VINGT-SIXIÈME DEGRÉ

Du Discernement dans les pensées, les vices et les vertus.


Miniature du 14e siècle

monastère Stavronikita

26 e degrès

1. Le discernement dans les personnes qui commencent à servir Dieu, est une connaissance exacte qu'elles ont de l'état de leur âme; par rapport à celles qui ont déjà fait quelques progrès dans le service du Seigneur, c'est un sentiment intérieur qui leur fait distinguer avec certitude le bien proprement dit de celui qui est seulement naturel et qui souvent fait la guerre au bien surnaturel; et dans celles qui ont heureusement atteint la perfection, c'est une connaissance qu'elles ont reçue des lumières que Dieu a répandues abondamment dans leur âme, par laquelle, non seulement elles sondent les plis et les replis de leur cœur, mais peuvent pénétrer jusque dans l'intérieur de leurs frères.
Mais si nous voulons définir le discernement d'une manière générale et qui puisse tout renfermer et convenir à tout, nous dirons et qu'elle est et qu'elle doit être une lumière intérieure qui nous fait connaître avec certitude, en tout temps, en tout lieu et dans toutes nos actions, qu'elle est la sainte et adorable volonté de Dieu, et que ceux-là seuls la reçoivent qui sont purs dans leurs affections, dans leurs actions et dans leurs paroles. 2. Celui qui par l'esprit de Dieu a vaincu trois ennemis de son salut, vient bien facilement à bout de terrasser les cinq autres; mais celui qui néglige d'attaquer et de vaincre ces trois ennemis, ne peut compter sur aucune autre victoire. Le discernement est donc une conscience sans tâche, elle n'habite que dans ceux dont les sens sont purs et chastes.
3. Personne, soit qu'il voie par lui-même, soit qu'il entende raconter aux autres que dans l'état religieux il arrive des choses extraordinaires et surnaturelles, ne peut, parce qu'il n'en connaît pas la nature, les révoquer en doute; car où habite Dieu, qui est au dessus de la nature, là il peut bien se trouver des choses au dessus de la nature et de ses lois ordinaires.
4. La paresse, l'orgueil, et l'envie des démons, sont les trois principales armes dont ces esprits infernaux se servent pour nous faire la guerre. La première de ces armes doit nous couvrir de confusion, la seconde nous précipite dans la dernière des misères; la troisième, est une véritable félicité et un bonheur parfait.
5. Après Dieu, c'est à notre conscience que nous devons recourir, comme à la règle que nous avons à suivre : c'est elle qui est chargée de nous faire connaître de quel côté s'élèvent les vents impétueux des tentations, de nous avertir quand il est à propos de tendre les voiles, et de nous diriger de manière que nous puissions éviter un triste naufrage.
6. Les démons, dans tous nos exercices de piété, nous tendent des pièges pour nous faire tomber dans trois fosses qu'ils ont eux-mêmes creusées. Ils s'efforcent d'abord de nous détourner de bien faire; ensuite, s'ils se voient vaincus dans ce premier combat, ils cherchent à corrompre notre cœur par des intentions mauvaises qu'ils nous inspirent, et à nous empêcher de ne nous proposer pour fin que la Gloire de Dieu; enfin, si dans cette seconde attaque, leurs efforts ne leur ont servi de rien, ils se cachent dans l'intérieur de notre âme, qui est tranquille, afin de lui inspirer que nous sommes vraiment heureux de ne rien faire que selon la Volonté de Dieu et pour sa plus grande gloire. Or nous résisterons à la première tentation par une grande diligence, une scrupuleuse exactitude à nos devoirs, et par la pensée et le souvenir de la mort; à la seconde, par l'obéissance et le mépris de nous-mêmes; et à la troisième, par la connaissance de notre imperfection et de l'inutilité de nos œuvres. C'est là le grand travail que nous avons continuellement à faire jusqu'à ce que le feu de l'amour de Dieu nous fasse entrer dans son sanctuaire. Car alors nous ne serons plus inquiétés, ni portés aux péchés, à cause de nos vieilles habitudes. Dieu, qui est un feu purifiant (Heb 12,29), consumera toutes les ardeurs funestes de la concupiscence, arrêtera tous ses mouvements déréglés, nous préservera de la présomption, et nous empêchera de tomber, soit dans l’aveuglement intérieur, soit dans l'aveuglement extérieur.
7. Mais les démons font précisément le contraire; car aussitôt qu'ils ont pu rendre notre âme leur triste esclave, ils y éteignent toute sorte de lumières, et nous réduisent à une telle pauvreté, qu'il ne nous reste ni prudence, ni discernement, ni connaissance, ni respect pour rien, et que nous n'avons pour partage que l'indolence, la stupeur, l'endurcissement, l'indiscrétion et l'aveuglement.
8. Ils connaissent par leur propre expérience, tout ce que nous venons de dire, ceux qui ont eu le bonheur de sortir de l'abîme d'impureté par le moyen des jeûnes et des autres austérités de la pénitence de renoncer à une confiance insensée dans leurs propres forces, pour suivre les règles de la modestie, et d'abandonner une honteuse impudence pour observer les lois de la pudeur.
Ils savent qu'aussitôt que leur âme fut délivrée et guérie de ses maladies mortelles, que leur esprit se trouva hors de ces ténèbres épaisses dans lesquelles il était enseveli, et que leur cœur fut purifié de la corruption du péché, ils eurent honte d'eux-mêmes, des actions qu'ils avaient faites et des paroles qu'ils avaient dites pendant leur déplorable captivité.
9. En effet, à moins que la lumière divine ne s'obscurcisse dans une âme, et qu'elle ne tombe dans les ténèbres d'une nuit funeste, les démons sont dans l'impuissance de lui enlever sa sainteté et son innocence, de l'immoler à leur fureur et de la perdre. Oui, je le répète tant qu'une âme en cette vie est éclairée des rayons du soleil de justice, les démons sont privés du pouvoir de lui faire du mal. Or les démons ravissent à une âme le trésor précieux de son innocence, en la soumettant, sans qu'elle s'en aperçoive, sous leur esclavage; ils l'immolent à leur fureur, lorsqu'ils étouffent en elle toutes les lumières de la conscience, de sorte qu'ils la précipitent dans des crimes honteux et détestables; enfin ils achèvent de la perdre, lorsqu'après l'avoir fait tomber dans le péché, ils la livrent aux horreurs du désespoir.
10. Que personne ne s'avise ici d'alléguer sa faiblesse pour excuse, et ne dise que les commandements de Dieu sont impossibles; car il en est qui, sur plisseurs choses, vont même au delà de ce que l'Évangile commande et pour en être assuré, faites attention à celui qui aima son prochain plus que lui-même.
11. Que ceux qui sont humbles, prennent courage, quand même il leur arrive d'être troublés par leurs passions ! car, bien que dans un temps ils aient eu le malheur d'être tombés dans toute sorte de péchés, de s'être laissé prendre à tous les pièges du démon, et d'avoir éprouvé toutes les maladies spirituelles, si Dieu leur accorde enfin la guérison, ils pourront encore servir eux-mêmes aux autres de médecins, de phares, de lampes et pilotes; leur faire connaître les différents symptômes des maladies de l'âme, et, par l'expérience qu'ils en ont faite, les préserver des dangers auxquels ils seraient exposés.
12. S'il se trouve des gens qui, quoique tyrannisés par leurs passions, soient capables de donner à leurs frères des leçons utiles et simples, je suis bien éloigné de le leur défendre — qu'ils le fassent; car il pourra fort bien arriver qu'à cause des exhortations qu'ils feront, ils prennent honte d'eux-mêmes, et commencent à faire mieux et à mener une meilleure vie. Cependant ces personnes ne peuvent pas se mêler de gouverner ni de conduire leurs frères. J'ai vu des hommes qui, étant tombés dans le bourbier du vice, et s'y roulant de plus en plus, ne laissaient pas de raconter à ceux qu'ils voyaient exposés au même péril, comment et pourquoi ils avaient été eux-mêmes victimes de leur témérité. Or ils pourraient de la sorte pour préserver les autres de la chute qu'ils avaient faite, et les empêcher de tomber dans l’abîme où ils se voyaient. Mais qu'est-il arrivé ? Dieu, qui est infini en miséricorde, comme il l'est en puissance, eut égard aux charitables intentions de ces personnes, et les délivra des chaînes odieuses de leurs péchés. Quant à ceux qui, de sang froid, se soumettent volontairement au joug tyrannique des passions, tout ce qu'ils ont à faire, c'est de garder le silence c'est par ce seul moyen qu'ils pourront donner des leçons aux autres. Aussi leur est-il nécessaire de se rappeler ces paroles : Jésus commença d'abord à a faire, et ensuite Il enseigna. (Ac 1,1)
13. La mer que nous avons à traverser, ô humbles religieux, est terrible et furieuse : elle est continuellement agitée par des vents impétueux, et bouleversée par des tempêtes effrayantes; elle est remplie d'écueils menaçants, de gouffres profonds, de pirates impitoyables, de golfes dangereux, de bancs de sable; elle est peuplée de monstres affreux, couverte de flots et de vagues écumantes. Or les écueils de cette mer sont la colère, qui cause tout-à-coup dans une âme un embrasement terrible; les gouffres sont ces vertiges qui s'emparent de nous et nous précipitent dans le désespoir, qui est un abîme sans fond; ces syrtes et ces bancs de sable, sont les ténèbres de notre esprit, lesquelles nous font souvent prendre le mal pour le bien; ces monstres, nous représentent notre propre corps pesant, lourd et dangereux par les passions cruelles qu'il nourrit et fomente; ces pirates dévastateurs, sont les ministres et les auteurs de la vaine gloire, lesquels nous enlèvent impitoyablement tout le bagage et tout le trésor de nos bonnes œuvres, fruit de nos travaux et de nos sueurs; par les flots, entendons les excès et les dérèglements de l'intempérance, qui nous jette brusquement dans la gueule et sous la dent des monstres de l'enfer; et par tourbillons, comprenons l'orgueil qui, chassé du ciel où le démon lui donna naissance, veut maintenant nous élever jusqu'aux cieux pour nous faire tomber jusqu'au plus profond de l’abîme.
14. Ceux qui sont des hommes consommés dans les sciences, connaissent très bien les choses convenables d'abord à ceux qui commencent leurs études; celles qui conviennent à ceux qui ont fait quelques progrès; enfin celles qui sont propres à ceux qui sont devenus capables de donner des leçons aux autres. Prenons bien garde qu'après avoir longtemps étudié, on ne nous trouve toujours qu'aux premiers éléments de la science spirituelle et religieuse. N'est-il pas honteux pour un vieillard de ne se voir qu'aux écoles de l'enfance.
Or voici le véritable alphabet de ceux qui veulent apprendre la science religieuse :
ST. JEAN CLIMAQUE ENSEIGNE SES DISCIPLES
ST. JEAN CLIMAQUE ENSEIGNE SES DISCIPLES
A. l'obéissance;
B. le jeûne;
C. le cilice;
D. la cendre;
E. les larmes;
F. la confession;
G. le silence;
H. l'humilité;
I. les veilles;
K. la générosité;
L. le froid;
M. le travail;
N. les afflictions;
O. les mépris;
P. la contrition;
Q. l'oubli des injures;
R. la charité fraternelle.
S. la douceur;
T. la foi sainte et exempte de curiosité;
V. l'indifférence pour le monde;
X. une sainte aversion pour les parents;
Y. un détachement parfait de toute chose;
Z. une grande simplicité unie à une grande innocence, et une abjection volontaire.

Quant à ceux qui ont déjà fait quelques progrès dans la science religieuse, leur étude et leur application particulières doivent être de s'efforcer de remporter une victoire complète sur la vaine gloire et sur la colère, de nourrir et d'augmenter en eux l'espérance des biens à venir, de rendre plus parfaite la paix de leur âme et plus grande, la circonspection de leur esprit, de graver de plus en plus dans leur mémoire le souvenir et la pensée des jugements de Dieu, de perfectionner leurs sentiments de tendresse et de commisération pour leurs frères, d'exercer envers eux les devoirs de l'hospitalité avec affection et prudence, d'être plus doux et plus modérés dans les corrections, plus fervents et plus recueillis dans la prière, enfin, de mépriser entièrement les richesses.
Pour ce qui regarde les parfaits qui, par une piété fervente, ont consacré à Dieu toutes les pensées de leur esprit, tous les sentiments de leur cœur et toutes les actions de leur corps, voici l'alphabet qui leur convient :
Ils doivent :
A. conserver leur cœur libre de toute passion;
B. nourrir dans eux une charité parfaite;
C. pratiquer une humilité profonde;
D. avoir un éloignement absolu de toutes les vanités du siècle;
E. être dévorés d'un zèle ardent pour conserver la Présence de Jésus Christ;
F. user d'un soin tout particulier pour défendre le trésor de leurs prières et des lumières qu'ils ont reçues, des embûches et des pièges des démons qui veulent le leur enlever;
G. s'enrichir de plus en plus des dons et des illuminations célestes;
H. désirer ardemment la fin de leur vie;
I. n'avoir que de l'aversion pour la vie présente;
K. éviter tout ce qui peut flatter la chair;
L. mériter de devenir auprès de Dieu des avocats et des intercesseurs pour tout le monde;
M. faire en sorte d'engager Dieu à faire miséricorde aux hommes;
N. participer au ministère des anges;
O. devenir des trésors de science;
P. se rendre dignes d'être les interprètes des vérités surnaturelles et des mystères;
Q. mériter d'être les dépositaires des secrets du ciel;
R. sauver les hommes;
S. soumettre les démons;
T. triompher des passions et des vices;
V. vaincre la chair;
X. gouverner la nature entière;
Y. faire une guerre à toute outrance au péché;
Z. être des temples vivants de la paix souveraine du cœur, et par la grâce des imitateurs parfaits de notre Seigneur Jésus Christ.
15. Lorsque nous nous sentons frappés d'une maladie grave, c'est alors que nous devons redoubler de soin et de vigilance. En effet c'est dans ces moments où les démons, nous voyant comme abattus par la maladie, et incapables par la faiblesse de notre corps, de nous servir de nos saints exercices qui étaient les armes avec lesquelles nous les mettions en fuite, ont coutume de faire les derniers efforts pour nous vaincre. Pendant leurs maladies les gens du monde sont exposés aux emportements de la colère, et quelques fois à l'impiété des blasphèmes, mais les moines et ceux qui vivent loin du siècle, s'ils ont en abondance les choses qui leur sont nécessaires, sont exposés aux tentations d'intempérance, et même de luxure. Quant à ceux qui sont privés de secours lorsqu'ils sont malades, comme les solitaires, ils sont terriblement tentés de se livrer à la négligence, à l'ennui et à la tristesse.
