DEUXIÈME DEGRÉ
De la Nécessité de se dépouiller des affections et des soins pour les choses de ce monde.
1. Celui qui aime Dieu de tout son coeur, qui désire ardemment le royaume des cieux, qui travaille avec courage à se purifier des fautes qu'il a faites et à se corriger des mauvaises habitudes qu'il a contractées, qui ne perd jamais de vue le jugement dernier et les supplices éternels, qui nourrit dans son âme la pensée et la crainte de la mort, n'a plus ni amour ni inclination pour l'argent et les richesses, pour ses parents et pour la gloire du monde, pour ses frères et ses amis, enfin pour toutes les choses fragiles et périssables; il en a chassé de son coeur tout sentiment, toute attache et tout souci; il hait même sa propre chair, et, dans l'état d'une nudité parfaite, il s'étudie à suivre le Christ avec une indicible ardeur; il ne soupire qu'après le bonheur du ciel, et c'est de Dieu seul qu'il attend tous les secours nécessaires pour y arriver. Il dit avec David : «Mon âme n'est attachée qu'à toi seul, ô mon Dieu» (Ps 62), et avec un illustre prophète : «Je ne me suis point fatigué en te suivant, Seigneur; et je n'ai pas recherché les jugements des hommes,ni leurs consolations (Jer 17,16).»
2. Eh certes ! il nous serait bien honteux, si, après avoir abandonné toutes les choses dont nous venons de parler, après nous être dévoués, non pas à suivre un homme, mais à servir le Seigneur qui nous a enrôlés sous ses étendards, nous nous amusions encore à chercher des objets incapables de nous procurer le moindre soulagement dans l'extrême nécessité où nous serons à l'heure de notre mort. Nous comporter de la sorte, ne serait-ce pas violer le précepte de Jésus Christ qui nous défend de regarder derrière nous ?
Miniature du 14e siècle monastère Savronikita |
Ne serait-ce pas nous déclarer ineptes pour le royaume de Dieu ?
3. C'est pour nous faire éviter ce malheur, que notre divin Sauveur, qui connaît si bien à quel point notre fragilité nous expose à l'inconstance, et combien facilement notre pauvre coeur se tournerait encore vers les choses de la terre, auxquelles nous avons renoncé, si nous conversions et, que nous eussions quelque commerce avec les personnes du monde, nous adresse ces paroles mémorables, qu'il dit au jeune homme qui, avant de se mettre à sa suite, lui demandait la permission d'aller ensevelir son père : «Laisse, lui répondit-Il, laisse les morts ensevelir leurs morts.» (Mt 8,22).
4. Remarquons que souvent les démons, après que nous avons renoncé aux choses du siècle, cherchent à nous faire croire que ceux-là seuls, sont heureux, qui, dans le monde, sont dans le cas de faire du bien aux indigents, et que nous sommes malheureux dans la vie religieuse, parce que nous n'avons pas cette facilité. Or ce que les ennemis de notre salut se proposent dans cette tentation, c'est de nous engager à rentrer dans le siècle, ou de nous jeter dans le désespoir si nous persévérons à vivre dans la retraite.
5. Dans la vie religieuse, on rencontre des personnes qui par orgueil, méprisent ceux qui vivent dans le monde, et elles s'élèvent au dessus d'eux. On en rencontre encore qui les méprisent dans le seul dessein d'étouffer en elles-mêmes les pensées de découragement qu'elles éprouvent, et de se fortifier dans l'espérance et la confiance en Dieu.
6. Écoutons donc avec une attention particulière les avis que notre Seigneur donna un jour à un jeune homme qui avait assez bien observé la loi de Dieu : «Il ne te a manque plus, lui dit-il, qu'une seule chose, c'est de vendre ton bien, d'en donner le prix aux pauvres et de te mettre à ma suite» (Mc 10,21), afin que, vous étant volontairement fait pauvre, vous soyez obligé de recourir à la charité des autres.
7. Nous qui avons résolu de poursuivre notre course avec ardeur et promptitude, soyons très attentifs à la condamnation que le Seigneur a portée contre tous ceux qui vivent dans le monastère, et, vivants, sont morts, quand Il dit : «laisse ceux qui sont dans le monde et sont morts, ensevelir ceux qui sont morts corporellement.» (cf. Mt 8,22).
8. Cependant les richesses que possédait ce jeune homme, ne furent pas un obstacle à ce qu'il reçût le baptême; c'est pourquoi nous pensons qu'ils se sont trompés, ceux qui ont dit que c'était pour recevoir le baptême, que le Seigneur avait ordonné à ce jeune homme de vendre tout ce qu'il possédait : le divin Sauveur voulut par là nous faire comprendre qu'il exigeait plus de lui pour le faire entrer dans l'état de perfection qu'il lui proposait, que pour l'admettre à la réception du baptême. Or une telle preuve doit nous convaincre de l'excellence de la notre profession.
9. On pourrait ici examiner pourquoi certaines personnes qui, tandis qu'elles étaient dans le monde, s'étaient livrées à des veilles pénibles, à des jeûnes rigoureux, à des travaux fatigants et à toute sorte de mortifications, étant arrivées à la vie solitaire, ont abandonné ces pratiques de piété, parce qu'elles les ont regardées comme fausses et mauvaises.
