VINGT-NEUVIÈME DEGRÉ
Du ciel terrestre, c'est-à-dire de la paix de l'âme, qui la rend
semblable à Dieu en la perfectionnant et en lui procurant la résurrection
avant la résurrection générale.
1. Voici que, malgré mon ignorance profonde, malgré les ténèbres
épaisses que mes passions répandent sur mon esprit, malgré
enfin les ombres de la mort de mon corps, j'ai la témérité
et la hardiesse de parler du ciel terrestre. Or si les étoiles sont le
superbe ornement du firmament, les vertus sont celui de la tranquillité
du cÏur. C'est pour cette raison que je pense et dis que la paix ou la tranquillité
de l'âme n'est rien dÕautre sur la terre qu'un véritable ciel dans
lequel une âme qui le possède, ne considère plus les ruses
et la méchanceté des démons que comme des jeux et de vains
amusements.
2. Il est donc vraiment délivré et maître en même
temps de tous les troubles et de toutes les agitations de son âme, l'homme
qui a purifié sa chair de toute sorte de taches et de souillures, et
qui, par ce moyen, l'a rendue, en quelque façon, incorruptible; qui a
su élever ses affections et ses sentiments au dessus des choses créées,
et soumettre tous ses sens à l'empire de la raison et de la foi; qui
enfin, par une force surnaturelle, a pu placer son âme face à face
devant Dieu et la lui consacrer avec une délicieuse confiance.
3. Certains soutiennent que cet heureux état de l'âme est une résurrection,
c'est-à-dire un retour de l'âme à son véritable état,
avant la résurrection du corps qu'elle anime. Il en est d'autres qui
vont jusqu'à dire que la paix et la tranquillité de lÕâme
donnent de Dieu une connaissance semblable à celle que les anges en ont.
4. Cet heureux état de l'âme, quoiquÕil soit la perfection des
cÏurs parfaits, est néanmoins susceptible de s'augmenter sans cesse et
presque jusqu'à l'infini. C'est cette tranquillité, ainsi que
m'en a assuré un grand serviteur de Dieu qui en avait fait lui-même
la délicieuse expérience, laquelle sanctifie et purifie tellement
une âme, la détache et la délivre si victorieusement de
toutes les affections pour les choses de la terre, que, par un ravissement tout
divin, elle l'élève jusque dans les cieux, et qu'après
l'avoir conduite au port du salut, elle lui fait contempler Dieu même.
Eh ! n'est-ce point de ce ravissement céleste qu'il avait peut-être
éprouvé, que David veut parler, lorsqu'il dit : que les dieux
puissants de la terre ont été extraordinairement élevés
(Ps 46,10). C'est encore ce qu'avait éprouvé ce saint religieux
d'Égypte, qui, au milieu de ses frères, priait presque toujours
les bras étendus vers le ciel.
5. Cependant cette admirable paix de l'âme n'est pas la même dans
tous ceux qui la possèdent; car elle est plus ou moins éminente
et parfaite dans les uns que dans les autres. Il y en a, par exemple, qui ont
une horreur extrême pour le péché; d'autres, qui sont dévorés
par le désir de s'enrichir de vertus. 6. On appelle avec raison la chasteté
paix de l'âme; car cette vertu angélique est le principe de la
résurrection générale, de l'incorruptibilité et
de l'immortalité des créatures devenues par le péché
corruptibles et mortelles.
Eh ! n'était-ce pas de la tranquillité de l'âme que voulait
parler saint Paul, en disant : Quel est l'homme qui a connu l'Esprit du Seigneur
(1 Co 2,16) ? N'était-ce pas encore cette vertu que voulait signaler
un solitaire d'Égypte, en disant qu'il n'avait plus de crainte du Seigneur
? Voulait-il marquer une autre chose que la paix de l'âme, ce religieux
qui priait Dieu de lui permettre d'être encore éprouvé par
le feu des tentations ? Quelle est donc encore la personne qui, avant la gloire
future, puisse être jugée plus digne de cette tranquillité
du cÏur, que ce Syrien qui, tandis que David, si illustre parmi les prophètes,
disait à Dieu : Accorde-moi , Seigneur, dans le cours de mon pèlerinage,
quelque relâche et quelque repos, afin de recevoir quelque rafraîchissement
avant que je parte de ce monde (Ps 38), disait lui même : Modère,
Seigneur, les effusions surabondantes de grâces et de consolations dont
Tu inondes mon âme ?
