souffrances dans ce monde; tu as souffert beaucoup d'injures de la part de ton peuple et de tes frères et voici que tu péris. Tu es mort, non pas de la main de son frère, mais en exposant ta vie pour ton frère.» Ils apportèrent son corps dans l'église de la Mère de Dieu où il fut déposé dans un cercueil de marbre. Iziaslav était beau de visage, haut de taille, de moeurs irréprochables; il haïssait l'injustice, aimait la justice; il était exempt de ruse et de dissimulation, il était bienveillant et ne rendait pas le mal pour le mal. A quels excès les habitants de Kiev ne se livrèrent-ils pas contre lui ! Ils le chassèrent, ils pillèrent sa maison et il ne leur rendit pas le mal pour le mal. Si quelqu'un vous dit : «Ce bourreau a fait périr tel et tel,» ce n'est pas lui qui a fait cela, mais bien son fils. Puis ses frères le chassèrent encore et il alla en exil dans la terre étrangère. Et quand il fut rétabli sur le trône et que Vsévolod vaincu vint à lui il ne lui dit pas : «Que de maux vous m'avez fait souffrir !» Il ne lui rendit pas le mal pour le mal, mais il le consola disant : «Frère, tu m'as montré ton affection; tu m'as établi sur mon trône et tu m'as reconnu pour ton ancien, je veux bien oublier ton ancienne offense, tu es mon frère, je suis le tien et j'exposerai ma vie pour toi.» C'est en effet ce qu'il fit. Il ne dit pas : «Combien vous m'avez fait de mal ! et maintenant on t'en fait à ton tour.» Il ne dit pas : «Ceci ne me regarde pas.» Mais il partagea la tristesse de son frère, et lui montra une grande affection, réalisant les paroles de l'apôtre : «Consolez les affligés.» En vérité, s'il a commis quelque faute en ce monde, elle lui sera pardonnée; car il a perdu la vie pour son frère, non pas pour avoir plus de puissance ou plus de biens, mais pour faire réparer le tort fait à son frère. Il est de ceux dont le Seigneur a dit : «Offrez votre vie pour celle de vos amis.» (Jn 15,13) Salomon a dit : «Les frères dans le malheur s'aident mutuellement, car l'amour est plus fort que tout.» (Cant 8) De même Jean dit : «Dieu est l'amour; qui vit dans l'amour vit en Dieu et Dieu vit en lui. L'amour nous fait obtenir son héritage au jour du jugement, et nous fait être ici-bas tels que Dieu lui-même. Dans l'amour il n'y a pas de crainte. L'amour parfait repousse la peur; car la peur apporte le tourment; celui qui a peur n'est point parfait dans l'amour. Si quelqu'un dit : J'aime Dieu et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur; car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment pourra-t-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ?» C'est lui qui nous a dit : «Que celui qui aime Dieu aime son frère. Car tout devient parfait par l'amour. Les péchés eux-mêmes sont effacés; c'est par l'amour que Dieu descendit sur la terre et fut crucifié pour nous pécheurs; il prit nos péchés et fut attaché à la croix, et il nous donna sa croix pour nous secourir et nous défendre contre la haine du démon. C'est par amour que les martyrs répandirent leur sang, c'est par amour que ce prince répandit le sien, pour son frère accomplissant le précepte divin.»
    Commencement du règne de Vsévolod à Kiev. Vsévoiod s'établit à Kiev sur le trône de son père et de son frère. Il régna sur la Russie; il établit son fils Vladimir à Tchernigov et Iaropolk à Vladimir lui ayant donné en outre Tourov.
 
LXXI. – Guerres civiles. Mort d'Islaslav (1079-1080).
 
    Année 6587. Roman vint avec les Polovtses sur la rivière Voïne; Vsévolod s'établit à Pérélaslavi et conclut la paix avec les Polovtses, et Roman retourna en arrière avec les Polovtses, et les Polovtses le tuèrent le 2 août. Et les restes de ce fils de Sviatoslav, petit-fils d'Iaroslav, reposent encore dans ces contrées. Les Kozares prirent Oleg et l'emmenèrent par mer à Constantinople. Vsévolod établit Ratibor comme posadnik à Tmoutorakan (1079).
    Année 6588. Les Torks de Pérélaslavi entrèrent en Russie. Vsévolod envoya contre eux son fils Vladimir. Vladimir marcha contre eux et les vainquit (1080).
    Année 6589. David fils d'Igor, s'enfuit avec Volodar, fils de Rastislav le 18 mai; ils vinrent à Tmoutorakan, prirent Ratibor et s'établirent à Tmoutorakau (1081).
    Année 6590. Osen, prince des Polovtses, mourut (1082).
