VINGT-UNIÈME DEGRÉ
De la vaine gloire, si
variée dans ses formes.
Miniature du 14e siècle monastère Stavronikita 21 e degrès |
1.
Certains séparent dans leurs traités, la vaine gloire de l'orgueil; c'est
pourquoi, au lieu de sept péchés capitaux, sources ordinaires de tous les
autres, ils en comptent huit. Mais saint Grégoire, justement appelé le théologien,
et quelques autres docteurs n'en ont marqué que sept;
et je partage leur opinion. En effet quel est celui qui, ayant heureusement
triomphé de la vaine gloire, demeure sous la captivité de l'orgueil ? Il faut
avouer cependant qu'il y a entre ces deux vices la différence qu'on remarque
entre un enfant et un homme fait, entre du froment et du pain; car la vaine
gloire peut être regardée comme le commencement de l'orgueil, et l'orgueil,
comme l'affreuse perfection de la vaine gloire. Or, puisqu'il se présente
ici une occasion pour parler de ce vice, nous dirons quelque chose de cette
passion impie qui enfle si fort le coeur de celui qui en est possédé. Nous
traiterons donc en peu de mots de ses commencements et de ses derniers degrés;
car celui qui voudrait épuiser la matière sur ce point, ressemblerait à un
homme qui voudrait connaître exactement le poids des vents.
2. La vaine gloire, considérée dans son espèce et dans sa forme, est une passion
de l'âme qui cherche à changer la nature des choses, à corrompre la vertu
et à repousser les reproches et les réprimandes; et, considérée dans ses propriétés
et dans ses effets, c'est un vice qui ne tend qu'à dissiper le fruit de nos
travaux, de nos sueurs et de nos peines, à nous dresser des pièges pour nous
ravir le trésor de nos bonnes oeuvres, à nous faire tomber dans l'infidélité
et dans l'orgueil, à nous faire éprouver un triste naufrage au port même du
salut, à ronger et à consumer notre coeur, et, trop semblable à la fourmi,
qui n'est qu'un chétif insecte, à ravager la moisson précieuse de nos vertus.
La fourmi attend que la récolte soit ramassée, et la vaine gloire, que les
vertus soient acquises; la fourmi en veut aux grains, et la vaine gloire,
aux bonnes oeuvres.
3. Le démon ne peut contenir sa joie, lorsqu'il voit que les hommes ont multiplié
leurs iniquités; mais, le croirai-t-on, le démon de la vaine gloire triomphe,
lorsqu'il voit un grand trésor de vertus dans quelques personnes : ah ! c'est
qu'il n'ignore pas que, si un grand nombre de blessures spirituelles sont
capables de précipiter une âme dans les horreurs du désespoir, un grand nombre
de bonnes oeuvres est également capable de livrer une autre âme à la servitude
de la vaine gloire.
4. Faites attention, et vous découvrirez que, jusqu'au tombeau et sous la
cendre, cette misérable maîtresse veut se repaître de la magnificence des
habits, de la bonne odeur des essences et des parfums, et de la pompe des
honneurs, des louanges et des autres choses semblables.
5. Si le soleil répand ses rayons bienfaisants sur toutes les créatures, la
vaine gloire verse son poison sur toutes les bonnes oeuvres. Suis-je en train
de jeûner ? Je suis rempli de vanité. Ais-je rompu mon jeûne pour le dérober
à la connaissance de mes frères ? Je me flatte intérieurement de ma rare prudence.
Me voit-on avec des habits propres et beaux ? J'en suis vain et glorieux.
Mais si je les quitte pour en prendre de vils et méprisables ? Je m'en glorifie
en moi-même: mes paroles et mon silence me font également tomber dans les
pièges de l'amour-propre. C'est ainsi qu'on peut justement comparer la vaine
gloire à une chausse-trape qui, de quelque côté qu'elle tombe, lorsqu'on la
jette, présente toujours une pointe pour percer les pieds des ennemis.
