Chronique de Nestor
 
 
 
 
LXXVII. – Ravages des Polovises (1094).
 
    Année 6602. Sviatopolk conclut la paix avec les Polovises. Et il prit pour femme la fille de Tougorkan, prince des Polovtses. Cette année Oleg vint avec les Polovtses de Tmoutorakan à Tchernigov; Vladimir s'enferma dans la ville. Oleg vint sous la ville, brûla les environs, incendia les églises et monastères. Vladimir conclut la paix avec Oleg et alla s'établir dans la résidence de son père à Péréïaslavl, et Oleg alla à la ville de son père. Les Polovtses se mirent à ravager autour de Tchernigov. Oleg ne les empêcha pas; car lui-même les avait appelés. Ainsi pour la troisième fois Oleg amena les païens en Russie. Puisse Dieu lui pardonner ce péché. Car beaucoup de chrétiens périrent, d'autres furent envoyés en captivité, d'autres furent dispersés dons les pays étrangers. Cette année les sauterelles fondirent sur la terre russe, le 6 août, mangèrent toutes les herbes et beaucoup de blé et on n'a jamais entendu parler dans la Russie d'un fléau tel que celui que nous avons vu de nos yeux pour nos péchés. Cette année trépassa l'évêque de Vladimir Étienne, le 7 avril, à 6 heures de la nuit; il avait été avant higoumène du monastère Petchersky.
 
LXXVIII. – Ravages des Polovtese. Itlar et Kytan (1096).
 
    Année 6603. Les Polovtses marchèrent contre les Grecs avec Devgénévitch, ravagèrent la Grèce; l'empereur prit Deygénévitch1  et lui fit crever les yeux. Cette année les Polovtses Itiar et Kylan vinrent trouver Vladimir pour conclure la paix. Itlar alla à la ville de Péréïaslavl et Kytan resta dans l'enceinte des remparts avec son armée. Vladimir donna à Kytan son fils Sviatoslav en otage et Itlar resta dans la ville avec une droujina d'élite. En ce temps Siaviata était venu de Kiev auprès de Vladimir de la part de Sviatopolk pour une certaine affaire. Et les compagnons de Ratibor se mirent à comploter avec le prince Vladimir la perte de la troupe d'Itlar. Mais Vladimir ne voulait pas faire cela disant : «Comment pourrais-je faire cela, quand je me suis engagé par serment avec eux ?» Sa droujina lui répondit : «Prince, il n'y a point en cela de péché, Dieu les a mis entre tes mains. Pourquoi eux font-ils toujours des serments et après détruisent-ils la terre russe et versent-ils sans relâche le sang chrétien ?» Vladimir les écouta et cette nuit même il envoya Siaviata avec une petite droujina et des Torks au milieu des remparts. Ils enlevèrent d'abord Sviatoslav puis ils tuèrent Kytan et massacrèrent sa famille. C'était le soir du samedi et cette nuit là Itlar reposait avec sa droujina dans le palais de Ratibor et ne savait pas ce que devenait Kytan. Le lendemain dimanche à l'heure des matines, Ratibor arma ses officiers et ordonna de faire du feu dans la salle. Puis Vladimir envoya son serviteur Bialdouk auprès des gens d'Itlar et Biaïdouk leur dit : «Le prince Vladimir vous appelle disant : Quand vous vous serez chaussés et que vous aurez bien déjeuné dans une chambre chaude chez Ratibor, vous viendrez auprès de moi.» Et Mar dit : «Qu'il en soit ainsi.» Quand ils entrèrent dans la chambre, on les enferma : puis on monta sur le toit, on y fit une ouverture. Alors Olbieg Ratiboritch prit son arc, décocha une flèche et frappa Mar au coeur; ils tuèrent toute sa droujina. C'est ainsi qu'Itlar termina tristement sa vie avec sa droujina, le premier dimanche du carême, à une heure, le 24 février. Alors Sviatopolk et Vladimir envoyèrent vers Oleg, lui ordonnant d'aller avec eux contre les Polovises. Oleg promit d'aller avec eux et partit, mais par une autre route. Sviatopolk et Vladimir arrivèrent au camp des ennemis, le prirent, emportèrent le bétail et les chevaux, les chameaux et les domestiques et les emmenèrent dans leur pays, et ils commencèrent à s'irriter contre Oleg, parce qu'il n'était pas venu avec eux contre les païens. Et Sviatopolk et Vladimir envoyèrent dire à Oleg : «Tu n'es pas venu avec nous contre les ennemis qui ont ravagé la terre russe et tu as entre tes mains le fils d'ltlar. Tue-le ou livre nous-le, car c'est notre ennemi et l'ennemi de notre terre.» Oleg ne les écouta point; et la haine s'éleva entre eux.
    Cette année les Polovtses vinrent devant Iouriev, ils restèrent tout l'été autour de la ville et faillirent s'en emparer. Sviatopolk les décida à faire la paix. Les Polovtses alors passèrent la Ros; les habitants de Iouriev émigrèrent et allèrent à Kiev. Sviatopolk ordonna de bâtir une ville sur la colline de Vitetch, l'appela de son nom la ville de Sviatopolk et ordonna à l'évêque Marin de s'y établir avec les habitants de Iouriev, ainsi que ceux de Zasakov et d'autres villes. Les Polovises brûlèrent Iouriev abandonné. A la fin de cette année, David Sviatoslavitch alla de Novogorod à Smolensk. Les habitants de Novogorod allèrent à Rostov chercher Matislav, fils de Vladimir; ils le prirent, l'amenèrent à Novogorod et dirent à David : «Ne viens pas chez nous.» David, après être venu, retourna à Smolensk et s'établit à Smolensk et Mstislav s'établit à Novogorod. En ce temps Iziaslav, fils de Vladimir, vint de Koursk à Mourom; les habitants de Mourom le reçurent et il fit prisonnier le posadnik d'Oleg. Cette année vinrent les sauterelles (le 8 août) et elles couvrirent toute la terre : c'était affreux de les voir; elles se dirigèrent vers le nord dévorant les herbes et les grains.
 
LXXIX – Nouvelles invasions des Polovises. Les Polovises devant Kiev (1096).
 
    . Année 6604. Sviatopolk et Vladimir envoyèrent dire à Oleg : «Viens à Kiev; que nous tenions conseil sur la terre russe en présence des évêques, des higoumènes, des officiers de nos pères, des gens de la ville, afin d'être en état de défendre la Russie contre les païens.» Oleg eut une idée insensée et répondit en termes orgueilleux : «Il n'est pas convenable que l'évêque, ou les higoumènes, ou la plèbe me jugent.» Et il ne voulut pas venir auprès de ses frères, ayant écouté de mauvais conseillers. Sviatopolk et Vladimir lui dirent : «Tu ne vas pas avec nous contre les païens, tu ne prends point part à nos conseils; mais tu médites quelque chose de mal contre nous et tu veux aider les païens, mais Dieu sera entre nous.» Alors Sviatopolk et Vladimir marchèrent contre Oleg à Tcheruigov. Oleg s'enfuit de Tchernigov, le samedi 3 mai. Sviatopolk et Vladimir le poursuivirent. Oleg s'enfuit à Starodoub et s'y enferma. Sviatopolk et Vladimir l'assiégèrent dans la ville; les assiégés se défendirent énergiquement; on monta à l'assaut; il y eut beaucoup de blessés de deux côtés et le combat fut acharné. Le siège dura trente-trois jours et les assiégeants commençaient à faiblir. Oleg sortit de la ville demandant la paix et ils la lui accordèrent, disant: «Va trouver ton frère David et vous viendrez à Kiev où est le trône de nos pères et de nos aïeux, Kiev la plus ancienne ville du pays. C'est là qu'il convient de nous rassembler pour faire la paix.» Oleg promit d'agir ainsi et ils baisèrent la croix. En ce temps Boniak vint avec les Polovtses sous les murs de Kiev, le dimanche soir, et il ravagea le pays autour de Kiev et brûla à Bérestov, le palais du prince. Dans le même temps Kourya ravageait avec les Polovtses le pays de Péréiaslavl et brûlait Ouslié le 24 mars. Oleg sortit de Starodoub et vint vers Smolensk, et les habitants de Smolensk ne le reçurent pas et il alla à Riazan. Svialopolk et Vladimir rentrèrent chez eux. Cette année Tougorkan, beau-père de Sviatopolk, marcha contre Péréiaslavi, le 31 mai, s'établit autour de la ville, elles habitants de Péréiaslavl s'enfermèrent dans la ville. Svialopolk et Vladimir marchèrent contre lui de ce côté-ci du Dniepr et arrivèrent à Zaroub, passèrent le fleuve et les Polovises ne soupçonnèrent pas leur arrivée, car Dieu protégeait les Russes, et, une fois rangés en bataille ils s'avancèrent sous la ville. Les habitants les ayant vus se réjouirent et allèrent au devant d'eux. Les Polovtses s'établirent en bataille de l'autre côté de la Troubèje : Sviatopolk et Vladimir franchirent à gué la Troubèje et marchèrent contre les Polovtses. Vladimir voulait ranger sa droujina en bataille; ils ne l'écoutèrent pas, mais éperonnant leurs chevaux, s'élancèrent contre les ennemis. Les Polovtses, voyant cela s'enfuirent, et nos soldats les poursuivirent et les égorgèrent. Dieu nous accorda ce salut d'un grand danger le 19 juillet; les étrangers furent vaincus, leur prince Tougorkan tué, ainsi que son fils et d'autres princes; beaucoup de nos ennemis tombèrent là. Le lendemain on trouva Tougorkan tué; Sviatopolk recueillit le corps de son beau-père et ennemi. On l'amena à Kiev et on l'enterra près de Bérestovo entre la route qui va à Bérestovo et celle qui va au monastère. Le 20 de ce mois, le vendredi  à une heure, Doniak l'impie, l'immonde, le brigand, arriva secrètement et à l'improviste sous les murs de Kiev avec les Polovtses et peu s'en fallut qu'ils n'entrassent dans la ville; ils brûlèrent les faubourgs de la ville, puis ils retournèrent contre les monastères et brûlèrent le monastère d'Étienne, les villages et Germany. Et ils vinrent sous le monastère Petchersky où nous reposions dans nos cellules après les matines; et ils poussèrent des cris autour du monastère et ils plantèrent deux étendards devant les portes du monastère, tandis que quelques-uns d'entre nous s'enfuyaient du monastère et que d'autres se cachaient dans les greniers. Les fils impies d'lsmaël brisèrent les portes du monastère et se jetèrent dans les cellules, brisant les portes et emportant ce qu'ils trouvaient dans les cellules. Ensuite ils brûlèrent la maison de notre sainte protectrice, la mère de Dieu, vinrent à l'église et brûlèrent les pertes qui regardent le midi et le nord et ils entrèrent dans la chapelle où est le tombeau de Théodose, prirent les images, brûlèrent les portes et blasphémèrent Dieu et notre foi. Dieu souffrit cela, car leurs péchés et leurs iniquités n'étaient pas encore comblés. Aussi ils disaient : «Où est leur Dieu ? Qu'il les sauve et les délivre de nous !» Et ils disaient d'autres blasphèmes se moquant des saintes images et ne sachant pas que Dieu punit ses serviteurs par des invasions et des guerres afin qu'ils se montrent comme de l'or éprouvé au feu. Car les chrétiens, à travers beaucoup de souffrances et de misères, iront au royaume du ciel, et ces païens insulteurs ont dans ce monde joie et richesses, et dans l'autre ils iront avec le diable au feu et aux tourments éternels. Alors ils brûlèrent le Palais Rouge fondé par le pieux prince Vsévolod sur la montagne de Vydobytch. Les maudits Polovtses anéantirent tout cela par le feu. Aussi nous, imitant le prophète David, nous disons : «Seigneur mon Dieu, rends-les semblables à une boule et au chaume qui sont chassés par le vent, poursuis-les dans ta colère; remplis leur visage de honte.» (Ps 82,14-17) Car ils ont pillé et brûlé ta sainte demeure, ainsi que le monastère de ta mère et les reliques de tes serviteurs. Or ces impies fils d'Ismaël déchaînés pour la perte des chrétiens tuèrent quelques-uns de nos frères. Ils sont sortis du désert d'Iatreb pour marcher sur l'Orient et le Midi. D'eux sont venus quatre peuples : Les Torkmens et les Pétchénègues, les Torks et les Polovtses. Méthode2 atteste que de leurs peuples huit s'enfuirent quand Gédéon les battit; huit de ces peuples s'enfuirent dans le désert, et quatre furent massacrés. D'autres disent qu'ils sont les fils d'Amon. Mais cela n'est pas; car les fils de Moab sont les Khvalises et les fils d'Amon sont les Bulgares, et les Sarazins descendent par lsmaël de Sara et se sont donné le nom de Sarakin, ce qui veut dire : nous sommes nés de Sara. Les Khvalises et les Bulgares sont nés des filles de Loth qui conçurent de leur père. Aussi leur race est-elle impure; Et Ismaël engendra douze fils, d'où viennent les Torkmens, les Pétchénègnes, les Torks, les Koumans, c'est-à-dire les Polovtses qui sortent du désert, et à la suite de ces huit tribus sortiront à la fin du monde les gens impurs, murés dans la montagne par Alexandre de Macédoine.
 
