Chronique de Nestor
 
 
CHRONIQUE DE NESTOR
 
 
Voici les récits des temps anciens du moine du monastère de Théodose des Cryptes :
Comment s'est formée la Russie; qui régna le premier à Kiev, et où la Russie a pris son commencement.
Commençons ce récit.
 
 
I. – Partage de le terre après le deluge. Division des peuples.
 
    Après le déluge les trois fils de Noé : Sem, Cham et Japhet, se partagèrent la terre.
    Sem eut l'orient : la Perse, la Bactriane, en longueur jusqu'à l'Inde, en largeur jusqu'à Rhinokouroura – c'est-à-dire, de l'orient au midi; – la Syrie, la Médie, le fleuve de l'Euphrate, Babylone, Kordouna, l'Assyrie, la Mésopotamie, l'Arabie ancienne, l'Elymaïde, l'Inde, l'Arabie heureuse, la Coelesyrie, la Comagène, toute la Phénicie.
    Cham eut le midi : l'Égypte, l'Éthiopie qui touche à l'Inde, l'autre Éthiopie où prend sa source le fleuve éthiopien Tchermna (Rouge), qui coule vers l'orient, la Thébaïde, la Lybie qui touche à la Cyrénaïque, la Marmarie, les Syrtes, l'autre Lybie, la Numidie, la Massyrie, la Mauritanie qui est en face de Gadès. Parmi les pays de l'orient, il eut la Cilicie, la Pamphylie, la Pisidie, la Mysie, la Lycaonie, la Phrygie, la Camalie, la Lycie, la Carie, la Lydie, la deuxième Mysie, la Troade, l'Aeolide, la Bithynie, la vieille Phrygie. Il eut aussi quelques îles : la Sardaigne, la Crète, Chypre et le fleuve Gion appelé Nil.
    Japhet eut les pays du nord et de l'occident : la Médie, l'Albanie, la grande et la petite Arménie, la Cappadoce, la Paphlagonie, la Galatie, la Colchide, le Bosphore, la Méotide, le pays des Derbices, la Sarmatie, la Tauride, la Scythie, la Thrace, la Macédoine, la Dalmatie, le pays des Molosses, la Thessalie, la Locride, la Pélénie qui s'appelle aussi Péloponnèse, l'Arcadie, l'Épire, l'lllyrie, la Slovénie, la Lichnitie, l'Andriatie d'où vient le nom de la mer Adriatique; il eut aussi les îles de Bretagne, de Side, d'Eubée, de Rhodes, de Chio, de Lesbos, de Cythère, de Zacynthe, de Céphalonie, d'Ithaque, de Corcyre et la partie de l'Asie appelée Ionie, et le fleuve du Tigre qui coule entre les Mèdes et le Babyloniens.
    Vers la mer du Pont, il eut au nord le Danube, le Dniester, les monts du Caucase ou de Hongrie, et de là jusqu'au Dniéper; et les autres rivières la Desna, la Pripet, la Dvina, le Volkhov, le Volga qui coule vers l'orient, vers l'héritage de Sem. Or, dans l'héritage de Japhet habitent les Russes, les Tchoudes, et les peuples suivants : les Meriens, les Mouromiens, les Ves, les Mordvines, les Tchoudes d'au delà du portage, les Permiens, Petchera, lam, Ougra, la Lithuanie, la Semigallie, Kors, les Lettes, les Lives, les Lekhs, les Prussiens. Les Tchoudes sont établis sur la mer des Varègues : près de cette mer habitent les Varègues jusqu'à l'orient vers l'héritage de Sem, et au couchant ils s'étendent jusqu'au pays des Anglais et des Vlakhs. A la race de Japhet appartiennent encore les Varègues, les Suédois, les Normands, les Goths, les Russes, les Anglais, les Galiciens, les Vlakhs, les Romains, les Allemands, les Korliazes, les Vénédes, les Francs et d'autres peuples : ils habitent entre l'occident et le midi et sont voisins de la race de Chain.
 
II. - Le Tour de Babel; dispersion des peuple.
 
    Donc Sem, Chain et Japhet, après avoir partagé la terre en la tirant au sort, décidèrent que nul n'envahirait la part de son frère, et chacun vécut dans la sienne, et il n'y avait qu'une langue : mais quand les hommes se multiplièrent sur la terre, ils imaginèrent de bâtir une tour qui s'élevât jusqu'au ciel, au temps de Nektan et de Phaleg : et ils se rassemblèrent dans la plaine de Sennaar pour élever une tour jusqu'au ciel et, autour d'elle, la ville de Babylone; et ils bâtirent cette tour pendant quarante ans sans la finir; et le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour, et le Seigneur dit : Voilà une seule race et une seule langue; et Dieu confondit les langues et il les divisa en soixante-douze langues, et il les dispersa par toute la terre.
    Après avoir confondu les langues, Dieu détruisit la tour par une grande tempête. On en voit les ruines entre l'Assyrie et Babylone, et elles ont cinq mille quatre cent trois coudées de haut et autant de large, et des ruines se sont conservées pendant bien des années. Après la destruction de la tour et la division des langues, les fils de Sem occupèrent les contrées orientales; les fils de Chain, les contrées méridionales; et les fils de Japhet l'occident et les contrées septentrionales. Parmi ces soixante-douze nations était la nation slave de la race de Japhet et le peuple des Noriciens qui est slave.
 
III. – Enumeration des peuples slaves.
 
    Après bien des années, les Slaves s'établirent sur le Danube, là où est aujourd'hui le pays des Hongrois et des Bulgares. C'est de là que les Slaves se sont répandus sur la terre, et ils ont pris des noms particuliers à mesure qu'ils se sont établis dans différents pays ainsi ils allèrent s'établir sur une rivière appelée Morava et s'appelèrent Moraves, et d'autres s'appelèrent Tchèques. Sont encore Slaves les Croates blancs, les Serbes, les Khoroutanes. Les Vlakhs étant venus chez les Slaves du Danube, s'étant établis au milieu d'eux et les ayant opprimés, ces Slaves allèrent s'établir sur la Vistule et s'appelèrent Lekhs, et de ces Lekhs les uns s'appelèrent Polianes, d'autres Loutitches, d'autres Mazoviens, d'autres Pomoriens.
    Et ces Slaves s'étant fixés près du Dniepr s'appelèrent aussi Polanes et d'autres Drevlianes, parce qu'ils habitaient au milieu des bois : d'autres s'établirent entre la Pripet et la Dvina et s'appelèrent Drégovitches; d'autres s'établirent sur la Dvina et s'appelèrent Polotchanes, du nom d'une petite rivière appelée Polota qui se jette dans la Dvina. Les Slaves qui s'établirent autour du lac Ilmen gardèrent leur nom, bâtirent une ville et l'appelèrent Novogorod; et d'autres s'étant établis sur la Desna, sur la Sem et sur la Soula l'appelèrent Sévériens c'est ainsi que s'est répandue la race slave, et son écriture s'appelle slave.
 
IV. – Description du chemin qui va de Russie à Rome.
 
    Du temps où les Polianes vivaient isolés dans leurs montagnes, il y avait une route qui allait du pays des Varègues eu Grèce et du pays des Grecs chez les Varègues, le long du Dnieper; et au-dessus du Dnieper il y avait un portage pour les bateaux jusqu'à la Lovot; par la Lovot on entrait dans le grand lac Ilmen. De ce lac sort le Volkhov qui tombe dans le grand lac Nevo, d'où il coule dans la mer des Varègues. Par cette mer on peut aller à Rome, de Rome par la mer à Constantinople, et de Constantinople à la mer du Pont où se jette le fleuve Dnieper. Car le Dnieper sort de la forêt d'Okov et se dirige vers le midi; la Dvina sort de la même forêt et se dirige vers le nord où elle se jette dans la mer des Varègues; le Volga qui prend aussi sa source dans cette forêt, se dirige vers l'orient et se jette par soixante-dix bouches dans la mer Khvalisienne. On peut donc ainsi aller par le Volga de la Russie à la Bulgarie et chez les Khvalis, à l'orient jusqu'au pays des Sémites; par la Dvina chez les Varègues, du pays des Varègues à Rome, de Rome chez la race de Cham. Le Dnieper se jette dans la mer du Pont par trois bouches : cette mer s'appelle Russe, et c'est sur ses bords que prêcha, suivant la tradition, saint André, frère de Pierre.
 