    Année 6591. Oleg vint de Grèce à Tmoutorakan, prit David et Volodar, fils de Rastislav et s'établit à Tmoutorakan; il fit périr les Kozares qui avaient conseillé la mort de son frère et s'étaient déclarés contre lui, et relâcha David et Volodar (1083).
    Année 659e. Iaropolk vint chez Vsévolod à Pâques. A ce moment les deux fils de Rastislav s'enfuirent de chez Iaropolk, puis ils revinrent et le chassèrent. Vsévolod envoya son fils Vladimir, chassa les fils de Rastislav et établit Iaropolk à Vladimir. Cette année David prit les Grecs dans Oléchié et prit leur bien. Vsevolod l'envoya chercher, le fit venir auprès de lui et lui donna Dorogoboujd (1084).
    Année 6593. Iaropolk voulut marcher contre Vsévolod, ayant écouté de mauvais conseillers. Vsévolod ayant appris cela envoya contre lui son fils Vladimir, Iaropolk laissa sa mère et sa droujina à Loutchesk et s'enfuit chez les Lekhs
    Vladimir vint à Loutchesk et les habitants de cette ville se rendirent; Vladimir établit alors David à Vladimir à la place d'Iaropolk, amena sa mère, sa femme et sa droujina à Kiev et prit ses biens (1085).
    Année 6594. Vsévolod fonda l'église de Saint-André du très saint métropolitain Ivan : il bâtit près de cette église un monastère, où sa fille se fit religieuse; elle s'appelait Ianka; elle réunit beaucoup de religieuses et vécut avec elles suivant les règles de la vie religieuse (1086).
 
LXXII. – Événements divers. (1087-1088).
 
    Iaropolk revint de chez les Lekhs, conclut la paix avec Vladimir; Vladimir retourna à Tchernigov et Iaropolk s'établit à Vladimir. Quelques jours après, il alla à Zvénigorod; avant d'arriver à la ville, il fut tué par un misérable appelé Néradets qui était inspiré du démon et conseillé par de mauvaises gens. Le prince Iaropolk était assis dans sa voiture, Néradets, qui était à cheval, le tua d'un coup d'épée, le 22 novembre. Iaropolk se leva, jeta au loin l'épée et cria à haute voix : «Ah ! misérable, tu m'as tué.» Le misérable Néradets s'enfuit à Prémysl auprès de Rurik. Les serviteurs d'Iaropolk, Radko, Voïkina et beaucoup d'autres le mirent sur un cheval devant eux et le conduisirent à Vladimir et de là à Kiev. Le pieux prince Vsévolod sortit au-devant de lui avec ses fils Vladimir et Rostislav et tous les boïars et le bienheureux métropolitain, Jean, avec les moines et les prêtres, et tous les habitants de Kiev pleurèrent sur lui, et l'accompagnèrent avec des psaumes et des chants au monastère de Saint-Dimitri; et ils prirent son corps et le déposèrent avec honneur dans un cercueil de marbre dans l'église du saint apôtre Paul, qu'il avait lui-même commencé de bâtir, le 5 décembre.
    Il avait beaucoup souffert, chassé quoique innocent par ses frères; offensé, dépouillé enfin tué par une main criminelle, il méritait bien la paix et le repos éternel. Car ce bienheureux prince Iaropolk était doux et modeste; il aimait ses frères et les pauvres, il payait la dîme chaque année à la bienheureuse Mère de Dieu et il priait toujours disant : «Seigneur Jésus Christ, reçois ma prière, donne-moi une mort telle que celle que mes frères Boris et Gleb ont revue d'une main étrangère; puissé-je laver tous mes péchés dans mon sang et échapper aux vanités de ce monde plein de troubles, aux embûches du démon.» Le Seigneur dans sa bonté n'a point rejeté ses prières; il l'a fait participer à ces biens que l'oeil n'a point vus, que l'oreille n'a point entendus et que Dieu a préparés à ceux qui l'aiment.
    Cette année Vsévolod alla à Prémysl.
    Année 6596. L'église de Saint-Michel du monastère de Vsévolod fut consacrée par le métropolitain Ivan et les évêques Lucas et Isaïe; à ce moment Lazare était higoumène de ce monastère. Cette année Sviatopolk quitta Novogorod et alla régner à Tourov. Cette année mourut Nikon, higoumène du monastère Petchersky. Cette année les Bulgares prirent Mourom (1088).
