Miniature du 14e siècle monastère Stavronikita 27 e degrès |
1. Cest sans doute le honteux esclavage de mes passions tyranniques et
les maux qu'elles m'ont fait souffrir, qui m'ont appris les ruses méchantes,
la conduite malicieuse, la domination cruelle et les tromperies désolantes
des démons. Mais heureusement tous les hommes n'éprouvent pas
le même malheur; car il en est qui ont une connaissance pleine et entière
des artifices de ces esprits de ténèbres, par la Présence
intérieure du saint Esprit, qui les éclaire de ses divines lumières,
après les avoir préservés de leurs pièges et de
leurs embûches; et il y a une bien grande différence entre une
personne qui juge de la joie et du contentement que procure la santé
après une longue et douloureuse maladie, et une autre personne qui juge
des douleurs qu'on doit souffrir dans une maladie, par la joie qu'elle éprouve
dans la santé.
Nous trouvant donc parmi les gens à qui la maladie a fait perdre les
forces, nous craignons avec raison de vous parler du port tranquille et heureux
de la solitude. Au reste nous savons très bien qu'il n'y a pas de communauté,
quelque sainte et régulière qu'elle soit, où, semblable
à un chien affamé auprès de la table de son maître,
le démon ne se trouve et ne soit continuellement aux aguets pour surprendre
une âme et l'emporter dans un lieu secret et caché, afin de la
dévorer à son loisir. Ainsi, afin de ne pas favoriser le démon
et de ne pas donner occasion à des téméraires d'être
dévorés par ce chien enragé, je dois déclarer ici
que je ne parlerai pas de la paix ni du repos de la solitude aux personnes qui,
dans les combats qu'elles soutiennent sous les étendards de notre Roi,
montrent tant de force, de courage et de constance; je me contenterai de leur
dire que leurs couronnes et leurs récompenses ne seront pas inférieures
à celles qui seront accordées à ceux qui, pour l'amour
de Dieu, vivent dans la solitude des déserts. Néanmoins pour que
personne n'ait à se plaindre et à murmurer de ce que nous n'aurions
pas parlé de la vie érémitique et de ses avantages, nous
en dirons quelque chose, mais avec réserve.
2. Le repos du corps, dont il s'agit ici, consiste dans la connaissance et l'arrangement
de tous ses mouvements et de tous ses sens selon la raison éclairée
et dirigée par la foi. Le repos de l'âme est la connaissance de
ses opérations spirituelles et une application calme et inviolable au
saint exercice de l'oraison.
3. Le véritable ami de la vie érémitique forme des résolutions
fortes et inébranlables, veille sans cesse à la porte de son cur
pour en interdire l'entrée à toutes les mauvaises pensées
ou pour les y étouffer. Il doit sûrement me comprendre, celui qui
est arrivé à ce précieux repos du cur; mais il est
bien loin de savoir en quoi consistent la paix et la tranquillité de
l'âme, celui qui ne fait que d'entrer dans les voies de la piété,
et qui n'en a pu encore goûter ni savourer les merveilleuses douceurs.
Le solitaire prudent et expérimenté na pas besoin qu'on
lui adresse de longs discours est assez éclairé par les bonnes
actions de sa vie.
4. Le premier degré de la vie érémitique consiste à
éloigner tout ce qui est capable de causer des distractions à
l'âme et de troubler la paix du cur; et la perfection de cette vie,
à ne plus rien craindre et à demeurer immobile et insensible au
milieu des plus grands sujets de trouble et de distraction.
5. Celui qui veut avancer dans les voies de cette bienheureuse vie, se plaît
singulièrement à garder le silence, à pratiquer la douceur
et à faire constamment se son cur le sanctuaire de la charité.
6. Quiconque n'aime pas à parler, se livre très difficilement
à la colère, tandis qu'un grand parleur sera souvent et très
facilement esclave de cette passion fougueuse.
7. Le vrai solitaire s'efforce de tenir renfermée et comme en prison
dans son propre corps la substance incorporelle de son âme suprême
paradoxe.
8. Le chat, afin de prendre quelques rats, use de mille ruses et d'une grande
attention; le solitaire doit employer toutes les ressources de son esprit et
la plus grande vigilance pour prendre le démon, qui est un bien mauvais
rat. Que cette. comparaison, je vous prie, ne vous paraisse pas méprisable,
ou bien, je suis obligé de vous dire que vous ignorez pleinement en quoi
consiste la vie érémitique.
9. Le religieux qui vit dans la solitude, est bien différent du religieux
qui vit dans une communauté. Le solitaire doit jeûner beaucoup,
avoir beaucoup de force d'esprit et un grand courage pour persévérer;
car il n'a que son ange gardien pour le secourir et le protéger; tandis
que le cénobite peut encore recevoir des secours de ses frères.
10. Les esprits célestes prennent plaisir de rester et d'agir avec un
bon anachorète; mais peut-on en dire autant d'un mauvais solitaire ?
11. Elle est immense la profondeur des mystères de la foi; c'est un abîme
sans fond. Qui voudrait y pénétrer, ne saurait le faire sans s'exposer
évidemment à se perdre.
12. La cellule d'un solitaire renferme son corps, et son corps renferme le principe
de ses pensées.
13. Quiconque, se trouvant encore agité par des passions insolentes,
ose embrasser la vie érémitique, je le compare à un insensé
qui, voyageant sur mer, sauterait au milieu des flots dans l'espérance
qu'une simple planche sera capable de le faire arriver heureusement au port.
14. Ceux donc qui ont à combattre une chair rebelle, ne peuvent pas encore
se retirer dans la solitude. Il faut qu'ils attendent un temps plus favorable;
et quand même ce temps arriverait, ils auraient besoin d'y trouver un
conducteur prudent, sage et pieux. En effet pour embrasser une vie si parfaite,
il faut avoir la vertu et les forces des anges, et l'on comprend bien qu'en
parlant de la sorte, je n'ai en vue que la vie solitaire, qui consiste autant
dans le corps que dans lesprit, et qui sépare absolument de toute
société humaine.