V. – Tradition relative à l'apôtre saint André. Description du bens russes.
 
    Lorsqu'André prêchait à Sinope, il vint jusqu'à Kherson, et là il apprit qu'auprès de Kherson se trouvent les bouches du Dnieper. Voulant aller à Rome, il s'embarqua aux bouches du Dnieper, remonta le fleuve et s'arrêta par hasard au pied des montagnes sur le rivage.
    Le lendemain en se levant, il dit aux disciples qui étaient avec lui : «Voyez-vous ces montagnes; la bénédiction du Seigneur resplendira sur elles; une grande ville s'y élèvera et Dieu y bâtira beaucoup d'églises.» Puis montant sur les montagnes, il les bénit, y planta une croix, et après avoir prié le Seigneur, il descendit de la montagne où fut Kiev par la suite et remonta le Dnieper. Il alla chez les Slaves, là où est aujourd'hui Novogorod; il vit ces peuples et leurs coutumes, comme ils se baignent et se frappent en se baignant, et s'en étonna. Puis il alla chez les Varègues et se rendit à Rome, et il raconta comme il avait prêché et ce qu'il avait vu, et il dit : «J'ai vu des choses étonnantes dans la terre des Slaves en venant ici; j'ai vu des bains de bois et on les chauffe très fort, puis les hommes se mettent tout nus, et ils se jettent sur le corps de l'eau de tan, puis ils prennent une verge flexible et s'en frappent eux- mêmes, et ils se battent si fort qu'ils en sortent à peine en vie; alors ils se versent de l'eau froide sur le corps et reviennent ainsi à la vie; et ils font cela tous les jours; nul ne leur inflige cette torture; ils se la donnent eux-mêmes; et ils font cela pour se baigner, non pour se torturer.» Et ceux qui entendirent ce récit en furent étonnés. André, après avoir séjourné à Rome, retourna à Sinope.
 
VI. – Les trois frères Kli, Schtchek et Khoriv. Kli fonde Kiev.
 
    Les Polianes donc vivaient en groupes séparés, et chacun gouvernait sa famille; ils vivaient entre eux chacun avec sa famille dans sa résidence, gouvernant chacun leur famille. Il y avait trois frères qui vivaient chacun avec leur famille, dans leur demeure; et ces frères étaient au nombre de trois : l'un s'appelait Kli, l'autre Schtchek, le troisième Khoriv; et ils avaient une soeur appelée Lybed; et Kli s'établit sur la montagne là où est aujourd'hui le défilé de Borytch; et Scbtchek s'établit sur la montagne qui maintenant s'appelle Schtchekovitsa, et Khoriv sur la troisième montagne qui de lui s'est appelée Khorivitsa; et ils firent une ville qui prit le nom de leur frère aîné; car ils l'appelèrent Kiev; et il y avait autour de la ville une forêt et un grand bois, et ils faisaient la chasse aux bêtes : ils étaient sages et industrieux et ils s'appelaient Polianes; et c'est d'eux que viennent les Polianes qui sont encore aujourd'hui à Kiev. D'autres ne connaissant pas cela ont dit que Kli fut un passeur; car il y avait en face de Kiev un bac de l'autre côté du Dnieper; de là vient qu'on disait : le bac de Kli; mais si Kli avait été passeur, il ne serait pas allé à Constantinople. Or Kli régna sur sa tribu, et étant allé voir l'empereur, il reçut de grands honneurs de cet empereur chez lequel il était allé; en revenant il traversa le Danube; un endroit lui plut et il bâtit une petite ville et voulut s'y établir avec sa famille; mais les habitants du pays ne le lui permirent pas. Maintenant encore les riverains du Danube appellent cette ville Kievets. Kil revint donc à sa ville de Kiev et y termina sa vie. Ses frères Schtchek et Khoriv et sa soeur Lybed y moururent.
 
VII. – Enumeration de peuple qui habitent la Russie.
 
    Et après la mort de ses frères, leur race commenca à régner sur les Polianes; les Drevlianes eurent leurs princes ainsi que les Dregovitches, les Slaves de Novogorod et les Polotchanes de la Polota. Au delà des Polotchanes se trouvent les Krivitches, qui sont établis auprès des sources du Volga, de la Dvina et du Dnieper, et dont la capitale est Smolensk : là sont les Krivitches et près d'eux les Sévériens. Au nord, sur le lac Blanc, se trouvent les Ves, et sur le lac de Rostov les Mériens, et ils sont aussi sur le lac de Klechtchino; et sur la rivière d'Oka, qui tombe dans le Volga, se trouvent les Mouromiens, les Tchérémisses, les Mordvines, nations qui ont chacune leur langue; car il n'y a de langues slaves dans la Russie que les Polianes, les Drevlianes, les Novogorodiens, les Polotchanes, les Dregovitches, les Sévériens, les Boujanes établis sur les bords du Boug, plus tard appelés les Volhyniens; et les peuples étrangers qui payent tribut à la Russie sont les Tchoudes, les Mériens, les Ves, les Mouromiens, les Tchérémisses, les Mordvines, les Permiens, les Petchériens, lam, les Lithuaniens, les Sémigalles, les Kors, les Noroviens et les Lives. Ces peuples qui ont leur langue à eux sont de la race de Japhet et vivent dans les pays du Nord.
 
VIII. – Invasion du Bulgares, des Ougres et des Obres.
 
    Quand les Slaves, comme nous l'avons dit, vivaient sur le Danube, de la Scythie, c'est-à-dire, de la Kozarie arrivèrent les peuples appelés Bulgares : ils s'établirent sur le Danube et opprimèrent les Slaves; puis vinrent les Ougres blancs qui s'emparèrent de la terre slave, après avoir chassé les Vlakhs qui avaient occupé cette terre avant eux. Ces Ougres se montrèrent sous l'empereur Héraclius, qui attaqua le roi de Perse Chosroès. Dans le même temps parurent aussi les Obres, qui marchèrent contre l'empereur Héradius et faillirent le faire prisonnier. Ces Obres firent la guerre aux Slaves, vainquirent les Doulèbes, qui sont de race slave, et firent violence à leurs femmes. Quand un Obre voulait aller quelque part, il ne faisait pas atteler à sa voiture un cheval ou un boeuf; mais il ordonnait qu'on attelât trois, quatre ou cinq femmes pour le trainer: c'est ainsi qu'ils opprimèrent les Doulèbes. Les Obres étaient hauts de taille et orgueilleux d'esprit; et Dieu les anéantit, et ils moururent tous et pas un d'entre eux ne survécut; et il y a un proverbe en Russie encore aujourd'hui : ils ont péri comme les Obres; car ils n'ont laissé ni descendants ni héritiers. Après eux survinrent les Petchénègues; puis les Ougres noirs s'avancèrent au delà de Kiev, plus tard sous Oleg.
 
IX. – Suite des migretiona des peuples.
 
    Or, les Polianes vivant à part, comme nous l'avons dit, étaient de la race slave et s'appelaient Polianes; il y avait aussi les Drevlianes; ils étaient aussi de race slave et s'appelaient Drevlianes. Les Radimitches et les Viatitches viennent des Lekhs car il y avait deux frères dans le pays des Lekhs; Radim et Viatko. Radim s'établit sur la Soj et son peuple s'appela Radimitches; Viatko s'établit sur l'Oka et de lui vient le nom des Viatitches; et les Polianes, les Drevlianes, les Sévériens, les Radimitches vivaient en paix. Les Doulèbes vivaient sur Boug, là où sont aujoud'hui les Volhyniens; les Ouglitches et les Tivertsiens étaient établis sur le Dniester et confinaient au Danube : et ils étaient fort nombreux, car ils s'étendaient jusqu'à la mer, et leurs villes subsistent encore aujoud'hui. Les Grecs appelaient ce pays la Grande Scythie.
 