16. J'ai même vu quelquefois que le démon de l'incontinence augmentait les douleurs de certains malades, au point de leur donner des mouvements par lesquels leur conscience pouvait être troublée. Or je ne pouvais me rendre raison comment, au milieu d'aussi grandes souffrances, la chair fût encore capable de se révolter contre l'esprit; mais comme je retournai ensuite pour les visiter, je les trouvai sur leur lit de douleur tellement soulagés par les secours spirituels que Dieu leur avait accordés et par les sentiments de componction qu'il leur avait inspirés, que la consolation qu'ils avaient ainsi reçue, leur ôtait le sentiment de leurs souffrances, et leur faisait désirer de ne jamais en être délivrés. Enfin je retournai encore les voir, et je les trouvai toujours malades; mais je remarquai que leurs douleurs et leurs souffrances avaient été des remèdes salutaires et efficaces pour les guérir de leurs maladies spirituelles. J'adorai Dieu et le remerciai de la grâce qu'il faisait aux hommes en se servant de leur corps de boue pour les purifier et les sanctifier.
17. Il y a dans le fond de notre âme un sentiment tout spirituel, lequel nous porte sans cesse à le chercher dans nous, quand même il ne s'y trouve pas et lorsque nous avons le bonheur de le trouver, nous ne tardons pas de voir les ténèbres produites par les passions déréglées se dissiper et disparaître de notre esprit. C'est ce qui a fait dire à un homme sage cette parole remarquable : Vous trouverez en vous un sentiment tout divin.
18. La vie monastique doit remplir tous les sentiments du cœur, régler toutes nos actions, veiller sur nos paroles, former nos pensées et présider à tous nos mouvements : autrement ce ne serait pas une vie monastique, et bien moins, une vie angélique.
19. Concevez la différence qu'il y a entre la providence de Dieu, le secours de sa grâce, la protection qu'Il accorde, la miséricorde dont il use à notre égard et les consolations dont il nous fait jouir. Sa providence brille d'une manière frappante dans tous les ouvrages de l'univers, mais nous ne voyons le secours de sa grâce qu'au milieu des fidèles; sa protection, que parmi ceux qui sont vraiment fidèles; nous observons sa Miséricorde dans ses serviteurs dévoués, et ses Consolations parmi ceux qui l'aiment sincèrement.
20. Parfois, ce qui a coutume d'être un bon remède pour certaines personnes, devient un poison véritable pour d'autres, et que ce même remède donné à la même personne, mais dans des circonstances différentes, lui est salutaire dans un temps, et funeste dans un autre.
21. J'ai vu un médecin spirituel, également ignorant et indiscret, lequel accabla si mal à propos de reproches un pauvre malade qui languissait sous le poids de ses péchés, qu'il le poussa dans les horreurs du désespoir. S'en ai vu un autre, plein de science et de sagesse, qui, par des reproches humiliantes, fit comme une incision dans un cœur gonflé d'orgueil, et en fit heureusement sortir toute la corruption infecte qui le gâtait et le salissait.
22. J'ai vu le même malade spirituel qui tantôt, pour se guérir des passions qui corrompaient son cœur, avalait comme un breuvage salutaire toute l'amertume de l'obéissance, et en devenait vigoureux, ardent, laborieux et vigilant, et tantôt, pour rendre la vue à l'œil de son âme, se tenait dans une immobilité et un silence parfaits, ne regardant personne et ne parlant à personne. Que celui qui a des oreilles pour entendre, comprenne ce que je veux dire ici !
23. Il y en a, et je vous avoue que je ne sais comment car je n’ai point cherché à connaître par moi-même et par mon propre jugement comment arrivaient ces dons et ces faveurs précieuses, mais enfin il y en a qui sont naturellement portés à la continence, au repos de l'âme, à la modestie, à la douceur et à la componction du cœur.
Il y en a d'autres qui ont des inclinations opposées à ces vertus, et qui combattent de tout leur pouvoir ce mauvais naturel. Or, quoique ces derniers ne triomphent pas toujours de leurs penchants, je les crois préférables aux premiers; car ils triomphent de la nature même.
24. Ne venez donc pas vous glorifier devant moi, vous qui, sans travail et sans peine, jouissez de ces dons et de ces faveurs de la nature; mais confessez avec humilité que le souverain Dispensateur des dons ne vous a si bien favorisés, que parce qu'Il connaissait votre extrême faiblesse, qu'Il prévoyait que, sans ces grâces toutes gratuites, vous vous seriez perdus, et parce que dans sa Bonté infinie, Il voulait vous sauver.
Nous devons encore observer qu'une bonne éducation, des instructions salutaires reçues dans notre enfance, les exercices spirituels auxquels nous nous sommes livrés pendant notre adolescence, peuvent dans la suite de notre vie nous porter à pratiquer la vertu et à faire profession dans la vie monastique; mais que toutes ces choses peuvent nous en détourner, si elles n'ont pas été bonnes et chrétiennes.
25. Les anges sont une lumière pour les moines; les moines doivent être la lumière des autres hommes. C'est pourquoi ils sont obligés spécialement à faire tous leurs efforts pour devenir des hommes exemplaires, et pour ne jamais, soit dans leurs paroles, soit dans leurs actions, donner lieu à personne de se
scandaliser; car si la lumière se change en ténèbres, que deviendront les ténèbres elles-mêmes, je veux dire ceux
qui vivent au milieu du monde ? (cf. Mt 6,23)
26. Si donc vous m'écoutez et que vous désiriez suivre mes avis, vous n'oublierez pas qu'il nous importe beaucoup de ne pas être légers ni inconstants, et de ne pas diviser les forces de notre âme, déjà si pauvre et si faible, si nous voulons combattre avec quelque avantage les milliers d'ennemis qui nous attaquent; car autrement il nous serait impossible de connaître et d'éviter les ruses infinies dont ils se servent pour
nous perdre.
27. Munissons-nous donc des secours que nous offre la très sainte Trinité, et employons trois vertus pour faire la guerre à trois vices différents. Si nous ne le faisons pas, nous nous exposons évidemment à des maux et à des inquiétudes innombrables.
28. En effet, si Dieu, qui autrefois changea la met en terre ferme, est avec nous, ne serons-nous pas semblables aux Israélites ? éclairés et protégés par sa Présence, nous passerons sans danger à travers les flots mugissants, et nous verrons nos Égyptiens ensevelis sous les eaux; mais, au contraire, si Dieu ne nous assiste pas qui pourra seulement entendre, sans frémir, le bruit confus des vagues et des flots ? qui sera capable de se soutenir devant les efforts furieux de sa propre chair ?
29. Si Dieu, par les bonnes œuvres que sa grâce nous fera pratiquer, se montre dans notre cœur, aussitôt tous nos ennemis, qui sont les siens, seront dissipés et mis en déroute; et si, par la sainteté et la ferveur de nos prières, nous L'appelons à notre secours, tous ceux qui, selon l'expression de David, haïssent le Seigneur, prendront la fuite en sa présence (cf. Ps 67,2), et nous pouvons ajouter : à la nôtre. 30. N'oublions pas que ce ne sera point avec des paroles vaines et stériles, que nous apprendrons les choses célestes; mais par nos travaux, nos efforts et nos sueurs. Il ne s'agira pas en effet à la fin de notre vie de présenter au souverain Juge des paroles, mais des œuvres.
31. Lorsque quelqu'un apprend qu'un trésor est caché quelque part, il s'empresse de fouiller pour le trouver, et s'il le trouve, il le garde avec un grand soin. Ceux qui sont riches sans avoir travaillé pour le devenir, dissipent ordinairement leur fortune.
32. Les habitudes vicieuses et invétérées ne se corrigent pas sans de grandes difficultés ni sans de grands efforts; les moines qui les ont encore fortifiées par de mauvaises actions continuellement répétées, ou tombent misérablement dans le désespoir, ou par leur aveuglement ne retirent aucun avantage de leur profession religieuse et de leur consécration à l'obéissance. Mais faut-il entièrement désespérer de ces personnes ? Non, parce que je sais que Dieu est tout-puissant et qu'Il peut les retirer de cet abîme.
33. Quelques personnes me proposèrent un jour une question fort difficile à résoudre, qui, à mon avis, surpasse la portée de l'esprit de ceux qui me ressemblent et qu'on ne trouve dans aucun ouvrage connu : Quels sont, me dirent-ils, les vices qu'enfantent les huit péchés capitaux, et quels sont les trois péchés de ces huit qui produisent les cinq autres ? Or, comme je ne pus répondre à cette question si hardie, je fus obligé d'avouer mon incapacité. Mais voici ce que ces pères m'en dirent eux-mêmes.
L'intempérance est la mère de la luxure; la vaine gloire, de la paresse; la tristesse et la colère sont mères de l'orgueil, de l'envie et de l'avarice, et la vaine gloire est encore mère de l'orgueil.
Quand ils m'eurent expliqué cette première chose, je me permis de demander à ces hommes vénérables de vouloir bien contenter mes désirs, en m'apprenant quels étaient les péchés produits par les péchés capitaux, et de quel péché chacun tirait son origine, et voici encore la réponse qu'ils me firent avec une bonté et une affection admirables : Il ne faut pas chercher de l'ordre et de la raison parmi des passions folles et impétueuses, puisqu'on n'y trouve que désordre et confusion. Ce fut ce qu'ils me démontrèrent par des exemples très justes et très convenables et par des raisons nombreuses, fortes convaincantes; et j'en dirai ici quelque chose pour vous donner la facilité de juger du reste.
Ainsi, selon ces pères, les ris dissolus et à contretemps viennent, tantôt de l'incontinence, tantôt de l'intempérance, tantôt de la vaine gloire, principalement lorsqu'on se glorifie sans honte et sans pudeur; l'excès dans le sommeil est produit quelquefois par les excès de la bonne chère, d'autres fois par les jeûnes observés dans un esprit d'orgueil; ici par la paresse, là par les besoins réels de la nature, des paroles inutiles procèdent assez souvent et de l'intempérance et de la vaine gloire; on est esclave de la paresse ou parce qu'on se traite trop délicatement, ou parce qu'on manque de crainte de Dieu; les blasphèmes sont ordinairement les enfants de l'orgueil; ils peuvent encore être occasionnés en nous par notre penchant à croire que nos frères s'en rendent coupables; quelquefois cependant c'est le démon qui en est l'auteur, à cause de l'envie qu'il nous porte.
L'endurcissement du cœur prend naissance, et dans la bonne chère, et dans une certaine indifférence pour les choses saintes, et dans l'affection que nous avons pour les créatures; cette affection mondaine et sensuelle peut elle-même venir de l'esprit d'impureté, l’avarice, d'intempérance, de vaine gloire et de plusieurs autres causes. La colère et la malice tirent communément leur origine de l'enflure du cœur et de l’estime que nous avons pour nous; l'hypocrisie est le fruit de la complaisance que nous avons en nous-mêmes, de la confiance que nous mettons dans notre conduite, laquelle nous excite à penser et à croire que nous sommes capables de nous suffire, d'être maîtres et les arbitres de nos actions.
Les vertus opposées à ces vices prennent naissance dans des causes toutes contraires. Mais comme le temps me manque, je ne peux traiter de chacune d'elles en particulier; c'est pourquoi je me contente de dire que c'est l'humilité qui chasse tous les vices de notre cœur, et leur donne la mort, et que ceux qui ont le bonheur de posséder cette vertu, triomphent de tous les vices et de toutes les passions.
La volupté et la méchanceté sont les mères fécondes de toute sorte de maux; et ceux qui sont esclaves de ces deux, vices redoutables, ne verront jamais le Seigneur. C'est ne rien faire que de terrasser la première, si nous n'abattons pas la seconde de ces deux passions.
34. Apprenons à craindre le Seigneur par la crainte que nous inspirent l'autorité et la puissance des princes et des magistrats, et la présence des animaux féroces; apprenons à l'aimer et à désirer de le posséder, par l'exemple des mondains : voyez comme ils se livrent à l'amour des créatures pour les beautés qu'ils aperçoivent dans elles. Sachons ici que rien ne nous défend de profiter des exemples des passion cherchant à établir les vices dans les cœurs, pour nous former aux vertus qui leur sont contraires.
35. Le siècle où nous vivons, est horriblement corrompu. On ne voit partout qu'orgueil et dissimulation. On pratique peut-être encore quelques vertus extérieures; mais sont-elles réelles et véritables ? voit-on aujourd'hui ces dons et ces faveurs extraordinaires dont autrefois Dieu se plaisait à récompenser la ferveur et la sincérité de la dévotion ? cependant le monde eut-il jamais plus besoin de ces dons et de ces grâces ? Mais ne soyons pas étonnés de cette absence et de cette privation; car ce ne sont pas précisément les travaux extérieurs qui nous font trouver et posséder Dieu, ce sont la simplicité et l'humilité du cœur, selon cette parole de saint Paul: La puissance du Seigneur se fait surtout remarquer dans la faiblesse de l'homme (cf. 2 Cor 12,9), et il est certain que Dieu ne rejettera jamais un cœur humble et docile.
36. Lorsque nous verrons quelques-uns de nos frères qui servent Dieu, tomber dans quelque maladie corporelle, ne soyons pas si méchants que de croire que cet accident fâcheux leur est arrivé par un secret jugement de Dieu qui les punit par là de quelques fautes qu'ils ont commises; mais dans la simplicité de notre cœur, et sans mauvaises pensées, prenons soin d'eux : car ils sont membres du corps auquel nous appartenons tous; ce sont des compagnons d'armes avec lesquels nous faisons la guerre à un ennemi commun.
37. Dieu envoie quelquefois des maladies pour purifier notre âme des souillures que les péchés lui ont faites, et quelquefois pour nous aider à chasser la vanité de notre esprit.
38. Il n'est pas rare encore que Dieu, dont la Bonté et la Miséricorde sont infinies, en nous voyant lâches et paresseux dans les saints exercices de la piété, Se serve de la maladie comme d'une mortification salutaire et plus facile pour humilier et affaiblir nos corps rebelles, pour purifier notre esprit des mauvaises pensées et pour délivrer notre cœur des passions déréglées.
39. Mais observons ici que pour toutes les choses qui nous arrivent, soit visibles, soit invisibles nous les recevons de trois manières différentes; d'abord, avec un esprit de douceur et d'humilité; ensuite, avec des sentiments de colère et de répugnance; enfin, avec une froide indifférence. C'est ce que j'ai vu moi-même dans trois frères qui avaient été corrigés et punis ensemble. Le premier ne souffrit la correction et n'accepta la pénitence qu’avec colère et indignation; le second endura l'une et reçut l'autre sans trouble et sans tristesse; enfin, le troisième supporta l'une et l'autre avec joie et contentement.