 
LXXIII. – Événements divers (1088-1090).
 
    Année 6597. L'église de la Mère de Dieu, au monastère Petchersky, de Théodose, fut consacrée par le métropolite Jean et Lucas, évêque de Bielgorod, Isaïe, évêque de Rostov, Ivan, évêque de Tchernigov, Antoine, évêque de Iouriev, sous le règne du très pieux prince Vsévolod et de ses enfants Vladimir et Rostislav : le volévode des mille hommes de Kiev était Jean et Ivan était higoumène. Cette année mourut Ivan le métropolite : Ivan était versé dans les livres et les sciences et compatissant pour les pauvres et les veuves, affable pour les pauvres comme pour les riches, humble et bon, sachant se taire et parler, usant bien des livres saints pour consoler les affligés. On n'a pas vu son pareil avant lui en Russie; on ne le verra point après. Cette année Ianka alla en Grèce; c'est la fille de Vsévolod; on en a parlé plus haut.
    Année 6598. Ianka amena le métropolitain Jean, eunuque; le peuple en le voyant disait : «Voici qu'un fantôme est venu !» Il vécut encore une année et mourut. C'était un homme sans instruction, mais simple et franc. Cette année fut consacrée l'église de Saint-Michel de Péréïaslavl par Ephrem, métropolite de cette église, qui ajouta à sa magnificence : car il y avait déjà une église métropolitaine à Pérélaslavl; il y ajouta de grands ornements; il l'agrandit, l'embellit de diverses manières et lui donna des vases d'église. Or cet Ephrem était eunuque et de haute taille. Il éleva beaucoup d'édifices, termina l'église de Saint-Michel, fonda une église à la porte de la ville en l'honneur du saint martyr Théodore, puis une autre en l'honneur de saint André auprès de la porte, et bâtit des bains en pierre, ce qu'on n'avait pas encore vu en Russie, une enceinte de pierre autour de l'église du saint et embellit la ville de Péréïaslavl d'édifices religieux et autres (1090).
 
LXXIV. – Invention des reliques de saint Théodose (1091).
 
    Année 6599. L'higoumène et les religieux tinrent conseil, disant : «Il n'est pas bien que notre père Théodose repose hors du monastère et de son église; car c'est lui qui a fondé l'église et rassemblé les religieux.» Après avoir tenu conseil ils ordonnèrent de préparer une place où l'on déposerait ces reliques. Trois jours avant la Dormition de la Mère de Dieu, l'higoumène ordonna de creuser là où reposent les reliques de notre père Théodose, et moi, pécheur, je fus par son ordre le premier témoin de ce que je vais rapporter; je ne l'ai pas seulement entendu dire, mais je l'ai moi-même accompli. L'higoumène vint me trouver et me dit : «Allons à la crypte chercher Théodose.» Je vins alors avec l'higoumène et personne ne savait rien de cela; nous regardâmes où il fallait creuser et nous désignâmes l'endroit où il fallait creuser auprès de l'entrée. Or l'higoumène me dit : «Ne dis cela à personne de nos confrères; que personne ne sache rien mais prends qui tu voudras afin qu'il t'aide.» Je préparai ce jour là des hoyaux pour bêcher : et le mardi soir au crépuscule je pris avec moi un frère et sans que personne en sût rien nous nous rendîmes à la grotte et commençâmes à creuser, après avoir chanté les psaumes. M'étant fatigué je fis creuser l'autre frère et nous creusâmes jusqu'à minuit; nous nous fatiguions et ne trouvions rien, et je commençai à m'affliger craignant de creuser à côté de la place. Je pris de nouveau le hoyau et me mis à creuser énergiquement et mon compagnon se reposait devant la crypte et il me dit : «On vient de sonner la cloche.» A ce moment je trouvai les reliques de Théodose; et comme il me disait : On vient de sonner la cloche, je lui répondis : «J'ai atteint les reliques.» Mais quand je les eus atteintes la peur me saisit et je me mis à crier : «Seigneur, aie pitié de moi.» A ce moment étaient assis dans le monastère deux frères; ils regardaient vers la crypte, épiant le moment où l'higoumène et quelques frères apporteraient en secret les reliques. Au moment où la cloche sonnait ils virent trois colonnes comme des arcs-en-ciel brillants qui vinrent se poser sur l'église où Théodose devait être enseveli. Dans le même temps Étienne qui fut ensuite higoumène, et qui était en ce temps-là évêque, vit de son monastère à travers les champs une grande lueur sur la crypte. Il pensa qu'on apportait Théodose. Car cela lui avait été révélé le jour précédent. Il s'affligeait qu'on l'apportât sans lui; il monta donc à cheval et courut à la hâte, ayant pris avec lui Clément qu'il établit higoumène après lui, et tous deux en allant virent une grande lueur et, s'étant approchés, ils virent