X. – Tableau de leurs moeurs.
 
Ils avaient chacun leurs coutumes, les lois de leurs ancêtres, leurs traditions et leurs moeurs. Les Polianes ont les moeurs douces et modestes de leurs ancêtres : ils avaient un grand respect pour leurs brus, leurs soeurs, leurs mères, leurs parents, pour leurs belles-mères et pour leurs beaux-frères. Voici comment ils se mariaient : le fiancé n'allait point chercher sa fiancée; mais on la lui amenait le soir, et le lendemain on lui apportait la dot. Quant aux Drevlianes ils vivaient brutalement, commes des bêtes féroces : ils se tuaient les uns les autres; ils mangeaient toutes sortes d'immondices; ils ne connaissaient point le mariage et enlevaient les jeunes filles qui allaient puiser de l'eau. Les Radimitches, les Viatitches et les Sévériens avaient les mêmes moeurs; ils vivaient dans les bois comme des bêtes fauves, se nourrissaient de choses immondes et tenaient des propos obscènes devant leurs pères et leurs brus; le mariage n'existait point chez eux; seulement il y avait des jeux entre les villages. Ils allaient à ces jeux : on y dansait, on y jouait des jeux diaboliques, et là chacun enlevait la femme avec laquelle il s'était déjà entendu : ils avaient jusqu'à deux et trois femmes, et quand l'un d'entre eux mourait, ils célébraient une fête (trizna) autour du cadavre, puis ils faisaient un grand bûcher, posaient le mort sur le bûcher, y mettaient le feu; ensuite ils rassemblaient les os, les mettaient dans un petit vase et plaçaient ce vase sur une colonne au bord de la route. Ainsi font encore aujourd'hui les Viatitches. Telles étaient aussi les coutumes des Krivitches et des autres païens, qui ne connaissaient pas les lois de Dieu et se faisaient des lois à eux-mêmes.
 
XI. – Extrait de Georges Amartolos relatif aux mœurs des différents peuples.
 
    Georges dit dans ses Annales : «Parmi les nations, les unes ont des lois écrites, les autres des coutumes; pour celles qui n'ont pas de lois écrites, ces coutumes des ancêtres sont regardées comme une loi. Parmi les peuples, les Sères, d'abord, vivant aux extrémités de la terre, ont pour loi les coutumes de leurs ancêtres : s'abstenir du libertinage et de l'adultère, du vol, de la calomnie, du meurtre, en un mot de tout mal. La loi des Bactriens autrement nommés Brahmanes et insulaires, leur a été donnée par leurs ancêtres avec leur religion : elle consiste à ne point manger de viande, à ne pas boire de vin, à ne pas se livrer au libertinage, à ne faire aucune mauvaise action, par crainte de Dieu. Mais leurs voisins les Indiens sont homicides, obscènes, colères au delà de toute expression : dans la partie la plus reculée du pays ils mangent des hommes, ils tuent les voyageurs et les dévorent comme des chiens. Les Chaldéens et les Babyloniens ont d'autres coutumes : ils se marient avec leurs mères, ils se livrent à la débauche avec leurs nièces, ils tuent, ils commettent sans honte toutes sortes d'infamies et les considèrent comme de bonnes actions, même lorsqu'ils se trouvent loin de leur pays. Les Gélaeens ont une autre loi : chez eux les femmes labourent, bâtissent les maisons et font les travaux des hommes : aussi peuvent-elles se livrer au libertinage autant qu'il leur plait; les hommes ne le leur défendent pas et ne s'en occupent pas. Il y a chez eux des femmes guerrières qui aiment les combats, font la chasse aux bêtes féroces; elles commandent aux hommes et s'en font obéir. En Bretagne plusieurs hommes dorment avec une seule femme, et plusieurs femmes ont commerce avec un seul homme, et cet usage coupable, que leur ont légué leurs ancêtres, ils s'y livrent sans obstacle et sans jalousie. Les Amazones n'ont point de maris; mais, comme les bêtes brutes, elles vont une fois par an au printemps s'accoupler aux hommes des pays voisins, lorsque le désir les prend, et cette époque est pour elles une époque de fête et une grande solennité. Dès qu'elles ont conçu, elles s'en vont toutes, et quand elles accouchent, si c'est un enfant mâle qui nait, elles le tuent; si c'est une fille, elles la nourrissent et l'élèvent avec soin.» De même les Polovises nos voisins gardent encore aujourd'huiles coutumes de leurs ancêtres : c'est une gloire chez eux de verser le sang; ils mangent la chair des animaux morts et toutes sortes d'impuretés, des rats et des marmottes; ils prennent pour femmes leurs belles-mères et leurs belles-sours, et observent d'autres usages qu'ils tiennent de leurs ancêtres. Et nous chrétiens, dans tous les pays qui croient en la sainte Trinité, qui ne reconnaissent qu'un baptême et qu'une foi, nous n'avons qu'une loi, c'est que nous avons été baptisés dans le Christ et revêtus du Christ.
 
XII. – Lutte des Polianes avec les Kozares. Soumission des Kozares.
 
A cette époque, après la mort de ces frères, les Polianes furent opprimés par les Drevlianes et d'autres peuples voisins : ils furent attaqués par les Kozares alors qu'ils étaient établis dans les bois, sur les montagnes; et les Kozares leur dirent : «Payez-nous tribut.» Les Polianes s'étant consultés donnèrent une épée par feu. Les Kozares portèrent ces épées à leur prince et à leurs anciens et dirent : «Nous avons trouvé un nouveau tribut.» On leur demanda : «Où donc ?» Ils répondirent : «Dans ces montagnes boisées qui sont sur le Dnieper.» Puis on demanda : «Que vous a-t-on donné ?» Ils montrèrent les épées. Et les anciens dirent : «Prince, ceci est un mauvais tribut ! nous avons gagné ce tribut avec une arme à un seul tranchant qu'on appelle sabre, et ils ont une arme à deux tranchants qu'ils appellent épée. Un jour viendra où nous et d'autres pays paierons tribut à ce peuple.» Et tout cela s'est réalisé; car ils ne le disaient point par eux-mêmes, mais par une inspiration divine. De même sous Pharaon, roi d'Egypte, quand on conduisit Moïse devant Pharaon, le conseil des Anciens dit à Pharaon : «Cet homme humiliera l'Égypte.» Et il en fut ainsi. Moïse anéantit les Egyptiens, dont les Israélites étaient auparavant les esclaves. Ainsi les Kozares commandaient  autrefois; plus tard on leur a commandé en effet. Les Kozares encore aujourd'hui obéissent aux princes russes.
 
XIII. – Apparition des Russes L'anteur établit sa chronologie (862).
 
    L'an 6360, dans la quinzième indiction, à l'avènemet de l'empereur Michel, on commença à nommer la terre russe. Nous savons cela, parce que c'est sous cet empereur que la Russie attaqua Constantinople, comme l'écrivent les Annales grecques. C'est par là que je commencerai et je donnerai les dates.
    D'Adam au déluge, 2242 ans.
    Du déluge à Abraham, 1082 ans.
    D'Abraham à la sortie d'Égypte, 430 ans.
    De la sortie d'Égypte à David, 601 ans.
    De David et de l'avènement de Salomon à la captivité de Babylone, 448 ans.
    De la captivité de Babylone au règne d'Alexandre, 318 ans.
    D'Alexandre à la naissance du Christ, 333 ans
    De la naissance du Christ à Constantin, 318 ans
    De Constantin à ce Michel, 542 ans.
    Et depuis l'avènement de Michel jusqu'à l'avènement d’Oleg, prince de Russie, 29 ans.
    Et depuis l'époque où Oleg s'établit a Kiev jusqu'à l'avènement d'Igor, 31 ans.
    Et depuis l'avènement d'Igor jusqu'à l'avènement de Sviatoslav, 33 ans.
    Et depuis l'avènement de Sviatoslav jusqu'à l'avènement de laropolk, 28 ans.
    Et laropolk règna 8 ans et Vladimir régna 37 ans; Iaroslav régna 40 ans. Il y a donc de la mort de Sviatoslav à celle d'Iaroslav, 85 ans; et de la mort d'Iaroslav à la mort de Sviatopolk, 60 ans.
    Mais revenons au point où nous étions restés et disons ce qui s'accomplit dans ces années, à partir de l'avènement de Michel, et comptons les années l'une après l'autre.
 