LXXX. – Digression sur les peuples impurs.
 
    Je veux raconter ce que j'ai entendu dire il y a quatre ans. Gourata Rogovitch de Novogorod me raconta alors ce qui suit : «J'avais envoyé mon serviteur chez les Petchériens, ce peuple qui paie tribut aux Novogorodiens. Mon serviteur y alla et partit ensuite chez les Iougriens. Iougra est le nom d'un peuple étranger qui touche au Samoièdes dans les contrées du Nord. Les Iougriens dirent alors à mon serviteur : «Nous avons été témoins d'un miracle étrange, dont nous n'avions pas encore entendu parler. Il y a déjà trois ans que ce miracle a commencé. Il y a des montagnes qui entourent un golfe de la mer et s'élèvent jusqu'aux cieux. Dans ces montagnes il y a de grands cris, des disputes de gens qui scient la montagne pour en sortir, et dans cette montagne est taillée une petite ouverture et ils parlent par cette ouverture; on ne peut comprendre leur langue, mais ils montrent du doigt du fer et font des signes avec leurs mains pour demander du fer; et quand on leur donne du fer, un couteau, ou une hache, il vous donnent des peaux en échange. Il y a une route qui conduit à ces montagnes, mais elle est inaccessible en raison des précipices, des neiges ou des bois; c'est pourquoi nous n'arrivons pas toujours chez ce peuple; il est d'ailleurs loin vers le Nord.» Et je dis à Gourata : «Ce sont les peuples murés par Alexandre de Macédoine, dont parle Méthode de Patare. Alexandre de Macédoine vint aux pays de l'Orient sur le bord de la mer, au pays appelé pays du soleil et y vit des peuples impurs de la race de Japhet; et il vit leurs impuretés; les habitants mangeaient des abominations, des cousins, des mouches, des chats, des serpents; ils n'enterraient pas les cadavres mais ils les mangeaient ainsi que les foetus avortés, et toute espèce d'animaux impurs. Alexandre voyant cela, craignit que s'ils se multipliaient, ils ne souillassent la terre. Il les repoussa vers les pays du Nord, vers de hautes montagnes, et, sur l'ordre de Dieu, les montagnes du Nord les entourèrent ne leur laissant qu'une ouverture de douze coudées. Puis s'élevèrent des portes de cuivre qui furent recouvertes d'un métal infusible, de sorte qu'ils ne puissent ni les enlever ni les briser; car, ce métal a pour propriété de n'être ni brûlé par le feu, ni entamé par le fer. Or aux derniers jours du monde les huit tribus sortiront du désert d'Yatreb et les nations immondes qui sont dans les montagnes du Nord en sortiront par l'ordre de Dieu.» Mais je reviens aux choses antérieures dont nous avons déjà parlé.
 
LXXXI. – Guerres civiles.
 
    Oleg avait promis d'aller trouver son frère David à Smolensk et de revenir avec son frère à Kiev pour rétablir l'ordre; il ne voulut pas cependant faire cela, mais il alla à Smolensk et ayant réuni son armée marcha contre Mourom. A Mourom résidait alors Iziaslav, fils de Vladimir. Quand Iziaslav apprit qu'Oleg marchait contre Mourom, il envoya chercher ses troupes à Souzdal et à Rostov, à Biéloozéro et rassembla une nombreuse armée. Et Oleg envoya des ambassadeurs à Iziaslav, disant : «Va à Rostov, c'est le domaine de ton père; ce pays est le mien, je veux m'y établir et régler mon compte avec ton père. Car il m'a chassé de la ville de mon père, et toi, ne veux-tu pas me donner mon pain ?» Iziaslav n'écouta pas ces paroles, comptant sur sa nombreuse armée; Oleg comptait sur son droit et savait que ce droit était juste. Et il alla avec son armée contre la ville. Et Iziaslav se rangea dans la plaine devant la ville. Oleg alors marcha contre lui avec son armée et tous deux en vinrent aux mains; le combat fut terrible; Iziaslav, fils de Vladimir, périt le 6 septembre. Le reste de l'armée s'enfuit, les uns dans les bois, les autres à la ville. Oleg y entra et fut reçu par les habitants. On enleva le corps d'Iziaslav, on le déposa au monastère du Saint-Sauveur, de là on le porta à Novogorod et on l'ensevelit dans l'église de Sainte-Sophie du côté gauche. Oleg après avoir pris la ville, prit les habitants de Rostov, de Biéloozéro, les mit aux fers et marcha contre Souzdal. Et quand il arriva devant la ville de Souzdal, elle se rendit. Oleg après avoir pacifié cette ville, mit quelques habitants en prison, chassa les autres et prit leurs biens. Il alla à Rostov et les habitants de Rostov se rendirent à lui et il prit tout le pays de Mourom et de Rostov, établit des posadniks dans les villes et en reçut les tributs. Mstislav de Novogorod lui envoya des députés disant : «Viens, retourne de Souzdal à Mourom et ne t'établis pas dans le domaine d'autrui. Quant à moi j'irai avec ma droujina prier mon père et je te réconcilierai avec lui, quoique tu aies tué mon frère; cela n'est pas étonnant, car dans la guerre les rois périssent comme les autres hommes.» Oleg ne voulut pas écouter ces paroles; mais il méditait de prendre aussi Novogorod. Et Oleg envoya son frère Iaroslav avec l'avant-garde et il resta lui-même dans la plaine de Rostov. Mstislav tint conseil avec les habitants de Novogorod et ils envoyèrent en avant Dobrynia Ragouïlovicth avec l'avant-garde et Dobrynia saisit d'abord ceux qui payaient tribut à Oleg. Iaroslav ayant appris que Dobrynia les avait faits prisonniers (il était alors sur la Medvéditsa avec l'avant-poste) s'enfuit cette nuit même auprès d'Oleg et lui dit que Mstislav arrivait, que les avant-postes étaient pris. Il alla à Rostov et Mstilav passa le Volga. On lui dit qu'Oleg était retourné à Rostov, il le poursuivit. Oleg alors arriva à Souzdal et apprenant que Mstislav le poursuivait, il ordonna e brûler la ville de Souzdal; il ne resta que le bâtiment du monastère Petchersky et l'église de Saint-Dimitri qu'avait donnée Ephrem avec plusieurs villages. Oleg s'enfuit à Mourom. Mstislay arriva à Souzdal, et pendant qu'il s'y trouvait envoya prier Oleg de faire la paix disant : «Je suis plus jeune que toi, va trouver mon père, rends ma droujina que tu as prise je t'obéirai en tout.» Oleg lui envoya dire cela, offrant la paix par ruse et Mstislav se laissa prendre à sa ruse et dispersa sa droujina dans les villages. Et arriva la semaine du jeûne de saint Théodose, et le samedi de saint Théodose. Comme Mstislav était à dîner, il apprit qu'Oleg était sur la Kliazma; il était arrivé à l'improviste. Car Mstislay ayant confiance en lui n'avait pas mis de sentinelles. Mais Dieu sait comment sauver ses fidèles de la ruse. Oleg s'était établi sur la Kliazma pensant que Mstislav le craignant s'enfuirait. Mais la droujina de Mstislav arriva ce jour même, et le suivant arrivèrent des habitants de Novogorod, de Rostov et de Bialoozero. Mstislav s'établit devant la ville après avoir rangé son armée en bataille. Mais, ni l'un ni l'autre n'attaqua et ils restèrent quatre jours en face l'un de l'autre. Et Mstislav reçut la nouvelle que son père lui envoyait son frère Viatcheslav avec les Polovtses. Viatcheslav arriva le jeudi qui suivit la semaine du jeûne de saint Théodose, et le vendredi Oleg vint se ranger en bataille devant la ville. Mstislav marcha contre lui avec les habitants de Rostov et de Novogorod. Et Mstislay donna l'étendard de Vladimir à un des Polovtses appelé Kounoul, il lui donna de l'infanterie et le plaça à l'aile droite; Kounoul attaqua avec son infanterie après avoir déployé l'étendard de Vladimir et Oleg ayant vu l'étendard de Vladimir eut peur; la terreur s'empara de lui et de son armée. Les deux armées se mirent à combattre, Oleg contre Mstislav, et Iaroslav contre Viatcheslav. Mstislav traversa avec les Novogorodiens un espace enflammé et les fit descendre de cheval, et il y eut sur la Kolatchytsa un combat sanglant. Et Mstislav commença à vaincre. Et Oleg voyant que l'étendard de Vladimir s'avançait et allait le tourner, s'enfuit plein de crainte et Mstislav fut vainqueur. Oleg s'enfuit à Mourom et enferma Iaroslav à Mourom, puis il alla lui-même à Riazan. Mstislav vint devant Mourom et conclut la paix avec les habitants de cette ville, puis il réunit les gens de Rostov et de Souzdal et alla poursuivre Oleg à Riazan. Oleg alors s'enfuit de Riazan et Mstislav étant venu, conclut la paix avec les habitants de Riazan et emmena ceux des siens qu'Oleg avait emprisonnés. Et il envoya dire à Oleg : «Ne fuis pas, mais envoie prier tes frères de ne pas te dépouiller de la terre russe et j'irai prier mon père pour toi.» Oleg promit de faire cela. Mstislav retourna alors à Souzdal; de là il alla à la ville de Novogorod grâce aux prières du saint évêque Nikita. Et ces faits eurent lieu vers la fin de l'année 6604, vers la moitié de la quatrième in diction.
 