40. J'ai vu des cultivateurs semer les mêmes grains et se proposer des fins différentes; car les uns se proposaient dans la récolte qu'ils attendaient, de payer leurs créanciers, et les autres, d'augmenter leurs richesses; ceux-ci avaient l'intention de faire des présents à leurs maîtres, et ceux-là, de mériter de la part des passants des louanges sur leur excellente manière de cultiver leurs champs; d'autres ne désiraient avoir une récolte abondante, qu'afin de pouvoir contenter l'envie qui rongeait leur cœur, et de vexer leurs rivaux; et d'autres ne voulaient une belle récolte qu'afin d'éloigner d'eux la honte d'être regardés pour des négligents et des paresseux. Mais voici quelle est la semence dont se servent ces laboureurs : ce sont les jeûnes, les veilles, les aumônes, les services rendus à leurs frères, l'obéissance et autres choses semblables. Quant aux fins et aux intentions qu'ils se proposent, qu'on les examine et qu'on les cherche avec soin et sérieusement.
41. Que ce soit devant le Seigneur et avec les mêmes précautions que prennent ceux qui vont puiser de l'eau dans une fontaine; car il arrive quelquefois qu’en ne voulant puiser que de l'eau, on prend aussi des grenouilles. C'est ainsi que nous-mêmes, en voulant pratiquer la vertu, nous mêlons avec elle des défauts : par exemple, l'intempérance se mêle facilement avec l'hospitalité, l'amour sensuel avec la charité, la finesse avec la discrétion, la malice avec la prudence; la fourberie, la paresse, la lenteur, la contradiction, la mauvaise volonté de vivre à sa guise et selon ses goûts, et la désobéissance, avec la douceur; l'arrogance, la fierté, avec le silence; la vanité avec la joie spirituelle, la paresse avec l'espérance, le jugement téméraire avec la charité; la tiédeur, l'engourdissement, avec la solitude et la retraite; l'aigreur, avec la chasteté; une trop grande confiance en soi-même avec l'humilité; quant à la vaine gloire, regardons-la comme un fard, un collyre, ou plutôt comme un venin subtil qui cherche à s'insinuer dans toutes les vertus.
42. Ne nous affligeons pas, si Dieu, n'exauce pas nos prières et nos supplications, aussitôt que nous le désirerions; car il désire Lui-même ardemment que tous les hommes soient tout de suite délivrés des passions qui les troublent et les tyrannisent. 43. Tous ceux qui demandent à Dieu quelque grâce, ne sont pas écoutés, c'est, je crois, pour quelqu'une des raisons suivantes : c'est parce, qu'ils ne sollicitent pas cette faveur dans le temps qu'il convient, parce qu'ils ne la demandent pas avec les dispositions requises, parce qu'ils sont possédés de quelque sentiment de vaine gloire et d'orgueil; enfin parce que, s'ils étaient exaucés, ils tomberaient dans la tiédeur et dans la négligence.
44. Personne, je pense, ne doute que les démons et les passions me se retirent de notre âme, tantôt pour un temps, tantôt pour toujours; mais il y a fort peu de gens qui sachent pourquoi les uns et les autres nous abandonnent de la sorte.
45. Il arrive que les passions quittent, non seulement ceux qui ont la foi, mais aussi ceux qui ne l'ont pas; exceptons-en néanmoins une, laquelle demeure en eux, pour tenir, elle seule, la place de toutes les autres : or cette passion si funeste et si terrible, qu'elle a chassé les anges du ciel, c'est l'orgueil.
46. Remarquons que le feu céleste et divin de la charité consume entièrement la matière de nos péchés. Lorsque les démons, de leur plein gré, se retirent de nous et ne nous tentent plus par le moyen des passions.
47. Ils ne le font ordinairement que pour nous tromper par une fausse sécurité que ce calme et cette tranquillité inspirent, et pour s'emparer plus facilement et tout d'un coup, de notre pauvre cœur, l'empoisonner par les vices de telle sorte, qu'il soit dans le cas de se tendre des pièges à lui-même et de se faire une guerre cruelle.
48. Je connais encore une autre ruse des démons quand ils cessent de nous fatiguer et de nous attaquer c'est que nous ayant déjà habitués au vice, ils n'ont pas besoin de nous tenter, et qu'en nous tentant ils craindraient de réveiller notre conscience qu'ils ont endormie. Nous pouvons dire ici que les enfants à la mamelle, sont la figure des pécheurs que les démons ont accoutumés au vice : lorsque leurs mères les retirent de leur sein, ils se mettent à sucer leurs doigts.
49. Sachons donc que ce sont la simplicité, l'innocence et l’intégrité de la vie, qui sont surtout capables de délivrer notre âme des perturbations et de l'agitation des passions, et de lui
procurer une paix délicieuse, selon cette parole de David : C'est avec justice que j'attends mon salut du Seigneur, car c'est Lui qui sauve ceux qui ont le cœur droit, (cf. Ps 7,12) et Il nous délivre ainsi de nos maux, de manière qu'à peine nous en apercevons-nous et que nous sommes semblables aux petits enfants qu'on dépouille de leurs vêtements sans qu’ils aient le sentiment de leur nudité.
50. Les vices et la méchanceté ne sont point originairement dans la nature de l'homme, puisque Dieu n'est point l'auteur des passions. Mais il y a dans lui plusieurs bonnes inclinations naturelles que Dieu lui a données : telles sont, par exemple, la tendresse et la compassion pour les malheureux; ne voyons-nous pas les païens touchés de commisération pour ceux qui souffraient ? telles sont encore l'affection et la bienveillance : les animaux mêmes témoignent de la tristesse, en se voyant séparés les uns des autres; la foi, puisque nous sentons en nous une violente inclination à croire ce qu'on nous raconte; l'espérance, car nous n'empruntons et ne prêtons de l'argent, nous ne faisons des voyages sur terre et sur mer que dans l'espoir de quelques avantages et de quelque profit; et si l'amour que nous avons pour nos frères est fondé sur notre nature, et que la charité soit le lien et la perfection de la loi, il s'en suit que cette vertu, ainsi que les autres, n'est point hors de notre nature, et que ceux qui, pour ne pas pratiquer le bien, allèguent leur faiblesse, doivent être couverts de honte et de confusion.
51. Quant à la chasteté, à la douceur, à l’humilité, à la prière, aux veilles, aux jeûnes et à la componction, nous disons que ce ne sont pas des vertus qu'on puisse pratiquer par les seules forces de la nature. Or quelques-unes de ces vertus nous ont été enseignées par les hommes; d'autres, par les anges; d'autres, par le Verbe éternel de Dieu, qui nous en facilite la pratique par sa grâce.
52. Nous trouvons-nous dans l'indispensable nécessité de souffrir quelques maux ? la prudence nous dicte que nous devons toujours, si la chose est possible, choisir le moindre et le plus léger. Ainsi, par exemple, lorsque nous nous appliquons à la prière, s'il nous arrive quelques-uns de nos frères, faut-il alors interrompre notre saint exercice, ou faut-il, sans les saluer ni leur dire un seul mot, les laisser partir tout affligés de n'avoir pu s'entretenir un moment avec nous ? Je réponds ici que la charité est plus excellente que la prière; car celle-ci est une vertu particulière, et celle-là renferme toutes les vertus.
53. Dans ma tendre jeunesse il m'arriva qu’étant allé dans une ville, ou un gros bourg, je ne fus pas plus tôt à table, que je me sentis furieusement tenté sur l'intempérance et la vaine gloire; mais comme je craignais les effets déshonorants de la gourmandise, je préférai de succomber à la tentation de la vanité; car je connaissais que dans les jeunes gens le démon de la vaine gloire cède assez facilement le pas au démon de l'intempérance, et dans cela il n'y a rien qui doive nous étonner. Mais si dans les gens du monde l'avarice est pour eux la source funeste et principale de toute sorte de maux, disons-en autant de l'intempérance par rapport aux moines.
54. Ne manquons pas ici d'observer que Dieu permet quelquefois que des spirituels demeurent sujets à certains petits défauts, mais qui ne sont pas capables de les souiller ni d’offenser le Seigneur, afin que forcées à se faire des reproches continuels, elles puissent acquérir un grand trésor d'une humilité solide qu'il soit impossible à leurs ennemis de leur enlever.
55. Ceux qui n'ont pas vécu sous le joug salutaire de l'obéissance, ne sont pas capables de parvenir à une humilité sincère et véritable. Jugeons-en par ceux qui apprennent quelque art ou quelque métier : s'ils n'ont qu'eux-mêmes pour maîtres, feront-ils autre chose que de suivre les jeux de leur imagination ? connaîtront-ils les règles de cet art ?
56. Ce n'est pas sans raison que nos pères font consister la sainteté de la vie dans la pratique de l'humilité et de la tempérance, vertus qui, aux yeux des hommes, semblent être bien ordinaires et bien communes. En effet, la tempérance nous prive des plaisirs des sens, et l'humilité nous conserve dans cette privation et empêche aux voluptés charnelles de pousser en nous de nouveaux bourgeons. C'est pour la même fin que la pénitence a deux effets salutaires : elle efface en nous nos péchés, et nous fait acquérir l'humilité.
57. En général, les hommes pieux, se sentent portés à donner à ceux qui leur font des demandes et leur exposent leurs besoins; mais les personnes qui possèdent cette précieuse qualité dans un degré plus parfait, ne consultent que les besoins de leurs frères, et, pour faire des largesses, n'attendent pas qu'on les leur demande. Ne pas reprendre et ne pas exiger qu'on nous rende les choses qu'on nous a prises, ce n'est que le propre des hommes qui ont renoncé à toute affection pour les biens périssables.
58. Ne cessons donc jamais de considérer les vices et les vertus, afin que nous puissions savoir où nous en sommes par rapport à la piété. Commençons-nous? avançons-nous ? nous perfectionnons-nous ?
59. Les combats que nous livrent les démons, viennent de trois causes différentes : de notre amour pour les plaisirs, de notre orgueil et de l'envie qu'ils nous portent. Appelons heureux ceux qui sont les objets de l'envie des démons; mais disons qu'ils sont malheureux et bien malheureux, ceux qui se livrent à l'orgueil, et inutiles et vains, ceux qui sont esclaves des sens et attachés aux plaisirs de la chair.
60. Il est un certain sentiment, ou plutôt certaine habitude, qu'on doit appeler force et patience, par laquelle on ne redoute et l'on ne refuse aucun travail ni aucune peine : c'est cet esprit de force, de générosité et de patience qui enflammait tellement le cœur des martyrs, qu'ils allaient jusqu'à mépriser les tourments les plus affreux.
61. Nous devons mettre une grande différence entre veiller sur les pensées de notre esprit, et veiller sur les affections de notre cœur; car autant l'orient est éloigné de l'occident, autant la vigilance sur les affections de notre cœur l'emporte en dignité et en excellence sur la vigilance que nous exerçons sur les pensées de notre esprit, quoique l'une donne plus de travail et de peine que l'autre.
62. Se servir de la prière pour combattre les mauvaises pensées, les repousser avec horreur, les mépriser et e triompher entièrement, ne sont pas des choses qui ne se distinguent pas entre elles. Celui qui a dit à Dieu : Venez à mon aide, ô mon Dieu; Seigneur, hâtez-vous de me secourir (Ps 69,2), et autres paroles semblables, nous donne un exemple de ces trois choses; le même nous fait connaître la seconde, lorsqu'il dit : Je répondrai aux injustes accusations de ceux qui me chargent de reproches (Ps 118,42), et ailleurs : Vous nous avez mis en butte à tous nos voisins, (Ps 79,7); enfin il nous enseigne la troisième, celui qui a proféré ces mots : J'ai mis une garde à ma bouche; dans le temps que le pécheur s'élevait contre moi, je me suis tu et j’ai gardé le silence (Ps 38,2), et encore : Les orgueilleux agissaient avec beaucoup d'injustice à mon égard, mais je ne me suis pas détourné de votre sainte loi (Ps 118,51). Or celui qui possède la seconde de ces dispositions, a souvent besoin de recourir à la prière, parce qu'il n'est pas assez préparé ni assez fort pour résister aux démons; celui qui se sert de la prière, sans vouloir exciter en lui l'horreur des mauvaises pensées, ne pourra jamais les chasser ni les éloigner de son esprit; enfin celui qui possède la troisième, rejette avec dédain et décourage entièrement les démons.
63. On ne peut pas, naturellement parlant, saisir ni limiter ce qui est simple et spirituel. C'est Dieu seul, qui a tout créé, qui en est capable.
64. Comme ceux qui ont l'odorat excellent, sentent facilement les parfums aux approches d'une personne qui en a sur elle, quoiqu'elle les tienne cachés; de même une âme pure sent facilement en elle-même, par un don particulier de Dieu, la bonne odeur de la vertu qu'elle a reçue de lui. Je vais plus loin, et je ne crains pas de dire que quelquefois elle sent même dans les autres, sans qu'ils s'en aperçoivent, la mauvaise odeur du vice dont heureusement elle est délivrée.
65. S'il est vrai que tous ne peuvent prétendre à jouir de l’impassibilité, qui délivre de toutes les passions; il est également vrai que tous peuvent se réconcilier avec Dieu et obtenir le salut éternel.
66. Gardez-vous bien d'estimer et de vouloir imiter certaines personnes qui doivent totalement vous être étrangères, je veux dire ces gens curieux qui veulent témérairement pénétrer les secrets de la divine Providence, approfondir les illuminations que Dieu répand dans quelques âmes privilégiées, et prononcer dans eux-mêmes que Dieu fait acception des personnes. Toutes ces sortes de personnes font bien voir que réellement elles sont les tristes enfants et les malheureuses esclaves de l'orgueil.
67. L'avarice, pour se cacher, se couvre quelquefois du manteau de l'humilité; la vaine gloire, au contraire, et l'incontinence portent à de grandes aumônes. Quant à nous, faisons tous nos efforts pour nous affranchir de ces deux passions détestables, et ne cessons d'avoir des sentiments de bienveillance envers les pauvres, et de leur faire du bien.
68. Quelques-uns ont dit qu'il y avait des démons ennemis d'autres démons, et qu'ils se faisaient la guerre les uns aux autres. Pour moi, tout ce que je sais, c'est qu'ils en veulent tous à la perte de nos âmes.