XIV. – Les Bulgaxes et les Vargègues (858-859).
 
    Années 6361, 6362, 6363, 6384, 6365, 6366. L'empereur fit une expédition par terre et par mer en Bulgarie. Les Bulgares ayant considéré qu'ils ne pouvaient résister demandèrent le baptême et se soumirent aux Grecs. L'empereur baptisa leurs princes et tous leurs boiars et conclut la paix avec les Bulgares.
    6367. Les Varègues d'outre-mer se firent payer tribut par les Tchoudes et les Slaves, par les Mériens, les Ves et les Krivitches; les Kozares se firent payer tribut par les Polianes, les Sévériens et les Viatitches, à raison d'une peau de d'hermine par feu (859).
 
XV. – Établissement des Vargues russes. Kiev, Askoid et Dir (880-882)
 
    Années 6368, 6369, 6370. Ils chassèrent les Varègues au delà de la mer et ne leur payèrent plus tribut, et ils se mirent à se gouverner eux-mêmes, et il n'y avait plus de justice chez eux : les familles se disputaient contre les familles, et il y avait des discordes et ils se faisaient la guerre entre eux. Alors ils se dirent : «Cherchons un prince qui règne sur nous et nous juge suivant le droit.» Et ils allèrent au delà de la mer des Varègues chez les Russes; car ces Varègues s'appelaient Russes; d'autres s'appellent Suédois, d'autres Normands, d'autres Angles, d'autres Goths. Ceux-là s'appelaient ainsi. Or les Tchoudes, les Slaves, les Krivitches, les Vas dirent aux Russes : «Notre pays est grand et riche; mais il n'y a point d'ordre parmi nous; venez donc nous régir et nous gouverner.» Et trois frères se réunirent avec leurs familles, et emmenèrent avec eux tous les Russes : ils allèrent d'abord chez les Slaves, bâtirent la ville de Ladoga, et Rurik l'aine s'établit à Ladoga : le second Sinéous sur les bords du lac Blanc, et le troisième Trouvor à Isborsk. C'est de ces Varègues que les Novogorodiens ont été appelés Russes, et aujourd'hui les Novogorodiens appartiennent à la race varègue, et ils étaient d'abord slaves.
    Au bout de deux ans moururent Sinéous et son frère Trouvor et Rurik s'empara de tout le pays; il s'avança jusqu'à l'Ilmen, fortifia une petite ville sur le Volkhov et l'appela Novogorod; il s'y établit comme prince, et partagea entre ses compagnons les terres et les villes, donnant à celui-ci Polotsk, à celui-là Rostov, à un troisième Bieloozero (le lac Blanc). Et dans  ces villes les Varègues ne sont que des colons : les premiers habitants à Novogorod étaient les Slaves, à Polotsk les Krivitches, à Rostov les Mériens, à Bieloozero les Ves, à Mourom les Mouromiens : et Rurik commandait à tous ces peuples. Et il y avait chez lui deux hommes qui n'étaient pas de sa race, mais de ses boiars; et ils le quittèrent pour aller à Constantinople ainsi que leur famille : et ils traversèrent le Dnieper, et au delà de ce fleuve, ils virent sur une montagne un château; et ils demandèrent : «Quel est ce château ?» On leur répondit : «Il y avait trois frères : Kil, Schtchek, Khoriv; ils ont bâti ce château et sont morts; et nous qui sommes leurs descendants, nous restons ici payant tribut aux Kozares.» Or, Askold et Dir s'établirent dans cette ville et rassemblèrent un grand nombre de Varègues et se mirent à commander à la terre des Polianes alors que Rurik commandait à Novogorod.
 
XVI. – Askold et Dir attaquent Conatantinople (863-886).
 
    Années 6371, 6372, 6373, 6374.
    Askold et Dir marchèrent contre les Grecs : c'était la quatorzième année du règne de l'empereur Michel. L'empereur était parti contre les Agaréens et quand il arriva à la rivière Noire, l'éparque envoya lui annoncer que les Russes marchaient contre Constantinople : l'empereur revint. Les ennemis pénétrant dans le golfe, firent un grand massacre des chrétiens, et assiégèrent Constantinople avec deux cents navires. L'empereur pénétra à grand'peine dans la ville, et alla avec le patriarche Photius à l'église de la mère de Dieu des Blaquernes : ils prièrent toute la nuit, puis ils apportèrent en chantant le manteau divin de la Mère de Dieu et le trempèrent dans l'eau. Il faisait calme, la mer était unie : soudain, la tempôte s'éleva avec le vent : de grandes vagues s'élevèrent aussitôt, bouleversèrent les navires des païens russes, les jetèrent contre le rivage et les brisèrent, de sorte que peu échappèrent à ce désastre; ils retournèrent dans leur pays.
 
XVII. – Mort de Rurik 867-79.
 
    Années 6375, 6376. Basile commença à régner. Année 6377. Toute la Bulgarie fut baptisée.
    Années 6378, 6379, 6380, 6381, 6382, 6383, 6384, 6385, 6386, 6387. Rurik mourut après avoir légué le principat à Oleg qui était de sa famille, et lui avoir confié la tutelle de son fils Igor qui était très jeune.
 
XVIII. – Oleg marche contre Askold et Dir. Leur mort. Oleg s'établit à Kiev (880-881).
 
    Années 6388, 6389. Oleg fit une expédition, ayant emmené beaucoup de guerriers Varègues, Tchoudes, Slaves, Mériens, Ves et Krivitches, et il alla à Smolensk dans le pays des Krivitches, et il prit la ville et il y mit garnison. De là il descendit vers Loubetch, la prit et y mit garnison. Oleg étant venu vers les montagnes de Kiev, apprit qu’Askold et Dir y régnaient. II cacha ses soldats dans des bateaux, en laissa d'autres en arrière, puis il vint lui-même amenant avec lui le jeune Igor. Puis s'étant avancé jusqu'au mont des Ougres, il cacha son armée et envoya à Dir et à Askold des députés qui dirent : «Nous sommes des étrangers, nous allons en Grèce de la part des princes Oleg et Igor : venez donc au-devant de nous qui sommes de votre race.» Askold et Dir vinrent; alors toute l'armée s'élança des bateaux, et Oleg dit à Askold et à Dir : «Vous n'êtes ni princes, ni de la famille du prince, c'est moi qui suis de la famille du prince.» Puis faisant amener Igor, il ajouta : «Voici le fils de Rurik.» Et Askold et Dir furent mis à mort, et on alla les enterrer sur la montagne qui s'appelle encore aujourd'hui la montagne des Ougres où se trouve encore aujourd'hui Olmin Dvor (la maison d'Olma). Sur cette tombe a été bâtie l'église de Saint-Nicolas et le tombeau de Dir est derrière Sainte-Irène. Et Oleg s'établit comme prince à Kiev et dit : «Celte ville sera la mère des villes russes.» II y avait autour de lui des Slaves, des Varègues et d'autres peu- ples, et ils s'appelèrent Russes. Alors Oleg commença à bâtir des villes fortifiées, et il imposa tribut aux Slaves, aux Krivitches, aux Mériens, et il ordonna que Novogorod payât aux Varègues trois cents grivènes par an pour avoir la paix, et on les paya aux Varègues jusqu'à la mort d'Iaroslav.
 