15. Le solitaire relâché ne craindra pas d'employer le mensonge
pour faire croire aux autres, par des paroles obscures et à double sens,
qu'ils doivent l'engager à sortir de la solitude; mais à peine
a-t-il abandonné sa cellule, qu'il s'en prend au démon. Le malheureux
! ne devrait-il pas savoir que lui-même a été, son propre
démon ?
16. J'ai vu des anachorètes qui, dans le désert, contentaient
admirablement bien le désir ardent qu'ils avaient de plaire à
Dieu par des moyens extraordinaires, constants et mille fois répétés
: aussi ajoutaient-ils sans cesse de nouvelles flammes à leur amour pour
Dieu, de nouvelles ardeurs à leur piété et à leur
ferveur, et une nouvelle vivacité de désir à la première.
17. Un vrai solitaire est un ange terrestre qui, par sa vigilance et sa ferveur,
bannit de ses prières et de ses amoureuses communications avec Dieu toute
espèce de négligence et de tiédeur.
18. Il peut heureusement dire toujours à Dieu : Mon cur est
prêt, ô mon Dieu, mon cur est prêt. (Ps 56,8); ou
bien encore : Je dors, mais mon cur veille. (Can 5,2)
19. Fermez exactement la porte de votre cellule à votre corps, la porte
de votre langue aux paroles, et la porte de votre intérieur au démon.
20. La sérénité et les ardeurs du soleil à midi
font connaître la patience du matelot; et la privation des choses nécessaires
à la vie démontre la constance de l'anachorète à
souffrir, car le matelot fatigué par les rayons brûlants du soleil,
se jette au milieu de l'eau pour se rafraîchir; et le solitaire battu
par l'ennui que lui cause la solitude, se précipite au milieu de la foules,
afin d'y trouver la dissipation.
21. Ne crains pas, mais regardez comme des jeux ces orages que les démons
suscitent autour de vous. La véritable pénitence ne sait ni craindre
ni trembler.
22. Tous ceux qui ont coutume de faire leurs prières dans les dispositions
requises, parlent à Dieu de la même manière qu'un favori
parle à son souverain; mais les personnes qui ne prient que de bouche,
sont semblables à des gens qui, tandis que leur roi tient son conseil,
se jetteraient à ses pieds; et celles qui prient étant encore
dans le siècle, ressemblent à des hommes qui présentent
des requêtes à leur prince au milieu du tumulte de tout un peuple.
Or vous comprendrez facilement la portée de ces comparaisons, si vous
avez le bonheur de connaître la vraie manière de bien prier.
23. Ayez soin de vous tenir sur la partie la plus élevée de vous-même
pour voir comment, quand, et d'où viennent les voleurs qui désirent
ravager la vigne spirituelle de votre âme, et pour connaître combien
ils sont nombreux.
24. Une âme fatiguée des exercices de piété saura
bien se rétablir et vaquer à la prière, et puis après
reprendre ses exercices spirituels avec une ardeur toute nouvelle.
25. Un homme qui avait lui-même éprouvé tout ce que je viens
de dire, avait pris la résolution d'en parler avec soin et exactitude;
mais il craignit qu'en le faisant, il ne diminuât l'ardeur des personnes
qui se présentaient au combat remplies de zèle et de courage,
et que par le bruit de ses paroles il n'effrayât celles qui marchaient
généreusement dans le chemin de la perfection.
26. Quiconque parle de la vie solitaire avec exactitude et connaissance, sattire
par là même la haine des démons; car il fait discerner les
moyens artificieux dont ces misérables se servent pour perdre les âmes.
27. L'anachorète plein de ferveur pénètre dans les secrets
jugements du Seigneur; mais il ne reçoit cette faveur éminente
qu'après avoir combattu et vaincu mille tentations diverses, triomphé
des démons dans un très grand nombre de combats, chassé
loin de lui tout trouble et toute agitation, et nous pourrions ajouter après
avoir été comme mondé et accablé sous le poids de
ces terribles épreuves. C'est, si je ne me trompe, ce que le grand apôtre
Paul nous montre lui-même par son exemple. En effet aurait-il jamais connu
les secrets ineffables qui lui furent révélés, si auparavant
il n'avait été transporté dans le ciel, comme dans un lieu
d'un repos parfait ? (cf. 2 Cor 12,4).
28. Dieu fera donc entendre de grandes choses à celui qui mènera
dans la solitude une vie angélique. C'est pourquoi nous voyons dans le
livre de Job cet homme très sage, parlant au nom de ce repos sacré
et sage de la solitude, prononce cette sentence : Est-ce que le Seigneur
ne fera pas entendre à mes oreilles des choses extraordinaires ?
(Job 4,12-18)
29. Il pratique réellement bien les devoirs de la vie érémitique,
celui qui, sans haine, évite leur rencontre avec autant de soin que les
autres en mettent pour la rechercher. Or il n'agit de la sorte, qu'afin de conserver
les douceurs célestes qu'il a le bonheur de goûter.
30. Voulez-vous sortir du monde pour aller dans la solitude, défaites-vous
promptement de tout ce qui peut encore vous attacher au siècle; distribuez
vos biens aux pauvres, car, pour les vendre, il vous faudrait du temps; donnez-les
surtout aux moines qui sont pauvres, afin qu'ils unissent leurs prières
aux vôtres, et que vous puissiez obtenir la grâce d'embrasser dignement
la vie solitaire. Prenez ensuite votre croix, et portez-la en accomplissant
fidèlement tous les devoirs que vous impose la sainte obéissance.
Soutenez courageusement le fardeau que vous vous serez vous-même imposé
en renonçant d'une manière parfaite à votre propre volonté
: Venez et suivez-moi, et je vous conduirai à ce bienheureux repos, à
cette sainte familiarité et à cette ineffable union avec Dieu,
et je vous enseignerai les exercices et la manière de vivre des puissances
célestes. Or, comme les anges ne se lasseront jamais pendant les siècles
éternels de chanter les louanges de Dieu; de même une personne
qui est entrée dans le paradis de la solitude, ne cessera de célébrer
la gloire de son créateur, de son bienfaiteur.