69. Nos exercices spirituels, soit extérieurs et visibles, soit intérieurs et invisibles, sont ordinairement précédés d'une bonne résolution et d'un bon propos, d'une sainte affection et d'un pieux désir; mais toutes ces heureuses dispositions, nous les devons à la grâce de Dieu, qui agit en nous et avec nous. 70. Sans le bon propos, nous ne ferions point de bonnes œuvres; car si, comme nous l'enseigne l'Ecclésiaste : tout ce qui se passe sous le ciel, doit se faire dans un temps convenable (Ec 3,1), nous sommes essentiellement obligés dans notre saint état, qui est une république céleste, à considérer avec la plus grande attention quelles sont les choses qui conviennent aux circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, et de quelle manière elles conviennent; car il est certain que, pour ceux qui combattent dans la carrière de la vie religieuse, il y a un temps où ils jouissent d’une grande tranquillité d'âme et sont délivrés de tout trouble et de toute agitation. Or je ne parle ici qu'à ceux qui ne font que d'entrer dans cette sainte carrière. Il est encore certain qu'il y a un temps de larmes et un temps d'aridité et de dureté de cœur, un temps pour obéir et un temps pour commander, un temps pour jeûner et un temps pour manger, un temps de guerre où notre corps est précisément l'ennemi que nous avons à combattre, et un temps de paix où nous avons heureusement triomphé des ardeurs de la concupiscence, un temps de tempête et un temps de sérénité, un temps de tristesse et un temps de joie, un temps pour enseigner et un temps pour apprendre, un temps où l'enflure du cœur souille la conscience, et un temps où l'humilité la purifie; un temps de combat et un temps de repos, un temps de tranquillité et un temps de travail, un temps pour prier longuement et avec assiduité, et un temps pour exercer les fonctions de son état ou de son emploi. C'est pourquoi, loin de nous laisser entraîner par une ardeur pleine d'orgueil, ne faisons chaque chose qu'au temps qui lui est assigné et qui lui convient. Gardons-nous en hiver de chercher des fruits qu'on ne trouve que pendant l'été, et de vouloir moissonner quand il s'agit de semer; car il est un temps destiné à semer les grains précieux des travaux, des sueurs et des austérités, et un autre temps pour en recueillir les fruits inestimables et incompréhensibles.
71. Il est des personnes, qui, par une disposition secrète et impénétrable de la divine Providence, reçoivent la récompense de leurs travaux avant même de s'y livrer; d'autres, pendant qu'elles s'y appliquent; d'autres, après les avoir terminés; d’autres, enfin, ne la reçoivent qu'après leur mort. Nous devrions ici chercher à connaître quelles ont été les plus humbles de ces différentes personne.
72. Nous remarquerons qu'il est une espèce de désespoir qui vient de la multitude des péchés qu'on a commis, des reproches poignants de la conscience, et de la tristesse cruelle et insupportable que la vue de leur énormité inspire à une âme. Ce désespoir arrive ordinairement à ceux qui sont comme accablés par la multitude effrayante des blessures que leurs passions leur ont faites, et qui succombent sous le poids immense de leurs iniquités. Nous observerons aussi qu'il est une autre espèce de désespoir qui prend naissance dans l'orgueil et dans la folle estime que nous avons de nous-mêmes. Or cette nouvelle espèce de désespoir est le partage ordinaire des personnes qui, après être tombées dans quelques fautes considérables, ne veulent pas reconnaître qu'elles s'en sont rendues coupables. Mais si l'on veut tant soit peu réfléchir, on trouvera que celui qui a le malheur de se livrer au premier désespoir, se trouve exposé à tomber dans toute sorte de crimes, et que celui qui se livre au second, pourra fort bien extérieurement continuer d'être fidèle, aux saints exercices de la vie religieuse, quoique ses sentiments soient contraires à sa conduite. Cependant ces deux espèces de pécheurs désespérés peuvent obtenir leur guérison : le premier, en se corrigeant et en mettant une confiance fidèle; le second, en pratiquant l'humilité, et en cessant de faire des jugements téméraires.
73. Il est une chose fort extraordinaire et très surprenante, et qui néanmoins ne doit étonner personne, c'est d'entendre les gens tenir les discours les plus édifiants et de les voir tomber dans les fautes les plus effrayantes. L'orgueil dans le ciel a dénaturé et perdu les anges.
74. Que dans toutes vos actions et dans tous vos exercices, votre règle soit de bien examiner, si vos démarches et vos opérations corporelles, ainsi que celles qui, tout purement spirituelles, sont conformes à la loi de Dieu; et cette règle regarde aussi bien ceux qui sont soumis au joug de l'obéissance, que ceux qui ne reconnaissent point de supérieur. Ainsi par exemple, si dès le commencement de notre carrière religieuse nous nous livrons a quelque exercice, qu'il soit peu ou qu'il soit beaucoup important, et qu'après nous y être appliqués, nous n'en soyons pas devenus plus humbles, il est bien à craindre que cet exercice n'ait pas été fait de manière à pouvoir être agréable à Dieu et conforme à sa sainte Volonté. En effet, étant si novices dans les voies de la vie religieuse, c'est assurément l'humilité qui peut nous faire connaître si nos actions sont selon Dieu; comme dans ceux qui sont fort avancés dans la perfection, ce sont le repos de l'âme et l'affranchissement des passions, qui leur donnent cette connaissance; et dans ceux qui sont enfin parvenus à cette perfection, c'est une surabondance de lumière céleste.
75. Quelquefois les âmes élevées estiment peu les choses qui en effet sont d'une bien petite importance; mais souvent les esprit légers et superficiels regardent comme d'une grande importance ce qu'est ni bon ni parfait sous tous les rapports. 76. Lorsque l'air est pur, nous voyons briller les rayons du soleil; c'est ainsi qu’une âme que Dieu a purifiée par sa grâce, voit en elle-même briller les rayons de la lumière céleste.
77. Disons ici que faire une faute, mener une vie oisive, se laisser aller à la négligence, sentir des inclinations déréglées et les contenter, sont autant de choses qui doivent se distinguer les unes des autres. Que celui qui a reçu les lumières nécessaires pour pouvoir trouver cette différence, la cherche avec sincérité.
78. Plusieurs élèvent jusqu'au ciel et regardent comme le bonheur de la vie, la grâce et la puissance de faire des miracles et d'être grands devant les hommes par des faveurs et des grâces extraordinaires et surnaturelles; mais ils se trompent, mais ils ignorent que les dons du ciel qui nous exposent le moins à faire des chutes, sont les plus précieuses faveurs que nous puissions recevoir de Dieu.
79. Un homme qui est parfaitement purifié de ses péchés, connaît l'état et les dispositions intérieures du prochain, du moins d'une manière imparfaite. Le progressant, lui, juge de l’état de l’âme d’après le corps.
80. Un petit feu peut incendier tout une forêt, et une petite faute est capable de nous faire perdre tout le fruit de nos travaux spirituels.
81. Il existe un petit soulagement qu'on peut accorder à la chair rebelle et ennemie, lequel donne de la force à l'âme, sans exciter les ardeurs de la concupiscence; mais il est aussi de grandes fatigues qui la font révolter contre l'esprit. Dieu le permet ainsi, afin que, ne mettant point notre confiance en nous-mêmes nous ne la placions qu'en Dieu, qui par des moyens cachés peut mortifier en nous les feux les plus ardents de la concupiscence.
82. Voyons-nous des personnes qui nous aiment selon Dieu et pour Dieu, conservons à leur égard la retenue convenable, et gardons-nous bien d'user vis-à-vis d'elles de certaines familiarités; car il n'y a rien qui soit plus capable de nuire à l'amitié et de changer plus facilement les affections de tendresse en sentiments de haine et d'aversion, qu'une trop grande liberté.
83. Il est subtil et pénétrant l'œil de notre âme; car, si nous exceptons les anges, il surpasse en lumière et en finesse toutes les autres créatures. Aussi voyons-nous que ceux-là mêmes qui sont encore agités de leurs passions, pourvu qu'ils ne soient pas ensevelis dans la boue du péché, en vertu de la grande affection qu'ils ont pour leurs frères, connaissent les pensées et les sentiments qui sont dans leurs âmes.
84. Si rien n'est plus opposé à un être simple et spirituel que la matière et un corps, quiconque lira ces paroles, comprendra. 85. Les observations que les gens du monde avec leur esprit mondain et charnel font sur le cours de la divine Providence, ne peuvent produire en eux, et chez les moines, que des ténèbres épaisses et funestes.
86. Les personnes peu fermes et peu constantes dans la pratique de la vertu, ne doivent pas ignorer que c'est parce que Dieu prend un soin particulier de leur salut, qu'il permet qu'elles se trouvent exposées à des indispositions corporelles, à des dangers et à des accidents fâcheux et les gens parfaits dans le bien doivent voir dans calamités sensibles, une preuve bien consolante de la présence du saint Esprit, et une marque assurée de l'augmentation des dons célestes dans leur âme.
87. Nous devons nous défier d'un démon qui, lorsque nous sommes sur le point de nous endormir, cherche à remplir notre esprit de mauvaises pensées. Il espère que, par notre négligence à les chasser et à nous armer de la prière, nous nous livrerons au sommeil avec ces pensées, et qu'elles nous occasionneront de mauvais songes pendant la nuit.
88. Il est un esprit, que nous pouvons appeler précurseur, lequel se présente a nous à notre réveil, afin de nous tenter et de corrompre la pureté de notre âme par des pensées infâmes qu'il tâche de nous inspirer. C'est pourquoi nous devons employer le plus grand soin pour consacrer fidèlement à Dieu les prémices de chaque journée; car elle appartiendra sûrement à celui qui en aura été mis en possession le premier. Aussi un grand serviteur de Dieu me dit un jour cette parole remarquable : Je prévois et je connais ce que je serai pendant la journée par l'état dans lequel je me trouve, en la commençant.
89. Il y a plusieurs voies qui conduisent les âmes à la piété, mais il y a aussi plusieurs chemins qui peuvent les mener au malheur éternel. Or parmi ces voies qui font arriver au salut, il en est qui, ne convenant pas à quelques personnes, conviennent fort bien à d'autres; et cependant la conduite des unes et des autres est agréable à Dieu.
90. Dans toutes les tentations auxquelles nous sommes exposés, les démons font tous leurs efforts pour nous faire dire ou faire des choses qui ne conviennent pas. S'ils ne peuvent obtenir de nous ce qu'ils souhaitaient, ils cherchent fort adroitement à nous faire rendre à Dieu des actions de grâces de la victoire que nous avons remportée, dans l'esprit et avec les sentiments orgueilleux.
91. Ceux qui ont du goût pour les choses célestes, soit qu'ils aient renoncé volontairement aux choses de la terre, soit que la mort les en ait heureusement délivrés, montent glorieusement au ciel, tandis, au contraire, que ceux qui n'aiment que les choses de la terre, descendent, après leur mort en bas. Il n'y a point de milieu.
92. Mais n'est ce pas une chose surprenante que l'âme, qui a été créée dans notre corps et qui y a reçu sa nature et son existence, et non pas en elle-même, puisse néanmoins exister hors de notre corps, lorsque la mort l'en a séparée.
93. Les mères pieuses donnent naissance à des filles pieuses, et c'est le Seigneur qui a créé leurs mères. Or il n'y a point d'absurdité d’appliquer cette règle dans le sens contraire.
94. Celui qui ne se sent pas le courage nécessaire, ne doit pas aller à la guerre; c'est ce que Moïse, ou plutôt le Seigneur, avait autrefois défendu aux Israélites; car il est à craindre que le dernier égarement d'une âme ne soit pire que sa première chute.

DU DISCERNEMENT JUDICIEUX

95. Ainsi comme ce sont nos yeux qui éclairent tous les membres de notre corps, nous pouvons de même assurer que c'est la discrétion qui est la lumière de toutes les vertus que nous devons pratiquer. C’est pourquoi un cerf pressé par la soif ne cherche pas avec plus d'ardeur les eaux rafraîchissantes d'une fontaine, que les âmes vraiment religieuses ne cherchent à connaître et à comprendre quelle est la Volonté du Seigneur sur elles, et surtout à discerner, non seulement les choses qui lui seraient directement contraires ou directement conformes, mais encore celles qui lui seraient contraires sous un rapport et conformes sous un autre. Or nous aurions beaucoup à dire surtout cela; mais la matière n'est pas facile. En effet il nous faudrait examiner ce que nous avons à faire sans retard et avec promptitude, d'après ces paroles de l'Écriture : Ne différez pas d'un jour à un autre, ni d'un moment à un autre, (Si 5,7-8), et ce que nous ne devons faire qu'avec retenue, sagesse et réflexion, ainsi que nous en avertit Salomon : La guerre, nous dit-il, ne doit s'entreprendre qu'après qu'on a pris les précautions nécessaires et qu'on a tout disposé; (Pro 24,6) et saint Paul, en nous disant que tout doit être fait avec décence et selon l'ordre. (1 Cor 14,40). Mais il n'est pas donné à tous; non, il n'est pas donné à tous de discerner sur-le-champ et avec clarté les choses dont le discernement est très difficile; car David, qui était rempli de l'esprit de Dieu et qui, par son inspiration, nous a dit tant et de si belles choses, ne cessait dans ses ferventes prières de lui demander ce don précieux de discernement : Enseignez-moi, Seigneur, à faire votre sainte Volonté, car vous êtes mon Dieu; et ailleurs : Conduisez-moi, ô mon Dieu, dans la voie de votre Vérité, et instruisez-moi, parce que vous êtes mon Dieu et mon Sauveur; (Ps 142,10) et encore: Faites-moi connaître la voie par laquelle je dois marcher, parce que j'ai élevé mon âme vers vous. (Ps 142,8).
96. Tous ceux qui sont animés du désir sincère de connaître quelle est la volonté de Dieu sur eux, sont d'abord, obligés d'immoler leur propre volonté, de renoncer généreusement à eux-mêmes et de prier avec une foi vive et ardente et une grande simplicité; ensuite, de consulter avec humilité et confiance leur supérieur et même leurs frères, et de recevoir leurs avis et leurs conseils, comme de la Bouche de Dieu même, quoiqu'ils les trouvent contraires à la fin qu'ils se proposaient, et que, ceux qui les leur donnent, ne soient pas fort versés dans les choses spirituelles; car Dieu est trop juste et trop bon pour permettre jamais que des âmes qui, dans un esprit de foi, d'humilité et de simplicité, se sont soumises aux conseils et à la direction des autres, se trouvent trompées et s'égarent. En effet quelque dépourvues de lumière et de prudence que puissent être les personnes que l'on consulte dans d'aussi bonnes dispositions et avec des vues si pures et si saintes, Dieu certainement parlera par leur bouche. J'avoue que poursuivre cette règle, il faut être rempli d'humilité; mais, après tout, si David sur sa harpe a pu découvrir et connaître les choses qu'il avait à proposer, combien plus pensez-vous qu'une âme douée de raison et d'intelligence doive l'emporter sur les cordes d'un instrument !