XIX. – Guerres d'Oleg avec les peuples voisin. Lutte contre les Ougres (883-898).
 
    Année 6391. Oleg commença à faire la guerre aux Drelvlianes, les battit et leur imposa le tribut d'une martre noire (881).
    Année 6392. Il alla chez les Séveriens, il les vainquit et leur imposa un léger tribut; et il leur défendit de payer tribut aux Kozares, disant : «Je suis leur ennemi, et cela ne vous sert à rien (884).»
    Année 6393. Oleg envoya des ambassadeurs aux Radimitches pour leur demander : «A qui payez-vous tribut ?» Ils répondirent : «Aux Kozares.» Oleg leur dit : «Ne le payez pas aux Kozares; ne le payez qu'à moi.» Et ils payèrent à Oleg un Schilling par tête comme ils payaient aux Kozares. Et Oleg soumit les Polianes, les Drevlianes, les Sévériens, les Radimitches, et il fit la guerre aux Ouglitches et aux Tivertsiens (885).
    Années 6394, 6395. Léon, fils de Basile, appelé Lev chez nous, fut empereur avec son frère Alexandre qui régna 26 ans (886-87).
    Années 6396, 6397, 6398, 6399, 6400, 6401, 6402, 6403, 6404, 6405, 6406.
    Les Ougres passèrent auprès de Kiev, près de la montagne qui s'appelle encore aujourd'hui la montagne des Ougres. Arrivés aux bords du Dnieper, ils y établirent leurs tentes; car ils étaient nomades, comme sont encore aujourd'hui les Polovtses. Ils venaient de l'Orient; ils franchirent de grandes montagnes qu'on a appelées montagnes des Ougres et se mirent à combattre avec les Vlokhs et les Slaves qui vivaient dans ces contrées : car les Slaves s'y étaient d'abord établis; puis vinrent les Vlokhs qui soumirent la terre slave; puis les Ougres ayant chassé les Vlokhs, et ayant conquis cette terre s'y établirent avec les Slaves après les avoir soumis : de là vint au pays le nom de Ougrie (Hongrie). Et les Ougres se mirent à faire la guerre aux Grecs, et ils ravagèrent la Thrace et la Macédoine jusqu'à Thessalonique. Puis ils se mirent à faire la guerre aux Moraves et aux Tchèques; car il n'y avait qu'une seule race slave, à savoir : les Slaves établis aux bords du Danube et que soumirent les Ougres, les Moraves, les Tchèques, les Lekhs et les Polianes appelés aujourd'hui Russes. C'est pour eux qu'ont été d'abord écrits des livres en Moravie, avec des caractère slaves qui subsistent en Russie et chez les Bulgares danubiens (888-98).
 
XX. – Histoire de Cyrille et Methode.
 
    Quand les Slaves [de Moravie] furent baptisés ainsi que leur prince, Rostislav, Sviatopolk et Kotsel s’adressèrent à l'empereur Michel en disant : «Notre pays est baptisé et nous n'avons pas de maître pour nous prêcher, nous instruire et nous expliquer les livres saints. Nous ne comprenons ni la langue grecque, ni la langue latine : les uns nous instruisent d'une façon et les autres de l'autre; aussi ne comprenons-nous pas le sens des livres sacrés et leur énergie. Envoyez-nous donc des maîtres qui soient capables de nous expliquer la lettre des livres sacrés et leur esprit.» Ayant entendu cela l'empereur Michel rassembla tous ses philosophes et leur répéta tout ce que disaient les princes slaves; et les philosophes dirent : «Il y a à Thessalonique un homme appelé Léon : il a des fils qui savent bien la langue slave, deux fils versés dans les sciences, et philosophes.» Entendant cela l'empereur envoya à Thessalonique chez Léon, lui disant : «Envoie-moi vite tes fils Méthode et Constantin.» Léon entendant cela les lui envoya vite, et ils vinrent auprès de l'empereur qui leur dit : «Voici que les Slaves m'ont demandé un maître pour leur expliquer les livres saints; tel est leur désir.» Il les décida à partir et il les envoya dans le pays des Slaves à Rostislav, à Sviatopolk et à Kotsel : et dès leur arrivée ils établirent les lettres de l'alphabet slave, et ils traduisirent les actes des apôtres et l'évangile. Les Slaves se réjouirent d'entendre les grandeurs de Dieu en leur langue; puis ils traduisirent le Psautier, l'Octoïque et d'autres livres. Or quelques-uns se mirent à blâmer les livres slaves, disant : «Aucun peuple n'a le droit d'avoir son alphabet si ce n'est les Hébreux, les Grecs et les Latins, comme le prouve ce que Pilate écrivit sur la croix du Sauveur.» Le pape de Rome entendant cela, blâma ceux qui murmuraient contre les livres slaves, disant : «Que les paroles de l'Écriture sainte s'accomplissent; que toutes les langues louent Dieu.» Et encore : «Tous se mirent à proclamer en des langues diverses les grandeurs de Dieu, comme l'Esprit saint les inspirait.» Et si quelqu'un blame l'écriture slave, qu'il soit retranché de l'Église jusqu'à ce qu'il se soit corrigé; car de tels hommes sont des loups et non des brebis : vous les connaîtrez à leurs fruits, défiez-vous d'eux. Pour vous, enfants de Dieu, écoutez ses enseignements, et ne vous éloignez pas des enseignements de l'Église, tels que vous les a expliqués Méthode votre maître.»
    Constantin revint donc, et alla instruire la nation bulgare et Méthode resta en Moravie. Ensuite le prince Kotsel établit Méthode évêque en Pannonie, dans le siège de saint Andronique, apôtre, l'un des soixante-dix disciples de l'apôtre Saint Paul. Méthode établit deux prêtres très habiles sténographes, et ils traduisirent tous les livres saints, du grec en slave, dans l'espace de six mois, de mars au 26 octobre. Ayant terminé, il rendit grâce et gloire à Dieu qui avait ainsi béni l'évêque Méthode, successeur d'Andronique; car l'apôtre Andronique est l'instituteur de la nation slave, et il est venu en Moravie. De même l'apôtre Paul a enseigné là; car là est l'Illyrie où est venu l'apôtre saint Paul; et là se trouvaient les Slaves avant que saint Paul y vint. C'est pourquoi saint Paul est l'instituteur du peuple slave auquel nous appartenons aussi, nous Russes; donc saint Paul est aussi notre maître à nous Russes, parce qu'il a instruit le peuple slave et a laissé comme évêque son successeur saint Andronique au peuple slave. Or la nation slave et la nation russe est une; car c'est des Varègues que le peuple s'est appelé russe, et il était auparavant slave et quoique les Polianes eussent un nom particulier, ils parlaient aussi le slave; or ils s'appelaient Polianes parce qu'ils demeuraient dans les champs (polie), et ils parlaient la même langue que les Slaves.
 
