TRENTIÈME DEGRÉ

De la réunion des trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité.


Miniature du 14e siècle

monastère Stavronikita

22 e degrès

1. Après avoir parlé de toutes les choses qui nous ont occupés jusqu'à présent, nous pouvons dire avec l'Apôtre qu'il nous reste à considérer la foi, l'espérance et la charité, vertus qui sont le fondement et le lien de toutes les vertus chrétiennes et religieuses. Or la plus grande et la plus belle de ces trois vertus, c'est la charité; car Dieu même est appelé Amour.
2. Nous envisagerons la foi comme un rayon du soleil qui nous éclaire; l'espérance, comme la lumière de ce rayon qui nous dirige et nous encourage; et la charité, comme ce soleil tout entier qui nous enflamme et féconde en nous tout le bien que nous faisons. Cependant nous devons dire que ces trois vertus concourent à former la même lumière et la même splendeur.
3. La foi nous rend capables d'exécuter tout ce qu'elle nous fait entreprendre. La miséricorde de Dieu affermit et fortifie l’espérance, et ne souffre pas que cette vertu soit troublée ni confondue. La charité ne fait point de chute, ne s'arrête pas dans sa course et ne permet pas à celui qu'elle a blessé de ses divines flèches, de se donner du repos ni de cesser de se livrer à des actions que l'esprit du monde regarde comme déraisonnables et insensées; mais c'est ici une sage et heureuse folie.
4. Toutes les fois qu'on veut parler de la charité, c'est de Dieu même. Qu'on juge par là combien est grande, difficile et périlleuse la chose que désirent entreprendre les personnes qui ne feraient pas attention à la grandeur de ce qu'elles vont commencer, en voulant parler de Dieu.
5. Les anges connaissent l'excellence de la charité selon le degré de lumière que le Seigneur leur a communiqué.
6. Dieu est amour (1 Jn 4), et celui qui prétendrait expliquer dans ses paroles ce que c'est que Dieu, serait plus insensé et plus aveugle qu'une personne qui voudrait compter tous les grains de sable qui sont sur les bords et dans les abîmes de la mer.
7. La charité est donc quelque chose de semblable à Dieu, et par sa puissance elle rend les hommes qui la possèdent semblables à lui, autant que leur nature peut en être susceptible. Les effets qu'elle produit dans une âme qui en est ornée, c'est de la livrer à une sainte et délicieuse ivresse, d'être pour elle une fontaine intarissable de foi, un abîme de justice et de patience, et un océan d'humilité.
8. La charité chasse de l'esprit toute pensée désavantageuse au prochain; elle ne pense jamais mal de personne (1 Cor 13,5).
9. La charité, la paix du cœur, et l’adoption que Dieu fait de nous au baptême pour être ses enfants chéris, sont trois choses qui ne diffèrent entre elles que de nom, à peu près de la même manière que le feu, la lumière et la flamme. Elles ont toutes les trois la même nature, la même action et les mêmes effets : telle est l'idée que vous devez en avoir.
10. On a plus ou moins de crainte, selon que la charité est plus ou moins parfaite. Il est rempli de charité, ou bien cette vertu est entièrement éteinte dans lui, le chrétien qui ne craint plus rien.