LXXXII. – Histoire de Vsailko (1096-1097).
 
    Année 6605. Sviatopolk, Vladimir, David Igorovitch et Vasilko Rastislavitch et David Sviatoslavitch et son frère Oleg se réunirent à Loubetch pour préparer la paix et dirent : «Pourquoi ruinons-nous la terre russe par nos querelles mutuelles ? Les Polovtses ravagent le pays de diverses manières et se réjouissent en nous voyant combattre les uns contre les autres. Unissons-nous donc maintenant comme un seul homme et défendons la terre russe. Que chacun garde son héritage; Sviatopolk, Kiev à la place d'Iziaslav, Vladimir (Péréïaslav) à la place de Vsévolod; David, Oleg et Iaroslav [Tchernigov] à la place de Sviatoslav et que les autres gardent aussi les villes que Vsévolod leur a données; Vladimir a été donné à David; quant aux fils de Rostislav, Prémysl a été donné à Volodar, Térébovl à Vasilko.» Et ils convinrent de cela en baisant la croix. «Si quelqu'un, dirent-ils, s'élève contre un autre arrangement, nous serons tous contre lui et la croix sainte aussi.» Et tous dirent : «Que la croix et toute la Russie soient contre le transgresser.» Ils s'embrassèrent et allèrent chez eux. Et Sviatopolk vint avec David à Kiev et tout le peuple se réjouit. Le diable seul s'affligea de cette concorde. Et Satan s'insinua dans le coeur de quelques hommes qui dirent à David, fils d'Igor : «Vladimir s'est uni avec Vasilko contre Sviatopolk et contre toi.» David ayant prêté l'oreille à ces menteuses paroles, se mit à parler contre Vasilko, disant à Sviatopolk : «Qui a tué son frère Iaropolk ? Maintenant il complote contre moi et contre toi et a fait accord avec Vladimir ? Prends garde à ta tête.» Sviatopolk fut troublé et dit : «Cela est-il vrai ou faux. Je ne sais.» Sviatopolk ne sachant pas ce qui en était, dit à David : «Si tu dis vrai, que Dieu t'entende ! Si tu parles par jalousie, Dieu te punira.» Sviatopolk s'affligea sur son frère et sur lui-même et commença à penser : Ainsi cela serait donc vrai ! Et il crut David; ainsi David trompa Sviatopolk et ils commencèrent à former des projets contre Vasilko. Et ni Vasilko ni Vladimir ne savaient rien de tout cela. Et David se mit à dire : «Si nous ne nous emparons pas de Vasilko, tu ne resteras pas prince à Kiev, ni moi à Vladimir.» Et Sviatopolk l'écouta. Et le 4 novembre Vasilko vint; il se rendit à Vydobycht, alla au monastère prier saint Michel, il soupa et établit son camp sur la Rouditsa. Quand le soir arriva, il entra dans son camp. Le lendemain matin Sviatopolk vint lui dire : «Ne t'en va pas avant ma fête.» Vasilko refusa, disant : «Je ne puis attendre : il y aura la guerre chez moi.» Et David lui envoya dire : «Ne l'en va pas, mon frère, ne refuse pas à ton frère aîné ce qu'il te demande.» Vasilko ne voulut pas faire cela ni l'écouter. Et David dit a Sviatopolk : «Tu vois, il ne fait nul cas de toi, quoiqu'il soit entre tes mains; qu'il s'en aille maintenant dans ses États et tu verras s'il ne prendra pas tes villes de Tourov et de Pinsk et tes autres villes : alors tu te rappelleras mes paroles. Invite-le donc maintenant, saisis-le et livre-le moi.» Sviatopolk l'écouta et envoya chercher Vasilko disant : «Puisque tu ne veux pas attendre jusqu'à ma fête, viens maintenant m'embrasser. Nous nous rencontrerons avec David.» Vasilko promit de venir ne sachant pas le piège que lui tendait David. Vasitko monta a cheval et partit; un de ses serviteurs le remontra et lui dit : «Prince, n'y va pas. Ils veulent te prendre.» Vasilko ne l'écouta pas, se disant : «Comment voudraient-ils me prendre ? Ils ont avec moi baisé la croix en disant : Si quelqu'un, se met contre un autre, tous les autres et la croix sainte seront contre lui.» Ayant ainsi pensé, il se signa et dit : «Que la volonté de Dieu soit faite.» Et il vint a la tête d'une petite droujina à la cour du prince. Et Sviatopolk sortit au-devant de lui et ils entrèrent dans la salle. David entra et ils s'assirent. Sviatopolk commença à dire : «Reste pour ma fête.» Vasilko dit : «Je ne puis rester, mon frère. J'ai déjà ordonné a mes soldats de partir.» David restait assis sans rien dire. Et Sviatopolk dit : «Alors, mon frère, déjeune avec nous.» Vasilko promit de le faire. Sviatopolk dit : «Restez assis ici, j’irai et je ferai préparer le repas.» Et il sortit; et David resta avec Vasilko. Et Vasilko se mit à parler à David; et David ne répondait ni n'entendait. Car il avait peur et son artifice lui pesait sur le coeur. David après être resté assis quelques instants, dit : «Où est mon frère ?» On lui dit : «Il est dans le vestibule.» David se leva et dit : «J'irai le trouver; frère reste assis.» David se leva et sortit et dès qu'il fut sorti on enferma Vasilko (le 5 novembre); on lui mit des chaînes doubles et on lui donna des gardes pour la nuit. Le lendemain Sviatopolk convoqua les boïars et les habitants de Kiev et leur rappela ce que David lui avait dit : «Vasilko a tué son frère et il a comploté contre toi avec Vladimir, et ils veulent te tuer et prendre tes villes.» Les bojars et le peuple dirent : «Il t'appartient, prince, de veiller sur ta vie. Si David a dit la vérité, que Vasilko soit puni; si David a menti, qu'il en soit châtié par Dieu et réponde à Dieu de son mensonge.» Les higoumènes apprirent ce qui s'est passé et se mirent à demander à Sviatopolk la grâce de Vasilko. Et Sviatopolk leur dit : «C'est David [qui l'a voulu».] David informé de ce qui se passait, insista pour qu'on crevât les yeux de Vasilko : «Si tu ne fais pas cela et si tu le relâches, ni toi ni moi ne pourrons régner.» Sviatopolk voulait le relâcher, mais David ne le voulait pas, et il le gardait. Et cette nuit ils le conduisirent à Zvénigorod. C'est une petite ville à dix verstes de Kiev. On l'emmena enchaîné sur un chariot, on le fit descendre du chariot et on le fit entrer dans une petite chaumière. Quand Vasilko fut assis, il vit un Tork aiguiser son couteau, et il comprit qu'on voulait lui crever les yeux et il invoquait Dieu avec des pleurs abondants et des gémissements; alors survinrent les envoyés de Sviatopolk et de David, Snovid Tzetchevitch, écuyer de Sviatopolk, et Dmitri, écuyer de David; et ils se mirent à étendre un tapis, et après l'avoir étendu, ils saisirent Vasilko voulant le renverser; mais il lutta énergiquement, et ils ne purent le renverser. D'autres entrèrent, le renversèrent, le lièrent, prirent une plaque du poêle et la lui mirent sur la poitrine. Snovid et Dmitri s'assirent des deux côtés à ses pieds, et ils ne pouvaient le maintenir. Alors entrèrent deux autres hommes, et ils prirent au poêle une autre plaque, s'assirent dessus et la serrèrent si vigoureusement que la poitrine de Vasilko craquait. Puis survint un Tork appelé Berendi, berger de Sviatopolk : il tenait un couteau et voulut frapper l'oeil de Vasilko, mais il le manqua et lui blessa le visage. Vasilko porte encore aujourd'hui cette balafre. Puis il lui enfonça de nouveau le couteau dans l'oeil et en arracha la pupille; il frappa ensuite l'autre oeil et en arracha l'autre pupille. Vasilko était comme mort. Ils le prirent et le mirent sur un tapis dans un chariot comme un cadavre et l'emmenèrent à Vladimir. Pendant le trajet ils s'arrêtèrent après avoir passé le pont de Zdvijen, sur le marché, ôtèrent à Vasilko sa chemise ensanglantée et la donnèrent à laver à une femme de pope. Après l'avoir lavée, elle la lui remit pendant qu'ils dînaient. Et elle pleura; car il était comme mort. Il entendit ses sanglots et demanda : «Où suis-je ?» On lui dit : «Dans la ville de Zdvijen.» Il demanda de l'eau, on lui en donna. Il la but et l'esprit lui revint; il se rappela ce qui était arrivé, tâta sa chemise et dit : «Pourquoi me l'avez-vous ôtée ? J'aurais voulu mourir et paraître devant Dieu dans cette chemise ensanglantée.» Quand ils eurent achevé leur dîner ils partirent à la hâte par un froid glacial : car c'était alors le mois de Grouden (c'est-à-dire novembre). Ils arrivèrent le sixième jour à Vladimir. David vint avec eux, comme un chasseur qui a pris quelque bête féroce, et il l'enferma dans le palais de Vakii et il commit à sa garde trente hommes et deux officiers, Oulan et Kolicha.
    Vladimir, quand il eut appris que Vasilko avait eu les yeux crevés, eut peur, pleura et dit : «Il n'y a jamais eu de tel méfait en Russie, ni du temps de nos aïeux, ni du temps de nos pères.» Et aussitôt il envoya dire à David et à Oleg, les deux fils de Sviastoslav : «Venez à Gorodets réparer le mal qui s'est accompli en Russie, et entre nous qui sommes frères. Un glaive a été jeté entre nous. Si nous ne réparons ce méfait, un plus grand mal s'élèvera chez nous. Le frère se mettra à égorger son frère, la Russie périra, nos ennemis les Polovtses viendront s'en emparer.» David et Oleg entendant cela s'affligèrent vivement et pleurèrent, disant : «Cela n'est pas encore arrivé dans notre famille.» Et aussitôt rassemblant leur armée, ils se rendirent auprès de Vladimir. Vladimir se tenait avec son armée dans une foret. Vladimir, Oleg et David envoyèrent leurs hommes auprès de Sviatopolk, disant : «Quel crime as-tu commis dans la terre russe ? Quel glaive as-tu jeté parmi nous ? Pourquoi as-tu aveuglé ton frère ? S'il t'avait fait tort, il fallait l'accuser devant nous. Après l'avoir convaincu, tu pouvais le punir. Maintenant, dis-nous pour quelle faute tu l'as ainsi maltraité.» Sviatopolk dit : «David Igorovitch m'a dit : «Vasilko a tué ton frère Iaropolk, il veut te tuer et s'emparer de tes villes, Tourov, Pinsk, Bérestié et Pogorina; il a juré, lui et Vladimir, que Vladimir s'établira à Kiev, et Vasilko à Vladimir. J'ai dû malgré moi défendre ma vie. Du reste, ce n'est pas moi, mais David qui l'a aveuglé et emmené avec lui.» Alors les hommes de Vladimir, de David et d'Oleg lui dirent : «Ne t'excuse pas en déclarant que c'est David qui l'a aveuglé. Ce n'est pas dans une ville de David, mais dans la tienne qu'il a été privé de la vue.» A ces mots ils se dispersèrent. Or le lendemain il voulut passer le Dniepr pour marcher contre Sviatopolk, et Sviatopolk voulut s'enfuir de Kiev. Les habitants de Kiev ne le permirent pas; mais ils envoyèrent la femme de Vsévolod et le métropolite Nicolas à Vladimir, disant : «Nous te prions, prince, toi et les frères de ne pas désoler la terre russe : car, si vous vous mettez à vous faire la guerre entre vous, les païens se réjouiront et envahiront cette terre conquise par les travaux et la vaillance de vos pères et vos ancêtres. Ils ont en défendant la terre russe acquis d'autres pays, et vous voulez ruiner la terre russe !» La femme de Ysévolod et le métropolite vinrent auprès de Vladimir, le prièrent et lui remirent la supplique par laquelle les habitants de Kiev l'engageaient à conclure la paix, à défendre la terre russe et à faire la guerre aux païens. Vladimir entendant cela, pleura et dit : «Il est vrai ! nos pères et nos aïeux ont défendu la terre russe, et nous, nous voulons la ruiner.» Et il accueillit favorablement la prière de la princesse; car il la vénérait comme une mère, à cause de son père; or il avait été très aimé de son père; ni de son vivant, ni après sa mort il ne fit rien contre sa volonté. C'est pourquoi il écouta la princesse comme une mère; il écouta le métropolite; car il honorait le clergé et ne rejeta point sa prière. Vladimir en effet était un prince humain. Il aimait les métropolites et les évêques et les higoumènes. Il aimait par-dessus tout les religieux. Quand ils venaient le voir, il leur donnait à boire et à manger, comme une mère à ses enfants; s'il en voyait un s'enivrer ou commettre quelque excès, il ne le condamnait pas, mais le reprenait affectueusement et le consolait. Mais revenons à notre sujet.