6. Le vaniteux est un croyant idolâtre; car, d'un côté, il semble adorer Dieu,
et de l'autre, c'est à la créature qu'il adresse ses hommages.
7. Toute âme qui poursuit la vanité, ne cherche qu'à se produire avec avantage
au dehors. Si elle observe les jeûnes, et qu'elle se livre aux saints exercices
de la prière, c'est pour s'attirer les louanges des hommes; c'est pour cela
même que ses jeûnes ne méritent aucune récompense.
8. L'homme esclave de la vanité est donc doublement malheureux; car il afflige
son corps par des austérités rigoureuses, et n'en reçoit aucun avantage.
9. Or qui pourrait ne pas se moquer de celui qui recherche la vaine gloire
? Ne le voit-on pas pendant la prière se livrer à la joie, de manière à faire
croire que son coeur est inondé de plaisirs célestes; et aux pleurs, pour
donner à penser qu'il est vivement touché par les sentiments d'une grande
douleur et par les affections d'une ardente componction ?
10. Par une Bonté toute particulière, Dieu a soin de nous cacher la vue de
nos bonnes oeuvres; mais un flatteur qui nous trompe, nous ouvre les yeux
pour nous les faire observer; et malheureusement elles disparaissent aussitôt
que nous les avons vues.
11. Un adulateur est donc un ministre de démons, un maître en orgueil, un
exterminateur de la componction, un meurtrier des vertus, et un guide dans
le chemin de l'erreur, selon la parole du Prophète : « Mon peuple, dit le
Seigneur, ceux qui t'appellent heureux, ne font que te tromper» (Is
3,12).
13. Il ne faut rien moins qu'une vertu parfaite, une grande générosité, et
un courage héroïque pour être capable de supporter et de digérer avec patience
les injures et les outrages dont on nous accable; mais il faut une sainteté
extraordinaire pour ne pas nous laisser prendre aux douceurs empoisonnées
des louanges. J'ai vu des personnes qui pleuraient leurs péchés, et qui, se
voyant louées par quelques frères s'emportaient contre eux; mais elles tombaient
ainsi d'un défaut qu'elles voulaient éviter, dans un autre, auquel elles ne
pensaient pas.
14. «Personne, dit l'Esprit saint, ne connaît ce qu'il y a dans l'homme, si
ce n'est l'esprit de l'homme» (1 Cor 2,11). Cette sentence devrait couvrir
de honte et faire taire tous ceux qui sont assez imprudents et assez hardis
pour nous louer en face, et nous dire que nous sommes heureux.
15. Quelqu'un, parmi vos proches et vos amis, a-t-il fait quelque calomnie
contre vous, soit en votre présence, ou en votre absence ? Ne manquez pas
de l'excuser par une affection sincère.
16. Il ne faut sûrement pas un petit courage pour rejeter loin de soi le poison
enchanteur des louanges que les hommes prodiguent quelquefois, mais il en
faut un bien plus grand encore pour détester et maudire celles que donnent
les démons; car elles sont beaucoup plus subtiles.
17. Je croirai difficilement à l'humilité de celui qui s'abaisse et se méprise
lui-même devant les autres. En effet il n'est pas bien pénible et bien difficile
de se supporter quelque temps dans un état où l'on s'est mis soi-même par
sa propre volonté ? Mais je penserai qu'il pratique réellement cette vertu,
celui qui, accablé d'outrages et d'injures, conserve pour celui qui l'insulte
la même affection qu'il lui portait avant ces mauvais traitements.
18.
Je remarquai un jour que le démon de la vaine gloire inspira certaines pensées
à un frère, lesquelles furent révélées à un autre frère, et que le même démon
porta ce dernier à découvrir au premier le secret de son coeur, afin de se
glorifier et de se faire regarder comme un homme extraordinaire, pour un
prophète, en un mot. Mais ce n'est pas seulement notre coeur que le cruel démon
de la vaine gloire attaque directement, il se sert encore des membres mêmes de
notre corps pour empoisonner notre âme. C'est pour cela, qu'il leur communique
des mouvements faciles et aisés.