11. Je crois ne pas faire une chose inutile, que de me servir ici de comparaisons tirées des actions humaines afin de donner à comprendre quelle est la crainte, l'ardeur, le zèle, les soins, l'empressement, le respect, l'obéissance et l'amour que nous devons avoir pour Dieu. Heureux donc l'homme qui aime Dieu avec une affection aussi ardente qu'un amant insensé chérit la beauté qui a si misérablement ravi son cœur ! Heureux encore celui qui n'a pas pour Dieu moins de crainte, qu'un criminel n’en a pour les juges qui doivent le juger et le condamner ! Heureux encore le chrétien dont le zèle et l'ardeur dans les voies de Dieu enflamment le cœur autant que l'ardeur et le zèle enflamment celui des serviteurs fidèles et dévoués à leurs maîtres temporels ! Heureux encore celui qui n'a pas pour la pratique des vertus une affection moins prononcée ni moins ardente que les maris jaloux n'en ont pour leurs épouses qu'ils adorent ! Heureuses encore les personnes qui, dans leurs prières, se présentent à Dieu avec le même respect que les officiers se présentent devant leur souverain ! Heureuses enfin les âmes qui s'appliquent à plaire à Dieu avec la même attention, que les hommes eux-mêmes s'étudient à plaire à d'autres hommes ! 12. Une mère dont le cœur est tout de tendresse, n'aime pas tant à serrer dans ses bras et à presser sur son sein maternel l'enfant à qui elle a donné le jour et qu'elle nourrit, qu'un enfant véritable de la charité ne se complaît à s'unir à son Dieu.
13. Une personne qui en aime ardemment une autre, s'imagine voir toujours l'objet de son ardent amour, le couvre dans elle-même des baisers les plus tendres et les plus affectueux, et le sommeil même n'est pas capable de détourner son esprit ni son cœur de cet objet chéri : l'amour qu'elle a pour cette personne, la lui représente dans des songes. Or ce qui arrive ordinairement dans l'ordre naturel, arrive aussi dans les choses d'un ordre surnaturel. C'est ce qu'a merveilleusement bien exprimé une âme qui avait été blessée de la flèche de l'amour de Dieu : Je dors, disait-elle, parce que je suis obligée de céder aux besoins de mon corps; mais mon cœur veille toujours à cause de la grandeur de mon amour (Cant 5,2).
14. Mais remarquez, ô vous à qui l'on peut se fier, que l'âme, semblable à un cerf, après avoir donné la mort à toutes les bêtes féroces qui voulaient la dévorer, est brûlée d'une soif ardente pour le Seigneur; et, percée du trait de son amour, elle soupire sans cesse après lui comme après une source d'eau rafraîchissante, tombe en défaillance et semble vouloir se perdre et s'anéantir dans Dieu.
15. Il n'est pas toujours facile de reconnaître quelle est la cause et quel est le principe de la faim qu'on éprouve; mais on ne peut pas en dire autant de la soif : elle paraît ouvertement, et fait assez voir au dehors les ardeurs dont elle tourmente intérieurement la personne qui la souffre. C'est pourquoi un grand serviteur de Dieu a dit : Mon âme est toute brûlante de soif pour Dieu, qui est le Dieu fort et vivant (Ps 118) .
16. Si la présence d'un ami que nous chérissons bien tendrement, produit en nous un changement remarquable, si elle nous rend joyeux et contents, et qu'elle soit capable d'éloigner de nos cœurs toute peine et tout chagrin; quel changement, je vous le demande, ne doit pas opérer la Présence de Dieu dans une âme pure, sainte et enflammée d'amour pour Lui, lorsqu'Il se présente à elle d'une manière invisible, il est vrai, mais qui n'en est pas moins sensible ni délicieuse ?
17. La crainte de Dieu qui vient d'un sentiment profond du cœur, a coutume de laver et de purifier une âme de toutes ses souillures. C'est pourquoi le psalmiste adresse au Seigneur cette prière admirable : Transperce, ô mon Dieu, mes chairs de ta crainte comme avec des clous (Ps 118). Mais il en est que le saint amour de Dieu dévore et consume, selon cette parole de Salomon : Tu m'as percé le cœur, oui, tu m'as percé le cœur. (Cant 4,9). On en rencontre d'autres que l'amour de Dieu éclaire tellement de ses lumières qu'ils sont tout transportés de joie et d'allégresse, et s'écrient : Mon cœur a mis dans le Seigneur, toute son espérance, et j'ai été secouru, et ma chair a comme refleuri (Ps 27). Eh ! n'en soyons pas étonnés : la joie du cœur ne répand-elle pas sur le visage une fraîcheur semblable à celle d'une fleur ? Lorsqu'une personne a le bonheur d'être enflammée par les ardeurs de la charité, et, en quelque sorte identifiée avec cette vertu céleste, on voit dans elle, comme dans un miroir, la beauté de son âme. N'est-ce pas ce qui arriva au conducteur du peuple de Dieu ? Moïse, cet homme extraordinaire avait souvent contemplé la Face de Dieu, mais ne fut-il pas publiquement environné de sa Gloire ?