    La princesse, après avoir été chez Vladimir, vint à Kiev et dit à Sviatopolk et aux habitants de Kiev tout ce qui avait été dit et qu'il y aurait la paix. Ils s'envoyèrent réciproquement un délégué et s'accordèrent pour dire à Sviatopolk : «Si c'est David qui a fait ce mal, toi Sviatopolk, marche contre lui et prends-le, ou chasse-le.» Sviatopolk se chargea de cet office et ils baisèrent la croix et conclurent la paix. Or, tandis que Vasilko était à Vladimir à l'endroit que j'ai dit, aux approches du carême je m'y trouvais aussi. Une nuit le prince David m'envoya chercher. Je vins, sa droujina était assise autour de lui. Il me fit asseoir et me dit : «Vasilko a parlé cette nuit à Oulan et à Koltcha et a dit : J'apprends que Sviatopolk et Vladimir vont marcher contre David : si David m'écoutait, j'enverrais un officier à Vladimir pour le faire retourner. Je sais ce qu'il a dit : il abandonnerait l'expédition. Va donc Basile  trouver Vasilko ton homonyme avec ces serviteurs et dis-lui : «Si tu veux envoyer un de tes hommes et si Vladimir retourne sur ses pas, je te donnerai la ville que tu voudras, Vsévlajd, Térébovlou Prémysi.» J'allai donc trouver Vasilko et lui rapportai tout ce qu'avait dit David. Il répondit : «Je n'ai pas dit cela, mais j'ai bon espoir en Dieu. J'enverrai auprès de Vladimir, le prier de ne pas verser de sang à cause de moi. Une chose m'étonne : c'est que David me donne une de ses villes; quant à Térébovl, elle m'appartient maintenant et à jamais». C'est en effet ce qui arriva; car il fut bientôt remis en possession de ses biens. Il me dit : «Va trouver David et dis-lui de m'envoyer Koulmieï; je l'enverrai à Vladimir.» David ne l'écouta point; mais il me renvoya de nouveau, disant : «Koulmieï n'est point ici.» Et Vasilko me dit : «Assieds-toi un instant.» Il ordonna à son serviteur de sortir, s'assit auprès de moi et me dit : «J'apprends que David veut me livrer aux Lekhs. Ne s'est-il donc pas assez rassasié de mon sang, et veut-il encore s'en rassasier en me livrant à eux ? J'ai fait aux Lekhs beaucoup de mal, et j'avais le dessein de leur en faire beaucoup encore et de venger la terre russe. S'il me livre aux Lekhs, je n'ai pas peur de la mort; mais je te dirai la vérité : c'est que Dieu aura voulu me punir de mon orgueil. Quand m'est arrivée la nouvelle que les Bérenditches, les Petchénègues et les Torks marchaient contre moi, je me suis dit en moi-même : Quand arriveront les Bérenditches, les Petchénègues et les Torks, je dirai à mon frère Volodar et à David : «Donnez-moi vos plus jeunes soldats et vous-mêmes, buvez et réjouissez-vous.» Je pensais encore : Hiver comme été j'envahirai le pays des Lekhs, je l'écraserai et je vengerai la Russie. Ensuite je comptais envahir le pays des Bulgares du Danube et les soumettre. Ensuite j'aurais prié Sviatopolk de me laisser marcher contre les Polovtses. J'irai, pensai-je, contre les Polovtses acquérir de la gloire ou sacrifier ma vie pour la terre russe. Je ne nourrissais aucun dessein ni contre Sviatopolk ni contre David. Je jure par Dieu et son jugement suprême que je ne méditais rien contre mes frères : mais à cause de mon orgueil, parce que je m'étais trop réjoui à l'arrivée des Bérenditches et que je m'étais trop exalté dans ma superbe, Dieu m'a humilié et rabaissé.»
    Quand arriva le jour de Pâques, David vint pour s'emparer du pays de Vasilko; et Volodar, frère de Vasilko, le rencontra à Boujesk et David n'osa pas livrer bataille à Volodar, frère de Vasilko, et il s'enferma dans Boujesk et Volodar assiégea cette ville. Et Volodar se mit à dire : «Tu as fait le mal et tu ne t'en repens pas; rappelle-toi combien de crimes tu as commis.» David se mit à rejeter la faute sur Sviatopolk disant : «Est-ce moi qui ai fait cela ? Est-ce dans une ville qui m'appartint ? Moi-même je craignais qu'il ne me prît et ne me fît subir un pareil traitement.» J'ai dû me conformer à ce qu'ils ont décidé : car j'étais entre leurs mains. Volodar dit <. «Dieu sait ce qui en est; maintenant, relâche mon frère et je conclurai la paix avec toi.» David se réjouit, envoya chercher Vasilko, le remit à son frère et ils conclurent la paix et s'en allèrent chacun de son côté. Vasilko s'établit à Térébovi et David retourna à Vladimir. Quand vint le printemps Volodar et Vasilko marchèrent contre David, et ils vinrent devant la ville de Vsévlajd et David s'enferma à Vladimir. Ils assiégèrent Vsévlajd, prirent cette ville d'assaut et la brûlèrent. Vasilko ordonna de tuer les habitants qui s'enfuyaient. Il satisfit sa vengeance sur des innocents et versa le sang innocent. Ensuite il marcha contre Vladimir. Et David s'enferma à Vladimir; ils bloquèrent la ville et envoyèrent dire aux habitants de Vladimir : «Nous ne sommes pas venus contre votre ville, ni contre vous, mais contre nos ennemis Touriak, Lazare et Basile; car ce sont eux qui ont conseillé David et lui ont fait faire le mal qu'il a fait. Si vous voulez vous battre pour eux, nous sommes prêts à combattre, sinon livrez-nous nos ennemis.» Les habitants ayant entendu cela se rassemblèrent et dirent à David : «Livre ces hommes : nous ne nous battrons pas pour eux; nous pouvons nous battre pour toi et non pour eux. Si tu ne les livres pas, nous ouvrirons les portes de la ville; songe alors toi-même à ton salut.» Il fut forcé de les livrer. Mais alors il dit : «Ils ne sont pas ici : car il les avait envoyés à Loutchesk. Quand ils arrivèrent à Loutchesk Touriak s'enfuit à Kiev; Lazare et Basile retournèrent à Tourlisk. Quand le peuple apprit qu'ils étaient à Tourlisk, le peuple cria contre David disant : «Livre ceux qu'on demande, sinon nous nous rendrons.» David envoya chercher Basile et Lazare et les livra. On conclut la paix le dimanche et le lendemain matin, on pendit Basile et Lazare; les gens de Vasilko les criblèrent de flèches; puis ils levèrent le siège de la ville. Ce fut la seconde vengeance de Vasilko, vengeance qu'il eut le tort de prendre. Il eût mieux valu en laisser le soin à Dieu. Il aurait dû charger Dieu de sa vengeance; car comme dit le prophète : «Je me vengerai de mes ennemis et de ceux qui me haïssent.» (Dt 32,41) En effet il venge le sang de ses enfants et fait tomber sa vengeance sur ses ennemis et sur ceux qui le haïssent. Quand les assiégeants furent partis, on détacha les pendus et on les enterra.
    Sviatopolk ayant promis de chasser David, marcha contre Bérestié, chez les Lekhs. Quand David eut appris cela, il alla chez les Lekhs demander du secours à Vladislav. Les Lekhs promirent de le secourir et reçurent de lui cinquante grivnas d'or, disant : «Viens avec nous à Bérestié; car Sviatopolk nous invite à une entrevue; là-bas nous te réconcilierons avec Sviatopolk.» David les ayant écoutés alla jusqu'à Bérestié avec Vladislav; Sviatopolk était dans la ville, et les Lekhs sur le Bong. Sviatopolk s'entendit avec les Lekhs et leur donna de grands présents pour qu'il lui livrassent David. Et Viadisiav dit à David : «Sviatopolk ne m'a pas écouté; retourne chez toi» et David alla à Vladimir. Et Sviatopolk s'étant entendu avec les Lekhs marcha contre Pinsk, ayant envoyé chercher son armée. Il s'avança jusqu'à Dorogobouje où il attendait son armée; puis il marcha contre David jusque sous les murs de la ville. David s'y enferma espérant le secours des Lekhs. Car ils lui avaient dit : «Si les princes russes viennent, nous irons à ton secours.» Et ils l'avaient trompé, ayant reçu de l'or de David et de Sviatopolk. Sviatopolk entoura la ville et resta devant elle pendant sept semaines. David commença à le prière : «Laisse-moi sortir de la ville.» Sviatopolk y consentit; ils baisèrent la croix. David sortit de la ville et alla à Tcherven. Sviatopolk entra dans la ville le samedi saint, et David s'enfuit chez les Lekhs. Sviatopolk après avoir chassé David se mit à méditer des projets contre Volodar et Vasilko disant : «Ceci est le bien de mon père et de mon frère.» Et il marcha contre eux. Quand Volodar et Vasilko entendirent ces paroles, ils sortirent contre lui, ayant pris la croix qu'il avait baisée avec eux, disant : «Je suis venu contre David et je veux avoir paix et amitié avec vous.» Sviatopolk viola ce serment, comptant sur le nombre de ses troupes. Et ils se rencontrèrent dans la plaine de Rojen. Quand les deux parties en vinrent aux mains, Vasilko éleva la croix en disant : «Voici la croix que tu as baisée : Tu m'as déjà arraché les yeux; tu veux maintenant m'arracher la vie : que cette croix soit entre nous !» Et le combat commença : les bataillons en vinrent aux mains et beaucoup d'hommes pieux virent une croix qui s'élevait au-dessus de l'armée de Vasilko. Le combat fut terrible; beaucoup d'hommes tombèrent des deux côtés. Sviatopolk voyant l'acharnement du combat, s'enfuit à Vladimir. Volodar et Vasilko vainqueurs s'arrêtèrent, disant : «Il nous suffit de rester dans nos frontières.» Et ils n'allèrent pas plus loin. Sviatopolk s'enfuit à Vladimir; il avait avec lui ses deux fils et les deux fils d'Iaropolk et Sviatocha fils de David Sviatoslavitch et le restant de sa droujina. Sviatopolk établit à Vladimir son fils Mstislav qu'il avait eu d'une concubine; et il envoya Iaroslav en Hongrie, pour exciter les Hongrois contre Volodar, et il alla lui-même à Kiev. Alors Iaroslav fils de Sviatopolk vint avec les Hongrois; avec lui était le roi Kolomari, et deux évêques, et ils s'établirent autour de Prémysi, le long du Viagr, et Volodar s'enferma dans la ville. Vers ce temps David arriva de chez les Lekhs laissa sa femme auprès de Volodar et alla lui-même chez les Polovtses. Boniak le rencontra. David revint et ils marchèrent ensemble contre les Hongrois. Pendant leur route ils s'arrêtèrent pour passer la nuit. A minuit Boniak se leva, quitta l'armée et se mit à hurler comme un loup. Un loup lui répondit et beaucoup de loups se mirent à hurler. Boniak revint alors et dit à David : «Demain nous vaincrons les Hongrois.» Le lendemain Boniak rangea son armée en bataille. David avait cent soldats, Boniak trois cents; il les divisa en trois colonnes et marcha contre les Hongrois. Et il mit à l'avant-garde Altounopa avec cinquante hommes; il confia l'étendard à David et divisa son corps en deux parties, mettant cinquante hommes à chaque aile. Les Hongrois se mirent en bataille en divers corps; ils étaient au nombre de huit mille. Altounopa attaqua le premier corps, et après avoir fait une décharge il recula devant les Hongrois. Les Hongrois le poursuivirent et dans leur course dépassèrent Boniak. Boniak alors attaqua les Hongrois par derrière. Altounopa se retourna et ils ne permirent pas aux hongrois de battre en retraite. Ainsi ils en tuèrent un grand nombre. Boniak divisa sa troupe en trois corps et ils battirent les Hongrois à plate couture, pareils au faucon qui poursuit les choucas. Les Hongrois s'enfuirent : beaucoup se noyèrent dans le Viagr, d'autres dans le San. En fuyant le long du San ils s'y faisaient tomber les uns les autres; pendant deux jours le vainqueur les poursuivit en les massacrant. Là fut tué leur évêque Koupan avec beaucoup de leurs bojars. On dit que quatre mille périrent. Iaroslav s'enfuit chez les Lekhs et arriva à Bérestié, David ayant pris Soutieisk et Tcherven arriva tout à coup et fit prisonniers des gens de Vladimir. Mstislav s'enferma dans la ville avec une garnison; car il avait avec lui des habitants de Pinsk, de Bérestié, de Vygochov. David entoura la ville et lui livra de fréquents assauts. Une fois, il s'avança sous les tours de la ville. Or les habitants lançaient des flèches qui tombaient plus épaisses que la pluie. Mstislav au moment ou, monté sur la palissade, il se préparait à tirer fut atteint d'une flèche à un défaut de sa cuirasse, sous l'aisselle. On l'emporta et il mourut celle nuit même. On cacha sa mort pendant trois jours et le quatrième on l'annonça à l'assemblée. Le peuple dit : «Voici que le prince est mort : si nous nous rendons, Sviatopolk nous fera tous périr.» Il envoyèrent dire à Sviatopolk : «Ton fils est mort et nous, nous sommes pressés par la famine. Si tu ne viens pas, le peuple se rendra, ne pouvant supporter la faim.» Sviatopolk envoya Poutiala son général. Poutiata arriva avec une armée à Loutchesk chez Svialocha fils de David. Les hommes de David étaient chez Sviatocha. Car Svialocha avait juré à David : «Si Sviatopolk vient contre toi, je te le ferai savoir.» Sviatocha ne fit pas cela mais il s'empara des hommes de David et marcha lui-même contre David. Sviatocha et Poutiata arrivèrent le cinq août. Tandis que l'armée de David assiégeait la ville, et que David faisait la sieste, ils tombèrent sur cette armée et se mirent à la massacrer. Les assiégés sortirent de la ville et se mirent à égorger l'armée de David; et David s'enfuit ainsi que Mstislav son neveu. Sviatocha et Poutiata prirent la ville et y établirent Basile comme posadnik de Sviatopolk. Et Sviatocha alla à Loutchesk et Poutiata à Kiev. David s'enfuit chez les Polovtses. Boniak le rejoignit. David et Boniak marchèrent contre Sviatocha, à Loutchesk, assiégèrent Sviatocha dans sa ville et conclurent la paix. Svialocha sortit de la ville et alla trouver son père à Tchernigov; David s'empara de Loutchesk, de 14 il alla à Vladimir. Alors le posadnik Basile s'enfuit de la ville. David prit Vladimir et s'y établit.
    L'année suivante, les princes Sviatopolk, Vladimir, David et Oleg se réunirent et décidèrent David Igorovitch à accepter non pas Vladimir, mais Dorogobouje où il mourut. Sviatopolk prit Vladimir et y établit son fils Iaroslav.
 
