HOMÉLIE SUR LA PASSION

Sur ces paroles : " Mon Père, s'il est possible, que cette coupe s'éloigne de Moi ! Toutefois, non pas ce que Je veux, mais ce que Tu veux. " (Mt 26,39) - Contre les Marcionites et les Manichéens. - Qu'il ne faut pas rechercher les dangers, mais préférer à toute volonté celle de Dieu.

Nous avons dernièrement tranché dans le vif à propos des personnes qui se distinguent par leurs injustices et leur cupidité, nous proposant en cela, non de les blesser, mais de les guérir ; non de leur témoigner de la haine, mais de signaler l'aversion que nous inspire l'iniquité. Quand le médecin opère un abcès, il ne le fait pas pour nuire au corps du patient, mais pour en guérir la plaie et en arrêter le mal. Pour aujourd'hui, accordons un peu de répit à nos malades, laissons-les respirer au sortir des souffrances qu'ils ont endurées, de crainte que des coups trop répétés ne leur rendent le traitement insupportable. Ainsi font les médecins après les opérations, ils couvrent la plaie d'appareils et de remèdes, et ils laissent aux patients quelques jours de calme, afin d'adoucir de la sorte leurs souffrances. Imitons-les en ce moment, et donnons à nos frères le répit nécessaire pour qu'ils retirent de nos paroles les fruits convenables ; occupons-nous donc de quelque point de dogmes et faisons des paroles que vous avez entendues le sujet de notre discours.

Sans doute, plusieurs d'entre vous demanderont pourquoi le Christ S'est exprimé ainsi, et il n'est pas invraisemblable que les hérétiques présents s'empareront de ses paroles pour séduire la simplicité d'un grand nombre de nos frères. Afin donc et de repousser leurs attaques, et de mettre un terme à l'anxiété et au trouble des personnes peu instruites, appliquons-nous sérieusement à comprendre le texte dont on a fait lecture, et pénétrons-en les secrets enseignements. Peu importe la lecture d'un texte, si l'on n'en a pas l'intelligence. L'eunuque de Candace lisait, et néanmoins, jusqu'au moment où l'on vint lui expliquer ce qu'il lisait, il n'avait pas retiré de sa lecture de grands avantages. Qu'il n'en soit pas de même pour vous ; suivez ce que je vais vous dire, appliquez votre esprit, prêtez-moi une attention sérieuse, que votre regard soit fixé et pénétrant, votre pensée tendue, votre âme affranchie des sollicitudes du siècle, afin que, au lieu de semer nos paroles au milieu des épines, des pierres, ou le long de la route, nous les répandions sur un sol gras et fertile, et que nous recueillions ainsi une abondante moisson. En nous écoutant de cette manière, outre que vous rendrez notre tâche plus facile, vous obtiendrez de votre côté plus aisément l'explication que vous désirez. Quel est donc le passage dont on a donné lecture ? " Mon Père, s'il est possible, que cette coupe s'éloigne de Moi ! Toutefois, non pas ce que Je veux, mais ce que Tu veux. " (Mt 26,39). Que veulent dire ces paroles ? Car ce n'est qu'après en avoir éclairé le sens, que nous pourrons résoudre la difficulté proposée. Que veut donc dire le Christ ? : Mon Père, si c'est possible, que la croix s'éloigne de moi. Que dites-vous là ? Ignore-t-on donc si cela est possible ou impossible ? Comment oser le prétendre ? Cependant ce langage suppose l'ignorance ; la présence de la conjonction si indique un état de doute. Mais, comme je le disais, il ne faut pas s'arrêter aux mots, il faut aller aux pensées, connaître le but, le motif de Celui qui parle, les circonstances dans lesquelles Il parle, et se servir de la solution de ces questions pour chercher le sens caché sous les paroles. Comment donc la sagesse ineffable, le Fils qui connaît le Père aussi bien que le Père Le connaît, aurait-Il ignoré ce point ? La connaissance de la passion n'est certes pas supérieure à la connaissance de la nature divine que Lui seul possède parfaitement. " Comme le Père Me connaît et comme Je connais le Père ; et Je donne ma Vie pour mes brebis. (Jn 10,15).