18. Ceux qui sont parvenues au degré de charité, qui est propre aux anges, oublient jusqu'à la nourriture que réclament les besoins de leur corps, et n'y pensent même pas. Eh ! ne voyons-nous pas souvent que dans le cours des choses purement naturelles, une passion violente est capable de faire perdre la pensée de manger ? Ce que nous avons dit de la charité n’a donc rien d'étonnant.
19. Je pense même que les corps de ceux que la charité rend, en quelque façon incorruptibles, sont moins exposés aux maladies; car la flamme toute pure de la charité les ayant purifiés, après avoir éteint dans eux les feux de la concupiscence, fait qu'ils ne sont pas exposés à la corruptibilité.
20. C'est pourquoi j'ose assurer, parce que j'en suis intimement convaincu, que ces personnes prennent leur nourriture sans goût et sans plaisir; car, si l'humidité de la terre nourrit et conserve les plantes, le feu sacré de l'amour de Dieu nourrit et conserve les âmes.
21. L'accroissement de la crainte de Dieu est le commencement de la charité; mais la perfection de la chasteté est le commencement des véritables connaissances théologiques.
22. Dieu, par une parole mystérieuse et secrète, instruit Lui-même les personnes qui Lui sont parfaitement unies dans toutes les puissances de leur âme et de leur corps; mais pour celles qui ne sont pas unies à Dieu de cette manière, il leur est très difficile de pouvoir parler de Lui.
23. Le Verbe de Dieu donne une chasteté parfaite, et, par sa Présence dans un cœur, il donne la mort à la mort même. Or la destruction de la mort donne à ceux qui aspirent à la connaissance des mystères, les lumières nécessaires pour y parvenir.
24. Ainsi lorsque c'est par l'Esprit de Dieu que nous parlons à Dieu, nos paroles sont, en quelque sorte, les paroles de Dieu même lesquelles sont toutes saintes et doivent subsister éternellement.
25. La chasteté élève donc véritablement un homme à la connaissance des mystères célestes; de manière qu'il conçoit la doctrine qui nous enseigne le mystère d'un seul Dieu en trois personnes.
26. Quiconque aime Dieu sincèrement, ne manque pas d'aimer son prochain, car c'est l'amour que nous avons pour nos frères qui manifeste et démontre celui que nous avons pour Dieu.
27. Cet amour de notre prochain ne nous permet pas de souffrir que devant nous on parle mal des autres, de nous livrer nous-mêmes à la médisance : ce vice nous fait horreur et nous craignons plus de nous en rendre coupables, que de tomber dans le feu.
28. Nous pouvons comparer une personne qui nous assure qu'elle aime Dieu, et qui néanmoins nourrit dans son cœur des sentiments de colère et d'animosité, à un homme qui pendant son sommeil s'imagine voyager et courir.
29. La charité se fortifie par l'espérance; car c'est cette dernière vertu qui nous fait attendre le prix et la récompense de notre charité.
30. Or l'espérance est un don du ciel qui nous enrichit de biens spirituels et invisibles.
31. C'est un trésor assuré que nous possédons en ce monde, et qui doit nous mettre en possession du trésor immense et éternel que nous attendons dans l'autre.
32. Cette divine vertu nous console et nous soutient dans nos peines et nos travaux, nous ouvre la porte de la charité, chasse de nos cœurs tout sentiment de désespoir; et, quoique les biens éternels ne soient pas encore en notre disposition, elle nous les fait, en quelque façon, posséder et goûter sur la terre. 33. La charité périt dès que l'espérance se retire et manque. C'est l'espérance qui nous encourage à supporter avec une héroïque patience les peines et les chagrins de la vie présente; c'est elle qui nous fait aimer nos sueurs et nos travaux; c'est elle qui nous environne des Miséricordes du Seigneur.