LXXXIII. – Négociations entre les princes (1098-1100).
 
    Année 6606. Vladimir, David et Oleg marchèrent contre Sviatopolk; ils s'arrêtèrent à Gorodets et conclurent la paix, comme je l'ai dit au chapitre précédent. Cette année Vladimir bâtit une église de pierre en l'honneur de la sainte mère de Dieu dans le palais du prince à Péréïaslavl. Cette année Vladimir Monomaque fonda une ville sur l'Osir (1098).
    Année 6607. Sviatopolk marcha contre David à Vladimir et chassa David chez les Lekhs. Cette année un signe parut au- dessus de Vladimir au mois d'avril : on vit deux cercles, et dans ces cercles, comme deux soleils jusqu'à la sixième heure. Et la nuit, on vit comme trois étendards lumineux jusqu'à l'aube. Cette année Mstislav, fils de Sviatopolk, fut tué à Vladimir le 12 juin (1099).
    Année 6608. Mstislav, fils de David, partit sur mer, le 10 juin. Cette même année la paix fut conclue entre les frères Sviatopolk, David, Vladimir, Oleg, à Ouviétitchi, le 10 août. Le 30 du même mois se rassemblèrent en cet endroit les frères Sviatopolk, David, Oleg, Vladimir; David Igorovitch, vint à eux et leur dit : «Pourquoi m'avez-vous fait venir ? Me voici. A qui ai-je fait tort ?» Et Vladimir lui répondit : «Tu nous as envoyé dire : Frères, je veux venir et me plaindre des torts qu'on m'a faits. Te voici; tu es assis sur le même tapis que tes frères: pourquoi ne te plains-tu pas ? Qui t'a fait  tort ?» Et David ne répondit rien. Tous ses frères se mirent à cheval; Sviatopolk était à cheval avec sa droujina. David et Oleg avec la leur, à une certaine distance l'un de l'autre ; et David Igorovitch se tenait à l'écart; ils ne l'admirent pas auprès d'eux, mais ils délibérèrent sur lui en particulier; après avoir délibéré, ils envoyèrent leurs hommes à David. Sviatopolk envoya Poutiata, Vladimir Orogost et Ratibor : David et Oleg envoyèrent Tortchin. Les envoyés arrivés auprès de David lui dirent : «Voici ce que disent tes frères : nous ne voulons pas te donner le siège de Vladimir, parce que tu as levé ton poignard sur nous, ce qui n'avait pas encore eu lieu dans la terre russe. Cependant, nous ne te prendrons pas : nous ne te ferons aucun mal, mais nous te donnerons ce qui suit : va t'établir à Boujesk, c'est un lieu fortifié; Sviatopolk te donne Doubno et Tehertorysk; Vladimir te donne deux cents grivnas; David et Oleg, deux cents grivnas.» Ensuite ils envoyèrent leur messagers à Volodar et à Vasilko : «Prends ton frère Vasilko avec toi et que Pérémysi vous appartienne en commun. Demeurez ensembles si cela vous convient, sinon laisse ici Vasilko nous le nourrirons ici; rends-nous nos esclaves et nos sujets.» Ni Volodar, ni Vasilko n'acceptèrent cela et David s'établit à Boujesk. Sviatopolk donna à David Dorogobouje où il mourut, et il donna Vladimir à son fils Iaroslav (1100).
 
LXXXIV. … Nouvelles négociations (1101).
 
    En l'année 6609 mourut Vseslav prince de Pototsk, le mercredi 14 avril, à neuf heures. Cette année Iaroslav Iaropolkovitch de Bérestié déclara la guerre; Sviatopolk marcha contre lui, le bloqua dans sa ville, le prit, le chargea de chaînes et l'emmena à Kiev. Le métropolitain et les higoumènes intercédèrent pour lui, obtinrent sa grâce de Sviatopolk; ils le conduisirent au tombeau de saints Boris et de Gleb, lui ôtèrent ses chaînes et lui rendirent la liberté. Cette année tous les frères, Sviatopolk, Vladimir, David et Oleg ainsi qu'Iaroslav se réunirent sur la Zolotetch. Et tous les princes de Polovtses envoyèrent des députés à tous ces frères pour demander la paix. Les princes russes leur dirent : «Si vous voulez la paix nous nous réunirons à Sakov.» Et les Polovtses envoyèrent des messagers et la réunion eut lieu à Sakov et ils conclurent la paix avec les Polovtses et ils prirent des otages, le 15 septembre. Cette année Vladimir éleva une église cathédrale en l'honneur de la sainte mère de Dieu à Smolensk (1101).
    Année 6610. Iaroslav, fils d'Iaropolk, s'enfuit de Kiev le 1 er octobre. A la fin de ce mois Iaroslav, fils de Sviatopolk attira dans un piège Iaroslav, fils d'Iaropolk, le prit sur les bords de la Noura et l'amena à son père Sviatopolk: ils l'enchaînèrent. Cette année, le 20 décembre, Mstislav, fils de Vladimir vint avec les Novogorodiens. Car Sviatopolk avait fait avec Vladimir un pacte en vertu duquel Sviatopolk devait prendre Novogorod et y établir son fils, et Vladimir établir son fils à Vladimir. Mstislav vint à Kiev et ils se réunirent dans une maison. Les hommes de Vladimir dirent : «Voici que Vladimir a envoyé son fils ici; et les habitants de Novogorod sont assis là-bas, qu'ils prennent ton fils et aillent à Novogorod, et que Mstislav aille à Vladimir.» Les habitants de Novogorod dirent à Sviatopolk : «Prince, nous sommes envoyés vers toi. On nous a dit : nous ne voulons ni Sviatopolk ni son fils. Si ton fils a deux têtes envoie-nous les. Vsévolod nous a donné ce prince et nous l'avons élevé comme notre prince et toi tu nous as quittés.» Sviatopolk eut une longue contestation avec eux. Et comme ils ne voulaient pas céder, ils prirent Mstislav et allèrent à Novogorod (1102).
    Cette année un signe parut dans le ciel, le 29 janvier pendant trois jours; on vit une sorte d'aurore enflammée à l'orient, au midi, à l'occident et au nord, et il y eut pendant toute la nuit une lumière pareille à celle de la pleine lune. Cette même année il y eut un signé sur la lune, le 5 février. Le 7 du même mois, il y eut un signe dans le soleil; il fut entouré de trois arcs-en-ciel : et il y avait d'autres arcs-en-ciel adossés les uns aux autres. En voyant ces signes, les fidèles prièrent Dieu avec des larmes de les changer en heureux présages. Car parmi les signes, les uns sont réputés bons et les autres mauvais. L'année suivante Dieu inspira une heureuse pensée aux princes russes; ils résolurent de faire la guerre aux Polovtses et d'envahir leur pays. Ce projet s'effectua comme nous le dirons à l'année suivante. Cette année mourut Iaroslav, fils d'Iaropolk, le 11 août. Cette année la fille de Sviatopolk, Zbyslava, alla en Pologne se marier avec Boleslav, le 16 novembre. Cette année naquit à Vladimir un fils qui fut appelé André (1102).
 