97. Il en est un assez grand nombre qui se refusent d'user de ce moyen sûr et facile, parce qu'ils ont une secrète complaisance et une confiance présomptueuse en leurs propres lumières. Aussi les voyez-vous, pour connaître la Volonté de Dieu, employer mille moyens différents qui ne sont que de pures inventions et de vaines opinions.
98. Mais il en est d'autres qui, désirant sincèrement savoir quelle est la Volonté de Dieu sur eux, renoncent à toute affection pour eux-mêmes, se tournent humblement vers le Seigneur par des prières très ferventes, Lui offrent et Lui sacrifient leurs pensées et leurs projets, Lui soumettent entièrement leur esprit et leurs lumières, et se dépouillent parfaitement de leur propre volonté, qui tantôt les portait à prendre un parti, tantôt les engageait à en prendre un autre : or ayant ainsi persévéré quelque temps dans ces heureuses dispositions, ils ont enfin connu ce que Dieu leur demandait et exigeait d'eux, soit qu'ils l'aient appris par le ministère d'un esprit envoyé de la part du Seigneur, soit qu'ils l'aient connu, parce que Dieu Lui-même a effacé dans leur esprit les raisons qui appuyaient ou qui détruisaient le parti qu'ils avaient à prendre.
99. Il en est encore d'autres qui, d'après les troubles et les agitations auxquels ils ont été exposés, ont pris leur décision, et ont jugé ensuite, qu'elle était conforme à la Volonté de Dieu, fondés sur ces paroles de lApôtre : Nous avons voulu plusieurs fois vous aller visiter, mais Satan nous en a empêchés. (1 Thes 2,18).
100. D'autres, au contraire, ont conclu que ce qu'ils avaient résolu de faire, était agréable à Dieu, parce qu'ils avaient été secourus de sa grâce pour l'exécuter; et pour se tranquilliser, ils ont pensé à cette sentence : Dieu vient à aide à celui qui se propose de bien faire. (cf. Rom 8,28).
101. Celui donc qui a le bonheur de posséder Dieu dans son cœur, reçoit de Lui et sans retard, par le moyen des lumières abondantes qu'il lui communique, l'assurance que ce qu'il fait est conforme à sa sainte Volonté, soit qu'il ait pris sa détermination sur des choses qui étaient urgentes, soit qu'il l'ait prise sur des choses qui pouvaient être différées.
102. Demeurer longtemps indécis et irrésolu sur le parti qu’on doit prendre, n'est ordinairement pas une marque qu'on est éclairé de Dieu, mais bien plutôt qu'on est esclave de la vaine gloire.
103. Dieu n’est pas injuste, ceux donc qui frappent avec humilité à la porte de ses Miséricordes, ne sont ni rebutés ni rejetés.
104. Il est essentiel pour nous de bien considérer devant Dieu la fin que nous nous proposons dans les choses qu'il nous faut faire de suite, et dans celles que nous pouvons différer; car tout ce que nous faisons avec une intention droite et pure, pourvu que ce soit une chose bonne en elle-même, si nous le faisons vraiment et uniquement pour Dieu, et jamais pour une autre fin, quand même ce ne serait pas d'une sainteté parfaite, Dieu nous en tiendra compte, n'en doutons pas. Mais nous ne serons pas sans courir des dangers, si nous avons l’imprudence de vouloir faire ce qui est au dessus de nos forces.
105. Les jugements de Dieu sur nous sont inexplicables et incompréhensibles; et souvent, par une disposition particulière de sa Providence, Il ne nous fait pas connaître ce qu'il désirerait que nous fissions, parce qu'Il prévoit avec certitude que, bien que nous le sussions, nous ne le ferions pas, et que cette connaissance serait pour nous un funeste titre à des châtiments plus sévères.
106. Un cœur droit dans la diversité des choses qu’il doit faire, se préserve de toute curiosité et marche avec sûreté dans les voies de l'innocence.
107. Il est des âmes généreuses qui, par l'amour ardent dont elles brûlent pour Dieu, vivant toujours dans la pratique d'une humilité profonde, font des efforts extraordinaires pour faire des actions qui sont au dessus de leurs forces; mais il est aussi des âmes orgueilleuses qui en agissent de même. Remarquez donc que le but et la fin ordinaires que dans ces circonstances se proposent les démons, nos cruels et impitoyables ennemis, c'est de nous engager à faire ce que nous ne pouvons pas, afin de nous faire omettre ce que nous pouvons, de nous en faire
perdre le mérite et la récompense, et de nous exposer à leurs propres railleries.
108. J'en ai vu qui, à raison de la faiblesse de leur âme et de leur corps, avaient entrepris de pratiquer des austérités au dessus de leurs forces, dans la vue d'expier les fautes nombreuses qu'elles avaient à se reprocher; mais je fus obligé de leur faire comprendre que Dieu ne juge pas tant du mérite et de la valeur de nos travaux et de notre pénitence par la grandeur de nos austérités, que par la mesure et la sincérité de notre humilité.
109. Tantôt c'est la mauvaise éducation qu'on a reçue, tantôt c'est la fréquentation qu'on entretient avec les pécheurs qui précipitent dans l'abîme; mais souvent la seule perversité du cœur est capable de nous perdre. Celui qui vit dans la solitude, est ordinairement à l'abri des deux premières causes qui font tomber dans le péché, peut-être même de la dernière; mais celui qui est pervers en lui-même et dont le cœur est gâté, est partout et toujours vicieux; le ciel même ne le mettrait pas en sûreté.
110. Après avoir une ou deux fois répondu avec douceur et charité, à ceux qui nous attaquent, abandonnons-les, que ces gens soient des hérétiques, ou qu'ils soient des païens. Si cependant nous apercevons que ce n'est point dans de mauvaises intentions, mais dans le désir de s'instruire, ne nous lassons pas de leur donner les instructions saintes et salutaires qu'ils nous demandent; n'entrons en dispute avec eux et ne leur donnons des instructions que dans l'intention de nous fortifier nous-mêmes dans la foi et dans la piété.
111. Celui qui, entendant raconter les belles actions que les Saints ont pratiquées, parce qu'elles surpassent les forces de la nature, se laisse aller à l'abattement et au désespoir, est un homme sans jugement et sans raison; car elles nous sont utiles, et même très utiles, sous deux rapports : elles nous excitent à faire tous nos efforts pour marcher sur les traces de ces âmes saintes et généreuses, elles nous portent par l'humilité à nous connaître nous-mêmes et à nous faire sentir notre misérable faiblesse.
112. Parmi les démons il y en a qui sont plus méchants les uns que les autres; mais ceux-là sont incontestablement les plus méchants, lesquels nous encouragent, non seulement à pécher, mais à nous adjoindre des complices de nos prévarications, afin d'attirer sur nous des châtiments plus redoutables.
J'ai rencontré dans ma vie un homme qui, par ses exemples et ses leçons funestes, en avait engagé un autre dans une très mauvaise habitude. Or celui qui avait été la cause de la ruine spirituelle de son frère, rentra en lui-même, cessa de pécher et commença une pénitence sévère; mais cette pénitence, fut sans fruit et sans utilité, à cause des péchés que commettait sans cesse celui qui avait été séduit.
113. La malice du démon est variée presqu'à l'infini; elle est grande et bien difficile à connaître, et bien peu de personnes peuvent la pénétrer; j'oserais même dire qu'elle n'est jamais entièrement connue. En effet d'où peut-il arriver qu'en vivant dans les délices, et en nous livrant aux excès de l'intempérance, nous observons les veilles commandées, comme si nous suivions les lois de la plus exacte sobriété et de la plus rigoureuse abstinence ? D'où vient-il encore qu'en jeûnant et en pratiquant les plus grandes austérités, nous nous trouvons accablés de sommeil ? comment se fait-il qu'en gardant le silence parfait de la solitude, nous sentons notre cœur dur et insensible, et que, lorsque dans la compagnie de nos frères nous nous livrons à la dissipation, nous éprouvons les sentiments de la plus ardente componction ?
Comprenez-vous pourquoi des songes importuns nous fatiguent la nuit, quand même nous souffrons la faim et la soif, et que nous en soyons délivrés, lorsque nous sommes bien rassasiés ?
Enfin pourrez-vous m'expliquer comment il arrive que, dans le sein même de la pauvreté et de la tempérance, notre esprit soit enveloppé de ténèbres et notre cœur frappé d'insensibilité, tandis qu'au milieu de l'abondance, et des excès même dans le vice, nous soyons spirituels, portés aux larmes et à la pénitence ? Or dans toutes ces choses si différentes, que celui qui a reçu du Seigneur les lumières capables de lui en faire connaître les raisons cachées, daigne nous en faire part; car pour moi, j'avoue franchement ici mon ignorance.
Je dois néanmoins dire que ces vicissitudes et ces changements si extraordinaires ne viennent pas toujours de la malice des démons, mais quelquefois du mélange et de l'alliance de la chair avec le sang, lesquels forment autour de nous un embonpoint dangereux et trompeur qui jette, je ne sais trop comment, notre esprit dans d'épaisses ténèbres.
114. Pour savoir par quel principe ces effets contraires ont lieu, chose qu'il est très difficile de savoir, nous n'avons pas d'autre moyen que de nous adresser à Dieu par des prières sincères et faites avec une grande humilité, et si, après avoir employé les humbles supplications, nous éprouvons toujours les mêmes troubles et les mêmes agitations, cessons de les attribuer au démon et ne les regardons plus que comme des effets de la nature. Mais ne manquons pas ici d'observer que souvent la divine Providence arrange tellement les choses que ce que nous croyons être contraire à nos intérêts éternels, leur est très favorable, et qu'elle veut par tous les moyens abattre notre orgueil et notre vanité.
115. Les jugements de Dieu sont un abîme impénétrable. Ceux qui ont prétendu les sonder, ne l'ont fait que par une curiosité et un orgueil insupportables.
116. Quelqu'un ayant un jour demandé à un homme fort expérimenté dans les voies de Dieu, pourquoi le Seigneur, qui prévoit d'une science infaillible les fautes de certaines personnes, ne laisse pas néanmoins de favoriser ces personnes des dons les plus rares et les plus précieux, et même de la vertu de faire des miracles : C'est, lui répondit-il, afin de rendre les autres hommes plus sages et plus vigilants, de nous faire connaître la liberté dont jouit notre volonté, et de rendre inexcusables au jugement dernier ceux qui seront tombés dans le péché, après avoir reçu des faveurs si extraordinaires.
117. La loi, à cause de ses imperfections, se contentait de dire aux hommes : Veille sur toi-même, (Dt 4,9); mais notre Seigneur, l'auteur et le consommateur de la loi, ne nous charge pas seulement de veiller sur nous, mais encore de corriger nos frères, selon ces paroles : Si ton frère tombe dans quelque faute, et la suite (Mt 18,15) Or, si votre correction est assaisonnée de sincérité et de modestie, si c'est un avis charitable que vous donnez, plutôt qu'un reproche amer que vous faites, vous accomplirez avec exactitude la Volonté du Seigneur, en remplissant ce devoir de charité, surtout à l'égard de ceux qui recevront bien vos avertissements et vos remontrances; et si vous ne vous croyez pas assez parfait, et qu'en effet vous ne le soyez pas, pour donner des leçons aux autres, faites du moins ce que la loi vous commande.
118. Si vous voyez vos meilleurs amis devenir vos plus cruels ennemis, ne vous en étonnez pas du tout; mais rappelez-vous que les démons se servent de la perfidie et de l'inconstance de ces sortes de gens, comme des instruments nécessaires pour faire la guerre aux hommes, et principalement à ceux qu'ils haïssent d'une manière toute spéciale.
119. La chose qui doit vous frapper d'un étonnement extraordinaire, c'est de voir Dieu, qui peut tout, nous aider de sa grâce, les anges et les saints nous secourir de leur protection dans la pratique de la vertu; et le démon, qui ne nous peut rien, être tout seul pour nous engager dans le vice, et cependant nous laisser entraîner plus facilement au mal qu'au bien. Mais ici je ne peux ni ne veux approfondir cela.
120. Si donc toutes les créatures sont disposées et arrangées conformément à leur nature, comment se fait-il, s'écrie ici notre grand saint Grégoire, que moi qui suis l’image de Dieu, sois mêlé avec de la boue et formé, en quelque sorte, de cette ignoble matière ? S'il est certain qu'un être qui ne se trouve pas dans l'état convenable à la nature, fait tous ses efforts pour y arriver, quels soins ne devons-nous pas prendre et quelles violences ne devons-nous pas nous faire pour nous élever jusqu'à Dieu, qui est notre centre, et mériter de nous asseoir sur le trône éternel que nous a préparé sa Tendresse. Que personne donc,ne s'excuse sur la difficulté de monter si haut ! car la voie qui nous y mène et la porte qui nous y introduit, sont ouvertes à tout le monde.
121. L'exemple et le récit des actions admirables que nos pères ont faites pour y parvenir, doivent nous toucher et nos animer d'une généreuse émulation.
122. La doctrine céleste dont nous nourrissons nos âmes, est une lumière capable de dissiper les ténèbres qui pourraient nous dérober la vue du chemin qui y conduit, de nous y ramener, lorsque nous avons eu le malheur de le quitter, et de nous éclairer sans cesse au milieu même de l'obscurité. Celui qui possède le don de discernement, sait trouver la santé dont il a besoin, et guérir parfaitement son âme de ses maladies.
123. On a coutume d'admirer dans les autres les plus petites choses, pour deux raisons principales : par une grande ignorance, ou par une profonde humilité afin de faire connaître et de relever leurs belles actions.
124. Employons toutes nos forces, je ne dis pas pour nous défendre seulement de nos ennemis spirituels, mais pour les attaquer et leur faire une guerre ouverte : car celui qui se contente de résister aux démons, tantôt les blesse et tantôt en est blessé; au lieu que celui qui leur fait une guerre ouverte, les poursuit à toute outrance.
125. N'oublions pas que nous faisons autant de blessures au démon, nous remportons de victoires sur nos mauvais penchants, et qu'en agissant toujours comme si nous étions exposés à leur violence, nous usons d'une pieuse ruse qui déconcerte notre ennemi et nous rend invincibles.