34. C'est par sa puissante protection que le religieux étouffe la tiédeur, et triomphe parfaitement de la paresse et de l'ennui.
35. Le goût que nous avons pour les faveurs et les dons célestes fait naître en nous les sentiments de l'espérance. La personne qui ne les goûte pas, dans le fond de son âme, ces dons célestes court de grands dangers de ne pas persévérer. 36. L'espérance et la colère sont deux ennemis irréconciliables. En effet l'espérance ne couvre jamais de confusion, et la colère nous couvre de honte.
37. La charité obtient le don de prophétie et de miracles elle est une source intarissable de lumières divines, un foyer de flammes célestes qui plus elles se répandent en abondance dans notre cœur, plus elles l'enflamment et le consument; elle fait maintenant le bonheur des anges, et nous fait avancer nous-mêmes en gloire pour l'éternité.
38. Ô belle vertu ! ô la plus belle des vertus ! dis-nous, nous t’en supplions, dis-nous : Où tu mènes paître tes chères brebis, où tu prends ton repos pendant les ardeurs du midi. (cf. Cant 1,7). Éclaire-nous ! répands sur nous ta divine rosée, dirige-nous, conduis-nous et tire-nous enfin à toi; car nous désirons ardemment de monter jusqu'au palais que tu habites. Tu commandes à toute chose, tu règne sur tout; mais tu as blessé mon cœur (cf. Cant 4,9); je ne peux plus contenir les ardeurs dont tu l'as embrasé, et je brûle du désir de vous louer; je vous dirai donc : Tu domines sur la puissance de la mer, et, quand il te plaît, tu adoucis et calmes le mouvement et la violence de ses flots; tu humilies et tu brises les superbes dans leur orgueil, comme des hommes percés de traits; et par la force de ton bras, tu as dispersé tes ennemis (Ps 88,9-10), et tu as rendu invincibles ceux qui t’aiment. Que ne m'est-il donné de te contempler, comme le saint patriarche Jacob put le faire, lorsque tu étais appuyée sur cette échelle mystérieuse qu'il vit !
Ah ! aimable charité, daigne te rendre favorable à ma prière — apprends-moi, s'il te plaît, dans quel état je dois être pour pouvoir monter sur cette échelle et arriver jusqu'à toi ? quel est le moyen qu'il me faut employer pour cela, quel est le prix et quelle est la récompense que mérite la personne qui t’aime, et qui, pour monter cette échelle dont les échelons sont autant de vertus, les arrange et les dispose dans son cœur avec une grande activité ? Je désirerais encore savoir quel est le nombre de ces échelons, et combien de temps il faut pour parvenir au dernier. Jacob, qui lutta autrefois avec un ange et qui mérita de voir cette échelle, nous a bien dit quels sont ceux qui doivent nous conduire pour y monter; mais il n'a pas voulu, ou plutôt pour parler plus correctement, n'a pas pu nous apprendre quelque chose de plus sur ce mystère.
Après donc que j'eus parlé de la sorte, il me sembla que la charité se montra à moi du haut des cieux et fit entendre ces paroles à mon âme : Tant que tu ne seras pas délivré de la prison de ton corps, il ne te sera pas possible, malgré ton amour pour Dieu, de voir et de contempler les traits de ma beauté : contente-toi donc de savoir que cette échelle, au haut de laquelle tu me vois appuyée, te marque par ses échelons l'ordre et l'enchaînement des vertus, ainsi que vous l'a dit ce grand homme qui, dès son vivant même, fut initié dans les mystères de Dieu; car c'est lui qui t’apprend qu'à présent ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité demeurent et sont nécessaires; mais que la charité est la plus excellente des trois. (1 Co 13,13).

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