Les pures intelligences ne se mettent pas en peine des besoins corporels, puisqu'elles
n'ont point de corps; les hommes qui sont, pour ainsi dire, sans corps, quoique
avec un corps, ne conservent aucune inquiétude sur leurs nécessités
corporelles. Les anges n'ont que faire de prendre de la nourriture, et les religieux
dans la solitude la prennent sans sentiment de plaisir. Les anges méprisent
l'or et les richesses, et les solitaires à ce mépris ajoutent
encore le mépris des persécutions que leur font les démons.
Les esprits célestes ne sont point touchés ni émus par
l'amour des choses visibles, et les anachorètes, dont le corps, est sur
la terre, mais dont le cur est dans le ciel, sont également insensibles
à toutes ces choses : toute leur estime et toute leur affection sont
pour les biens célestes. Les anges feront toujours des progrès
dans l'amour de Dieu, et les solitaires ne cesseront pas de marcher sur leurs
traces. Les béatitudes célestes n'ignorent pas que leurs progrès
dans l'amour de Dieu augmentent leurs richesses et leurs trésors, et
les anachorètes savent fort bien qu'ils croissent dans la grâce
de Dieu, à mesure qu'ils croissent en amour pour Lui et en ferveur. Enfin
ces fervents religieux ne s'arrêteront jamais, mais feront tous leurs
efforts pour parvenir le plus qu'ils pourront à la perfection des séraphins,
et n'auront de repos que lorsqu'ils seront devenus eux-mêmes de nouveaux
anges. Heureux celui qui espère de jouir d'un si grand bonheur ! Mais
trois fois heureux celui qui, devenu ange dans le ciel, y possède le
bonheur pour lequel il soupirait avec tant d'ardeur sur la terre !
DES DIFFÉRENTES ASPECTS DE LA VIE ÉRÉMITIQUE.
31. Personne n'ignore que dans tous les arts et dans toutes les sciences, il
y a des opinions diverses et des sentiments différents; car les hommes
ne sont pas également parfaits dans toute chose, tantôt par défaut
de travail et de diligence, tantôt par défaut d'intelligence et
de lumières. Aussi voyons-nous des gens s'empresser de courir dans la
solitude, dans l'espérance d'y trouver un port assuré de salut;
et malheureusement ils n'y rencontrent qu'un abîme sans fond qui les engloutit
: ils prétendaient y guérir leur langue de l'intempérance
des paroles et des honteuses habitudes de leurs corps, et ils y ont augmenté
leur mal. Nous en voyons d'autres voler dans les déserts, parce que,
n'ayant pu triompher de leur humeur irascible, en vivant au milieu de leurs
frères, ils espèrent en triompher plus efficacement dans la solitude;
mais ils sont dans une misérable erreur. Nous en voyons d'autres embrasser
la vie érémitique, parce que, remplis d'orgueil, ils aiment mieux
vivre selon leur propre volonté, que de se laisser conduire par un supérieur
ou un directeur; d'autres vont dans la solitude, parce qu'en vivant au milieu
des occasions dangereuses, ils n'ont pas la force d'y résister; d'autres
désirent la vie solitaire, afin de se rendre plus exacts dans l'accomplissement
de leurs devoirs; d'autres choisissent ce genre de vie, afin de pouvoir se punir
plus sévèrement de leurs fautes; d'autres ne cherchent la solitude
que pour se faire un nom devant les hommes, d'autres enfin, si toutefois le
Fils de l'homme, en venant sur la terre pour juger le monde, en trouve de semblables,
uniquement enflammer d'amour pour Dieu, et trouvant dans cet amour des délices
ineffables, se donnent à la vie érémitique comme à
une épouse uniquement aimée. Ne font-ils encore cette démarche
que lorsqu'ils ont fait un divorce absolu avec la négligence et la tiédeur.
En effet l'union de la vie érémitique avec un esprit de paresse
forme une espèce de fornication spirituelle.
32. Telles sont les différentes dispositions qui portent les hommes à
la vie érémitique: je n'ai pu en parler que d'après mon
peu de lumières; c'est à chacun devoir quelles sont celles qui
lui font désirer de vivre dans la solitude. Serait-ce pour y être
plus à son aise, en ne suivant que sa propre volonté, ou pour
se procurer l'estime des hommes ? serait-ce pour mortifier l'incontinence de
la langue, ou pour triompher de la colère ? serait-ce pour fuir les occasions
de pécher, ou pour expier plus efficacement les fautes qu'on a commises
? serait-ce pour devenir plus exact et plus fervent dans les exercices de la
piété, ou pour augmenter en soi-même le feu sacré
de l'amour de Dieu ? Les premiers seront les derniers, et les derniers seront
les premiers. Or de ces huit sortes de vie solitaire il y en a sept qui représentent
les sept jours de la semaine, et cette semaine est l'image de la vie présente;
mais les unes sont agréables, les autres sont odieuses à Dieu,
et la huitième, nous pouvons le dire hardiment : Elle est la figure du
bonheur éternel.
33. Vous qui vivez dans la solitude, observez attentivement le temps où
les bêtes féroces qui font la guerre à votre âme,
ont coutume de venir vous attaquer : autrement il vous sera impossible de leur
tendre à propos les pièges capables de les prendre et de les enchaîner.
Si la paresse, à laquelle vous aurez entièrement renoncé,
n'est plus votre partage, vous combattrez et vaincrez sans peine tous vos ennemis;
mais si, au contraire, elle règne encore en vous, je ne vois pas pourquoi
et comment je pourrai louer le genre de vie que vous avez embrassé.
34. D'où est-il arrivé qu'il n'y a pas eu autant d'hommes extraordinaires
en lumières et en sainteté dans le monastère de Tabenne
que dans celui de Scété. Comprenne qui pourra. Je ne peux en parler,
ou plutôt, je ne désire pas le faire.
35. Parmi ceux qui passent leur vie dans ces profondes solitudes, les uns travaillent
spécialement à mortifier leurs passions; les autres se livrent
au chant des psaumes et emploient la plus grande partie de leur temps au saint
exercice de la prière; les autres enfin, s'appliquent à la méditation
et à la contemplation des choses du cie. Ceux qui voudront connaître
quelles sont les personnes les plus avancées dans la vertu et dans la
perfection de la vie érémitique, pourront le faire en se servant
de la comparaison prise des échelons d'une échelle. Que l'homme
qui désirera donner une solution à ce problème, ne s'y
applique que selon les lumières qu'il aura reçues du Seigneur.
