VINGT-TROISIÈME DEGRÉ

Des inexplicables pensées de blasphème.

Miniature du 14e siècle

monastère Stavronikita

23 e degrès

1. Nous avons fait remarquer dans le degré précédent que le blasphème est le méchant enfant d'un méchant père, de l'exécrable orgueil; c'est pour cette raison que nous jugeons à propos d'en parler ici; car ce n'est pas un de nos moindres ennemis, mais un des plus dangereux et des plus funestes par la difficulté et par la peine que nous éprouvons, lorsqu'il faut le faire connaître à notre médecin spirituel dans une confession sincère et véritable. Semblable au ver qui ronge le bois, ce vice ronge et détruit l'espérance, et précipite quelquefois une âme dans le désespoir.
2. Ainsi dans le temps même qu'on célèbre les divins mystères, et à cette heure où s'accomplit le plus saint et le plus redoutable de nos mystères sacrés, le monstrueux orgueil, ce démon abominable, vient nous inspirer des pensées de blasphème pour insulter notre Seigneur, et pour nous faire profaner l'auguste sacrifice; et par la circonstance du temps nous devons connaître que ces pensées blasphématoires ne viennent pas de notre âme, mais du démon, cet ennemi irréconciliable de Dieu, lequel mérita d'être chassé du ciel pour y avoir voulu, par ses blasphèmes, profaner la Majesté redoutable du Seigneur : car si ces pensées de blasphème qui nous font frémir d'horreur, venaient de nous, comment pourrions-nous adorer ce don céleste que nous recevons ? pourrions-nous le bénir et le maudire en même temps?
3. Cependant le démon, cet insigne trompeur, ce cruel assassin des âmes, en a porté plusieurs par cette effroyable tentation jusqu'à la folie et à l'extravagance. En effet, et remarquez-le bien, il n'y a pas de pensée qu'on découvre avec plus de peine et de répugnance que ces pensées blasphématoires. C'est ainsi qu'un grand nombre de personnes les laissent vieillir dans leur coeur. Cependant est-il rien qui puisse donner plus d'empire au démon et plus de force à ces mauvaises pensées pour nuire à notre âme, que de les souffrir et de les tenir cachées en nous ?
4. Mais que personne n'aille croire que nous sommes toujours coupables d'avoir ces effrayantes pensées ! Dieu voit le fond des coeurs. Il sait quand elles ne sont pas notre ouvrage, mais celui de nos ennemis. Néanmoins nous devons observer que, de même que l'ivresse amène ceux qui s'y sont livrés à faire des chutes; de même l'orgueil est souvent la cause funeste de ces pensées impies. Ainsi, en tombant par ivresse, on ne fait pas précisément un péché ; mais c'est en s'enivrant qu'on l'a commis. Il en faut dire autant de l'orgueil et des pensées de blasphème dont il est ordinairement la cause et l'origine.
6. C'est surtout pendant nos prières que ces horribles pensées viennent nous attaquer; mais elles s'en vont et disparaissent après ces saints exercices. Voulons-nous ne pas en être fatigués, ne nous amusons pas à les combattre : le meilleur moyen pour nous en délivrer, c'est de les mépriser.
7. Cet ennemi ne s'en tient pas seulement à produire en nous des pensées de blasphème contre Dieu et les choses saintes, il nous inspire encore les pensées les plus honteuses et les plus obscènes, afin que nous abandonnions la prière et que nous nous livrions au désespoir. C'est ainsi qu'il a plusieurs fois et plusieurs personnes fait interrompre leurs prières, les a détournées de la participation à la divine Eucharistie.
8. Ce cruel tyran en a fait succomber d'autres par des jeûnes excessifs, en ne leur laissant ni trêve ni repos. Et cette conduite désespérante, le démon la tient, non seulement vis-à-vis des gens du monde, mais encore à l'égard des religieux et des solitaires. Il leur fait croire qu'il n'y a plus pour eux aucune espérance de salut, et qu'ils sont plus malheureux que les infidèles et les païens.
9. Celui qui se sent troublé et fatigué par le démon du blasphème et qui désire en être délivré, qu'il commence par se bien convaincre que ce n'est pas de son coeur que naissent et s'élèvent ces pensées ténébreuses, mais du démon même, qui, en montrant autrefois à Jésus Christ tous les royaumes du monde, eut l'insolence de dire au divin Sauveur: «Je te donnerai toutes ces choses, si en te prosternant, tu m'adores.» (Mt 4,9)