Un jour un frère craignant Dieu avait été très ignominieusement traité; cependant il n'en ressentit ni trouble ni émotion, et s'offrit tout entier au Seigneur dans le secret de son cœur. N'importe, il se mit à pleurer et à se plaindre des outrages qu'il avait reçus, or par cette démonstration il cacha la parfaite tranquillité dont il jouissait au fond de son âme. Un autre moine qui se jugeait réellement indigne d'avoir une des premières places dans la communauté, feignit néanmoins de la désirer avec ardeur. Oserai-je ajouter que j'en ai vu un autre, dont la pureté et la chasteté n'étaient pas suspectes, lequel entra dans un mauvais lieu, comme s'il eût eu l'intention d'offenser Dieu, et en retira une misérable créature à qui il fit embrasser la vie religieuse. Un solitaire, à qui un autre solitaire avait de grand matin apporté un très beau raisin, mangea ce raisin avec une avidité étonnante, mais sans goût et sans appétit : or il en agit de la sorte pour faire croire aux démons qu'il était un homme immortifié. Un autre, ayant perdu quelques dattes, fit semblant tout un jour d'être sensible à cette perte. Mais ceux qui veulent employer ces moyens pour faire la guerre au démon, doivent user d'une grande circonspection et d'une rare prudence; car ils ont à craindre qu'en voulant se jouer de lui, ils ne deviennent eux-mêmes ses jouets, et certainement ces personnes doivent être placées parmi celles dont parle l'apôtre lorsqu'il dit : On les considère comme des séducteurs et des trompeurs, tandis qu'ils ne sont que des amis sincères de la vérité. (cf. 2 Cor 6,8).
126. Si quelqu'un pense et désire offrir à Dieu un corps chaste et Lui présenter un cœur pur, qu'il s'applique à pratiquer la patience et la douceur, la tempérance et la mortification; car sans ces vertus, ses peines et ses travaux ne lui serviront pas de grand chose.
127. Le soleil de l’intelligence répand dans notre âme des lumières plus ou moins abondantes et plus ou moins vives, afin qu'elle distingue les objets spirituels, comme nos yeux distinguent les objets matériels. En effet, tantôt il nous éclaire par les larmes de la pénitence, qu'il fait répandre aux yeux de notre corps, tantôt par les gémissements intérieurs qu'il fait pousser à notre cœur; ici c'est par une sainte joie que la parole de Dieu excite dans notre âme, qu'il répand en nous sa lumière bienfaisante, là c'est par le repos et l’obéissance. Mais outre ces différentes manières il en est une autre toute particulière, secrète et inexplicable : c'est lorsqu'une âme, par un céleste ravissement, est mise en la présence du Christ.
128. Nous devons considérer les vertus sous deux rapports
et comme filles, et comme mères. Or tous ceux qui sont doués de sagesse et de prudence, font tous leurs efforts pour acquérir et pour conserver les vertus-mères, et, c'est Dieu même qui, par la toute-Puissance de son Esprit, nous fait connaître les vertus. Quant aux vertus-filles, nous
manquerons pas de maîtres pour nous les apprendre.
129. Nous devons encore bien prendre garde de remplacer par les douceurs du sommeil les délices dont nous nous privons en jeûnant et en nous mortifiant. Nous conduire de la sorte, ce serait nous conduire comme des insensés, et la conduite contraire est une preuve de sagesse.
130. J'ai rencontré quelques serviteurs de Dieu, qui pour quelques raisons, s’étaient un peu relâchés de leur mortification dans les repas; mais ils avaient pris la généreuse résolution de passer les nuits dans les veilles et sans prendre du repos même en s'asseyant. Or par ce moyen ils se punirent si bien de leur intempérance, qu'ils s'abstinrent ensuite de tout excès dans le manger, non seulement avec facilité mais encore avec une joie et un contentement délicieux.
131. Le démon de l'avarice fait souvent une guerre cruelle à ceux qui n’ont rien. Il ne cesse de les poursuivre. Si, pour eux-mêmes, il ne peut pas leur faire abandonner la pauvreté, il cherche à les en détourner, en leur inspirant des sentiments de commisération en faveur des indigents. C'est par cette tentation délicate et parce prétexte spécieux, que plusieurs personnes heureusement délivrées de toute affection pour
les choses de la terre auxquelles elles avaient renoncé, se sont rengagées misérablement dans les affaires tumultueuses du siècle.
132. La vue de nos fautes nous inspire-t-elle la pensée de désespoir, hâtons-nous de considérer l'ordre que le Seigneur donna autrefois à Pierre : Il commanda de pardonner jusqu'à soixante-dix-sept fois à celui qui l'aurait offensé (cf. Mt 18,22). Or celui qui a fait ce précepte à son apôtre, nous a pardonné et nous pardonnera certainement bien plus souvent. Si, au contraire, c'est le souvenir et la pensée de nos bonnes œuvres qui nous enflent le cœur et nous suggèrent des sentiments d'orgueil, opposons à cette tentation cette parole : Celui qui aura accompli toute la loi spirituelle, et qui aura manqué à un seul point, par exemple, en se laissant aller à la vanité, sera puni comme s'il avait manqué à tous (cf. Jac 2,10).
133. Il arrive que les démons aussi méchants qu'ils sont envieux ne se retirent d'auprès des âmes saintes qu'afin qu'en cessant de leur faire la guerre, ils les privent des occasions de remporter sur eux de nouvelles victoires, et d’augmenter leurs mérites et leur trésor.
134. Personne ne doute que ceux qui sont pacifiques ne méritent d'être appelés heureux; et cependant j'ai vu des
gens à qui l'on donnait ce titre, bien qu'ils eussent mis la
désunion et la discorde parmi leurs frères ! En effet il y
avait deux hommes qui s'aimaient l'un l'autre d'un amour
criminel : un père des plus vertueux et des plus éclairés,
essaya de les faire séparer, en leur inspirant une aversion
mutuelle. Il y réussit, en disant à l'un que son ami avait
très mal parlé de lui, et en en faisant autant par rapport
à l'autre. C’est ainsi que la sagesse et la prudence de ce bon père déjouèrent la malice et les rusée du démon, et que, par une espèce de haine qu'il leur suggéra, il vint à bout de chasser l'amour impur du cœur de ces malheureux.
135. Il est des personnes qui pour être fidèles à certains points de la loi, semblent en violer d'autres : c'est ainsi que j'ai remarqué des jeunes gens qui s'aimaient beaucoup, mais d'une affection pure et chaste, lesquels, afin de ne pas donner du scandale à leurs frères et ne point blesser leur conscience, ne laissaient pas d'interrompre le commerce de leur sainte amitié.
136. Autant le mariage diffère à l’enterrement ainsi l'orgueil est contraire au désespoir, encore que ces deux vices, par la malice des démons, se trouvent que quelquefois réunis dans la même personne.
137. Il y a des esprits impurs qui, à notre entrée en religion, s'empressent de nous interpréter eux-mêmes les saintes Écritures; c'est surtout ce qu'ils ont coutume de faire à l'égard de ceux qui sont esclaves de la vaine gloire, et plus encore, à l'égard de ceux qui, dans le monde, ont fait profession d'étudier les sciences humaines et de vivre selon la prudence du siècle. Le dessein des démons, en se conduisant ainsi vis-à-vis de ces personnes, c'est de les faire tomber dans quelque hérésie, ou de leur faire proférer des blasphèmes. Or dans des circonstances le trouble intérieur de notre âme, une joie indiscrète et immodérée de notre cœur nous feront connaître que ces interprétations nous viennent du démon, et qu'elles ne peuvent pas nous expliquer les paroles sacrées, mais les obscurcir et les profaner.
138. Il est certaines créatures dont Dieu a réglé l'ordre et le principe; il en est d'autres dont Dieu a pareillement ordonné et réglé le terme et la fin; mais la vertu a une fin qui est sans fin, selon le psalmiste : J'ai vu la fin des choses les plus parfaites; mais votre commandement, ô mon Dieu, est d'une étendue infinie. (Ps 118,96). Or, s'il est des personnes capables de passer des exercices de la vie active aux vertus et au saint repos de la vie contemplative; s'il est des cœurs sur lesquels agisse la charité, et que le Seigneur, selon la pensée du prophète-roi, garde votre entrée, qui est la crainte de ses jugements, et votre sortie qui est votre amour pour sa bonté n'est-il pas évident que cet amour de Dieu est sans bornes et sans fin, puisque nous pouvons toujours y faire de nouveaux progrès, soit en ce monde, soit dans l'autre où nos lumières recevront sans cesse des accroissements ? et bien que ce que je vais dire, paraisse un paradoxe à plusieurs, je n'hésiterai pas, mon bienheureux père, de tirer cette conséquence de tout ce que je viens de dire, je prononce donc que les esprits célestes ne demeurent pas, dans le même état et que leur gloire et leurs connaissances croissent toujours.
139. Ne soyez point étonné si les démons nous inspirent d'abord quelques bonnes pensées, et qu'ensuite ils les combattent en nous d'une certaine manière; car ils veulent par là nous faire entendre qu'ils connaissent parfaitement ce qu'il y a de plus caché dans notre cœur.
140. Soyez prudent et discret dans les censures et les jugements que vous ferez sur les personnes qui donnent aux autres de nombreuses, belles et sublimes leçons, et qui les mettent elles-mêmes fort peu en pratique; car il pourra se faire que les avantages qu'elles procureront à leurs frères, remplacent les bonnes œuvres qu'elles ne font pas. Ce n'est point, en effet, au même degré ni de la même manière que nous acquérons et que nous possédons les biens de l'âme, puisqu'il y en a qui excellent plus dans la parole que dans l'action, et que dans d'autres, c'est le contraire.
142. Dieu n'est ni l'auteur, ni le créateur du mal; ils se trompent, ceux qui prétendent que certaines passions sont naturelles à l'âme, ignorant que nous avons changé en passions les qualités constitutives de notre nature. Par exemple, la nature nous donne le sperme pour la procréation; mais nous l'avons perverti l'employant à la luxure. La nature a mis en nous la colère contre le serpent, mais nous nous en servons contre notre prochain. La nature nous anime de zèle pour l'émulation dans la vertu, mais c'est pour le mal que nous en usons. Il y a dans l'âme, du fait de la nature, le désir de la gloire, mais de celle d'en-haut. Il nous est naturel d'être arrogant, mais contre les démons. La joie aussi nous est naturelle, mais à cause du Seigneur et du bien qui arrive à notre prochain. La nature nous a aussi donné le ressentiment, mais contre les ennemis de l'âme. Nous avons reçu le désir d'une nourriture agréable, mais non des excès de table.
142. Une âme généreuse excite les démons contre elle. Mais quand les combats augmentent, les couronnes se multiplient. Celui qui n'a jamais été frappé par l'ennemi ne sera certainement jamais couronné. Au contraire, celui qui ne se laisse pas abattre malgré les chutes qui lui adviennent, sera glorifié par les anges comme bon combattant.
143. Celui qui est demeuré trois jours dans le tombeau, est ressuscité pour ne plus mourir : c'est pourquoi celui qui, en trois heures différentes, aura vaincu les tentations, ne sera point exposé à mourir.
144. Si Dieu, afin de nous instruire et de nous corriger, permet que le Soleil de justice, pour me servir des expressions de David, après s'être levé dans notre âme, connaisse le moment où il doit se coucher et disparaître, et lui cause par son absence de profondes ténèbres et une nuit obscure, et si, pendant cette nuit désolante, lés lions furieux et les autres bêtes féroces, c'est-à-dire nos passions, reviennent sur nous, quoique nous les eussions d'abord terrassées et vaincues, font de nouveaux efforts pour nous enlever la belle espérance que nous avions de la victoire, et pour nous souiller en nous faisant consentir à de mauvaises pensées, et commettre des actions criminelles; si enfin notre humilité profonde fait de nouveau lever sur nous le soleil de lumière, et que toutes ces bêtes sauvages se rassemblent pour se retirer dans leurs tanières, au dans les cœurs de ces misérables qui ne se plaisent que dans les voluptés sensuelles, et ne plus nous inquiéter, alors les démons seront obligés d'avouer, mais à leur honte, que le Seigneur a fait de cc grandes choses en notre faveur (Ps 103,20-23), et qu'il nous a donne une preuve sensible de sa Bonté et de sa Bienveillance; pour nous, nous pourrons leur répondre : Oui certainement le Seigneur a fait de grandes choses, et nous en sommes inondés de joie (Ps 125,2-3). Quant à vous qui aurez souffert cette terrible épreuve de la part des démons, vous pourrez dire : Voici que le Seigneur montera sur une nuée légère, c'est-à-dire sur votre âme élevée au dessus de toutes les affections terrestres, et entrera dans l'Égypte, c'est-à-dire dans un cœur rempli naguère de ténèbres épaisses, entassées par les vents impétueux des passions, et toutes les idoles des Égyptiens sont tombées devant sa Face, je veux dire toutes les mauvaises pensées se sont dissipées. (cf. Is 19,1)
145. Si le Christ n'a pas hésité de prendre la fuite en la présence d'Hérode, n’était-ce pas pour nous apprendre que les téméraires et les imprudents ne doivent pas se jeter d'eux-mêmes au milieu des dangers ? En effet en s'exposant témérairement, ils se rendent indignes que le Seigneur veille sur eux pour empêcher que leurs pieds ne soient ébranlés par les efforts de leurs ennemis, et méritent que celui qui est chargé de prendre soin d'eux, s'endorme et s'assoupisse (cf. Ps 120,3).
146. L'orgueil se mêle avec la magnanimité, à peu près comme le liseron, qui ressemble assez au lierre, s'entrelace avec le cyprès. Veillons donc sur nous avec le plus grand soin, et ne négligeons rien pour ne laisser entrer dans notre esprit aucune pensée, quelque légère qu'elle nous paraisse, qui soit capable de nous faire croire que nous possédons la moindre vertu, et que nous ayons fait une seule bonne œuvre de quelque valeur. Or, lorsque nous éprouverons cette tentation, examinons sérieusement et très attentivement les propriétés et les marques du bien et de la bonne œuvre que nous croyons avoir faite : cet examen ne manquera pas, sans doute, de nous convaincre que nous sommes entièrement dénués de tout bien et de toute vertu. Cherchez exactement et découvrez quelles sont les passions qui tyrannisent le plus votre cœur; car cette découverte vous en fera connaître un grand nombre d'autres que vous ignorez.
147. Or nous les ignorons, précisément parce que nous sommes sous leur funeste domination, qu'elles nous ont déjà réduits à une déplorable faiblesse, et qu'elles ont poussé dans notre cœur des racines profondes.