beaucoup de lumière au-dessus de la crypte et quand ils furent arrivés à la grotte ils ne virent plus rien et ils entrèrent dans la crypte où nous étions assis auprès de ces reliques. Après las avoir déterrées j'envoyai dire à l'higoumène : «Viens, que nous les enlevions.» L'higoumène vint donc avec ses deux frères. J'agrandis la fosse; nous y descendîmes et nous vîmes les reliques. Les membres ne s'étaient point détachés et les cheveux tenaient encore à la tête. On les déposa dans un manteau, on les prit à bras et on les apporta devant la crypte. Le lendemain se rassemblèrent les évêques Ephrem de Péréïaslavl, Étienne de Vladimir, Ivan de Tchernigov, Marin de Iouriev; les higoumènes vinrent de tous les monastères avec leurs religieux, ainsi que les fidèles et ils prirent les restes de Théodose avec de l'encens et des torches et on le déposa dans son église, sous l'arcade de droite, le jeudi 14 août, à une heure, la quatorzième année de l'indiction. Et on célébra ce jour solennellement. Et maintenant je dirai en quelques mots comment s'est accomplie une prédiction de Théodose. Au temps où il vivait, étant higoumène, paissant le troupeau que Dieu lui avait confié, il avait soin des âmes non seulement des religieux mais aussi de celles des laïques, veillant à leur salut, surtout au salut de ses fils spirituels, consolant et réprimandant ceux qui venaient auprès de lui. Il en est chez qui il allait aussi parfois, leur donnant sa bénédiction. Or un jour il était venu chez Jean et sa femme Marie; car il les aimait beaucoup parce qu'ils vivaient suivant les commandements de Dieu et qu'ils s'aimaient entre eux. Il se mit à les instruire sur l'aumône, sur le royaume des cieux auquel arriveront les justes, sur le supplice des pécheurs, sur l'heure de la mort. Comme à ce propos il parlait aussi de l'ensevelissement des corps, la femme de Jean lui dit : «Qui sait où on m'enterrera ?» Théodose lui dit : «En vérité, là où je serai enseveli, là tu reposeras.» Cela s'accomplit, dix-huit ans après la mort de l'higoumène. Cette année là mourut la femme de Jean appelée Marie, le 16 août et les moines vinrent en chantant les chants accoutumés, l'apportèrent et la déposèrent dans l'église de la sainte Mère de Dieu, en face du tombeau de Théodose, à gauche. Théodose fut enterré le 14 et elle le 16. Ainsi s'accomplit la prédiction de notre bienheureux père Théodose, ce bon pasteur qui sut paître ses brebis intelligentes, plein de bonté et prudence, les veillant et les protégeant, priant pour le troupeau qui lui était confié, pour les chrétiens, pour la Russie. Et maintenant après avoir quitté ce monde, tu pries pour les peuples fidèles, pour tes disciples qui en regardant ton cercueil, se souviennent de ta science et de ta tempérance; et louent Dieu. Pour moi, pécheur, ton serviteur et ton élève, je ne sais comment louer dignement ta vie et ta tempérance, je ne dirai donc que quelques mots. Réjouis-toi, notre père et notre maître Théodose, tu as renoncé au bruit du monde, tu as aimé le silence, tu as aimé Dieu dans la paix, dans la vie religieuse, tu as réuni en toi tous les dons de Dieu, tu t'es élevé par le jeûne, tu as haï les passions et les plaisirs corporels; tu as rejeté les beautés et les désirs du monde pour suivre les traces des sublimes pères; tu t'es élevé par le silence, embelli par l'humilité, faisant ta joie des Écritures. Réjouis-toi ! affermi par l'espérance, tu es arrivé aux biens célestes; tu as mortifié les désirs du corps qui sont la source des méfaits, tu as échappé aux embûches et aux ruses du diable; tu t'es reposé avec les justes, ayant reçu pour ta peine une récompense; tu es devenu l'héritier des pères dont tu as suivi les doctrines, les moeurs, les abstinences et accompli les lois. Mais surtout il voulait vivre à l'exemple du grand Théodose, rivalisant avec lui dans ses moeurs, sa vie et sa tempérance, avançant chaque jour dans la perfection, envoyant à Dieu les prières accoutumées, il avait devant lui comme un parfum de reconnaissance, l'encensoir embaumé de ses prières; il a vaincu les désirs du monde et le démon, ce maître du siècle, il a résisté à ses coups, il s'est opposé à ses orgueilleux desseins, il s'est fortifié avec l'armure de la croix, avec une foi invincible et l'aide de Dieu. Prie pour moi, vertueux père, afin que je sois sauvé des embûches du démon et préserve-moi de l'ennemi par tes prières.
    Cette année il y eut un signe dans le soleil, comme s'il avait été près de disparaître. Il n'en resta qu'une petite partie et il ressembla à la lune, le 1 mai à heures.