LXXXV. – Victoire sur les Polovtseg (1108).
 
    Année 6611. Dieu inspira une bonne pensée aux princes russes Sviatopolk et Vladimir : et ils se rassemblèrent à Dolobsk pour tenir conseil. Sviatopolk s'assit avec sa droujina, Vladimir avec la sienne dans la même tente. Et la droujina de Sviatopolk se mit à délibérer et à parler ainsi : «Au printemps il n'est pas temps de combattre; nous ruinerions les paysans et leurs champs.» Vladimir dit : «Je m'étonne, ô droujina de vous voir tant de souci pour les chevaux avec lesquels on laboure. Comment ne réfléchissez-vous pas que dès que le paysan commencera à labourer le Polovtse arrivera, le frappera de ses flèches, prendra son cheval, pénétrera dans le village, prendra sa femme et ses enfants et tous ses biens. Ainsi vous avez peur pour les chevaux et vous n'avez pas peur pour le paysan lui-même.» Et la droujina de Sviatopolk ne put rien lui répondre. Et Sviatopolk dit : «Frère, je suis déjà prêt,» et il se leva et Vladimir lui dit : «Frère, tu rends à la Russie un grand service.» Et ils envoyèrent dire à Oleg et à David : «Marchez contre les Polovtses : nous vivrons ou nous mourrons.» David les écouta. Oleg ne voulut pas; il s'excusa en disant : «Je ne suis pas bien portant.» Vladimir embrassa son frère, et alla à Péréïaslav; et avec lui Sviatopolk et David Sviatoslavitch et David Vseslavitch et Mstislav petit-fils d'Igor et Viatcheslav Iaropolkovitch et Iaropolk Vladimirovitch. Ils partirent à cheval et en bateau: ils arrivèrent au-dessous des cataractes et restèrent sur les bas-fonds près de l'île de Khortytch. Ils se mirent à cheval : les fantassins sortirent des bateaux, marchèrent pendant quatre jours et ils arrivèrent à Soutien. Les Polovtses ayant appris l'arrivée des Russes se rassemblèrent en grand nombre et tinrent conseil. Ourousoba dit : «Demandons la paix aux Russes : car ils se battront contre nous avec acharnement, parce que nous avons fait beaucoup de mal à la terre russe.» Les plus jeunes dirent à Ourousoba : «Si tu as peur des Russes, nous nous ne les craignons pas : nous les battrons, nous irons dans leur pays, nous prendrons leurs villes. Qui les sauvera de nous ?» Les princes russes et toute l'armée faisaient des voeux à Dieu et à sa mère très pure. Les uns offraient des collibes, les autres des aumônes aux pauvres, les autres des dons aux monastères. Et tandis qu'ils priaient ainsi les Polovises marchèrent contre eux; ils avaient mis à la tête de leur avant-garde Altounapa qui était renommé chez eux par sa vaillance.
    Les princes russes envoyèrent aussi leur avant-garde : elle surprit l'avant-garde d'Altounapa, fondit sur lui, le tua lui et les siens; pas un de ceux qui étaient avec lui n'échappa. Tous furent massacrés. Les bataillons de Lolovtses arrivèrent drus comme les arbres de la forêt. On ne pouvait les embrasser du regard. Les Russes marchèrent contre eux. Et le grand Dieu inspira une grande terreur aux Polovtses. Ils furent pris d'effroi et de tremblement en présence des troupes russes, s'avancèrent mollement. Leurs chevaux mêmes n'avaient plus de vitesse dans les pieds. Les nôtres, cavaliers et fantassins se précipitèrent sur eux avec ardeur; les Polovtses voyant l'acharnement des Russes contre eux s'enfuirent avant même d'en être venus aux mains, devant les princes russes; nos soldats les poursuivirent et les massacrèrent. C'est le 4 avril que Dieu envoya ce grand salut aux fidèles princes russes, à tous les chrétiens, et qu'il infligea à nos ennemis cette grande défaite. Dans ce combat périrent vingt princes; Ourouba, Kichii, Aroslanapa, Kitanopou, Kuman, Asoup, Kourik, Tchénégrépa, Sourbar et d'autres; Beldouz fut pris. Ensuite les frères se reposèrent après la victoire. On conduisit Beldouz chez Sviatopolk. II se mit à offrir pour sa liberté de l'or, de l'argent, des chevaux, du bétail. Sviatopolk l'envoya à Vladimir. Et quand il arriva, Vladimir lui dit : «Vous êtes punis de vos parjures, car vous avez souvent juré; et cependant vous avez fait la guerre à la Russie; pourquoi n'as-tu pas appris à tes fils et à ta famille à ne pas violer leurs serments ? Pourquoi avez-vous versé le sang chrétien ? Que ce sang retombe sur ta tête.» Et il ordonna de le tuer, et on le coupa en morceaux. Ensuite tous les frères se rassemblèrent et Vladimir dit : «Voici le jour que le Seigneur nous a donné. Il faut nous égayer et nous réjouir en lui. Car le Seigneur nous a sauves de nos ennemis : il les a humiliés, il a écrasé la tête des reptiles, et il a donné leur butin en pâture au peuple russe.» En effet ils prirent les moutons et les boeufs, les chevaux, les chameaux, les tentes, avec les ustensiles elles esclaves; ils prirent des Petchénègues et des Torks avec leurs tentes; et ils revinrent en Russie avec un riche butin, avec de la gloire et une grande victoire (1103).
    Cette année survinrent les sauterelles au 1 er août. Le 18 de ce mois, Sviatopolk alla rebâtir la ville de Iouriev qu'avaient brûlée les Polovtses. Cette année Iaroslav se battit avec les Mordvines, le 4 mars et il fut vaincu.
 
LXXXVI. – Événements divers (1104-1107).
 
    Année 6612. On conduisit la fille de Volodar le 20 juillet à Constantinople, où elle devait épouser le fils de l'empereur Alexis. Cette même année on y conduisit Predsiava, fille de Sviatopolk, au fils du roi de Hongrie qu'elle épousa (le 21 août). Cette année le métropolite Nicéphore vint en Russie le 6 décembre. Le 13 du même mois mourut Viatcheslav, fils d'Iaropolk. Le 18 du même mois le métropolite Nicéphore fut établit sur son siège. A la fin de cette année, Sviatopolk envoya Poutiata contre Minsk et Vladimir envoya son fils Iaropolk et Oleg lui-même marcha contre Gleb après avoir pris David Vseslavitch, et ils revinrent sans avoir rien fait. Un fils naquit à Vladimir et on l'appela Briatcheslav. Cette année il y eut un signe dans le ciel : le soleil fut entouré d'un cercle, et au centre du cercle, il y avait une croix, et au centre de cette croix était le soleil; en dehors du cercle des deux côtés il y avait deux soleils, et au delà du soleil un arc-en-ciel dont les cornes étaient au nord. Il y eut un signe analogue dans la lune le 4, 5 et 6 février, Or ce signe fut pendant trois jours sur le soleil, et pendant trois nuits sur la lune (1104).
    Année 6613. Le couronnement de Saint-André s'écroula. Le métropolite établit Amphiloque évêque de Vladimir le 27 août. Cette même année, le 12 novembre, il établit Lazare à Péréiaslavl; il établit Minas à Polotsk le 18 décembre. Cette année une étoile à queue se montra à l'occident et y resta un mois. Cette année Boniak alla l'hiver à Zarouba, battit les Torks et les Bérenditches (1105).
    Année 6614. Les Polovtses firent la guerre autour de Zarietchesk et Sviatopolk envoya contre eux Jean Vychatitch et son frère Poutiata et Ivan Zacharietch le Kozare et ils repoussèrent les Polovises au delà du Danube, leur prirent du butin et les égorgèrent. Cette année mourut Jean, un bon vieillard qui avait vécu jusqu'à quatre-vingt-dix ans dans une belle vieillesse. Vivant suivant la loi du Seigneur, il égalait les plus justes. J'ai appris de lui beaucoup de choses et les ai inscrites dans ces annales. Car c'était un homme vertueux, affable, modeste et qui s'abstenait de toutes choses. Son tombeau subsiste dans le monastère Petchersky, dans une chapelle où son corps a été déposé le 24 juin. Cette année Eupraxie, fille de Vsévolod, se fit religieuse le 6 décembre. Cette année il y eut au mois d'août un obscurcissement du soleil. Cette année Zbygniev s'enfuit chez Sviatopolk (1106).
    Cette année, Sviatoslav, fils de David, petit-fils de Sviatoslav se fit moine le 17 février. Cette année les Zimégoles (Semigalles) vainquirent tous les fils de Vseslav et tuèrent neuf mille de leurs soldats (1107).
 
LXXXVII. – Victoire sur les Polovtses. Traites et mariages 11O7).
 
    Année 6651. Quinzième indiction, quatrième année du cycle lunaire, et huitième du cycle solaire. Cette année mourut la princesse fille de Vladimir, le 7 mai. Ce même mois, Boniak fit un expédition et prit des chevaux à Péréïaslavl. Cette année Boniaket Charoukan le vieux et beaucoup d'autres princes vinrent mettre le siège autour de Louben. Sviatopolk, Vladimir, Oleg, Sviatoslav, Mstislav, Viatcheslav, Iaropolk marchèrent contre les Polovtses auprès de Louben. A six heures du soir, ils passèrent à gué la Soula et crièrent contre eux. Les Polovtses furent épouvantés, et dans leur effroi, ils ne purent même déployer leurs étendards, mais ils s'enfuirent, les uns se cramponnant à leur chevaux, les autres à pied. Nos soldats se mirent à les poursuivre en les égorgeant. Ils en prirent quelques-uns et poursuivirent les autres jusqu'à la rivière Khorol. Ils tuèrent Taz, frère de Boniak, ils prirent Sougr et son frère. Et Charoukari s'enfuit à grand-peine. Sviatopolk vint alors au monastère Petchersky, le jour de la Dormition de la sainte Mère de Dieu, à l'heure de matines. Et les frères l'embrassèrent avec une grande joie parce que nos ennemis avaient été vaincus par les prières de la sainte Mère de Dieu et de notre saint père Théodose. Car Sviatopolk avait cette habitude. Quand il partait pour la guerre ou pour quelque voyage il s'agenouillait d'abord au tombeau de Théodose, recevait la bénédiction de l'higoumène, priait et partait ensuite (1107).
    Cette année mourut la princesse mère de Sviatopolk le 4 janvier. La même année, dans le même mois, Vladimir, David et Oleg allèrent trouver les deux Alépia et conclurent la paix. Vladimir maria son fils Georges avec la fille d'Alépia, petite-fille d'Asen et Oleg maria son fils avec la fille d'Alépia, petite-fille de Girgen le 12 janvier.
    Le 5 février, il y eut un tremblement de terre la nuit avant l'aurore.
 