XXI. – Expédition d’Igor contre les Grecs. Traite avec les Grecs (899-911)
 
    Années 6407, 6408. 6409. 6410.
    L'empereur Léon soudoya les Ougres contre les Bulgares : les Ougres firent une incursion et ravagèrent tous le pays des Bulgares. Quand Siméon [roi de Bulgarie] apprit cela, il marcha contre les Ougres. Les Ougres étant venue aux mains avec lui défirent les Bulgares; si bien que Siméon put à peine s'enfuir à Derester.
    Année 6411. Igor parvint à l'âge d'homme; il continua de suivre les conseils d'Oleg : il épousa une femme de Pskov appelée Olga (903).
    Années 6412, 6413, 6414, 6415. Oleg marcha contre les Grecs, après avoir laissé Igor à Kiev; il emmena un grand nombre de Varègues et de Slaves, de Tchoudes et de Krivitches, de Mériens, de Polianes, de Sévériens, de Drevlianes, de Radimitches, de Croates, de Doulèbes et de Tivertsiens dont nous avons parlé. Tous ces peuples étaient appelés par les Grecs la grande Scythie. Oleg partit avec tous ces hommes. Les uns étaient à cheval, les autres en bateau, et il y avait en tout deux mille bateaux. Et il vint auprès de Constantinople, et les Grecs fermèrent leur détroit et la ville. Oleg débarqua sur le rivage, ordonna à l'armée de tirer les vaisseaux à terre, de ravager les alentours de la ville; ils tuèrent un grand nombre de Grecs, pillèrent beaucoup de palais, et brûlèrent les églises; quant aux prisonniers, on coupa la tête aux uns, on livra les autres à la torture, on les tua à coup de flèches, ou on les noya dans la mer; et les Russes firent aux Grecs beaucoup d'autres maux, comme c'est l'habitude à la guerre. Et Oleg ordonna à son armée de faire des rouleaux et de mettre les navires sur ces rouleaux; puis lorsque les vents furent favorables, ils étendirent les voiles et les navires descendirent vers la ville. Les Grecs voyant cela furent épouvantés et ils envoyèrent à Oleg des députés qui dirent : «Ne détruis pas notre ville, nous te donnerons le tribut que tu voudras.» Et Oleg arrêta son armée, et on lui apporta des aliments et du vin; mais il n'en voulut pas, car ils étaient empoisonnés. Et les Grecs étaient épouvantés et ils disaient : «Ce n'est pas Oleg, mais saint Démétrius que Dieu a envoyé contre nous.» Et Oleg leur ordonna de donner pour ses deux mille bateaux douze grivènes par homme; or il y avait quarante hommes dans chaque bateau : et les Grecs consentirent et ils demandèrent la paix, le priant de ne point ravager l'empire grec. Oleg s'étant un peu éloigné de la ville se mit à traiter de la paix avec les empereurs Léon et Alexandre. Il envoya vers eux à la ville Karl, Karlof, Vermoud, Roulav et Stemid, disant : «Recueillez les tributs pour moi.» Et les Grecs dirent : «Nous vous donnerons ce que vous voudrez.» Et Oleg ordonna qu'on lui payât pour ses deux mille bateaux douze grivènes par équipage et en outre des tributs pour les villes russes, d'abord pour Kiev, puis pour Tchernigov et Pereiaslav, pour Polotsk, et pour Rostov, et pour Loubetch et pour d'autres villes ou résidaient les princes soumis à Oleg. Et il demanda ce qui suit :
    «Quand les Russes viennent [en ambassade] qu'ils reçoivent ce qui leur est dû. Quand viennent des marchands qu'ils reçoivent pendant six mois du pain et du vin, des poissons et des fruits et des bains autant qu'ils le voudront. Quand un Russe retournera chez lui, notre empereur lui donnera des vivres pour sa route; et des ancres et des cordes et des voiles et tout ce dont il aura besoin (904-07).»
    Telles furent les conditions qu'acceptèrent les Grecs : et les empereurs et tous les seigneurs dirent :
    «Si un Russe vient sans marchandise, il ne recevra pas de subside mensuel; le prince russe défendra aux Russes qui viennent ici de faire aucun tort dans les villages de notre pays. Les Russes qui viendront resteront auprès de Saint-Mamas, et l'empereur enverra des gens pour inscrire leurs noms, puis ils recevront un subside (mensuel) d'abord ceux de Kiev, puis de Tchernigov, puis de Pereïaslav et des autres villes. Ils rentreront à la ville par une seule porte, avec un agent de l'empereur, sans armes, par détachements de cinquante hommes, et feront ensuite leur commerce, à leur gré, sans payer aucun droit.»
    Les empereurs Léon et Alexandre ayant conclu la paix avec Oleg, convinrent du tribut à payer et se lièrent par serment; ils baisèrent la croix puis invitèrent Oleg et les siens à jurer. Ceux-ci suivant l'usage russe jurèrent sur leurs épées par Peroun leur dieu, par Volos, dieu des troupeaux, et la paix fut conclue. Et Oleg dit : «Faites des voiles de soie pour les Russes et des voiles de lin fin pour les Slaves.» Et on fit ainsi : puis il pendit son bouclier à la porte en signe de victoire et partit de Constantinople. Et les Russes déployèrent leurs voiles de soie et les Slaves leurs voiles de lin que le vent déchira. Et les Slaves dirent : «Revenons à nos voiles de toile, car les voiles de lin fin ne sont pas faites pour nous.» Et Oleg vint à Kiev, apportant de l'or, de la soie, des fruits, du vin et toutes sortes d'étoffes; et on le surnomma le Magicien car ces gens étaient païens et ignorants.
    Années 6416, 6417, 6418, 6419. Une grande étoile en forme de lance se montra vers l'Occident.
 