148. Dans les choses qui surpassent absolument nos forces Dieu se contente de la bonne volonté où nous sommes de
les faire; mais il n'en est pas de même dans celles qui
nous sont possibles; sa Bonté exige impérieusement que nous les fassions. Il est vraiment grand devant Dieu, celui qui fait tout le bien qu'il peut; mais il est encore plus grand à ses yeux, celui qui, dans les sentiments d'une humilité sincère, s'efforce de faire plus qu'il ne peut.
149. Néanmoins nous devons ici nous défier des démons, car souvent ils nous détournent des choses faciles que nous sommes obligés de faire, pour nous porter à des choses plus grandes et plus difficiles.
150. Je vois dans la sainte Écriture que Dieu donne des louanges au saint patriarche Joseph, non pas d'avoir préservé son cœur de toute affection déréglée, mais avoir fui l'occasion de pécher. Or c'est à nous de voir dans quelles circonstances et combien de foi nous avons, nous-mêmes, mérité la récompense réservée à ceux qui fuient l'occasion du péché. Il est une grande différence entre éviter, jusqu'à l’ombre du péché, et courir après le Soleil de Justice.
151. Quiconque a le malheur de vivre au milieu des ténèbres de ses passions, est terriblement exposé à broncher. Or ces bronchades et les chutes qu'elles lui occasionneront, finiront par lui donner la mort. C'est ordinairement en buvant de l'eau que les personnes qui ont pris trop de vin, recouvrent l'usage de la raison qu'elles avaient perdu par de honteux excès; mais c'est par les larmes sincères de la pénitence que ceux à qui les vapeurs empoisonnées des passions ont fait perdre les lumières précieuses de la grâce, peuvent les recouvrer et sortir de cet état lamentable.
152. Se laisser aller à des fautes contre la continence, se livrer à la dissipation, et se plaire dans les ténèbres, sont trois choses qui ont une grande différence entre elles. L'abstinence, la mortification et les jeûnes peuvent nous purifier des péchés que nous avons commis contre la chasteté; la solitude et la retraite sont capables de nous guérir de la dissipation; une exacte obéissance et une humble soumission sont très propres à nous faire haïr les ténèbres et à nous en faire sortir; mais surtout ce sera, la grâce de Celui qui s'est rendu obéissant pour nous, laquelle pourra nous délivrer de tous ces maux. 153. Nous pouvons encore ici nous servir de l'exemple de deux sortes d'ouvriers qui travaillent à nettoyer et à préparer les étoffes nécessaires pour faire des habits, afin de nous faire comprendre qu'il y a deux sortes de manières dont doivent se servir ceux qui désirent ardemment se préparer à mériter et à recevoir les dons célestes. C'est pourquoi nous appellerons les monastères des fouleries, parce que dans ces maisons les âmes sont en quelque sorte foulées et purifiées de leurs souillures, se débarrassent de la rouille des passions, et quittent leur difformité; nous nommerons lieux où l'on donne la couleur aux laines lavées et purifiées, la solitude des anachorètes et les cellules des religieux, parce que c’est là que les personnes qui dans les communautés se sont lavées des taches que l'incontinence, le souvenir des injures, les mouvements de colère avaient imprimées sur leur âme, mettent la dernière perfection à leur sanctification.
154. Il y en a qui disent que les rechutes dans le péché ont coutume d’arriver, parce qu'on n'a pas fait une pénitence convenable de ses péchés et proportionnée à la grandeur et au nombre des fautes qu'on avait commises. Mais peut-on dire qu'ils ont fait une véritable pénitence, tous ceux qui ne font plus de rechutes ?
155. Voici ce que j'ose dire ici : Les personnes qui font des rechutes dans le péché, c'est d'un côté, parce qu'elles ont trop et trop tôt oublié les fautes qu'elles avaient faites; c'est d'un autre côté, parce que leur paresse et leur lâcheté les ont portées à croire Dieu trop bon et trop miséricordieux; c'est enfin, parce qu'elles ont désespéré de vaincre leurs passions et de résister à leurs mauvais penchants; et je ne sais si quelqu'un ne me blâmera pas d'oser ajouter que quelques-uns de ceux qui retombent dans le péché, ne font ces rechutes déplorables que parce qu'ils ne peuvent plus vaincre leurs ennemis, qui les ont soumis au joug de leur tyrannie, et les ont enchaînés par les liens des mauvaises habitudes qu'ils ont contractées.
156. On pourrait ici examiner pourquoi notre âme, qui est un pur esprit, ne peut pas voir les esprits qui sont de la même nature qu'elle, ni connaître de quelle manière ils reçoivent les impressions des objets. Mais ne pourrait-on pas prononcer qu'elle ne voit pas les autres esprits, à cause de son union avec le corps qui lui sert de voile ? Au reste il connaît seul ce mystère, Celui qui a créé et l'âme et le corps, et qui les a unis ensemble.
157. Un homme des plus éclairés me fit un jour cette question : Dites-moi, car je désire ardemment de l'apprendre, dites-moi quels sont les démons qui, en faisant tomber dans le péché, abattent le courage des personnes qu'ils ont séduites; et quels sont encore les démons qui, après avoir fait commettre des fautes, enflent le cœur de celles qu'ils ont corrompues. Mais, comme il me vit très embarrassé de cette question difficile à résoudre, et que d'ailleurs je lui confessai même avec serment que je ne pouvais pas répondre, il m'apprit lui-même ce qu'il me demandait : Je vais donc, me dit-il avec bonté, vous donner quelques exemples qui vous feront connaître quelques-uns de ces esprits malins, et qui réunis à vos propres lumières serviront à vous faire discerner les autres.
Les démons qui portent à la luxure, à la colère, à l'intempérance, à la paresse et à la mollesse, n'ont pas coutume de porter à l'orgueil les personnes qui se livrent à ces vices déshonorants; mais les démons qui portent à l'avarice, à la domination, aux honneurs, à la loquacité, ont l'habitude de faire ajouter péché sur péché, en remplissant le cœur d'orgueil et de vanité : c'est pour cette raison que le démon qui nous excite à faire des jugements, téméraires, se réunit avec ces derniers.
158. Un moine qui visite des étrangers ou qui les reçoit lui-même dans sa cellule, et qui, après s'être entretenu des heures entières et peut-être tout un jour avec eux, ressent de la tristesse lorsqu'il faut s'en séparer, au lieu d'éprouver un sentiment intérieur de joie, comme étant délivré d'une compagnie qui l'empêche de remplir ses devoirs, fait évidemment voir qu'il est le triste jouet du démon de la vanité ou du démon de l'incontinence.
159. Nous devons avant toute chose faire attention de quel côté vient le vent de la tentation afin de ne pas enfler les voiles du vaisseau spirituel de notre âme d'une manière qui lui soit nuisible et contraire.
160. Il n'y a pas de doute que la charité ne doive vous porter à procurer quelque consolation et quelque adoucissement aux vieillards véritables qui ont passé de longues années dans les exercices de la vie religieuse et qui ont usé leur corps dans les jeûnes et les austérités; mais cette même charité doit vous engager fortement à porter à la pratique de la continence par tous les moyens possibles, et surtout par la pensée des jugements de Dieu, de l'éternité et des supplices de l'enfer, les jeunes gens qui, par les péchés innombrables de leur jeune vie, ont eu le malheur de si fort maltraiter leurs pauvres âmes.
161. Il est impossible, ainsi que nous l'avons déjà dit, qu'aussitôt après notre conversion et notre entrée en religion, nous soyons délivrés parfaitement des mouvements de l'intempérance et des sentiments de la vaine gloire. Gardons-nous bien de vouloir combattre la vanité avec le luxe et les délices; car la victoire même que les personnes nouvellement converties remportent sur la gourmandise, leur inspire des sentiments de vaine gloire. Servons-nous plutôt de l'abstinence pour combattre et vaincre la vanité; car l’heure viendra, elle est même arrivée pour ceux qui ont une bonne volonté, où le Seigneur nous accordera enfin la grâce de soumettre cette funeste passion.
162. Mais observons ici que ce ne sont pas les mêmes passions qui font la guerre et aux jeunes gens et aux vieillards qui viennent de se convertir et de se consacrer au Seigneur dans la religion. En effet ce sont souvent des passions contraires qui les attaquent les uns et les autres. C'est pourquoi nous appelons heureuse et doublement heureuse la sainte humilité par laquelle les vieillards et les jeunes gens trouvent leur salut et la victoire dans leurs tentations, et qu'ils peuvent facilement trouver et pratiquer les uns et les autres.
163. Ne vous troublez nullement de ce que je vais dire : on trouve difficilement et rarement des âmes droites et pures qui soient exemptes de toute malice, de toute dissimulation et de toute hypocrisie, qui aient une véritable horreur de la société et des conversations mondaines, qui suivent avec une constante et exacte fidélité les avis et les conseils d'un bon directeur, qui méritent de passer de la paix et de la tranquillité de la vie solitaire et religieuse, qui est un port, au bonheur céleste, et qui puissent se préserver des souillures, des agitations et des scandales qu'on rencontre partout, même dans les communautés religieuses.
164. Dieu, pour convertir les hommes voluptueux, se sert ordinairement d’autres hommes; il emploie le ministère des anges pour la conversion des gens remplis de ruse et de malice; mais Lui seul peut opérer la conversion des orgueilleux.
165. Employez en faveur des personnes qui se retirent auprès de vous, cette espèce de charité qui consiste à les laisser agir; permettez-leur de faire ce qu'elles veulent, et pendant ce temps-là montrez-leur toujours de la bienveillance et, un visage gai et joyeux.
166. Néanmoins il faut examiner et connaître de quelle manière vous devez user de cette indulgence, jusqu'à quel temps et dans quelles circonstances vous devez et pouvez en faire usage; enfin savoir et pouvoir compter que la pénitence faite de la sorte, laquelle n'est établie que pour détruire et anéantir le péché, ne sera pas capable de détruire elle-même les vertus et la discipline religieuses.
167. Nous avons besoin d'un grand discernement et d'une rare prudence pour discerner et bien connaître quand nous pouvons cesser ou nous devons continuer les différents combats que nous soutenons contre la matière et le foyer du péché; car il peut arriver que, vu notre misérable faiblesse, il nous soit nécessaire d'éviter le combat, en prenant sagement la fuite, afin d'éviter la rencontre de nos ennemis, et de ne pas nous exposer à être vaincus et à périr misérablement.
168. Donnons donc dans ces occasions critiques un soin et une attention particulières; car quelquefois l'amertume fait avaler le fiel : examinons sérieusement quels sont les démons qui nous enflent d'orgueil, qui nous abattent et nous découragent, qui nous endurcissent et nous rendent insensibles, qui nous consolent et nous caressent, qui nous précipitent dans
les ténèbres et qui font ensuite semblant de nous éclairer, qui nous rendent stupides et hébétés, spirituels et rusés, qui nous jettent dans une humeur sombre et triste, et qui nous rétablissent dans le contentement et la joie.
169. Si, dans les commencements de notre retraite et de notre carrière dans la vie religieuse, nous nous sentons plus agités et plus tourmentés par nos passions, que lorsque nous étions au milieu du siècle, ne nous en troublons pas, et n'en soyons même pas étonnés; car il faut qu'il se fasse une grande commotion dans les humeurs qui nous ont occasionné des maladies pour pouvoir parvenir à une guérison parfaite. Au reste, quand nous étions dans le monde, les passions semblables à des animaux sauvages cherchaient l'obscurité, afin que ne les voyant pas, elles ne nous inspirassent pas de l'horreur.
170. Les démons ont-ils pu faire commettre une faute, une faiblesse aux personnes qui n'étaient pas éloignées de la perfection; elles doivent s'en relever courageusement et avec avantage par le moyen de la pénitence, et, par la pratique des bonnes œuvres, réparer au centuple la perte qu'elles ont faite. 171. Nous voyons quelquefois que les vents font seulement ondoyer la mer, et que d'autrefois ils la bouleversent jusque dans ses abîmes; or nous remarquons les mêmes effets dans nos passions vis-à-vis de nous; car ceux qui sont exposés à leur fureur, en sont par fois troublés et bouleversés jusqu'au fond de leur âme; et ceux qui, par la victoire qu'ils ont remportée sur elles et par les progrès qu'ils ont faits dans la vertu, n'en sont ordinairement troublés qu'à la surface de leur âme. C'est pourquoi ces derniers, ayant conservé leur cœur pur et, innocent, rentrent bien vite dans la paix et le calme d'une bonne conscience.
172. Il n'appartient qu'à ceux qui sont arrivés à la perfection de connaître et de discerner toujours quelles sont les pensées qui viennent de leur propre conscience, quelles sont celles qui viennent de Dieu, et quelle qui viennent des démons; car ces esprits malins et rusés ne nous inspirent pas toujours des pensées contraires à la piété. Or c'est pour cela que le discernement que nous devons faire des pensées qui sont leur ouvrage, n'est pas facile à faire.
173. Concluons que comme nos corps sont éclairés par nos
yeux, de même notre âme est éclairée par les yeux subtils et pénétrants de la discrétion.

BRÈVE RÉCAPITULATION DE TOUT CE QUI PRÉCÈDE

1. Une foi ferme nous porte efficacement à renoncer au monde, mais le défaut de foi fait le contraire en nous.
2. L'espérance inébranlable est la porte par laquelle nous chassons de notre cœur toutes les affections pour les choses de la terre; mais l'absence de cette vertu opère un effet l’opposé.
3. L'amour de Dieu nous fait généreusement abandonner le siècle, mais l’indifférence pour le Seigneur nous y retient.
4. L'obéissance est produite par les jugements que nous prononçons contre nous-mêmes et par le désir de recouvrer la santé de notre âme.
5. La conservation de cette précieuse santé, nous l'obtenons par une abstinence sévère. C'est la pensée de la mort, c'est le souvenir du fiel et du vinaigre qu’on présenta au Seigneur sur le Calvaire, qui engendrent en nous la sainte et salutaire abstinence.
6. La solitude et le repos donnent et conservent la tempérance et la chasteté. Le jeûne éteint les feux de la concupiscence. La contrition et la componction sont les ennemis irréconciliables des mauvaises pensées.
7. La foi ainsi que la fuite du monde, donne la mort à l'avarice. La commisération et la charité sont capables de nous faire exposer notre propre vie pour soulager nos frères.
8. La paresse trouve son tombeau dans l'exercice continuel et fervent de la prière. Le souvenir des jugements de Dieu remplit le cœur de ferveur et de dévotion.
9. L'amour des humiliations exterminent la colère.
10. La psalmodie, la bonté du cœur et l'amour de la pauvreté remplissent l'âme d'une joie toute céleste.
11. L'insensibilité pour les choses sensibles et corporelles nous fait sentir et goûter les choses spirituelles.
12. Le silence et la retrait sont les heureux bourreaux de la vaine gloire; et si vous êtes dans une communauté religieuse, c'est l'amour des mépris.