19. Chassez-le donc bien loin de vous, et ne vous laissez pas tenter par le
désir qu'il vous inspire de devenir évêque, higoumène, docteur, ou quelqu'autre chose de semblable. Rappelez-vous qu'il est
bien difficile de chasser un chien affamé de l'étalage d'un boucher.
20. Voit-il un moine entrer dans l'heureuse paix de l'âme par la victoire sur
les passions ? Il cherche aussitôt à l'arracher de son heureuse solitude pour
le lancer dans le monde. Sors d'ici, lui dit-il intérieurement; qu'y fais-tu ? Va
travailler au salut de tant d'âmes qui périssent.
21. Autre est l'aspect d'un Éthiopien, et autre celui d'une statue; c'est ainsi
que la vaine gloire qui tente les cénobites, ne ressemble guère à la vaine
gloire qui travaille les ermites.
22. Elle porte les premiers, lorsqu'ils voient arriver des étrangers dans leur
maison, à courir au devant d'eux pour les recevoir, et à se jeter à leurs pieds
pour les honorer et s'humilier eux-mêmes; mais intérieurement ils sont remplis
d'orgueil : leur humilité est toute extérieure; leurs démarches sont
hypocrites; leurs paroles sont fausses et trompeuses; leur modestie est pleine
de ruse et de fourberie. En effet, s'ils les appellent leurs seigneurs, leurs
protecteurs et, après Dieu, leurs sauveurs, c'est qu'ils ont porté leurs
regards sur eux et sur ce qu'ils apportent, et qu'ils en attendent quelque
chose. Après cette première cérémonie, vous les verrez exhorter leurs frères
qui sont à table à côté de ces étrangers, à garder la plus exacte tempérance,
et traiter leurs inférieurs avec une rigueur impitoyable. Alors, quoique dans
un autre temps ils soient lâches et négligents à la prière; vous les verrez
fervents et pleins d'ardeur pendant ce saint exercice : ils étaient sans voix
pour psalmodier, mais à présent ils font entendre des sons sonores et bien
articulés; ils se laissaient facilement aller à l'assoupissement pendant
l'office, mais ils sont loin maintenant de se livrer au sommeil. Celui qui
préside au choeur ces jours-là prend bien soin, en chantant, de rendre sa voix
mélodieuse et agréable; il choisit dans cette intention les morceaux principaux
de la psalmodie, et s'étudie à se faire appeler père et supérieur par ses
autres frères, jusqu'à ce que ces personnes étrangères se retirent du
monastère.
23. C'est encore la vaine gloire qui gonfle si fort le coeur des religieux qui
se voient élevés au dessus des autres, et qui ronge d'envie et consume de
colère le coeur de ceux qui sont inférieurs et obligés d'obéir.
24. Souvent la vaine gloire, au lieu des honneurs qu'on désire et qu'on
recherche, ne donne que des sujets d'ignominie et de confusion; car souvent
elle couvre d'une sotte honte ceux qu'elle a portés à la colère et aux
querelles.
25. Elle rend quelquefois doux et patients devant les autres, ceux qui sont
naturellement emportés et irascibles.
26. Elle transporte de joie des personnes qui jouissent des dons et des faveurs
de la nature, et se sert aussi de ces mêmes dons pour les rendre malheureuses.
27. Il m'est arrivé de voir ce cruel démon de la vanité vexer et tourmenter
extraordinairement un malheureux qui en était esclave; voici comment : Un
pauvre religieux avait une dispute avec d'autres religieux; un étranger survint
et voulut charitablement rétablir la paix et l'union fraternelle. Mais ce
misérable religieux passa tout d'un coup des chaînes de la colère dans celles
de la vaine gloire, ne pouvant pas en même temps servir deux maîtres; je veux
dire, la colère et la vanité.