XXII. – Traité avec les Grecs (912).
 
    Année 6420. Oleg envoya ses ambassadeurs pour conclure la paix et poser les conditions entre les Grecs et les Russes et il leur recommanda de prendre pour base, la convention qu'il avait conclue avec les empereurs Léon et Alexandre.
    Nous, de la nation russe Karl, Ingeld, Farlof, Vermoud, Roulav, Goudy, Rouald, Karn, Frilof, Rouar, Aktevou, Trouan, Lidoul, Fost, Stemid, au nom d'Oleg, grand prince de la Russie et de tous ses sujets princes illustres et grands bojars, nous sommes envoyés vers vous. Léon, Alexandre et Constantin, grands potentats devant Dieu, empereurs grecs, pour le maintien et la publication de l'amitié qui subsiste depuis plusieurs années entre les chrétiens et la Russie, par la volonté de nos grands princes et conformément à leurs ordres, et de la part de tous les Russes qui sont soumis à leur autorité :
    «Notre sérénité désirant par-dessus tout maintenir, avec l'aide de Dieu, et faire connaître l'amitié entre les chrétiens et la Russie; nous avons plus d'une fois reconnu comme chose juste de la proclamer non seulement par de simples paroles, mais aussi par un écrit et un serment efficace, en jurant sur nos armes suivant notre foi et notre coutume. Or les articles de la convention que nous avons arrêtée au nom de la loi de Dieu et de l'amitié sont les suivants :
    «D'abord nous faisons la paix avec vous, Grecs, pour nous aimer les uns les autres de toute notre âme et de toute notre volonté, et nous ne permettrons point, autant qu'il sera en notre puissance, qu'aucun de ceux qui sont soumis à nos illustres princes commette contre vous, à dessein ou non, quelque scandale ou quelque tort; mais nous nous efforcerons suivant nos forces, de garder désormais et à jamais, Grecs, une amitié parfaite et inébranlable telle que nous l'avons conclue, écrite et sanctionnée par le serment. De même vous, Grecs, observez cette amitié pour nos illustres princes russes et pour tous ceux qui dépendent de notre illustre prince russe, entière et inébranlable dans tous les siècles. Et en ce qui touche les dommages nous convenons de ce qui suit :
    «S'il y a des preuves évidentes [de dommage] il faut en faire un rapport fidèle, et celui à qui on ne prêtera pas créance qu'il jure, et dès qu'il aura fait serment suivant sa religion, que la peine suive en raison de l'injure. Si un Russe tue un chrétien, ou un chrétien un Russe, qu'il périsse là où il a accompli le meurtre. S'il s'enfuit après avoir accompli le meurtre et qu'il soit riche, alors que son plus proche parent prenne une part de ses biens et que celui qui s'emparera du meurtrier reçoive autant suivant la loi. Si l'auteur du meurtre est pauvre, et qu'il se soit enfui, qu'on l'assigne jusqu'à ce qu'il soit de retour et alors qu'il meure. Si quelqu'un frappe avec une épée ou avec quelque instrument, pour le coup ou la blessure, il paiera cinq livres d'argent suivant la loi russe : et si c'est un pauvre qui est coupable, qu'il donne ce qu'il pourra, qu'il soit même dépouillé de ses habits ordinaires, et en outre qu'il jure, suivant sa foi, qu'il n'y a personne qui puisse lui venir en aide et alors qu'on cesse de le poursuivre.
    «Si un Russe vole un chrétien, ou un chrétien un Russe et que le volé saisisse le voleur en flagrant délit, et que celui-ci résiste et soit tué, ni les Russes ni les chrétiens ne poursuivront le meurtre et la partie lésée reprendra ce qu'elle a perdu ou si le voleur se livre, que le volé le prenne et le lie; et il rendra le triple de ce qu'il a volé. Si un Russe a fait quelque violence à un chrétien ou un chrétien à un Russe, et prend quelque objet par force ouvertement, qu'il en paie trois fois la valeur.
    «Si une tempête jette un bateau grec sur un rivage étranger et qu'il s'y trouve quelqu'un de nous Russes, qu'on vienne au secours du bâtiment et de sa cargaison, qu'on l'envoie ensuite dans un pays chrétien et qu'on le conduise à travers tous les endroits dangereux jusqu'à ce qu'il soit en sûreté; si le vaisseau retenu par la tempête ou par quelque obstacle venant de la terre, ne peut arriver à sa destination, nous Russes donnerons secours aux rameurs de ce bâtiment et l'amènerons avec sa cargaison tout entière, si cela arrive auprès de la terre grecque; si un pareil accident arrive à un bâtiment auprès de la terre russe, nous le conduirons à la terre russe; puis on vendra tout ce qui peut se vendre de la cargaison de ce vaisseau après que nous Russes l'aurons tirée du vaisseau; puis quand nous irons en Grèce soit pour faire commerce, soit en ambassade auprès de votre empereur, nous rendrons avec honneur le prix de la cargaison. Mais s'il arrivait que quelqu'un d'un vaisseau grec ait été tué ou frappé par nous Russes ou qu'on lui ait pris quelque chose, alors ceux qui auraient accompli cet acte doivent encourir la peine ci-dessus énoncée. Si un prisonnier russe ou grec se trouve vendu dans un pays étranger, et qu'il se rencontre un Russe ou un Grec, qu'il le rachète et le renvoie dans son pays, et qu'on lui rende le prix du rachat, ou qu'on lui compte dans ce prix celui du travail [que le prisonnier racheté a fait] chaque jour. Si quelqu'un à la guerre devient prisonnier des Grecs, on le renverra dans sa patrie, et on paiera pour lui, ainsi qu'il a été dit, suivant sa valeur. Si l'empereur va à la guerre quand vous faites une expédition et que les Russes veuillent honorer votre empereur [en se mettant à son service] que tous ceux qui voudront aller avec lui, et y rester, le puissent librement. Si un Russe, d'où qu'il vienne, est fait esclave et vendu eu Grèce; si un Grec, d'où qu'il vienne, est vendu en Russie, il peut être racheté pour vingt livres d'or et retourner en Grèce [ou en Russie]. Si un esclave russe est volé ou s'enfuit ou s'il est vendu par force, et que le Russe le réclame et que la justesse de sa déclaration soit démontrée, qu'on le reprenne en Russie. Et si des marchands perdent un esclave et le réclament, qu'ils le cherchent et le prennent après l'avoir trouvé : si quelqu'un ne laisse pas faire cette recherche au représentant du marchand, qu'il perde lui-même son esclave. Si quelqu'un des Russes qui servent en Grèce chez l'empereur chrétien meurt, sans avoir disposé de son bien, et s'il n'a pas de parents en Grèce, que son bien soit rendu à ses parents en Russie. S'il a fait quelque disposition, celui-là recevra son bien qu'il a institué par écrit pour son héritier, et qu'il prenne cet héritage des Russes qui font commerce [en Grèce] ou d'autres personnes qui vont en Grèce et qui y ont des comptes. Si un malfaiteur passe de Russie en Grèce, que les Russes le réclament à l'empereur chrétien, qu'il soit pris et reconduit même malgré lui en Russie. Que les Russes fassent de même pour les Grecs s'il arrive quelque chose de pareil. Et pour confirmer de façon inébranlable cette paix entre vous, chrétiens, et nous Russes, nous avons fait écrire ce traité par Ivan sur une double feuille qui a été signée par votre empereur de sa propre main : en présence de la croix sainte et de la sainte et indivisible Trinité de votre vrai Dieu il a été sanctionné et remis à nos ambassadeurs. Et nous, nous avons juré à votre empereur qui règne sur vous par la volonté de Dieu, et d'après la loi et les usages de notre peuple que nous ne nous écarterons pas, nous ni aucun des nôtres, des conditions de paix et d'amour arrêtées entre nous.
    «Et nous avons donné cet écrit à votre gouvernement pour être confirmé, par une entente commune, à l'effet de confirmer et d'annoncer la paix conclue entre nous, la deuxième semaine du mois de septembre, indiction XV, l'année de la fondation du monde 6420. (912)
 
XXIII. – Histoire du cheval d'Oleg. Sa mort.
 
    L'empereur Léon combla les ambassadeurs russes de dons, d'or, de soie, de vêtements, et mit à leur disposition ses officiers pour qu'ils leur montrassent les beautés des églises et les palais d'or et les richesses qui s'y trouvaient, l'or, la soie, les pierres précieuses et les instruments de la passion du Seigneur : la couronne et les clous, le manteau de pourpre, les reliques des saints, leur apprenant la foi chrétienne et leur expliquant la vraie religion; puis il les fit conduire avec de grands honneurs jusqu'à leur pays. Alors les ambassadeurs envoyés par Oleg retournèrent auprès d'Oleg et racontèrent ce qu'ils avaient entendu chez les deux empereurs; comment ils avaient conclu la paix; quelles conditions ils avaient établies entre les deux nations, avec serment que ni les Grecs ni les Russes ne les transgresseraient. Et Oleg vivait en paix avec tous ses voisins, et Kiev était sa capitale. Et l'automne vint et Oleg se souvint de son cheval qu'il faisait nourrir et qu'il ne montait jamais; car un jour qu'il demandait aux devins et aux enchanteurs : «De quoi est-ce que je mourrai ?» un devin lui répondit : «Prince, le cheval que tu aimes et que tu montes sera cause de ta mort.» Oleg ayant réfléchi à cela se dit : «Je ne le monterai jamais et je ne veux plus le voir.» Il ordonna donc qu'on nourrit ce cheval et qu'on ne l'amenât point devant lui. Et quelques années s'écoulèrent, et il ne s'en servit pas jusqu'au moment de son expédition en Grèce. Quand il revint à Kiev, quatre années étaient passées, et dans la cinquième année il se rappela son cheval qui devait causer sa mort d'après la prédiction des devins. Et il appela l'écuyer en chef disant : «Où est mon cheval que j'avais ordonné de nourrir et de soigner ?» L'écuyer répondit: «Il est mort.» Oleg se mit à rire et à se moquer des devins, disant : «Croyez donc aux magiciens ! Tout cela n'est que mensonge : le cheval est mort et je suis vivant.» Et il ordonna de seller son cheval : «Que je voie ses os, dit-il.» Et il vint à l'endroit où gisaient les os nus et la tête dépouillée de l'animal. Et il sauta du cheval sur lequel il était monté et se mit à rire en disant : «C'est peut-être cette tête qui me fera périr.» Et il mit le pied sur cette tête; et une vipère s'élança de cette tête et le mordit au pied. Il tomba malade et mourut. Tous le peuple le pleura plein de douleur et on l'enterra sur la colline qui s'appelle Stchekovitsa. Sa tombe existe encore aujourd'hui et on l'appelle la tombe d'Oleg. Et son règne fut de trente trois ans (912).
 