    Cette année Vsévolod étant à la chasse auprès de Vychégorod, comme on tendait les filets et que les rabatteurs criaient, il tomba un immense dragon du ciel; tout le monde eut peur. A ce moment la terre résonna et beaucoup entendirent ce bruit.
    Cette année se montra à Rostov un magicien qui mourut après peu de temps.
 
LXXV. – Miracles de Polotsk (1002).
 
    Année 6600. Cette année il y eut un prodige très singulier à Polotsk; on entendait la nuit des gémissements et des bruits dans la rue : des démons couraient comme des hommes, et quand quelqu'un sortait pour voir de sa demeure il était blessé aussitôt par un démon invisible. On mourait de ces blessures et personne n'osait sortir de sa demeure. Puis les démons se mirent à se manifester en plein jour à cheval; on ne les voyait pas eux-mêmes, mais on ne voyait que les sabots de leurs chevaux et ils blessèrent aussi des gens à Polotsk et dans les environs. Aussi disait-on : «Voilà que des fantômes tuent des habitants à Polotsk.» Ces apparitions commencèrent à Droutchesk. Vers ce temps un signe parut dans les cieux. Un très grand cercle fut vu au milieu du ciel. Cette année il y eut une sécheresse telle que la terre s'enflamma et que beaucoup de forêts de pins et même des marécages brûlèrent. Il y eut beaucoup de signes dans le ciel et les Polovises firent de tous côtés une grande guerre. Ils prirent trois villes, Piesotchen, Pérévoloka et Prilouk, et ils ravagèrent beaucoup de villages sur les deux rives du Dniepr. Cette année, les Polovtses combattirent les Lekhs avec Vasilko fils de Rastislav. Cette même année mourut Rurik fils de Rastislav. En ce temps beaucoup de gens moururent de diverses maladies, et ceux qui vendaient des cercueils disaient : «Depuis la Saint-Philippe jusqu'au carême nous avons vendu sept mille cercueils.» Or, ces maux étaient causés par nos péchés, parce que nos péchés et nos injustices s'étaient multipliés. Aussi Dieu les déchaîna contre nous, voulant nous faire repentir et nous faire renoncer aux péchés, aux jalousies, et aux autres actions mauvaises et funestes.
 
LXXVI. – Mort de Vsévolod. Ravages des Polovises. Réfections pieuses. (1098).
 
    Année 6601. La première année de l'indiction mourut le grand prince Vsévolod fils d’Iaroslav, petit-fils de Vladimir, le 13 avril, et il fut enterré le 14 avril, jour du jeudi saint. II fut enterré dans la grande église de Sainte-Sophie. Ce pieux prince Vsévolod aima Dieu dès sa jeunesse; il aimait la justice; il soulageait les pauvres, il rendait honneur aux évêques et aux prêtres. Il aimait par-dessus tout les religieux et leur donnait ce dont ils avaient besoin. Il s'abstenait des excès de l'ivresse et des passions. Aussi son père l'aimait et lui disait : «Mon fils ! Mon fils ! sois béni; j'entends parler de ta douceur et je me réjouis de voir que tu me fais un paisible vieillesse. Si Dieu te permet d'arriver au pouvoir après tes frères suivant la loi et non par la violence, quand Dieu t'enlèvera de ce monde, tu reposeras auprès de moi dans mon tombeau, parce que je t'aime par-dessus tous tes frères.» Et les paroles de son père se sont accomplies, lorsque enfin après tous ses frères il a régné sur le trône de son père. Lorsqu'il régnait à Kiev il eut des soucis bien plus grands que lorsqu'il régnait à Pérélaslavl, car pendant son séjour à Kiev il eut des soucis à cause de ses neveux qui l'importunaient pour qu'il leur donnât des domaines, demandant l'un celui-ci, l'autre celui-là; il les apaisa en leur en distribuant. A ces soucis s'ajoutèrent les maladies, puis la vieillesse. Et alors il se mit à aimer la société des jeunes gens et les appela à son conseil. Ils l'égarèrent, et l'éloignèrent de sa droujina; le peuple n'obtint plus de justice du prince, et les juges se mirent à piller et à vendre les hommes; et lui au milieu de ses maladies ne savait rien de tout cela. Étant devenu très malade, il envoya chercher son fils Vladimir à Tchernigov. Vladimir vint, et le voyant très malade, il pleura. Ses deux fils Vladimir et Rastislav le cadet étaient assis près de lui et quand vint l'heure il mourut silencieux et tranquille et se réunit à ses pères, après avoir régné quinze ans à Kiev une année à Poréïaslavl et une année à Tchernigov. Vladimir