10. Ah ! c'est que la vie religieuse fait reconnaître les véritables vertus, de celles qui ne sont que des vertus hypocrites, et qu'elle montre la carrière où l'on peut courir et combattre avec succès et des avantages réels; car j'ai été dans le cas de remarquer que la plupart des bonnes oeuvres pratiquées par les gens du siècle sont des plantes qu'ils arrosent avec l'eau bourbeuse et infecte de la vaine gloire, qu'ils cultivent et qu'ils nourrissent dans l'ostentation et dans les applaudissements et les louanges; mais que, transplantées dans la solitude des anachorètes, inaccessibles aux regards des gens du monde, et ne trouvant plus cette humidité mondaine ni cette eau corrompue de la vaine gloire, ces prétendues bonnes oeuvres, ces fausses vertus ne tardaient pas à périr; car ces plantes, nées dans une terre humide et grasse, ne peuvent pas prospérer dans un terrain sec et aride, et privé de toutes les louanges humaines, telles que les saintes écoles de la solitude et des déserts.
11. Celui donc qui hait l'esprit du monde, se délivre heureusement de tout ce qui peut lui causer des peines et des chagrins; mais celui qui se laisse conduire par cet esprit et qui conserve encore de l'affection pour les choses de la terre, n'est sûrement pas exempt de tristesse et d'ennui. Eh! Comment pourrait-il sans peine se voir privé des choses qu'il aime ?
12. Ah ! si nous avons besoin en toute chose de beaucoup de prudence et de circonspection, c'est ici surtout que nous devons être sages et discrets; car il n'est pas rare de voir un grand nombre de personnes qui, tandis qu'agitées dans le monde par des soins et des inquiétudes, surchargées d'affaires et d'occupations, affaiblies par des veilles profanes, s'étaient préservées de la folie et de la contagion des plaisirs charnels, devenir les tristes victimes de la plus honteuse des passions, lorsqu'elles sont entrées dans le repos et dans la tranquillité de la vie religieuse, ou dans le silence de la solitude.
13. Prenons donc garde avec un soin tout particulier que, tout en croyant et en disant que nous marchons par la voie étroite et difficile, nous ne marchions en effet par la voie large et spacieuse. Or les marques par lesquelles nous connaîtrons que nous sommes dans le chemin qui conduit au ciel, sont la mortification dans le manger, les veilles, la privation même de l'eau pour boire, et du pain pour manger, l'amour des humiliations, la patience dans les injures, les railleries et les outrages, le renoncement à sa propre volonté, la douceur dans les reproches et les affronts, le silence de la bouche et du coeur dans les mépris qu'on fait de nous, la parfaite tranquillité au milieu des traitements les plus mauvais, le courage constant à supporter, avec bonté ceux qui nous font des choses injustes, qui nous noircissent par la médisance, qui nous couvrent d'ignominies, et nous condamnent injustement. Heureux ceux qui, étant entrés dans la vie religieuse, suivent cette voie ! Car «le royaume des cieux leur appartient.» (Mt 5,9-12).
14. Nulle sera reçu dans la salle nuptiale du paradis pour y recevoir la couronne de l'immortalité, s'il n'a pas fait les trois renoncements que je vais dire; premièrement, s'il n'a pas dit adieu à toute chose, à ses parents, à ses amis et à tout le monde; secondement, s'il n'a pas renoncé à sa propre volonté; troisièmement, s'il n'a pas immolé la vaine gloire qu'on a coutume de rechercher même dans le devoir de l'obéissance.
15. C'est pour cette fin que le Seigneur nous fait dire par son prophète : «Sortez du milieu d'eux, tenez-vous en séparés, et ne vous souillez point dans les impuretés du monde.» (2 Cor 6,17). Trouvera-t-on jamais parmi les mondains quelqu'un qui ait fait des choses dignes d'être admirées, qui ait rendu la vie à des morts, qui ait chassé les démons ? Ah ! Vous le chercheriez en vain. Ces merveilles sont ordinairement des récompenses que Dieu accorde à ceux qui sont tout entiers à son service; les mondains n'en sont pas susceptibles, et s'ils pouvaient y prétendre, à quoi servirait-il de se retirer du monde, et de se consacrer aux travaux pénibles d'une vie religieuse ?
16. Si, lorsque nous avons quitté le monde, les démons nous troublent et nous tentent par le souvenir douloureux et tendre de nos pères et mères, de nos frères et soeurs, sachons recourir promptement aux saintes armes de la prière, à la pensée des flammes éternelles, afin que le souvenir de ces flammes effrayantes éteigne en nous les feux par lesquels les démons voudraient réduire en cendres nos généreuses résolutions.
17. Remarquons ici qu'il est dans une funeste illusion, celui qui croit être détaché de tout, avoir renoncé à tout, et qui cependant éprouve un sentiment de tristesse, en ne possédant pas ce qu'il désire.
18. Les personnes qui, dans leur jeunesse, ont eu le malheur de se laisser aller à l'amour et à la jouissance des plaisirs sensuels, et qui néanmoins dans la suite forment le dessein et prennent la résolution d'entrer dans une communauté religieuse, doivent s'exercer avec le plus grand soin dans les règles austères de la sobriété et de la tempérance, se donner entièrement aux exercices sacrés de la prière, refuser sévèrement à leurs corps tout plaisir et tout ce qui pourrait leur procurer des jouissances et de la joie, et s'abstenir de toute sorte de dérèglements et de sensualités, dans la crainte que leur dernier état ne devint plus mauvais que le premier (cf. Mt 12,45). Car la religion est un port où l'on trouve le salut; mais on peut aussi y trouver le naufrage, et ceux qui voyagent sur cette mer spirituelle, peuvent attester cette vérité. Ah ! Que c'est un déchirant spectacle de voir des gens qui, après avoir traversé la mer orageuse du monde, viennent misérablement faire naufrage et périr dans le port. Voilà donc le second degré; si vous y montez, que votre fuite vous fasse imiter Loth, et non sa femme.