XXIV. – Digression sur les magiciens.
 
    C'est une chose étonnante que les enchantements des magiciens. Sous le règne de Domitien, il y avait un magicien appelé Apollonius de Tyane : il était fort célèbre; il parcourait les villes et les villages faisant partout des miracles diaboliques. Il vint de Rome à Byzance à la prière des habitants de cette ville; il fit ceci : il chassa de la ville un grand nombre de couleuvres et de scorpions, de sorte qu'ils ne firent plus de mal aux gens. Il dompta des chevaux fougueux dans les réunions des seigneurs; il vint aussi à Antioche sur l'invitation des habitants; ils étaient tourmentés par les scorpions et les cousins; il fit un scorpion de cuivre et l'enterra dans la terre et il mit dessus une petite colonne de marbre, et il ordonna à des hommes d'aller par la ville un roseau à la main, et d'agiter ce roseau en disant : «Que la ville soit sans cousins.» Ainsi s'enfuirent de cette ville les cousins et les scorpions. Interrogé sur les tremblements qui menaçaient la ville, il soupira puis écrivit sur une planchette ces mots : «Malheur à toi, ville infortunée : tu verras beaucoup de tremblements, le feu t'engloutira, et ton fleuve l'Oronte pleurera dans ses rives.» A propos de quoi le grand Anastase de la ville de Dieu dit : «Les enchantements accomplis par Apollonius de Tyane produisent leur effet encore aujourd'hui en certains lieux, soit en écartant certains quadrupèdes ou volatiles qui peuvent nuire aux hommes, soit en contenant le cours irrégulier des rivières, soit en empêchant des maux qui détruisent les hommes ou leur portent dommage.
    Car non seulement pendant sa vie les démons par son intermédiaire firent ces choses et d'autres semblables; mais depuis sa mort, ils fréquentent sa tombe et ont fait des prestiges en son nom pour tromper les pauvres humains très portés à ces choses diaboliques.»
 
    Que dire des actes magiques de Manéthon ? Il était si habile dans l'art de la magie qu'il raillait sans cesse Apollonius, disant qu'il ne possédait pas la vraie sagesse philosophique; car il devrait, disait-il, faire ce qu'il voulait par la seule parole et ne pas employer des moyens matériels. Or tout cela arrive par la permission de Dieu et la puissance du démon. C'est ainsi qu'il éprouve l'orthodoxie de notre foi; si elle est ferme et s'attache avec zèle au Seigneur, si elle ne se laisse pas séduire par les ennemis à la faveur de miracles trompeurs, et d'artifices de Satan accomplis par les esclaves et les serviteurs de sa malice. Et même quelques-uns ont prophétisé au nom du Seigneur, comme Balaam, Saul et Caïphe, et ils ont chassé les démons comme Judas et les fils de Sceva : car la grâce opère souvent par l'intermédiaire de personnes indignes pour profitera d'autres. Balaam était bien loin de la bonne vie et de la foi, et cependant la grâce se montra en lui pour le bien des autres. Tel était encore Pharaon, et on lui prédit l'avenir. Et Nabuchodonosor avait violé la loi et cependant il lui fut dévoilé ce qui devait arriver après beaucoup de générations.
    Ainsi beaucoup de gens opposés au Seigneur font des miracles sous le signe du Christ et abusent par leurs artifices ceux qui ne comprennent pas le bien; tel a été Simon le Magicien, Ménandre et d'autres. C'est pour de tels gens qu'il a été dit : «Ne vous laissez pas tromper par les prodiges.»
 
XXV. – Igor (918).
 
    Année 6421. Igor commença à régner après Oleg. A ce moment monta sur le trône impérial Constantin fils de Léon gendre de Romain, et les Drevlianes marchèrent contre Igor après la mort d'Oleg.
    Année 6422. Igor marcha contre les Drevlianes, et après les avoir vaincus, il leur imposa un tribut plus fort que celui d'Oleg. Cette année Siméon de Bulgarie s'avança sous Constantinople et après avoir conclu la paix il revint dans son pays (914).
 
 
XXVI. – Igor. Première invasion dès Potchnègnes. Guerres diverses. Expéditions contre Constantinople. Le feu grégeois (915).
 
    Année 6423. Les Petchénègues vinrent pour la première fois en Russie, et après avoir conclu la paix avec Igor, ils poussèrent jusqu'au Danube. A ce moment Siméon survint ravageant la Thrace. Les Grecs appelèrent contre lui les Petchénègues. Les Petchénègues étant venus voulurent attaquer Siméon, mais la discorde éclata parmi les chefs grecs. Les Petchénègues voyant qu'ils se disputaient entre eux, retournèrent chez eux, et les Bulgares tombèrent sur les Grecs et les taillèrent en pièces.
    Siméon prit Ondrien qui s'appelait d'abord la ville d'Oreste, fils d'Agamemnon, qui jadis après s'être baigné dans trois rivières fut guéri d'une maladie et donna son nom à cette ville en souvenir de cet événement. Enfin l'empereur Adrien la rebâtit et l'appela de son nom Andrinople. Nous, nous l'appelons la ville d'Adrien.
    Années 6424, 6425, 6426, 6427, 6428. Romain devint empereur en Grèce. Igor fit la guerre aux Petchénègues (916-920).
    Années 6429, 6430, 6431, 6432, 6433, 6434, 6435, 6436, 6437. Siméon marcha sur Constantinople et ravagea la Thrace et la Macédoine, puis il s'avança sous Constantinople avec de grandes forces, plein d'orgueil, et conclut la paix avec l'empereur Roman, puis il revint dans son pays (921-929).
    Années 6438, 6439, 6440, 6441, 6442. Les Ougres (Hongrois) marchèrent pour la première fois contre Constantinople et ravagèrent toute la Thrace. Roman conclut la paix avec eux (930-934).
    Années 6443, 6444, 6445, 6446, 6447, 6448, 6449. Igor marcha contre les Grecs. Les Bulgares annoncèrent à l'empereur que les Russes s'avançaient contre Constantinople avec dix mille vaisseaux. Ils partirent, traversèrent la mer, se mirent à ravager la Bithynie, à ravager les rivages du Pont jusqu'à Héraclée et à la Paphlagonie, et tout le pays de Nicomédie, et brûlèrent tous les bords du golfe. Ils coupèrent une partie des prisonniers en morceaux, prirent les autres pour but et tirèrent dessus, brisèrent leurs membres ou leur attachèrent les mains derrière le dos et leur enfoncèrent des clous de fer dans la tête; ils brûlèrent beaucoup d'églises saintes, brûlèrent des monastères et des villages et prirent beaucoup de butin sur les deux côtes de la mer. Ensuite l'armée arriva d'Orient. Pamphile le domestique était à la tête de 40 000 hommes, avec lui étaient Phocas le patrice, commandait les Macédoniens, Théodose chef des Thraces et d'autres nobles illustres; ils entourèrent les Russes. Ceux-ci ayant tenu conseil marchèrent en armes contre les Grecs; le combat fut acharné, et les Grecs ne vainquirent qu'avec peine. Les Russes retournèrent donc le soir vers leur camp; puis la nuit ils montèrent sur leurs vaisseaux et s'enfuirent. Théophane se mit à les poursuivre sur des vaisseaux avec du feu, et à lancer avec des tubes du feu sur les bateaux russes, et l'on vit un terrible prodige. Les Russes ayant vu la flamme se jetèrent à la mer pour échapper à la nage et ceux qui survécurent revinrent ainsi dans leur pays. Quand ils furent revenus dans leur pays, chacun d'entre eux racontait aux siens ce qui s'était passé et parlait du feu des vaisseaux. «Les Grecs ont un feu semblable à celui du ciel, disaient-ils, et en le lançant contre nous, ils nous ont brûlés : c'est pourquoi nous n'avons pu les vaincre.» Igor se mit alors à rassembler une grande armée, et envoya chez les Varègues au delà de la mer pour les exciter contre es Grecs qu'il voulait aller attaquer de nouveau (935-941.)
    Année 6450. Siméon marcha contre les Croates et les Croates le battirent, et il mourut laissant son fils le prince Pierre qui régna sur la Bulgarie (942).
    Cette année naquit à Igor un fils appelé Sviatoslav.