36. Il faut avouer ici qu'il y a dans les monastères cénobitiques
des âmes lâches et paresseuses qui, trouvant le sujet et l'occasion
de nourrir leur honteuse et criminelle indolence ne marchent pas, mais courent
à leur perte éternelle comme aussi il y en a d'autres qui profitent
de l'ardeur et du zèle des personnes avec lesquelles elles vivent, pour
se corriger de leur tiédeur et de leur négligence. Mais, hélas
! ce ne sont pas seulement les moines travaillés et dominés par
la paresse , qui se perdent dans les monastères, il arrive encore que
les plus fervents se relâchent par le mauvais exemple des négligents
et des paresseux.
37. Or ce que nous disons de la vie cénobitique, nous sommes obligé
de le dire de la vie érémitique : car plusieurs personnes qui
l'ont embrassée, avant de le faire paraissaient être ferventes
et propres à la pratique des vertus les plus belles et les plus rares;
mais cette vie les a gâtées et corrompues, parce qu'elles n'y sont
entrées que pour y vivre et s'y conduire avec plus de liberté
et selon leurs goûts. C'est pourquoi elles auraient dû s'apercevoir
et se reprocher de n'être que des gens amis des plaisirs et des commodités
de la vie. D'autres, au contraire, qui dès le principe n'avaient choisi
la solitude que par un esprit de paresse et de lâcheté, frappées
et épouvantées de la pensée qu'au tribunal de Dieu elles
auront, elles seules , à répondre de toutes les actions de leur
vie, se sont converties, ont fait des prodiges dans le chemin de la vertu, et
ont acquis une grande ferveur dans les exercices de la piété.
38. Que celui qui est esclave de la colère, de l'orgueil, de la dissimulation,
de l'hypocrisie et du souvenir des injures, se garde bien de faire un seul pas
pour entrer dans la solitude; car il est grandement à craindre pour cet
homme que le seul fruit qu'il retirerait de sa témérité,
ne fût de tomber dans un funeste endurcissement. Quant à ceux qui
se sont heureusement délivrés de ces vices, ils pourront peut-être
comprendre le parti qu'ils ont à prendre; mais néanmoins je ne
crois pas qu'ils le puissent tout seuls et par eux-mêmes.
39. Les qualités, les occupations et les raisonnements des personnes
qui, pour des raisons suffisantes, ont embrassé la vie solitaire, consistent
dans le calme parfait de l'âme qui s'est mise à l'abri de toutes
les tempêtes excitées par les vents des passions, dans des pensées
saintes et pures, dans une intime union avec Dieu, dans un souvenir constant
des supplices éternels, dans la pensée de la mort qui menace de
près, dans un amour insatiable de la prière, dans la vigilance
constante sur les sens, dans la ruine entière des affections déshonnêtes,
dans l'affranchissement des appétits charnels, dans la mort à
l'esprit et aux maximes du monde, dans l'indifférence pour le manger,
dans la méditation des vérités surnaturelles dans les lumières
d'un discernement sage et prudent dans le don des larmes d'une pénitence
sincère, dans le retranchement absolu des discours vains et inutiles,
et dans tout ce qui n'est pas agréable aux personnes qui ont coutume
de vivre sans ordre et sans règle.
40. Et voici, d'un autre côté, les marques auxquelles on peut reconnaître
que l'on n'a pas embrassé la vie érémitique par de bons
et de louables motifs : la privation des dons, des grâces et des richesses
du ciel, l'augmentation de la mauvaise humeur, les accès de colère,
le souvenir des injures, le refroidissement de la charité, un surcroît
d'orgueil, et plusieurs autres défauts que je passe sous silence.
41. Mais, puisque nous en sommes venus là, il me semble qu'il convient
de dire quelque chose des personnes qui vivent sous l'obéissance et la
direction d'un supérieur, d'autant plus que c'est à elles que
nous adressons ce petit ouvrage. Nous dirons donc quelles sont les marques qui
distinguent ceux qui réellement, sincèrement et avec une grande
pureté d'intention, ont embrassé cette sainte et honorée
vertu d'obéissance. Or ce sont nos pères, ces hommes si vertueux
et si remplis de l'esprit de Dieu, qui nous les ont enseignées; et quoique
les qualités des heureux enfants de l'obéissance ne doivent recevoir
leur perfection qu'au temps que le Seigneur a fixé, ils ne laisseront
pas chaque jour de les augmenter et de les faire croître en eux. Elles
consistent donc, ces marques et ces qualités de la véritable obéissance,
dans une augmentation continuelle d'humilité, dans une diminution progressive
de la colère, dans l'extinction du fiel et de la bile, dans la dissipation
sensible des ténèbres de l'esprit, dans l'accroissement de la
charité, dans l'affranchissement des passions et des penchants vicieux,
dans un renoncement généreux à toute haine et à
toute aversion, dans la mortification de la chair conformément aux avis
que l'on reçoit, dans la fuite de toute paresse et de toute négligence,
dans une exacte diligence à remplir ses devoirs, dans une tendre, et
efficace compassion pour ses frères, et dans la destruction parfaite
de l'orgueil. Mais cette dernière qualité de l'obéissance,
nous devons tous chercher avec les plus grands soins à nous la procurer;
et cependant bien peu la possèdent : à une fontaine sans eau peut-on
donner le nom de fontaine ? Il me comprendra facilement celui, qui sera doux
d'intelligence.
42. Une jeune épouse qui viole la foi jurée à son époux
profane son corps et se déshonore; une âme qui viole la foi qu'elle
avait donnée à Dieu, souille et flétrit sa conscience.