et son frère Rastislav l'enterrèrent en pleurant. Les évêques, les higoumènes, les religieux, les prêtres, les boïars et le peuple se rassemblèrent. On porta son corps avec les chants accoutumés, et on l'enterra dans l'église de Sainte-Sophie, comme nous l'avons dit plus haut. Vladimir alors se mit à réfléchir, disant : «Si je m'établis sur le trône de mon père j'aurai à combattre Sviatopolk.» Car le trône appartenait d'abord à son frère. Et ayant ainsi réfléchi il envoya chercher Sviatopolk à Tourov et alla lui-même à Tchernigov et Rastislav alla à Péréïslavl. Et quand la Pâques fut passée et que fut venu le dimanche de l'Antipâques (1) le 4 avril, Sviatopolk vint à Kiev. Les habitants de Kiev sortirent au-devant de lui, le saluèrent et l'accueillirent avec joie. Il s'établit sur le trône de son père et de son oncle. En ce temps les Polovtses vinrent attaquer la Russie. Ayant appris que Vsévolod était mort, ils envoyèrent des ambassadeurs à Sviatopolk pour traiter de la paix. Sviatopolk, sans prendre conseil de la droujina plus nombreuse de son père et de son oncle, consulta seulement ceux qui étaient venus avec lui, saisit les ambassadeurs et les jeta en prison. Les Polovtses vinrent alors en grand nombre et assiégèrent la ville de Torichesk. Sviatopolk relâcha les ambassadeurs polovtses, voulant avoir la paix. Les Polovtses ne voulurent point la paix, et ils se répandirent dans le pays en le ravageant. Sviatopolk rassembla son armée pour marcher contre eux. Et les hommes les plus avisés lui dirent : «Ne les attaque pas, tu n'as qu'une petite armée.» Il répondit : «J'ai huit cents jeunes gens qui peuvent se mesurer avec eux.» D'autres moins sensés se mirent à dire : «Va, prince.» Les sages répliquèrent : «Si tu avais huit mille hommes ce ne serait pas de trop; la guerre a appauvri notre pays; on a vendu les habitants; envoie demander du secours à ton frère Vladimir.» Sviatopolk les ayant écoutés envoya demander du secours à son frère Vladimir. Alors Vladimir rassembla son armée et envoya dire à son, frère Rastislav à Péréïaslavl de porter secours à Sviatopolk. Quand Vladimir fut arrivé à Kiev ils se rassemblèrent à Saint-Michel, arrangèrent leurs querelles, déposèrent leurs inimitiés et s'étant réconciliés, baisèrent entre eux la croix. Or, comme les Polovises ravageaient la terre, les sages dirent : «Pourquoi vous disputez-vous entre vous, tandis que les païens ravagent la terre russe ? Vous réglerez vos affaires plus tard; maintenant, allez au devant des païens leur offrir la paix ou leur faire la guerre.» Vladimir voulait la paix; Sviatopolk voulait la guerre. Sviatopolk, Vladimir et Rastislav allèrent à Trépol. Ils arrivèrent sur la Stougna. Alors Sviatopolk et Rastislav appelèrent en conseil leur droujina voulant passer le fleuve. Et ils se mirent à délibérer. Vladimir dit : «La situation est dangereuse ; restons devant la rivière et concluons la paix avec eux.» Et les sages, Jean et les autres s'arrêtèrent à cette opinion. Elle ne plut pas aux Kieviens et ils dirent : «Nous voulons nous battre, passons la rivière !» Ce conseil prévalut, ils passèrent la Stougna : or elle était très haute en ce moment; Svialopolk alors et Vladimir et Rastislav rangèrent leurs troupes et s'avancèrent. Sviatopolk était à droite, Vladimir à gauche, Rastislav au centre. Après avoir dépassé Trépol ils franchirent le rempart. Les Polovtses arrivèrent alors contre eux, précédés par leurs archers. Nos guerriers s'établirent au milieu des remparts, plantèrent leurs étendards et les archers sortirent du rempart, les Polovtses y arrivèrent et plantèrent leurs étendards, attaquèrent d'abord Sviatopolk et dispersèrent son corps d'armée. Sviatopolk se maintint énergiquement; mais son armée ne pouvant supporter les attaques de l'ennemi, s'enfuit; Sviatopolk s'enfuit le dernier. Ensuite ils attaquèrent Vladimir et il y eut un combat acharné. Vladimir s'enfuit aussi avec Rastislav et son armée. Ils s'enfuirent vers la rivière Stougna et Vladimir la passa à gué avec Rastislav. Rastislav allait se noyer sous les yeux de Vladimir. Celui-ci, voulant sauver son frère, faillit se noyer lui-même. Rastislav, fils de Vsévolod, se noya. Vladimir passa la rivière avec une petite droujina. Car