LXXXVIII. – Théodose inscrit dans le synodikon. Événements divers.
 
    Année 6616. L'église de Saint-Michel à la coupole d'or fut fondée par le prince Sviatopolk le 11 juillet, et on acheva le réfectoire du monastère Petchersky, Théoktiste étant higoumène, il le bâtit sur l'ordre de Gleb, et à ses frais. Cette année l'eau monta beaucoup dans le Dniepr, dans la Desna et dans le Pripet. Cette année Dieu inspira Théoktiste, higoumène du monastère Petchersky, et il révéla à Sviatopolk qu'il fallait inscrire Théodose dans le synodikon attendu que cela plaisait à Dieu. Sviatopolk se réjouit à cette idée et promit de faire cela aussitôt qu'il connaîtrait la vie de Théodose. Sviatopolk étudia donc la vie de Théodose et ordonna de l'inscrire dans le synodikon. Tous les évêques l'inscrivirent avec joie et déclarèrent qu'ils le mentionneraient dans tous leurs conciles. Cette année mourut Catherine, fille de Vsévolod, le 11 juillet. Cette année on acheva la coupole de l'église de la Sainte-Mère de Dieu à Klov, église fondée par l'évêque Étienne, qui fut avant higoumène du monastère Petchersky.
    Année 6617. Eupraxie, fille de Vseslav mourut le 10 juillet. On l'enterra dans le monastère Petchersky près de la porte du midi. On éleva à cet endroit une chapelle où repose aujourd'hui son corps. Cette même année, au mois de décembre, le , Dimitri Ivorovitch prit les tentes des Polovtses sur le Don.
    Il en prit mille. C'est Vladimir qui l'avait envoyé (1109).
 
LXXXIX. – Défaite des Polovitses. Digression sur les anges (1110).
 
    Année 6618. Au printemps Sviatopolk, Vladimir et David
marchèrent contre les Polovtses, allèrent jusqu'à la rivière Voïn et revinrent.
    Cette année les Polovtses vinrent et firent la guerre dans les villages autour de Péréïaslavl. Cette année les Polovtses en retournant chez eux prirent beaucoup de villages.
    Cette année il y eut un signe dans le monastère Petchersky le 11 février. Une colonne de feu s'éleva allant de la terre aux cieux; des éclairs illuminaient toute la terre elle ciel; il tonna à une heure de la nuit et tout le monde vit cela. Cette colonne s'éleva d'abord au-dessus du réfectoire de pierre; on ne voyait plus la croix; puis la colonne après s'être arrêtée un instant s'éleva au-dessus de l'église et alla se poser sur la tombe de Théodose. Ensuite elle s'éleva dans l'air comme se dirigeant vers l'Orient et disparut. Ce n'était pas une colonne de feu, mais un ange qui apparaissait ainsi. Car les anges se manifestent sous la forme d'une colonne de feu, ou d'une flamme, comme dit David : «Il fait des anges, ses esprits et ses serviteurs, un feu qui brûle.» (Ps 103,4) Ils sont envoyés par l'ordre de Dieu là où veut le créateur de toutes les créatures angéliques et humaines. Car l'ange vient dans les lieux bénis, dans les maisons de prière, et là il montre quelque chose de sa personne, sous la forme d'une colonne, d'une flamme ou sous quelque autre forme accessible à l'homme. Car l'homme ne peut pas voir la figure des anges : le grand Moïse ne put pas voir la figure de l'ange. Car c'était une colonne de nuées qui le conduisait le jour et une colonne de feu la nuit. Or ce n'était pas une colonne qui conduisait les Hébreux, mais un ange qui marchait devant eux nuit et jour. Le signe annonçait ce qui devait avoir lieu, et cela avait lieu. Et l'année suivante, ne fut-ce pas un ange qui conduisit les Hébreux contre les étrangers et les ennemis ? Comme il est dit : «Un ange marchera devant toi» (Ex 23,23), et encore : «Ton ange sera avec toi» (Ps 90,11). Comme dit le prophète David : «Il ordonne à ses anges de veiller sur toi.» Voilà ce qu'écrit le très sage Épiphanie : «A chaque créature, il a été donné un ange, un ange aux nuages et aux brouillards, à la neige et à la grêle, à la gelée, aux bruits et aux tonnerres, à l'hiver et à la chaleur, à l'automne, au printemps, à l'été; tout esprit a sa créature sur la terre ou dans les abîmes mystérieux. Cachés sous la terre et dans les ombres infernales, et dans les abîmes, ils étaient autrefois à la surface de la terre, et ce sont eux qui font l'ombre, le soir et la nuit, et la lumière et le jour. Toute créature a un ange. Un ange a été donné à chaque contrée pour veiller sur elle, fut-elle même occupée par les païens. Si la colère de Dieu s'élève contre un pays, il ordonne à l'ange de ce pays de se mettre en guerre contre un pays. Et l'ange du pays ne s'oppose pas à l'ordre de Dieu. Cela a eu lieu chez nous. Dieu a envoyé contre nous, en raison de nos péchés, nos ennemis païens et ils nous ont vaincus par l'ordre de Dieu. Si quelqu'un prétend qu'il n'y a pas d'anges chez les païens qu'il écoute comment Alexandre de Macédoine ayant réuni son armée et marché contre Darius vainquit tous les pays de l'Orient à l'Occident, battit les Égyptiens, battit Aram et arriva jusqu'aux îles maritimes. Et il résolut de s'emparer de Jérusalem, et de battre les Juifs parce qu'ils avaient vécu en paix avec Darius, et il marcha contre eux avec toute son armée, et il établit son camp et se reposa. La nuit vint, il était couché dans son lit sous sa tente. Ayant ouvert les yeux, il vit un homme debout au-dessus de lui, une épée nue dans la main et cette épée flamboyait comme un éclair, et il la brandissait au-dessus de la tête du roi. Et le roi eut grand peur et dit : «Seigneur, ne me fais pas périr !» Et l'ange lui dit : «Dieu m'a envoyé pour humilier devant toi de grands rois et beaucoup de peuples. Je marche donc devant toi et je t'aide; mais maintenant sache que tu mourras, parce que tu as résolu de conquérir Jérusalem, de faire tort aux prêtres et au peuple de Dieu.» Et le roi dit : «Je t'en prie, Seigneur, pardonne maintenant les péchés de ton serviteur. Si cela ne te convient pas, je retournerai chez moi.» Et l'ange lui dit : «Ne crains rien, va à Jérusalem, et tu verras à Jérusalem un homme qui me ressemble; tombe le visage contre terre, agenouille-toi devant cet homme et fais tout ce qu'il te dira et ne viole pas ses commandements; car au jour où tu les violeras, tu mourras.» Le roi se leva, alla à Jérusalem et y étant entré, il demanda aux prêtres s'il devait marcher contre Darius. Ils lui montrèrent les livres du prophète Daniel, et ils lui dirent : «Tu es le bélier et il est l'agneau, tu le détruiras et tu prendras son royaume.» Alexandre ne fut-il pas conduit par un ange ? N'a-t-il pas vaincu tous les païennes et tous les Grecs adorateurs des idoles ?
    C'est ainsi que ces païens ont été lâchés sur nous en raison de nos péchés. Qu'on sache donc que chez les chrétiens, il n'y a pas seulement un ange, mais autant d'anges qu'il y a d'hommes baptisés, surtout chez nos pieux princes. Ils ne peuvent pas s'opposer aux volontés divines, mais ils prient Dieu avec ferveur pour les chrétiens. C'est ce qui est arrivé, grâce aux prières de la sainte mère de Dieu et des saints anges. Dieu eut pitié de nous, et il envoya ses anges au secours des princes russes contre les païens. C'est ainsi qu'il a dit à Moïse : «Mon ange marchera devant la face,» ainsi que nous l'avons déjà vu. (Ex 32,34) Or ce signe arriva le 11 février.
 