13. L’abaissement et l’avilissement extérieur peuvent bien nous guérir extérieurement de l'orgueil; mais Dieu, qui est avant tous les siècles, peut seul nous en guérir intérieurement.
14. Le cerf, dit-on, lève le venin de tous les animaux qui en ont, et l'humilité consume et fait disparaître le venin de toutes les mauvaises pensées.
15. Les choses créées et sensibles que nous voyons, servent à nous faire connaître les choses spirituelles que nous ne voyons pas.
16. Comme il est impossible que le serpent se dépouille de sa vieille peau, s'il ne passe par quelque ouverture fort étroite; de même il nous est impossible de nous corriger de nos mauvaises habitudes, de renouveler la jeunesse de notre âme, de nous débarrasser de la tunique du vieil homme, si nous ne passons nous-mêmes par le sentier étroit et difficile du jeûne, des mépris et des humiliations.
17. Ainsi, comme les oiseaux chargés de chair et de graisse ne peuvent s'élever fort haut dans les airs, ainsi en est-il de celui qui nourrit et flatte sa chair.
18. Ainsi, comme la boue desséchée ne peut plus servir aux porcs pour s'y vautrer; de même notre chair fanée et séchée par les jeûnes et les austérités n'est plus propre à servir de retraite et de repaire aux démons.
19. Comme une trop grande quantité de bois vert étouffe les flammes et donne beaucoup de fumée; de même une tristesse portée à l'excès remplit l'âme, pour ainsi dire, de fumée et de ténèbres, et fait tarir la source des larmes.
20. Comme un aveugle ne sera pas capable de réussir en tirant au blanc; de même un disciple qui résiste à son supérieur et lui fait des reproches, ne pourra que périr d'une manière pitoyable.
21. Comme une pièce de fer qui est en bon état, peut en
éguiser une autre qui n'est pas également bonne; de même un moine fervent est dans le cas de préserver bien des fois de la damnation éternelle un religieux lâche et paresseux.
22. Comme des œufs qu'on fait couver dans un lieu chaud et caché, donnent des petits; de même des pensées tenues bien, soigneusement cachées, finissent ordinairement par produire des actions, et se manifestent de la sorte.
23. Comme les chevaux coureurs s'animent les uns les autres à la course; de même les religieux qui vivent ensemble sous la même règle, s'excitent mutuellement à la pratique des vertus et de la discipline.
24. Comme les nuages cachent le soleil et obscurcissent l'éclat de sa lumière; de même les mauvaises pensées obscurcissent les lumières de notre âme, et l'exposent à s'égarer et à se perdre.
25. Comme un criminel condamné à la peine capitale ne s'amuse pas, en partant pour le lieu de l'exécution, à parler d'amusements et de spectacles; de même une personne vraiment affligée de ses fautes ne s'occupe pas sur la terre à contenter ses inclinations pour l'intempérance et la bonne chère.
26. Comme les pauvres, en voyant les grands trésors du roi, connaissent et sentent plus vivement leur misère; de même une âme qui contemple les admirables vertus des saints, devient plus humble et se confond davantage à la vue de son indigence spirituelle.
27. Comme l'aimant par la force de sa nature attire le fer à lui; de même les hommes qui se sont laissé corrompre et dominer par de mauvaises habitudes, en sont violemment entraînés au péché.
28. Comme l'huile calme la mer, quelque furieuse qu'elle soit; de même, quelque violentes que puissent être les ardeurs de la concupiscence, elles seront incapables de résister à la vertu du jeûne et de la mortification.
29. Comme les eaux pressées dans des canaux étroits s'élèvent en l'air avec impétuosité; de même une âme environnée et pressée de dangers s’élance avec force vers Dieu par les saintes larmes de la pénitence, et obtient son salut.
30. Comme celui qui porte des parfums, malgré lui le fait savoir aux autres, à cause de l'odeur suave qu'ils répandent, de même une personne qui possède l'esprit de Dieu, malgré elle le fait connaître aux autres et par ses actions et par son humilité.
31. Comme le soleil rend l’or visible en le faisant scintiller, ainsi la vertu signale celui qui la possède.
32. Comme les vents impétueux suscitent des tempêtes effrayantes sur la mer; de même la passion de la colère, bien plus que les autres passions, excite de furieuses tempêtes dans une âme, et la trouble.
33. Comme les choses qu'on n'a pas vues, donnent peu de désir de les posséder, quoiqu'on en ait entendu parler; de même celui qui a conservé son corps pur et chaste ne pense pas aux plaisirs des sens, et vit dans un grand contentement.
34. Comme les voleurs ne fréquentent pas les lieux où ils savent qu'on garde les armes de l'État; de même les démons ne s'avisent pas de faire des vois aux personnes qu'ils savent être continuellement armées de la prière.
35. Comme il n'est pas possible que le feu produise la neige; de même il n'est pas possible qu'un homme qui n'a de l'ardeur que pour les choses de la terre, puisse mériter la gloire céleste.
36. Comme une légère étincelle peut mettre le feu à une immense forêt et la réduire en cendres; de même une seule bonne action peut effacer et anéantir un grand nombre de fautes considérables.
37. Comme vous ne pourrez pas sans de bonnes armes exterminer les animaux féroces; de même il vous sera de toute impossibilité de vaincre et d'exterminer la colère, si vous n'êtes pas armé de l'humilité.
38. Comme personne par un autre moyen naturel ne peut conserver la vie, qu'en mangeant et en buvant; de même on ne saurait conserver la vie de l’âme que par la vigilance et la persévérance dans la vertu.
39. Comme les rayons du soleil, en pénétrant dans un appartement, l'éclairent et y font distinguer les plus petits objets; de même la crainte de Dieu dans un cœur, tout en l'éclairant, lui fait voir les taches que les péchés y ont faites.
40. Comme il est facile de prendre les écrevisses, à cause de leurs mouvements, tantôt en avant, tantôt en arrière; de même une âme qui se livre à une joie immodérée et aux pleurs, à la pénitence de ses péchés et aux douceurs d'une vie molle et efféminée, se laisse prendre au démon, perd le fruit de ses travaux, et périt.
41. Comme on peut facilement tout enlever aux personnes qui sont plongées dans le sommeil; de même ceux qui sont comme assoupis par les vapeurs du siècle dont ils suivent les maximes, ouvrent toutes les avenues de leur cœur aux voleurs des âmes et aux meurtriers des bonnes œuvres.
42. Comme un homme qui combat contre un lion furieux, ne saurait détourner les yeux de cet ennemi dangereux, sans s'exposer à être dévoré; de même celui qui combat contre sa propre chair ne peut détourner ailleurs les yeux de son attention et de sa vigilance, sans se mettre dans un péril éminent de se perdre pour l'éternité.
43. Comme les personnes qui montent sur une échelle pourri, mettent leur vie en danger; de même les dignités, la gloire, la puissance et l'autorité, lesquelles sont autant d'ennemis de l'humilité et d'échelons vraiment pourris, mettent ceux qui les possèdent dans le cas de se perdre éternellement.
44. Comme celui qui est dévoré par la faim, pense nécessairement au pain; de même les gens qui désirent avec une véritable ardeur de parvenir au salut, pensent de toute nécessité à la mort et aux jugements du Seigneur.
45. Comme l'eau sert pour effacer les lettres, de même les larmes de la pénitence servent à nous purifier de nos péchés.
46. Si pour effacer des lettres, nous n’avons pas d'eau, nous employons d'autres moyens; or nous en agissons de même par rapport à nos péchés: à la place des larmes, nous nous servons de soupirs, de gémissements et d'une vive contrition.
47. Comme un gros tas de fumier engendre une quantité prodigieuse de vers de toute espèce; de même une grande quantité de nourriture produit en nous une multitude innombrable d'iniquités, de mauvaises pensées et de songes déshonnêtes.
48. Comme un aveugle n’y voit pas marcher, ainsi le paresseux ne peut ni voir le bien, ni le faire.
49. Comme celui qui a les pieds enchaînés ne peuvent marcher que fort difficilement; de même celles qui entassent trésor sur trésor, se mettent dans le cas de ne pouvoir arriver au royaume des cieux.
50. Comme une plaie récente peut facilement se guérir; de même, par un principe contraire, les plaies invétérées de l'âme se guérissent difficilement, lors même qu'elles sont susceptibles de guérison.
51. Comme une personne que la mort a frappée, ne peut absolument plus marcher; de même il est impossible que celle qui désespère de son salut, puisse, tant qu'elle sera dans ce misérable état, sauver son âme.
52. Un homme qui soutient qu'il professe la vraie foi, et qui néanmoins tombe sans cesse dans le péché, ne ressemble que trop à une personne qui n'a point d'yeux.
53. Un homme qui n'a pas la foi et qui néanmoins fait des bonnes œuvres, à un insensé qui tire de l'eau pour la mettre dans un vase percé de tout côté.
54. Comme une barque dirigée par un pilote expérimenté et protégée du ciel, arrive heureusement au port; de même une âme, quoiqu'elle ait eu le malheur dans un temps de tomber dans un grand nombre de péchés, dirigée et conduite par un directeur plein de sagesse, de lumières et de prudence, arrivera facilement au port du salut, et obtiendra le ciel.
55. Comme un voyageur, s'il n'a point de guide, quelque réfléchi qu'il soit, perdra souvent son chemin et s'égarera; de même un religieux qui vit et se conduit par lui-même s'égarera et se perdra, quelque parfaite que soit en lui la sagesse mondaine dont il est doué.
56. Que celui qui a fait des fautes énormes, et qui, à cause des infirmités corporelles, ne peut pas supporter les rigueurs de la pénitence, marche exactement dans les voies de l'humilité; qu'il suive en tout l'esprit et les sentiments qui sont propres à cette vertu, car il n’y a pas pour lui d'autre moyen capable de le faire parvenir au salut.
57. Comme celui qui a souffert une maladie longue et grave, ne peut pas recouvrer en un instant une santé parfaite; de même le pécheur qui, pendant longtemps a été sous la servitude des passions, ou même d'une seule, ne s'en délivre pas tout d'un coup.
58. Considérez donc attentivement et le vice et la vertu, et vous découvrirez les progrès que vous aurez faits pour vous corriger de l'un et pour acquérir l'autre.
59. Comme ceux qui échangent de l'or avec de la boue, ne font pas un échange, mais une perte réelle; de même les personnes qui parlent des choses spirituelles de la même manière que des choses mondaines, afin d'en tirer vanité, font une perte essentielle.
60. Si nous pouvons dire que des pécheurs ont reçu de suite le pardon de leurs péchés, nous nous garderons bien d'affirmer qu'il y ait eu des personnes qui soient parvenues de la sorte à l’impassibilité : car c'est une faveur qu'on n'obtient qu'après bien du temps et des travaux, et par une grâce particulière de Dieu.
61. Observons avec une grande attention quelles sont les bêtes sauvages et quels sont les oiseaux qui cherchent à enlever de nos cœurs la semence de la grâce, soit avant qu'elle y ait germé, soit lorsqu'elle est en herbe, soit enfin quand ses fruits sont arrivés à la maturité, et tâchons de leur tendre aussi exactement des pièges qu'ils nous en tendent à nous-mêmes, et de les faire tomber dans nos filets, au lieu de nous laisser prendre aux leurs.
62. Si donc il est impie et injuste pour un malade de mettre fin à ses jours pour terminer les douleurs cruelles que lui fait souffrir une fièvre ardente, il est pareillement impie et injuste pour un pécheur, tant qu'il a un souffle de vie, de se précipiter dans les horreurs du désespoir.
63. Et s'il est honteux à un homme qui vient de rendre les derniers devoirs à son père, de passer des bords de son tombeau dans une salle de noces bruyantes; il est également honteux à un pécheur qui gémit et pleure sur de nombreuses prévarications, de rechercher les honneurs, les plaisirs et, la gloire de la vie présente.
64. Les maisons où logent les citoyens, ne sont pas faites de la même manière que celles où les prisonniers et les criminels sont renfermés; ne faut-il pas aussi que la manière de vivre des personnes qui font pénitence de leurs péchés, soit différente de la manière de vivre de celles qui, pendant leur vie, n'ont jamais eu le malheur de souiller leur conscience par une faute mortelle ?
65. Un grand général se garde bien de congédier un soldat qui porte d'honorables blessures; mais il l'élève en dignité, afin de se servir avantageusement de son courage et de sa bravoure contre les ennemis de l'État. Or c'est ainsi qu'en agit le Roi des rois vis-à-vis d'un religieux qui a soutenu avec valeur des grands combats contre les démons.
66. La sensibilité est une chose qui est propre à notre âme; mais le péché frappe ce sentiment à coups redoublés et le couvre de honteux soufflets. C'est ce sentiment précieux qui dans notre conscience nourrit ou diminue la paix ou le remords; mais c'est la conscience elle-même qui donne naissance aux remords, et c'est la conscience que dirige et réprimande l'ange gardien que Dieu nous a donné dans notre baptême. C'est pour cette raison que nous voyons que les personnes qui n'ont pas reçu ce sacrement, n'éprouvent pas autant et d'aussi grands remords, lorsqu'elles commettent de mauvaises actions.
67. À mesure qu'on cesse de tomber dans le péché, on se déshabitue de le commettre. Or ce désistement du péché devient le commencement de la pénitence; le commencement de la pénitence,le commencement du salut; le commencement du salut, la résolution de bien vivre; la résolution de bien vivre, le commencement des travaux; le commencement des travaux, le commencement des vertus; le commencement des vertus, le commencement de la fleur des vertus; le commencement de la fleur des vertus, le commencement de la bonne volonté; le commencement de la bonne volonté, le commencement à l'habitude de la vertu; le commencement de l'habitude de la vertu, le commencement de la crainte de Dieu; le commencement de la crainte de Dieu, le commencement de la fidélité à observer les commandements du Seigneur; le commencement de la fidélité à observer les commandements de Dieu, le commencement de l'amour du Seigneur; le commencement de l'amour du Seigneur, le commencement d'une profonde humilité; le commencement d'une profonde humilité le commencement de la paix souveraine du cœur; et le commencement de la paix souveraine de l’âme devient la perfection de la charité. Or cette perfection de la charité est elle-même cette sainte et parfaite amitié dont Dieu honorera tous ceux qui, étant délivrés de toute affection déréglée, posséderont leur cœur dans la pureté. car, ils verront Dieu (cf. Mt 5,8). À Lui gloire et honneur dans les siècles. Amen.

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