28.
Celui donc qui est esclave de ce mauvais démon, et qui vit dans un monastère,
mène deux sortes de vie; car il lui faut extérieurement suivre les exercices de
la communauté, et son esprit et ses pensées, son coeur et ses affections sont
entièrement selon les maximes du siècle.
29. Appliquons-nous uniquement à plaire à Dieu, et nous goûterons les douceurs
pures et rassasiantes de la gloire céleste, nous n'aurons que du dégoût pour
les fausses délices de la gloire mondaine; car il m'est impossible de croire
qu'il puisse même ressentir les douces jouissances que procure la gloire du
ciel, celui qui n'a jamais foulé aux pieds la gloire du monde.
30. Il arrive néanmoins quelquefois que, nous étant laissés dépouiller par la
vaine gloire de toutes les richesses spirituelles que nous avions acquises, par
nos bonnes oeuvres, rentrés au nous-mêmes et sincèrement revenus à Dieu, nous
avons, à notre tour, complètement dépouillé et détroussé la vaine gloire. C'est
ainsi que j'en ai vu plusieurs qui, n'ayant commencé les exercices de la vie
religieuse que par un mouvement de vanité, mais ayant renoncé sincèrement à ce
mauvais principe, et changé d'inclination et, de volonté, ont rendu la fin de
leur vie aussi bonne et sainte, que les commencements en avaient été mauvais et
répréhensibles.
31. Il n'acquerra et ne possédera jamais les biens surnaturels et célestes,
celui qui ne se glorifie que dans les biens naturels, tels que la vivacité, la
souplesse et la facilité de son esprit, une heureuse et agréable prononciation,
un caractère excellent, et autres belles qualités qui sont nées avec lui, sans
qu'il se les soit procurées par aucun travail ni par aucune industrie; car
«celui qui est infidèle dans les petites choses, est infidèle aussi dans les
plus grandes.» (Lc 16,10)
32. Mais ce qui doit surtout nous frapper d'étonnement, c'est qu'on rencontre
de ces orgueilleux qui vont jusqu'à croire qu'en mortifiant leur chair par des
jeûnes et des austérités extraordinaires, ils viendront à bout de se procurer
le calme parfait de l'âme, un trésor de dons célestes, la vertu de faire des
miracles, et la faveur singulière de connaître les choses futures; mais, les
insensés ! ne savent-ils pas ? peuvent-ils
ignorer que tout cela n'est pas précisément dû aux travaux ni aux sueurs, mais
que c'est le fruit et la récompense d'une profonde humilité.
33. Il s'appuie donc sur un fondement bien caduc et bien mauvais, celui qui
pour obtenir des dons et des faveurs, compte sur les efforts qu'il fait, et sur
les travaux qu'il supporte. Celui, au contraire, qui ne se considère par
rapport à Dieu que comme un débiteur insolvable se trouvera tout-à-coup,
et contre son attente,enrichi des dons du ciel les plus rares et les plus
précieux.
34. Prenez donc bien garde d'ajouter foi aux insinuations perfides du démon;
car c'est un trompeur rusé, et un insigne enchanteur. Il ne manquera pas de vous
persuader que vous devez faire connaître aux autres les excellentes qualités et
les bonnes dispositions de votre coeur pour la vertu, et de les publier, afin
de les édifier et de procurer par ce moyen le salut à plusieurs. Dans cette
tentation si délicate, ne perdez pas de vue ces paroles de l'évangile : «Que
servira-t-il à un homme d'avoir gagé l'univers entier, s'il vient lui-même à
perdre son âme ?» (Mt 16,26) Rien ne porte davantage et plus efficacement à la
piété que l'humilité et la simplicité de nos actions; car ces vertus sont
elles-mêmes une leçon solide et frappante qui fait assez connaître aux autres
combien il est funeste de se laisser emporter par l'orgueil ; et je ne sais pas
s'il serait possible de trouver quelqu'autre chose
qui fût plus avantageuse et plus salutaire.