La haine publique, la bonté, les châtiments, et par dessus tout,
un déplorable divorce sont les maux que sattire une épouse
infidèle. L'infidélité sacrilège d'une âme
est suivie de mille souillures, de l'oubli de la mort, d'une insatiable intempérance,
de linsolence et de l'impudeur des yeux, de l'amour de la vaine gloire,
de l'envie continuelle de dormir, de l'endurcissement du cur, de l'aveuglement
de l'esprit, d'une horrible confusion dans les pensées, d'une volonté
de plus en plus portée au péché, de l'esclavage des passions
les plus viles, d'un tumulte et d'un désordre effrayants, de l'esprit
d'opiniâtreté et de contradiction, d'une abominable affection pour
les créatures, de l'infidélité dans la foi, dune
indigne défiance envers Dieu, d'une insupportable loquacité, d'une
licence effroyable, d'une vaine confiance en soi-même, laquelle peut justement
être regardée comme le plus grand de tous les maux, et, ce qui
est le comble de la misère, de la sécheresse du cur, qui
le rend incapable du moindre mouvement de pénitence et de componction,
et qui, lorsqu'on la néglige, se change en une stupide insensibilité,
laquelle ouvre la porte à tous les vices et à tous les crimes.
43. Nous pouvons affirmer ici que parmi les huit péchés capitaux,
il y en a cinq qui font la guerre aux anachorètes, et trois aux cénobites.
44. Un solitaire qui s'amuse à combattre la paresse d'une manière
directe, perd un temps qu'il emploierait bien mieux à la prière
et à la méditation.
45. Or voici ce qui m'est arrivé à moi-même dans le temps
que je vivais dans la solitude : un jour je fus assailli dans ma cellule d'un
si grand découragement, que j'étais sur le point de l'abandonner;
mais au même instant arrivèrent quelques étrangers qui me
donnèrent tant de louanges sur la vie que je menais, que les pensées
de vaine gloire eurent bientôt chassé mon ennui et mes pensées
d'abattement. Sur cela je ne pouvais assez admirer la manière dont se
sert le démon de la vaine gloire pour enferrer les autres démons;
c'est pour eux une véritable chausse-trappe.
46. Ne manquez pas, à toute heure, d'observer les mouvements, les tours
et les détours, ainsi que la force des inclinations que vous vous sentiriez
pour la tiédeur qui s'unit si intimement à l'âme, et connaissez
bien d'où viennent toutes ces choses funestes, et où elles peuvent
vous conduire; mais n'oubliez pas qu'il ny a guère que les personnes
qui, par le secours du saint Esprit, sont parvenues à la tranquillité
du cur, qui soient capables de faire cet heureux discernement. 47. La
première et, principale chose à laquelle un solitaire doit s'appliquer,
c'est de chasser de son esprit tous les soins et toutes les inquiétudes
que donnent les différentes affaires bonnes ou mauvaises. En effet, celui
qui s'occupera avec passion des affaires qui sont bonnes, ne manquera pas peu
à peu de s'occuper aussi de celles qui sont mauvaises. C'est ainsi qu'il
fera une chute funeste. La seconde chose qui lui est nécessaire, c'est
une prière continuelle et fervente; la troisième, c'est une vigilance
exacte sur son cur, capable de le rendre invulnérable. Est-il possible
pour une personne qui ne connaît même pas les lettres, de lire dans
un livre ? Mais sera-t-il plus facile au solitaire qui n'aura pas la première
des trois choses que, nous venons de nommer, de pouvoir acquérir les
deux autres ?
48. Ayant eu le bonheur d'obtenir la seconde, je me trouvai parmi les êtres
qui tiennent le milieu, et l'un d'eux m'apprit les choses que je désirais
savoir. M'étant encore trouvé au milieu d'eux, je me permis de
leur demander quel était l'état dans lequel ils contemplaient
le Fils de Dieu avant son incarnation; et le même ange me répondit,
et me dit qu'il ne pouvait pas satisfaire à ma question, parce que le
Fils de Dieu, prince et roi des anges, ne le lui permettait pas. Dites-moi
au moins, repartis-je, dans quel état il est à présent.
Voici la réponse qu'il me fit : Il est dans l'état qui lui
est propre, et non dans un autre. Mais, repris-je, quelle
est donc la manière dont il est assis à la Droite de Dieu son
Père ? C'est un mystère, me répondit-il encore,
incompréhensible à l'esprit humain. Enfin je le priai de faire
en sorte que j'obtinsse ce que je désirais avec tant d'ardeur. L'heure,
me dit-il, n'en est pas encore venue; vous ne possédez pas la flamme
du feu céleste. Or je ne sais pas et je ne dois pas dire si cette
vision se passa hors de mon corps ou dans mon corps.
49. Il est rare qu'à midi, surtout pendant les chaleurs de l'été,
on ne sente pas quelque envie de dormir. Alors, et peut-être seulement
alors, il conviendrait de s'occuper d'un travail manuel.
50. Ma propre expérience m'a fait connaître que c'est le démon
de lacédie qui se présente à nous le premier, afin
de préparer les voies au démon de la luxure. C'est pour cela qu'il
saisit fortement les muscles et les nerfs de nos corps pour les engourdir et
nous plonger dans le sommeil, afin que dans cet état il puisse nous faire
tomber dans quelques fautes. Si donc vous résistez fortement et avec
courage à ces deux démons, ils vous feront une guerre à
toute outrance, et, afin de vous décourager et de vous faire abandonner
lâchement le champ de bataille, ils feront tous leurs efforts et useront
de toute sorte de moyens pour vous faire croire que vous ne recevez aucun avantage
spirituel de la vie solitaire que vous avez embrassée; mais rien ne nous
démontre plus sûrement que nous les avons vaincus, que lorsqu'ils
nous attaquent avec plus de fureur.
51. Êtes-vous obligé de sortir de votre cellule et de paraître
en public ? prenez bien garde de perdre le peu de vertu que vous avez acquis.
En effet, si vous laissez la porte d'une volière ouverte, les oiseaux
ne tardent pas, den sortir. Disons-en autant des bonnes uvres d'un
solitaire, s'il ouvre la porte de son cur à la dissipation.
52. Le plus petit objet dans les yeux fatigue et trouble la vue, et le moindre
soin inquiétant trouble la paix et le repos de la solitude; car la vie
érémitique consiste essentiellement à mettre de côté
toutes les pensées et toutes les inquiétudes de la vie présente,
même celles qui paraissent justes et permises, afin de ne s'occuper que
de la grande affaire de l'éternité.
53. Les personnes qui ont embrassé cette vie de tout leur cur,
ne se mettent même pas en peine des besoins et des nécessités
de leur corps : elles ne peuvent ignorer qu'il est incapable de manquer à
sa parole, Celui qui S'est engagé à prendre soin de ses enfants.