8. Une âme possède réellement cette précieuse paix,
lorsqu'elle est portée au bien et identifiée avec la vertu, comme
les méchants sont portés au mal et absorbés dans les plaisirs
des sens.
9. Si le dernier comble de l'intempérance consiste à se faire
violence pour manger et boire, quand on est parfaitement rassasié, la
perfection de la tempérance et de la sobriété consiste
à se priver de manger et de boire, lorsqu'on en a un très grand
besoin; or une âme ne parvient à ce degré de vertu que par
la puissance et l'autorité qu'elle a prises sur les appétits et
les inclinations du corps.
Si le plus exécrable des excès auquel la luxure puisse porter
l'homme qu'elle tient dans son honteux esclavage, est de chercher à contenter
sa passion avec des bêtes et des objets inanimés, le plus haut
degré de la chasteté est de n'être pas plus touché
ni ému par les créatures animées que par celles qui ne
le sont pas.
Si le dernier terme de l'avarice consiste à ne jamais cesser de travailler
pour augmenter les richesses que l'on possède déjà et à
ne jamais savoir se contenter, assurément la preuve la plus frappante
qu'on aime et qu'on pratique la pauvreté, doit être de ne pas même
épargner son propre corps. Se croire dans un état doux et tranquille
au milieu des afflictions les plus cruelles, sera la preuve de la plus héroïque
patience.
Le comble de la fureur et de la colère est bien certainement de se livrer
aux emportements, lorsqu'on est seul; le comble de la douceur et de la modération
doit donc être de demeurer dans le calme, soit en l'absence, soit en la
présence des calomniateurs.
Si le dernier degré du délire auquel puisse faire arriver la vaine
gloire, consiste à penser et à croire qu'on mérite d'être
loué, et qu'on reçoit des louanges que personne ne donne ni ne
peut donner; la marque la plus sûre qu'on a foulé aux pieds tout
sentiment de vanité, c'est de ne pas en éprouver le plus léger
mouvement au milieu même des éloges qu'on nous donne pour les bonnes
Ïuvres que nous avons eu le bonheur de pratiquer.
Si le vrai caractère de l'orgueil, cette maudite peste des âmes,
est de nous faire élever au-dessus des autres, quelque vils et méprisables
que nous soyons, ne faut-il pas convenir que le caractère essentiel de
l'humilité, cette mère féconde des vertus, consiste à
conserver des sentiments d'abjection et de mépris pour soi-même
au milieu des plus grandes entreprises et des actions les plus honorables et
les plus éclatantes ?
Si c'est un témoignage irréfragable qu'on est esclave de toutes
les passions, quand, sans aucune résistance, on succombe à toutes
les tentations du démon, c'est, à mon avis, une marque certaine
qu'il est parvenu à la bienheureuse paix de l'âme, l'homme qui
peut dire ouvertement avec David : Je ne connaissais pas le méchant
qui s'éloignait de moi, cf. Ps 100,4), et ajouter : Je ne sais
ni comment ni pourquoi il est venu, ni comment il s'est retiré ; car
étant uni à mon Dieu par des liens si forts qu'ils ne me permettront
pas de me séparer de Lui, je suis insensible à toutes ces choses
et à d'autres semblables.
11. Or les personnes auxquelles Dieu a daigné accorder cette grâce
si sublime, quoique revêtues d'une chair fragile, deviennent et sont des
temples vivants de la Divinité, qui les dirige et les conduit dans leurs
paroles, leurs actions et leurs pensées, et qui, par les lumières
abondantes dont elle éclaire leur esprit, leur fait exactement connaître
quelle est son adorable Volonté; et, supérieures à toutes
les instructions des hommes, ces âmes fortunées s'écrient
dans les sentiments d'un ravissement céleste : Mon âme est toute
brûlante de soif pour mon Dieu, qui est le Dieu fort et vivant; quand
viendrai-je et quand paraîtrai-je devant la Face de mon Dieu ? (Ps
41,3); et elles ajoutent : Je ne peux plus supporter la violence du désir
qui me presse; ô mon Dieu, je désire, je cherche et je demande
cette beauté immortelle que Tu m'avais donnée avant cette chair
de boue.