35. Un homme des plus éclairés et des plus capables de pénétrer dans
l'obscurité de ces mystères, m'a confié ce qu'il avait observé lui-même : «Un
jour, me dit-il, que j'étais au milieu de mes frères, deux affreux démons,
l'un, de la vaine gloire, et l'autre, de l'orgueil, vinrent se placer à mes
côtés. Le premier me toucha de son doigt et m'excita à raconter à ceux qui
étaient avec moi, certaines visions extraordinaires que j'avais eues, et
certaines actions que j'avais faites dans le désert; mais ayant repoussé
vigoureusement ce malin esprit, en lui adressant ces paroles : Que ceux qui
veulent m'accabler de maux, soient obligés de retourner en arrière, et soient
couverts de confusion. (Ps 39,15). Celui qui s'était placé à ma gauche, me
dit de suite à l'oreille : Courage ! courage! quelle belle action vous venez de faire ! Oh! combien vous avez fait preuve de prudence et de courage par
la victoire que vous avez remportée sur ma mère, assez osée pour vous attaquer
! Mais je répondis à celui-ci par les paroles qui sont à la suite de celles que
j'avais adressées au premier : Que ceux qui disent : courage! courage ! vous avez bien fait ! soient couverts de la confusion qu'ils méritent.» (Ps
39,16) Je me donnai la liberté de demander à ce père, comment il pouvait se
faire que l'orgueil tirât son origine de la vaine gloire. Voici la réponse
qu'il me fit «Les louanges qu'on nous donne, enflent et élèvent notre âme, et,
lorsqu'elle est ainsi élevée, l'orgueil s'empare d'elle, la fait, pour ainsi
dire, monter jusqu'au ciel pour la précipiter ensuite dans l'abîme.»
36. Il est une gloire qui vient de Dieu, selon cette parole : «Je glorifierai
Moi-même, dit le Seigneur, tous ceux qui me glorifieront» (1 R 2,30); mais il
est aussi une autre espèce de gloire qui n'arrive que par les ruses du démon,
ainsi que nous l'apprend le saint évangile par cette sentence : «Malheur à vous
! lorsque les hommes vous loueront et parleront
avantageusement de vous» (Lc 6,26); et remarquez que
la gloire même qui vient de Dieu, peut se changer en vaine gloire, à cause des
mauvaises dispositions du coeur. Or vous pourrez connaître que vraiment c'est
Dieu qui vous glorifie, lorsque vous serez bien convaincu que toute gloire peut
vous être nuisible, que vous prendrez toutes les précautions raisonnables et
prudentes pour ne pas vous l'attirer, et, qu'en quelque lieu que vous soyez,
vous aurez soin de cacher vos bonnes oeuvres et vos vertus.
37. Vous comprendrez que la gloire qu'on vous donne, vient du démon de
l'orgueil, quand vous ferez, toutes vos actions dans l'intention et le désir
d'être vu et remarqué par les hommes; car cette passion trompeuse et impure
nous suggère de paraître ornés de vertus que nous sommes bien loin de
pratiquer, de sorte que nous nous figurons faussement que c'est à nous que
Jésus-Christ a donné cet avis : «Que votre lumière brille devant les hommes,
afin qu'ils connaissent les bonnes oeuvres que vous faites.» (Mt 5,16).
38. Dieu permet souvent que ceux qui recherchent avec un ardent désir les honneurs
et les louanges, tombent dans quelque ignominie, afin de leur apprendre à
renoncer à la vaine gloire.