beaucoup de ses soldats et de ses boïars avaient péri. Et après avoir passé le Dniepr, il pleura son frère, et sa droujina, et partit pour Tchernigov très triste. Sviatopolk s'enfuit à Trépol, s'y enferma, y resta jusqu'au soir, et la nuit il arriva à Kiev. Les Polovises voyant cela se répandirent dans le pays, ravageant tout, et d'autres marchèrent contre Tortschesk. Ce malheur arriva le jour de l'Ascension de notre Seigneur Jésus Christ, le 6 mai. On chercha Rastislav et on le retrouva dans la rivière; on l'enleva, on l'apporta à Kiev. Sa mère le pleura, tout le peuple pleura sur lui en raison de sa jeunesse. Les évêques, les prêtres, les religieux se rassemblèrent; et chantant les chants accoutumés, ils l'ensevelirent dans l'église de Sainte-Sophie auprès de son père. Les Polovtses assiégeaient Tortchesk, mais les habitants de cette ville résistèrent et, se défendant énergiquement, tuèrent un grand nombre d'ennemis. Alors les Polovtses bloquèrent la ville, la privèrent d'eau et les assiégés tombaient épuisés par la faim et la soif. Les habitants de Tortchesk envoyèrent vers Sviatopolk disant : «Si tu ne nous envoies pas des vivres, nous nous rendrons.» Sviatopolk alors leur en envoya; mais il était impossible de les introduire dans la ville à cause de la multitude des ennemis. Les Polovtses restèrent sous les murs de la ville pendant neuf semaines; puis ils se divisèrent en deux parties, les uns restèrent sous la ville se battant, les autres allèrent vers Kiev, en ravageant le pays entre Kiev et Vychégorod. Sviatopolk alors marcha vers le pays de Jélan. Les deux armées se rencontrèrent et il y eut un combat acharné. Nos soldats s'enfuirent devant les étrangers, tombèrent blessés devant nos ennemis et beaucoup d'entre eux périrent; et le nombre des morts fut plus grand encore qu'à Trépol. Sviatopolk rentra lui troisième à Kiev et les Polovises retournèrent sous Tortchesk. Cette défaite eut lieu le 23 juillet.
    Le lendemain 24, fête des saints Boris et Gleb, il y eut beaucoup de larmes et de tristesse dans la ville en raison du fardeau de nos péchés et de la multitude de nos iniquités. Car Dieu a envoyé les païens sur nous, non pas qu'il les aime, mais pour nous punir afin de nous faire renoncer à nos méfaits. C'est pour cela qu'il nous punit par des invasions de païens (car ils sont le fléau de Dieu,) afin que nous revenions au bien, abandonnant la voie mauvaise. C'est pour cela que Dieu nous envoie des peines à l'époque des fêtes, ainsi que cela est arrivé cette année; c'est à l'Ascension que survint le premier désastre auprès de Trépol, l'autre arriva à la fête des saints Boris et Gleb qui est nouvelle en Russie. Aussi le prophète dit-il : «Je changerai vos fêtes en larmes et vos chants en gémissements.» (Amos 8,10) Car des larmes nombreuses ont été versées dans notre pays; nos villages et nos villes ont été ravagés et nous avons dû fuir devant l'ennemi. C'est ainsi que le prophète a dit : «Vous tomberez devant vos ennemis; ceux qui vous haïssent vous poursuivront et vous fuirez même quand ils ne vous poursuivraient pas; je briserai l'impudence de votre orgueil, votre force sera vaine, l'épée de l'étranger vous fera périr; votre pays sera désert et vos palais désolés; car vous êtes méchants et misérables, et moi dans l'excès de ma colère je marcherai contre vous.» Ainsi parle le Seigneur le Dieu d’Israël. Les méchants fils d'lsmaël ont brûlé nos villages, nos granges et la plupart de nos églises; que personne ne s'en étonne, car là où il y a beaucoup de péchés, là éclatent beaucoup de châtiments. C'est pour cela que tout le pays s'est rendu, c'est pour cela que la colère de Dieu s'est étendue sur lui, c'est pour cela que la contrée a été désolée; les uns sont emmenés en captivité, les autres massacrés, les autres, livrés à la vengeance, supportent une mort amère. D'autres tremblent en regardant les victimes, d'autres meurent de faim ou de soif. Il n'y a qu'une menace et qu'un châtiment, le peuple est frappé de blessures innombrables, de tristesses diverses, de tortures affreuses; les chrétiens sont liés et foulés aux pieds, exposés au froid et blessés. Et ce qu'il y a de plus terrible, de plus étrange, c'est que ce soit sur le peuple chrétien que sont