XC. – Expédition, contre les Polovises (1111).
 
    Année 6619. Dieu inspira Vladimir et il se mit à parler a son frère Sviatopolk, l'excitant à marcher au printemps contre les païens. Sviatopolk transmit à sa droujina le discours de Vladimir. Ils lui dirent : «Il n'est pas encore temps d'arracher le paysan à ses champs.» Sviatopolk envoya dire à Vladimir : «Il serait bon de nous réunir et de nous entendre avec la droujina.» Les envoyés de Sviatopolk allèrent chez Vladimir et lui rappelèrent les paroles de Sviatopolk. Vladimir vint donc, ils se rencontrèrent à Dolobsk et s'assirent dans la même tente, Sviatopolk avec sa droujina, et Vladimir avec sa droujina. Et quand le silence se fut établi, Vladimir dit : «Frère, tu es aîné : commence à dire ce que nous devons faire pour la terre russe.» Sviatopolk répliqua : «Frère, commence.» Et Vladimir dit : «Si je parle ta droujina et la mienne vont m'objecter que je ruine les paysans et leurs champs. Mais ce qui m'étonne, frère, c'est que vous ayez regret aux paysans et à leurs chevaux et ne pensiez pas qu'au printemps, quand les paysans commenceront à labourer avec leurs chevaux, les Polovtses viendront, tueront le paysan à coup de flèches, prendront son cheval, prendront sa femme et ses enfants et brûleront sa chaumière. Pourquoi donc ne songez-vous pas à cela ?» Et toute la droujina dit : «Ceci est vrai.» Et Sviatopolk dit : «Frère, je suis prêt à aller avec toi.» Et ils envoyèrent chez David Sviatoslavitch lui ordonnant d'aller avec eux. Vladimir et Sviatopolk se levèrent, s'embrassèrent et marchèrent ensemble contre les Polovtses. Sviatopolk était avec son fils, Iaroslav et Vladimir avec leurs fils, David avec son fils. Et ils mettaient leur espérance en Dieu, en sa sainte Mère, et en ses saints anges. Ils partirent le second dimanche de carême et le vendredi ils arrivèrent sur la Soula, le samedi ils la passèrent, et arrivèrent sur la Khorol; là ils laissèrent leurs traîneaux; ils continuèrent leur marche le dimanche où on baise la croix, puis ils arrivèrent sur la Psel. Arrivés à la rivière Golta, ils s'arrêtèrent, attendirent l'armée, puis ils arrivèrent à la Vorskla. Le mercredi, ils baisèrent la croix avec beaucoup de larmes, mettant en elle toutes leurs espérances. Puis ils passèrent beaucoup de rivières et le sixième dimanche du carême, et le mardi ils arrivèrent au Don. Ils préparèrent leurs armes, mirent les troupes en bataille et avancèrent sous la ville de Scharoukan. Le prince Vladimir ordonna aux prêtres de marcher devant les troupes en chantant des hymnes en l'honneur de la croix sainte et le cantique de la sainte Mère de Dieu. Ils arrivèrent sous la ville le soir; le lundi des envoyés sortirent de la ville, saluèrent les princes russes et leur apportèrent des poissons et du vin; ils passèrent la nuit dans ce pays. Le mercredi ils arrivèrent à Sougrov et brûlèrent cette ville. Le jeudi ils s'éloignèrent de Don. Le vendredi matin, 24 mars, les Polovtses se réunirent, rangèrent leur armée en bataille et le combat s'engagea. Nos princes mirent leur espoir eu Dieu et dirent : «Dussions-nous périr ici, combattons énergiquement.» Et ils s'embrassèrent, et ayant levé les yeux au ciel ils invoquèrent le Très-Haut. Et le combat s'engagea et devint acharné. Dieu regarda les étrangers avec colère et ils tombèrent devant les chrétiens. Ainsi furent vaincus les étrangers, et il en tomba un grand nombre de la main des princes et de l'armée russe, près du fleuve Dégéïa et Dieu vint au secours des princes russes. Et on rendit gloire à Dieu en ce jour et le lendemain samedi on célébra les fêtes de la résurrection de Lazare et de l'Annonciation. Ils passèrent ainsi le samedi et le dimanche à rendre gloire à Dieu. Mais le lundi de la semaine de la Passion les étrangers rassemblèrent leurs troupes en grand nombre, et ils s'avancèrent comme une grande forêt, et par milliers ils attaquèrent les troupes russes. Dieu envoya un ange au secours des princes russes; les Polovtses et les Russes en vinrent aux mains et au premier choc des boucliers, un bruit retentit égal au tonnerre, le combat fut acharné et les soldats tombèrent des deux côtés. Et Vladimir s'avança avec ses soldats et David avec les siens, et les Polovtses à leur aspect tournèrent le dos et s'enfuirent : ils tombèrent devant les troupes de David frappés par un ange invisible, ainsi que l'ont vu beaucoup de gens les têtes coupées sans qu'on sût comment tombaient à terre. Ils furent battus le lundi saint, le 7 mars. Un grand nombre d'ennemis périrent sur la rivière Salthtsa et Dieu délivra son peuple. Sviatopolk, Vladimir et David louèrent Dieu qui leur avait accordé une telle victoire sur les barbares et ils prirent beaucoup de butin, de grandes richesses, des chevaux, des boeufs, des brebis et firent beaucoup de prisonniers. Et ils demandèrent aux prisonniers : «Comment se fait-il qu'étant si forts et si nombreux vous n'ayez pu résister, et que vous vous soyez enfuis tout d'abord ?» Ils répondirent : «Comment pouvions-nous nous battre avec vous quand d'autres chevauchaient devant vous, couverts d'armes brillantes et terribles, et vous portaient secours ?» Ne sont-ce pas là des anges envoyés par Dieu au secours des chrétiens? Ce fut un ange qui inspira à Vladimir d'exciter ses frères contre les barbares. On vit, comme nous l'avons dit, un signe dans le monastère Petchersky; c'était une colonne de feu qui se tenait au-dessus du réfectoire et qui ensuite se dirigea vers Gorodets. Vladimir était alors à Radosyn et dès que l'ange l'eut inspiré il se mit à exciter les autres, ainsi que nous l'avons dit. Aussi est-il juste de louer les anges, comme dit saint Jean Chrysostome; car, chantant sans cesse devant le Seigneur, ils le rendent miséricordieux et bon pour les hommes. Les anges, dis-je, sont nos défenseurs et combattent nos ennemis. Parmi eux est l'archange Michel qui disputa au diable le corps de Moïse : il combattit le roi de Perse pour assurer la liberté de son peuple. Les anges divisèrent les créatures par ordre de Dieu et donnèrent des chefs aux nations. Et Dieu chargea un ange de protéger les Perses, et il confia à Michel la garde des circoncis, et il établit leurs limites non pas dans un accès d'implacable colère, mais par une parole miséricordieuse. Cet ange réduisit les Juifs à l'esclavage des Perses : cet ange aussi les conduisit à la liberté et éleva une prière ardente vers Dieu disant : «Dieu tout-puissant, quand auras-tu pitié de Jérusalem et des villes Israélites que tu as rejetées depuis soixante-dix ans ?» Daniel le vit : Sa face était brillante comme l'éclair, ses yeux étaient comme des lumières : ses bras et ses jambes brillaient comme du cuivre; sa voix retentissait comme celle d'un peuple entier. C'était aussi un ange qui fit retourner l’âne et détourna Balaam d'un enchantement impie. Et aussi celui qui se tint l'épée nue devant Josué, fils de Noun, lui donna des ordres sous forme humaine, pour le secourir contre ses ennemis. Et celui qui tua en une nuit cent quatre-vingt mille Assyriens et changea en mort le sommeil de ces barbares. Et celui qui emporta le prophète Habacuc en un instant à travers les airs jusqu'au prophète Daniel et le nourrit au milieu des lions. Ce sont aussi ces anges qui battent les démons. Tel est aussi le bel ange Raphaël qui arracha les entrailles d'un poisson et guérit une jeune fille possédée du démon et rendit la vue à un vieillard aveugle. Ne sont-ils pas dignes d'honneur, ceux qui protègent notre vie ? Mais les anges n'ont pas seulement reçu l'ordre de défendre les peuples comme nous l'avons dit. Quand le Très- Haut partagea la terre entre les nations et dispersa le fils d'Adam, il détermina les frontières des peuples suivant le nombre des anges. Chacun des fidèles reçut un ange. Quand la jeune vierge Rodi dit aux apôtres que Pierre était à la porte ayant fui devant Hérode, ils dirent ne croyant pas : «C'est son ange.» C'est ce qu'atteste le Seigneur lui-même disant : «Prenez garde de mépriser un seul de ces petits; car je vous le dis : leurs anges voient sans cesse la figure de notre père qui est dans le ciel.» (Mt 18,10) En outre Dieu a donné à chaque église un ange gardien ainsi qu'il l'a révélé à Jean, disant : «Dis à l'ange qui veille sur l'église de Smyrne : J'ai vu ta misère et ton abaissement : mais tu es riche.» (Apo 2,8-9) Car on sait bien que les anges nous aiment, qu'ils prient pour nous le Seigneur; car ils sont ses serviteurs. Ainsi que l'a dit l'Apôtre, ils sont envoyés pour seconder ceux qui veulent être sauvés. Ils sont aussi leurs défenseurs, comme nous l'avons vu dans Daniel qui vit l'ange Michel s'avancer contre les Persans pour délivrer le peuple de Dieu. Car il était réduit par les Persans en servitude, ainsi que nous l'avons dit, et cet ange travailla à les délivrer. Et Michel vainquit son adversaire. Les Juifs ayant passé l'Euphrate reçurent leur patrie et bâtirent une ville et un temple. Le grand Épiphanie dit aussi : «A chaque nation il a été donné un ange.» Et dans l'Écriture il est dit à Daniel : «ll y a un ange à la tête des Hellènes et Michel à la tête des Hébreux; et plus loin: il a distribué les rangs selon le nombre des anges.» Et Hippolyte commentant Daniel dit : «La troisième année du règne de Cyrus, moi, Daniel, j'ai pleuré trois semaines : au bout du premier mois je me suis calmé, j'ai prié Dieu vingt et un jours et je lui ai demandé de nous découvrir les mystères, et le Père m'ayant entendu a laissé échapper sa parole, annonçant ce qui devait arriver, et ce qui devait arriver était d'une grande beauté; car les péchés devaient être pardonnés. Et ayant levé les yeux, je regardai et je vis un homme vêtu de pourpre. On eût dit au premier aspect que c'était l'ange Gabriel qui volait; mais non, c'était l'apparition du Seigneur lui-même, apparition qui n'était pas tout à fait celle d'un homme, mais d'un être se manifestant sous une forme quasi-humaine, comme il est dit : et cet homme était revêtu d'une couleur bigarrée et ses reins étaient ceints d'or pur, et son corps était comme Tharsis et son visage comme un éclair, et ses yeux comme des flambeaux éclatants, ses bras et ses épaules pareils à du cuivre jaune, sa voix comme celle d'une multitude d'hommes. Et je tombai à terre, et il me prit par la main comme un homme, et il me dit : Ne crains rien, Daniel : sais-tu pourquoi je suis à toi ? C'est que je veux combattre avec le roi de Perse. Mais je te dirai ce qui est écrit dans le livre de vérité : il n'y a personne qui me soutienne dans cette tâche, si ce n'est Michel votre prince. Or je l'ai laissé ici. Depuis le jour qu'il s'est mis à prier ton Dieu, il a entendu ta prière et je suis envoyé combattre le prince de Perse. Il y avait un dessein arrêté de ne pas laisser partir les Hébreux, mais dès que la prière a été terminée, je me suis opposé à ce dessein et j'ai laissé ici Michel votre prince.» Qu'est-ce que Michel, si ce n'est un ange donné aux hommes ? Comme il a été dit à Moïse : «Je n'irai pas avec vous parce que vous êtes un peuple à tête dure. Mais mon ange ira avec vous.» (Ex 33,3)
    Et maintenant, avec l'aide de Dieu, grâce aux prières de sa sainte Mère et des saints anges, les princes russes sont revenus chez eux avec une grande gloire, chez leur peuple. Dans tous les pays étrangers, chez les Grecs, les Hongrois, les Lekhs, les Tchèques et jusqu'à Rome, le bruit de leur victoire s'étend pour la gloire de Dieu, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.
    Cette année mourut la princesse, fille de Vsvolod, le 7 octobre, et on l'enterra dans le monastère de Saint-André. Cette année mourut Jean, évêque de Tchernigov, le 12 novembre.
 
XCI. – Événements divers.
 
    Année 6620. Jaroslav, fils de Sviatopolk, marcha contre les Iatviagues et les vainquit; au retour de cette guerre, il envoya une ambassade à Novogorod et prit pour femme le 12 mai la fille de Mstislav, petite-fille de Vladimir : on la lui amena le 29 juin. Cette même année on conduisit Euphémie, fille de Vladimir, au roi de Hongrie qui l'épousa. Cette année mourut David Igorovitch le 25 mai et on l'enterra le 29 dans l'église de la Sainte-Mère de Dieu des Blaquernes à Klov. Cette année mourut Ianka, fille de Vsévolod, sœur de Vladimir. Le 3 novembre elle fut enterrée dans l'église de Saint-André qu'avait bâtie son père, ou elle s'était faite religieuse étant encore jeune fille. A la fin de cette année fut nommé évêque de Tchernigov Théoktiste, higoumène du monastère Petchersky, le 12 janvier, et il fut installé le 19. Le prince David s'en réjouit, la princesse aussi; car il était son parrain. Les bojars et tout le peuple se réjouirent, car avant lui il y avait un évêque maladif qui ne pouvait dire l'office et qui fut souffrant pendant vingt-cinq ans. Or les princes et le peuple désiraient assister à l'office épiscopal, et se réjouirent, louant Dieu. Quand cela arriva, les moines se voyant sans higoumène se rassemblèrent tous et choisirent pour higoumène le prêtre Prokhor; ils prévinrent de ce choix le métropolite et le prince Sviatopolk, et le prince ordonna avec joie au métropolite de l'établir higoumène et il fut installé le jeudi de la première semaine du Carême, le 9 février. Ainsi les frères commencèrent le carême avec un nouvel higoumène.
 
XCII. – Signes dans le ciel. Mort de Sviatopolk. Anarchie à Kiev (1113).
 
    Année 6621. Il y eut un signe dans le soleil à une heure, signe qui fut vu de tout le peuple. Il ne resta de visible du soleil qu'une partie comme un croissant de lune, les cornes tournées en bas, le 19 mars, dans le dix-neuvième cycle lunaire. Or de tels signes n'indiquent rien de bon. Ils ont lieu dans le soleil, dans la lune ou dans les étoiles : mais ils n'ont pas lieu sur toute la terre et seulement dans certains pays : un pays les voit, et un autre ne les voit pas. C'est ce qui arriva jadis au temps d'Antioche; il y eut des signes au-devant de lui avec de grands honneurs. Il s'assit sur le siège de son père et de ses ancêtres : tout le peuple fut joyeux et les désordres s'apaisèrent. Les Polovtses ayant entendu parler de la mort de Sviatopolk se rassemblèrent et vinrent sur le Vyr. Vladimir réunit ses fils et ses neveux allèrent sur le Vyr. Il se réunit à Oleg et les Polovtses s'enfuirent. Cette année il établit son fils Sviatoslav à Péréiaslav et Viatcheslav à Smolensk. Cette année mourut l'higoumène du monastère de Lazare, femme d'une grande sainteté, le 14 septembre. Elle avait vécu soixante ans religieuse et était âgée de quatre-vingt-douze ans. Cette année Vladimir fit épouser à son fils Roman, la fille de Volodar, le 11 septembre. Cette année Mstislav fonda l'église de pierre de Saint-Nicolas près le palais du prince, sur le marché de Novogorod. Cette année il établit son fils Iaropolk à Péréiaslav, et cette même année il établit Daniel comme évêque à Iouriev, et à Biélogorod Nikita.