54. Celui qui prétend offrir à Dieu une âme pure et digne
de lui être agréable et qui néanmoins ne laisse pas d'être
agité de mille soins divers, ressemble parfaitement à un homme
qui, pour courir plus vite et marcher plus facilement, se chargerait les pieds
de chaînes pesantes. I
55. Ils sont bien peu nombreux les hommes qui se sont fait un grand nom dans
les sciences et dans la sagesse de la philosophie; mais ils sont encore plus
rares ceux qui ont excellé dans la science et dans la philosophie essentielles
à la vie érémitique.
56. Il est bien loin d'être propre à cette vie, l'homme qui ne
connaît pas encore Dieu dans les communications d'une sainte familiarité,
et, s'il l'embrasse, il s'expose à une infinité de dangers; car
la solitude suffoque ceux qui n'ont aucune expérience dans les voies
du Seigneur, et, n'ayant jamais goûté les douceurs de Dieu, ils
passent leur temps dans le sein des ténèbres fatigantes, des distractions
continuelles, des ennuis déchirants, d'une tiédeur délirante
et des lassitudes insupportables.
57. Quiconque possède heureusement le don de la prière, évite
avec soin la société bruyante des hommes : il la fuit avec autant
d'horreur, que les onagres; car n'est-ce pas la prière qui le rend, en
quelque sorte, sauvage lui-même, en le retirant absolument de la compagnie
de ses semblables ?
58. Quiconque est encore en butte aux penchants déréglés
de son cur, doit employer tout son temps dans la solitude, pour réprimer
leurs mouvements, et leur résister. C'est ce que m'a fait connaître
le saint vieillard George Arsilaïte, dont le nom et les vertus, mon révérend
Père, ne vous sont pas inconnus. Or voici ce qu'il me disait, lorsque,
sans succès, il cherchait et s'occupait à me former aux exercices
de la vie érémitique : J'ai remarqué, me disait-il,
que les démons de la vaine gloire et de la luxure nous attaquent surtout
le matin, que c'est à midi que nous tentent les démons de la paresse,
de la colère et de la tristesse, et que c'est le soir que le démon
de l'intempérance nous fait la guerre.
59. Un cénobite pauvre vaut infiniment plus qu'un anachorète continuellement
agité par des distractions.
60. Celui qui est entré dans la solitude par des motifs justes et raisonnables,
et qui ne remarque pas chaque jour quelque progrès dans la vertu, ou
quelque avantage spirituel, doit se dire à lui-même qu'il ne s'y
conduit pas selon l'esprit de Dieu; ou bien, qu'il se laisse tromper par le
démon de l'orgueil.
61. La vie solitaire est une union continuelle avec Dieu par un amour ardent
et une adoration perpétuelle.
62. Que le souvenir de Jésus règne toujours dans votre esprit
et dans votre cur ! et vous commencerez à connaître quel
est le fruit de votre solitude.
63. Remarquez que, comme lattachement à sa propre volonté
fait tomber le religieux qui vit sous la direction et l'autorité d'un
supérieur; de même l'omission ou l'intermission de la prière
occasionne des chutes au religieux solitaire.
64. Sachez que ce n'est pas plaire à Dieu, mais contenter votre paresse
et votre lâcheté, que d'éprouver de la joie et du plaisir,
lorsqu'un grand nombre de visiteurs viennent troubler le repos de votre cellule.
65. La prière de cette pauvre veuve qui était vexée par
le créancier impitoyable, doit être le modèle de la vôtre.
Le grand Arsène, ce digne émule des anges, est l'exemple que tous
les cénobites doivent suivre; cherchez donc à imiter dans votre
solitude le genre de vie qu'il menait dans la sienne, et ne perdez jamais de
vue que cet ange de la terre, afin de ne pas manquer aux ordres de la Providence,
et de ne pas se priver des saintes communications qu'il avait avec Dieu, ne
craignait pas de congédier souvent les personnes qui venaient le visiter
pour le consulter.
66. J'ai observé plus d'une fois que les démons ont coutume de
porter les solitaires légers et inconstants, et qui ne sont entres dans
la solitude que par un esprit de vertige, à visiter souvent les anachorètes
pleins de ferveur et de recueillement; mais c'est afin que ces solitaires vagabonds
empêchent les véritables serviteurs de Jésus Christ de s'appliquer
à leurs exercices de piété. Faites attention, mon cher
frère; je vous en supplie, faites attention à ces coureurs, et
n'hésitez pas de leur faire avec charité des reproches et des
réprimandes capables de les faire rougir de leur funeste dissipation
peut-être que l'humiliation que vous leur ferez, les engagera à
mettre un terme à leur vie errante et vagabonde et à se fixer
dans leurs cellules. Néanmoins, si vous mettez en pratique cet avis,
vous devez prendre garde d'attrister inconsidérément quelque âme
qui, dévorée d'une soif ardente de la grâce, viendrait auprès
de vous pour y puiser l'eau qu'elle désire et dont elle a besoin, et
pour obtenir les secours pour lesquels elle soupire. Au reste dans ces circonstances
diverses il faut être doué d'une grande sagesse el d'un discernement
exquis.
67. La vie des anachorètes, ou pour mieux dire, des religieux, doit être
dirigée par les lumières d'une conscience droite et pure, et par
les sentiments et les affections d'un cur sincèrement et solidement
pieux et dévot. Or celui qui marche ainsi dans cette illustre carrière,
ne se propose que l'accomplissement de la Volonté du Seigneur dans tous
ses exercices, dans toutes ses pensées, dans toutes ses démarches
et dans tous ses mouvements. Il n'est rien dans lui qu'il ne fasse avec un grand
sentiment de zèle et de ferveur pour la gloire de Dieu, dans le dessein
de Lui plaire et en sa sainte Présence; et celui qui n'est pas dans ces
heureuses dispositions, ou qui les abandonne, n'a pas encore acquis la vertu
qui lui est nécessaire.