tombés cette horreur, ces désastres, ce fléau. Il est juste et  raisonnable que nous soyons ainsi punis, croyons bien que c'est un châtiment. Nous avons mérité d'être livrés aux mains d'une nation étrangère, de la nation la plus impie du monde entier. Disons à haute voix : «Tu es juste, Seigneur, et tes jugements sont justes.» (Ps 119,137) Disons avec ce brigand : «Ce qui nous est arrivé est juste et nous avons reçu le prix de nos actions.» (Lc 23,41) Disons avec Job : «Ce qui a plu au Seigneur s'est accompli; que le nom du Seigneur soit béni à jamais.» (Job 1,21) Ainsi envahis par les païens, tourmentés par eux, reconnaissons le Seigneur que nous avons irrité. Glorifiés par lui, nous ne l'avons pas glorifié; honorés, nous ne l'avons pas honoré; consacrés, nous n'avons pas compris notre consécration; rachetés, nous n'avons pas bien servi; engendrés, nous n'avons pas respecté notre père. Nous avons péché et nous sommes punis; nous souffrons en raison de que nous avons fait; toutes les villes, tous les villages sont désolés. Nous traversons les champs, où paissaient naguère des troupeaux de chevaux, de moutons et de boeufs; nous les voyons maintenant abandonnés, les champs couverts d'herbes sont devenus la demeure des bêtes féroces. Cependant nous mettons notre espérance dans la miséricorde de Dieu; car c'est un maître gracieux et bon qui nous punit. Il ne nous a pas traités en raison de nos iniquités; il ne nous a pas punis en proportion de nos péchés. C'est ainsi qu'il convient à ce bon maître de nous punir, sans tenir compte de nos nombreux péchés. C'est ce qu'a fait le Seigneur; il a créé, il a relevé ceux qui étaient tombés, il a pardonné à Adam son crime, il nous a offert un bain de purification, il a versé son sang pour nous. Quand il nous a vu vivre dans l'iniquité, il a déchaîné contre nous cette guerre, ces humiliations, afin que, bon gré, mal gré, nous trouvions pleine et entière miséricorde dans la vie à venir; car l'âme punie ici-bas, trouvera dans la vie à venir toute espèce de miséricorde et d'adoucissements à ses maux, car le Seigneur ne se venge pas deux fois. O ineffable amour de Dieu pour l'homme, lorsqu'il nous voit revenir péniblement à lui. O abîme d'amour pour nous ! volontairement nous avons transgressé ses commandements; maintenant nous souffrons sans le vouloir, et par force. Mais sachons souffrir de bon gré. Aussi quand y a-t-il eu chez nous de la contrition ? Et maintenant tout est plein de larmes. Quand y a-t-il eu chez nous des soupirs ? Et maintenant dans toutes les rues on verse des larmes sur les victimes tuées par les païens. Les Polovtses ravagèrent beaucoup d'endroits, puis ils vinrent sous Tortchesk, prirent les habitants par la famine, de sorte qu'ils se rendirent. Les Polovtses, après avoir pris a ville, la brûlèrent, se partagèrent les habitants et les emmenèrent dans leurs tentes, à leurs parents et à leurs amis. Beaucoup de chrétiens furent pris; torturés, engourdis par le froid, accablés par la faim, la soif et la misère, le visage pâle, la peau noircie, nus ils allèrent dans les pays étrangers chez des peuples sauvages, écorchant leurs pieds aux épines. Ils se parlaient les uns aux autres avec larmes, disant : «Moi je suis de cette ville, moi de ce village.» Ainsi ils s'interrogeaient les uns les autres avec larmes, se disant leur origine, soupirant et levant les yeux vers le Très-haut qui connaît les mystères de l'avenir. Que personne n'ose dire que Dieu nous haït, car il n'aime personne autant que nous. Qui a-t-il honoré, autant qu'il nous a glorifiés et élevés ? Personne. C'est pourquoi il a tourné sur nous sa colère avec d'autant plus de force parce que nous avons été plus honorés que tous les autres, que nous avons commis plus de péchés que tous les autres, nous qui, plus éclairés qu'eux, et connaissant la volonté de notre Seigneur, l'avons méprisée. Pour nous corriger nous sommes donc plus punis que les autres. Pour moi, pécheur, j'irrite souvent Dieu, et vivement, je pèche souvent tous les jours. Seigneur, sauve-nous dans ta miséricorde.
    Cette année mourut Rastislav, fils de Mstislav, petit-fils d'lziaslav, le 1 er octobre, et il fut enterré le 16 novembre dans l'église de la Mère de Dieu, appelé Désiatinnaïa.