11. Mais que pouvons-nous dire de plus ? quiconque possède cette
suréminente tranquillité de l'âme, n'est-il pas autorisé
à dire avec saint Paul : Je vis, mais ce n'est pas moi qui vis, c'est
Jésus Christ qui vit en moi (Ga 2,20), et à dire encore avec
le même apôtre : J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé
la course, j'ai gardé la foi. (2 Tm 4,7)
12. Il y a plus d'une pierre précieuse pour orner le diadème des
rois, et la paix de l'âme n'est pas formée par une seule vertu,
mais par la réunion de toutes les vertus elle ne pourrait exister
par l'absence d'une seule.
13. Soyez bien persuadé que cette paix est, en quelque sorte,
la cour et le palais du Roi des cieux : or dans ce palais
comparable à une grande cité, il y a différentes habitations
pour les âmes justes : le mur qui entoure cette nouvelle Jérusalem,
c'est la rémission de nos péchés. Courons donc, ô
mes frères, arrivons jusqu'au lit qui nous est préparé
dans ce palais céleste : nous devons y trouver un repos parfait.
Eh ! si par un malheur à jamais déplorable nous nous trouvons
encore chargés du poids de nos mauvaises habitudes, ou que nous soyons
embarrassés par les affaires de la vie qui est si courte, appliquons-nous
au moins à nous procurer une place autour du lit nuptial de lÕÉpoux
céleste. Si notre tiédeur et notre négligence nous privent
encore de cet honneur et de cet avantage, faisons du moins en sorte d'entrer
dans l'enceinte de ce palais; car, hélas ! il sera condamné à
vivre éternellement dans une désespérante solitude avec
les démons, l'homme qui, avant sa mort ne sera pas entré dans
cette enceinte, ou plutôt qui n'aura pas escaladé les remparts
de cette cité céleste pour pénétrer dans son enceinte.
Il faut donc de toute nécessité qu'avec une détermination
forte et sincère, nous disions avec David : C'est avec le secours
de mon Dieu que je veux traverser le mur, (Ps 17,30); et ce mur, le Prophète
nous enseigne que ce sont nos péchés : Vos iniquités,
dit-il, ont établi un mur de séparation entre vous et votre Dieu.
(Is 59,2) Travaillons avec courage, ô mes amis, pour renverser ce
mur de séparation que nous avons si malheureusement élevé
par nos désobéissances. Procurons-nous à tout prix la rémission
de nos péchés; car personne dans l'enfer ne pourra nous donner
les moyens de payer les dettes que nous avons contractées en les commettant.
Soyons donc pleins de zèle, ô mes chers frères, pour les
intérêts de notre salut; car c'est pour cette fin que Dieu nous
fait la grâce de nous enrôler dans sa milice sainte. Soyons bien
convaincus que nous ne pouvons nous excuser de n'être pas animés
de cette ardeur, ni sur les chutes que nous avons faites, ni sur les circonstances
pénibles du temps, ni sur la difficulté de porter le joug du Seigneur;
car tous ceux qui, comme nous, ont été revêtus de Jésus
Christ dans le sacrement de la régénération, Dieu leur
a donné le pouvoir de de devenir et d'être ses enfants (cf. Jn
1,12), et c'est à eux qu'Il adresse ces paroles : Quittez vos téméraires
entreprises, considérez et reconnaissez que Je suis votre Dieu (cf.
Ps 45,11), et que : Je suis la paix solide et véritable des cÏurs. Or
c'est à ce Dieu de paix que nous devons gloire et honneur dans les siècles
des siècles. Amen.
Cette sainte tranquillité transporte de la terre au ciel une âme
qui connaît et qui sent sa misère, et réveille le courage
d'un pécheur rempli d'humilité, pour le faire sortir de l'ordre
de ses passions. Mais lÕamour, qui est au-dessus de toute louange, accorde aux
personnes qui en sont ornées le pouvoir dÕêtre placées parmi
les anges qui sont les princes du peuple de Dieu.