39. Si nous avons remporté quelques avantages sur cette passion, c'est que nous
avons châtié notre langue, et que nous commençons à nous plaire dans les
humiliations; mais si nous avons banni de notre esprit toutes les pensées qui
pourraient nous exposer aux traits empoisonnés de ce vice, notre victoire sera
bien plus complète; enfin, si nous avons assez d'abnégation de nous-mêmes pour
faire en présence de tout le monde, et sans éprouver le moindre sentiment de
honte et de peine, les choses capables de nous humilier et de nous couvrir de
confusion aux yeux des hommes, nous serons parvenus à triompher parfaitement de
notre ennemi. Mais ce triomphe parfait est-il possible, vu les combats
innombrables et difficiles que nous avons à livrer et à soutenir ?
40. C'est donc pour nous faire marcher vers cette victoire, que nous ne devons
rien cacher de ce qui est capable de nous humilier : la crainte même d'offenser
la délicatesse de la conscience des autres ne peut pas être un motif suffisant
pour nous détourner de cette voie. Au reste nous userons de ce moyen avec
sagesse et prudence, et selon la nature et les circonstances des fautes que
nous pouvons laisser connaître, ou que nous pouvons tenir cachées; de manière
que, lorsque nous les ferons paraître, cette manifestation soit utile et à nous
et à nos frères.
41. Lorsque malheureusement, il nous est arrivé de courir après la vaine
gloire, ou de la recevoir sans l'avoir recherchée, ou que, pour la mériter,
nous sommes tentés de faire certaines démarches et certaines choses, rappelons
promptement à notre esprit la pensée de la pénitence que nous avons à faire, et
dans le secret de notre prière représentons-nous fortement la crainte et la
frayeur dont nous serions frappés, si nous étions devant le tribunal redoutable
du Seigneur : cette arme nous servira beaucoup pour résister à la tentation.
Que la ferveur d'une prière sincère est puissante dans ces circonstances ! Mais
si ces grands moyens n'étaient pas suffisants, nous recourerions
à la pensée de la mort et de nos autres fins dernières. Enfin si tous ces
moyens successivement employés étaient encore impuissants, représentons
vivement l'ignominie éternelle et immense qui sera le juste châtiment de la
vaine gloire, et traçons sur notre coeur en caractères ineffaçables ces paroles
de l'éternelle Vérité : «Il sera humilié, celui qui se sera a élevés» (Lc 14,11 ). Soyons bien convaincus que cette humiliation
dont nous sommes menacés, nous punira de notre vanité, non seulement dans la
vie future, mais aussi dans la vie présente.
42. Si des personnes se mettent à nous louer, ou plutôt à nous tromper par
leurs flatteries, rappelons-nous de suite la multitude de nos péchés, et ce
souvenir salutaire nous fera juger indignes de tout ce qu'on dit et de tout ce
qu'on fait pour nous glorifier.
43. Il arrive quelquefois, par une bonté toute particulière de Dieu, qu'ayant
résolu d'accorder quelques faveurs à des personnes avides de vaine gloire, il
les prévient et les leur accorde avant même qu'elles lui en fassent la demande.
Or ce tendre et bon Père en agit de la sorte, afin que ne pouvant
pas croire qu'elles les ont reçues en vertu de leur prière, elles n'en tirent
pas vanité, et n'en deviennent pas plus orgueilleuses.
44. Ceux qui ont plus de simplicité dans l'esprit et dans le coeur, sont bien
moins exposés que les autres à ce vice pestilentiel; car la vaine gloire est
l'ennemi mortel de la noble simplicité, et la maîtresse de l'hypocrisie.
45. Trop semblable à un ver, elle grossit, prend des ailes et s'élève dans les
airs; quand enfin, elle est parvenue à son dernier degré, elle enfante
l'orgueil, qui est l'auteur et le consommateur de tous les vices. Il est bien
près du salut, celui qui s'est préservé, ou qui est délivré de la vaine gloire,
mais il est bien loin de la gloire et de la société des saints, celui qui est
encore esclave de cette maudite passion.
Celui donc qui est monté sur ce degré en renonçant à tout sentiment de vaine gloire,
ne tombera pas dans l'orgueil, vice abominable aux yeux du Seigneur.