Nous devons donc mépriser ses attaques, les fouler aux pieds, n'y faire aucun attention et nous contenter de lui répondre avec notre Seigneur : Retire-toi, Satan; car il est écrit : «Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que Lui seul.» (Mt 4,10). Quant à tes paroles et aux efforts que tu fais pour m'ébranler, tout retombera sur toi; oui, infâme, c'est sur ta tête que tomberont, et dans le temps présent et dans l'éternité, les blasphèmes que tu veux m'inspirer.
10. Quiconque voudrait en employer un autre, ressemblerait à peu près à un homme qui prétendrait saisir un éclair dans ses mains. En effet comment pouvoir saisir, combattre et repousser un ennemi qui traverse notre coeur en un clin d'oeil ! qui court comme le vent, et qui disparaît avant même d'avoir fini de nous parler. Nos autres ennemis demeurent fermes devant nous, résistent à nos efforts, se défendent assez longtemps, et nous laissent reconnaître le champ de bataille; mais celui-ci tient une autre conduite et suit une autre démarche; il se retire presque aussitôt qu'il se présente, et disparaît presque au même moment qu'il nous attaque.
11. Il a même souvent coutume de faire cette guerre aux coeurs les plus remplis de simplicité et les plus ornés de vertu et d'innocence, parce qu'il sait qu'ils sont, plus que les autres, capables de se troubler et de se déconcerter par ces détestables pensées. Or je dois dire à ces sortes de personnes que des pensées de blasphème ne leur arrivent pas tant à cause de l'orgueil, qui règne dans leur coeur, qu'à cause de l'envie et de la jalousie du démon, qui voudrait pouvoir leur nuire.
12. Pour nous que l'esprit d'orgueil porte à juger et à condamner nos frères, cessons de nous conclure selon cet esprit, et bientôt nous n'aurons plus à craindre les tentations et les pensées de blasphème; car, n'en doutons pas, leur véritable cause se trouve dans les jugements téméraires que l'orgueil nous fait porter sur les autres.
13. De même qu'une personne renfermée dans sa maison entend les paroles de celles qui passent, mais ne les prononce pas, ainsi une âme renfermée en elle-même entend les blasphème des démons, mais ne les articule pas : elle en est, au contraire, tout épouvantée.
14. Pour s'en délivrer et ne pas en être troublée, elle n'a qu'à les mépriser; car, ainsi que nous l'avons déjà dit, quiconque tiendra une autre conduite, s'étudiera à combattre avec force ce démon, finira par succomber et par devenir son esclave. Vouloir le vaincre et triompher de lui par des raisons et des raisonnements, c'est vouloir arrêter le vent.
15. Un moine vertueux, ayant été tourmenté par ce démon pendant l'espace de vingt ans, n'avait cessé de mortifier son corps par des veilles longues et continuelles, et par des jeûnes très rigoureux ; mais voyant que toutes ses austérités étaient sans effet contre cette cruelle tentation, il l'écrivit sur un papier, ainsi que les troubles qu'elle lui causait, et le confia, à un saint religieux qu'il connaissait. Arrivé auprès de lui, il se prosterna le visage contre terre, sans oser lever les yeux. Dès que ce saint religieux eut lu ce qui était écrit, il sourit tout doucement, et, relevant, son cher frère, il lui dit : «Mon fils mettez votre main sur mon cou»; ce que celui-ci s'empressa de faire. Puis-il ajouta : «Mon frère, je prends, sur moi votre péché, tant pour le temps passé, que pour le temps à venir; la seule chose que j'exige de vous, c'est de ne plus y penser et de ne plus vous en mettre en peine.»
Or c'est ce bon religieux qui m'a raconté lui-même ce qui lui était arrivé, et il m'assura qu'il n'était pas sorti de la cellule de ce respectable vieillard, que toute sa tentation avait disparu, et que toutes les pensées de blasphème qui l'avaient si longtemps et si cruellement fatigué, s'en allèrent en fumée. Je le répète donc, pour l'instruction de ceux qui se trouveraient dans le même état; c'est celui-là même à qui le fait est arrivé, qui me l'a raconté avec de grands sentiments de reconnaissance pour Dieu.

Quiconque est venu à bout de triompher de cette tentation, a vaincu et chassé l'orgueil bien loin de son coeur.

RETOUR

SOMMAIRE

SUIVANT