68. Quelquun disait autrefois : Je découvrirai, en jouant sur
ma harpe, ce que j'ai à vous proposer (Ps 78,5), c'est-à-dire,
je ferai connaître ainsi mon sentiment à cause de la faiblesse
de mon jugement; et moi, j'offrirai à Dieu ma volonté tout entière
dans une prière fervente et je suis assuré qu'Il m'exaucera et
me fera comprendre quels sont ses desseins adorables sur moi.
69. La foi est une des ailes sur laquelle reposent nos prières pour monter
jusqu'au trône de Dieu; mais si celles que je lui adresserai, ne sont
pas dignes d'arriver jusqu'à lui, la tête courbée sur ma
poitrine, je les répéterai avec une nouvelle foi et une nouvelle
instance (cf. Ps 34,13).
70. La foi procure à l'âme une assurance si ferme, qu'elle est
inébranlable au milieu des plus grandes adversités.
71. L'homme qui a la foi, n'est pas précisément celui qui croit
que Dieu peut tout, mais celui qui est persuadé qu'il obtiendra du Seigneur
toutes les demandes qu'il lui adressera.
72. La foi met à notre portée ce que nous n'aurions même
pas osé espérer. Le bon larron lui-même donne la preuve.
73. Ce qui ouvre la porte de notre âme à la foi ce sont l'adversité
et la droiture du cur; l'adversité en nous rendant fermes et constants;
et la droiture, en nous perfectionnant dans la constance et la fermeté.
74. La foi est mère de la vie érémitique; peut-on concevoir
comment les solitaires pourraient aimer la solitude, s'ils ne croyaient pas
?
75. Un criminel en prison tremble sans cesse à la seule pensée
des magistrats qui doivent le juger et le condamner; or un cénobite dans
sa cellule, pourrait-il ne pas craindre le Seigneur ? Le criminel n'a pas
autant de raisons de redouter le lieu où il doit être jugé,
que le solitaire, le tribunal de Dieu où il faudra comparaître.
Mon cher Frère, dans votre solitude cette crainte salutaire vous est
absolument nécessaire, afin que vous puissiez chasser et rejeter loin,
de vous la tiédeur et la négligence; et c'est le moyen le plus
sûr et le plus efficace pour y réussir.
76. Quand un criminel a été condamné, il a sans cesse dans
l'esprit qu'on vient le chercher pour le conduire au supplice, mais un véritable
serviteur de Dieu ne perd pas de vue le moment où il plaira au Seigneur
de le tirer de la prison de soit corps. Un criminel est en proie tous les jours
à la douleur la plus poignante, et un solitaire pleure continuellement
ses égarements et ses fautes.
77. Si tu prends le bâton de la patience, elle vous servira pour éloigner
loin de vous les chiens et pour les empêcher d'aboyer autour de vous.
78. La patience met une âme dans un heureux état, elle peut, sans
se laisser abattre travailler à son salut et à sa perfection au
milieu des rigueurs et des difficultés fatigantes et opiniâtres
de ses travaux.
79. La patience est une limite posée à la tribulation, du fait
quelle laccueille jour après jour.
80. Un homme patient est donc incapable de tomber, ou s'il lui arrive quelques
chutes, ces chutes mêmes lui fournissent les moyens de se relever avec
avantage et de terrasser l'ennemi qui l'a fait tomber.
81. Or la patience est une forte et généreuse détermination
à souffrir tous les sujets d'affliction qui, chaque jour, peuvent arriver;
elle est un retranchement sévère de toutes les occasions capables
de nous détourner de l'accomplissement de nos devoirs; elle est une vigilance
exacte surtout ce qui regarde le salut.
82. Le religieux a moins besoin de pain pour conserver la vie du corps, que
de patience pour conserver la vie de l'âme : c'est, en effet, par la patience
qu'il mérite la vie éternelle; et il n'arrive que trop que la
nourriture du corps contribue à lui faire perdre cette vie éternelle.
83. Lhomme qui pratique la patience, est mort avant de mourir; sa, cellule
est son tombeau.
84. L'espérance et la douleur des péchés produisent la
patience dans les curs; car celui qui ne possède pas ces deux vertus,
est ordinairement le vil esclave de la paresse.
85. Lathlète du Christ doit connaître quels sont ceux de
ses ennemis qu'il ne doit combattre que de loin, et quels sont ceux quil
lui est utile d'attaquer de près. Quelquefois le combat nous fait mériter
des couronnes, et d'autres fois la fuite du combat fait de nous des gens mauvais
et corrompus , mais ici nous ne pouvons pas entrer dans tous les détails
pour bien faire comprendre ces choses. En effet, nous n'avons pas tous les mêmes
inclinations, nous ne sommes pas tous affectés de la même manière,
et nous n'avons pas les mêmes habitudes ni les mêmes dispositions.
86. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il est pour nous de la dernière
importance d'observer et de connaître quel est le chef des ennemis qui
nous font la guerre; car il ne nous laisse ni trêve ni repos : il nous
poursuit sans cesse; nous le rencontrons partout, soit que nous nous arrêtions,
soit que nous marchions, soit que nous nous reposions, soit que nous nous donnions
du mouvement, soit que nous soyons à table, soit que nous n'y soyons
pas, soit que nous prions, soit que nous dormions.
87. Quelques-uns de ceux qui ont embrassé la vie solitaire, ne cessent
de méditer ces paroles du psalmiste : Je regardais continuellement
le Seigneur, et je l'avais toujours devant les yeux (Ps 15,8). Mais, comme
les pains faits avec le froment du ciel pour nourrir les âmes, ne sont
pas tous faits de la même manière, d'autres trouvaient leur nourriture
spirituelle dans la méditation de ce précepte de Jésus-Christ
: Vous posséderez vos âmes dans la patience (Lc 21,19) d'autres,
dans cet autre précepte : Veillez et priez sans cesse (Mt 26,41);
d'autres : Disposez au dehors vos affaires, et préparez votre champ
avec grand soin, afin que vous puissiez bâtir votre maison (Pro 24,27);
d'autres avaient continuellement dans l'esprit ces paroles : Parce que j'ai
été humble, le Seigneur a pris soin de moi et m'a délivré
(Ps 114,6); quelques autres repassaient sans cesse dans leur mémoire
cette belle sentence : Les souffrances de la vie présente n'ont aucune
proportion avec la gloire future que nous en attendons (Rom 8,18); d'autres
pensaient à cette sentence : Vous qui tombez dans l'oubli de Dieu,
comprenez ces choses, et craignez qu'il ne vous enlève tout d'un coup,
et que personne ne puisse vous délivrer de ses mains (Ps 49,22).
Tous courent a dans la même carrière; mais il n'y en a qu'un seul
qui remporte le prix.
88. Quiconque a fait des progrès dans les voies de la vie érémitique,
pratique la vertu avec une grande facilité, non seulement pendant son
réveil, mais encore pendant son sommeil. C'est ainsi qu'il arrive à
certaines personnes de chasser ignominieusement, dans leurs songes, les démons
qui cherchent à les porter au péché, et d'exhorter à
la pratique de la chasteté des personnes qu'en rêvant elles se
figurent porter à violer cette vertu céleste.
89. Cependant ne vous attendez pas à ces sortes de tentations, comme
si elles devaient vous arriver, et ne vous préparez pas à faire
des discours aux personnes que vous supposeriez devoir tendre des pièges
à votre innocence; car la vie d'un solitaire doit être simple,
libre et exempte de tout embarras.
90. Celui qui veut bâtir la tour céleste de cette vie, ne doit
se mettre à l'uvre qu'après avoir longtemps examiné
et pesé devant Dieu s'il a les matériaux nécessaires et
les autres choses indispensables pour achever son ouvrage, et qu'après
avoir recommandé au Seigneur, par des prières ferventes, le succès,
de son entreprise, il doit craindre qu'ayant jeté les fondements de cet
édifice spirituel, il ne soit pas capable de le terminer, et quainsi
il ne devienne la risée et le triste jouet de ses ennemis, et une pierre
d'achoppement et de scandale pour les personnes qui seraient dans le dessein
d'entreprendre le même ouvrage.
91. Donnez une attention spéciale à la suavité et aux délices
intérieures que vous éprouvez; car il est à craindre pour
vous que ce ne soient des médecins cruels, ou plutôt, des ennemis
dangereux qui fassent sentir ces douceurs à votre âme, et qu'ils
ne vous trompent par cette suavité imaginaire.
92. Vous devez pendant la nuit consacrer à la prière et à
la méditation tout le temps dont vous pourrez disposer. Quant à
la psalmodie, vous n'y emploierez que quelques moments. Préparez-vous
ensuite à bien remplir tous vos exercices de la journée.
93. Rien ne contribue plus à éclairer et à recueillir l'esprit
que les saintes lectures : ce sont les paroles mêmes du saint Esprit;
elles donnent l'intelligence et la sagesse aux personnes qui les lisent et les
méditent.
94. Dans l'état que vous avez embrassé, il faut que vos lectures
soient propres à vous encourager à en remplir exactement les obligations;
car la résolution ferme et généreuse de les accomplir fait
qu'on n'a plus besoin que des secours nécessaires pour être fidèle
à cette résolution.
95. Vous trouverez plus sûrement le salut dans la pratique des bonnes
uvres que dans la lecture des livres.
96. Vous devez éviter de lire les livres étrangers et surtout
opposés au genre de vie que vous menez, mais ne perdez jamais de vue
qu'avant toute chose vous avez besoin d'être instruit de la science et
d'être fortifié par la vertu de l'Esprit saint. Les paroles toujours
obscures des hommes ne sont propres qu'à obscurcir de plus en plus les
faibles lumières de notre intelligence.
97. Pour connaître la qualité du vin, il suffit de goûter
un peu; ainsi un seul entretien peut souvent faire comprendre à ceux
qui ont du discernement, quel est l'état et quelles sont les dispositions
d'un anachorète.
98. Gardez-vous bien de jamais cesser de vous défier du démon
de lorgueil, et de vous précautionner contre ses ruses; car c'est
le plus adroit et le plus subtil ennemi de votre vertu. 99. Sortez-vous de votre
cellule, veillez attentivement sur votre langue; car elle est capable de vous
faire perdre en un instant tout le fruit des bonnes uvres que vous avez
pratiquées avec tant de peines et de travaux.
100. Abstenez-vous scrupuleusement de toute occupation qu'une vaine curiosité
vous proposerait : elle vous serait au moins inutile; car la curiosité
pour tant de choses est ce qu'il y a de plus capable de troubler et de souiller
le saint repos d'un solitaire.
101. Soit pour l'âme, soit pour le corps, donnez aux personnes qui viennent
vous visiter toutes les choses qui sont en votre pouvoir. Si c'étaient
des religieux puissants en vertus et en sagesse, nous nous contenterions de
leur faire connaître ce que nous sommes, et nous les écouterions
en silence; si, au contraire, ce n'étaient que de simples religieux,
nous nous entretiendrions avec eux dans un esprit de modestie et de modération,
et nous n'oublierions pas qu'il nous est très utile de penser et de croire
que les autres valent mieux que nous.
102. J'avais dessein de conseiller ici aux personnes nouvellement entrées
dans un monastère, de s'appliquer à des travaux incapables de
les détourner de la prière; mais l'exemple de ce religieux qui
pendant la nuit portait du sable dans son manteau, m'en a empêché.
103. Comme ce que la foi nous enseigne de la très sainte, éternelle
et adorable Trinité, est différent de ce qu'elle nous propose
à croire sur l'Incarnation du Fils de Dieu, qui est une des trois personnes
de la glorieuse Trinité, puisque ce qui est au nombre pluriel dans la
sainte Trinité, est au nombre singulier dans le Fils de Dieu fait homme,
et que ce qui est au nombre singulier dans la sainte Trinité, est au
nombre pluriel dans le Christ; de même il y a des exercices qui conviennent
à la vie érémitique, et il y en a d'autres qui conviennent
à la vie cénobitique.
104. Le divin Apôtre a dit : Quel est l'homme qui connaît les
pensées et les conseils du Seigneur ? (Rom 11,34) Pour moi, je dis
: Quel est celui qui peut comprendre les pensées d'un homme qui, d'esprit
et de corps, passe sa vie dans la solitude ?
105. La puissance d'un roi consiste dans l'abondance et la richesse de ses trésors
et dans le nombre de ses sujets; mais la puissance d'un solitaire consiste dans
l'abondance de ses prières.