Et pourquoi parlé-je du Fils unique de Dieu ? Les prophètes eux-mêmes ne semblent pas avoir été sur ce point dans l'ignorance ; ils semblent au contraire l'avoir connu clairement et avoir prédit dans les termes les plus compréhensibles que cela devait arriver et arriverait infailliblement. Écoutez-les annoncer la croix chacun à sa manière. Le patriarche Jacob, le premier, dit à propos du Sauveur : " Tu as grandi, ô mon fils, au sortir du germe. " (Gn 49,9). Il désigne sous ce nom de germe la Vierge, et il déclare de la sorte l'inviolable pureté de Marie. Puis, indiquant la croix, il s'écrie : " Tu t'es couché et tu as dormi comme un lion, comme le petit du lion. Qui te réveillera ? " Sa mort, il l'appelle du nom de sommeil, et il prédit avec sa mort sa résurrection par ces paroles : " Qui te réveillera ? " Personne assurément, sinon Lui-même. C'est pourquoi le Christ disait : " J'ai le pouvoir de livrer mon Âme, et J'ai le pouvoir de la reprendre. " (Jn 10,18). Et encore : " Détruisez ce Temple, et dans trois jours Je le relèverai. " (Ibid. 2,19). Mais quel est le sens de ces mots-ci : " Tu t'es couché, et tu as dormi comme le lion ? " De même que le lion, soit qu'il dorme, soit qu'il ne dorme pas, est toujours redoutable ; de même le Christ, sur la croix comme avant la croix, au sein même de la mort, conserve toujours la même puissance. Quoique sur la croix, Il accomplit d'effrayants prodiges, Il détourne le soleil de sa course, Il fend les rochers, fait trembler la terre, déchire le voile du temple, remplit de frayeur l'épouse de Pilate, et fait sentir à Judas sa perversité ; car c'est alors que ce misérable s'écrie : " J'ai péché en livrant le sang innocent. " (Mt 27,4) La femme de Pilate mandait aussi à son époux : " Qu'il n'y ait rien entre toi et ce juste ; car aujourd'hui j'ai beaucoup souffert en songe à cause de lui. " (Mt 27,19). Alors les ténèbres couvrirent la face de la terre, la nuit vint au milieu du jour ; alors la mort toucha au terme de son règne, et son pouvoir tyrannique fut dissipé ; alors les corps de plusieurs saints qui étaient morts, furent rappelés à la vie. C'est pour annoncer toutes ces merveilles et pour montrer combien le Sauveur serait redoutable, même attaché à la croix, que le patriarche disait plusieurs siècles à l'avance : " Tu t'es couché, et tu as dormi du sommeil du lion. " Il ne dit pas : Tu dormiras, mais : Tu as dormi ; parce que cela devait sûrement arriver. C'est l'habitude des prophètes de parler en bien des cas de l'avenir comme ils parleraient du passé. De même qu'il est impossible qu'un fait passé ne soit pas accompli, de même il était impossible que tel événement prédit par eux, quoique à venir, ne s'accomplît pas. Aussi représentent-ils l'avenir comme le passé, nous instruisant par là de la certitude absolue et indubitable de leurs prédications ; C'est ainsi que David disait également en prophétisant la croix : " Ils ont percé mes pieds et mes mains. " Il ne dit pas : Ils perceront ; mais : Ils ont percé. " Ils ont compté tous mes os. " (Ps 21,18). Outre ces circonstances, il prédit encore ce que devaient faire les soldats : " Ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont jeté le sort sur ma tunique. " (Ibid. 19) De plus, il prédit qu'ils Lui donneront du fiel pour nourriture, et qu'ils L'abreuveront avec du vinaigre : " Ils M'ont donné pour nourriture du fiel ; et ils ont désaltéré avec du vinaigre les ardeurs de ma soif. " (Ps 68,22). Un autre prophète parle du coup de lance dont ils Le devaient frapper : " Ils jetteront les yeux sur celui qu'ils auront percé. " (Za 12,10). Isaïe annonçait la croix d'une autre manière : " Tel une brebis, disait-il, on l'a conduit à l'immolation ; et semblable à l'agneau muet devant celui qui le tond, il n'a pas ouvert sa bouche ; c'est au milieu des humiliations que sa sentence a été prononcée. " (Is 53,7&endash;8).

 

Or, remarquez, je vous prie, que chacun de ces prophètes parle de ces événements comme de choses accomplies, et en caractérise, par l'emploi du passé, la certitude absolue. David, par exemple, nous fait le tableau du procès du Sauveur en ces termes : " Pourquoi ce tumulte parmi les nations, ces vaines pensées parmi les peuples ? Pourquoi les rois de la terre se soulèvent-ils et les princes se liguent-ils avec eux contre le Seigneur et contre son Christ ? " (Ps 2,1&endash;2). Indépendamment du procès, de la croix et des faits qui survinrent tandis que le divin Maître était sur la croix, le psalmiste désigne qui le trahit par ces circonstances, qu'il partageait sa nourriture et sa table : " Celui qui mangeait mon pain a ourdi une trahison infâme contre moi. " (Ps 40,10). Il prédit encore l'exclamation que le Sauveur devait émettre sur la croix : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-Tu abandonné ! " (Ps 21,2). Il prédit son ensevelissement : " Ils m'ont placé dans une fosse profonde, dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort " (Ps 87,7) ; sa résurrection : " Car Tu ne livreras pas mon âme au séjour des morts, Tu ne permettras pas que ton bien-aimé voie la corruption " (Ps 15,10) ; son ascension : " Dieu s'est élevé au milieu de la jubilation ; le Seigneur est monté aux accents de la trompette. " (Ps 46,6). Le trône qui Lui était réservé à la droite de Dieu : " Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied. " (Ps 109,1). Isaïe en détermine la cause : " Parce que, dit-il, on l'a conduit à la mort pour les péchés du peuple ; tous s'étant égarés, semblables à des brebis, c'est pour cela qu'on l'a immolé. " (Is 53,8 et 6,7). Il indique aussi les heureux résultats que nous en avons retirés : " Par ses meurtrissures nous avons été guéris " ; et parce que " il a expié les péchés des hommes " (Is 53,5 et 12).

Les prophètes auraient donc connu la croix, la cause et les conséquences admirables de la mort du Christ, son ensevelissement, sa résurrection, son ascension, la trahison et le procès dont Il fut victime ; ils auraient décrit toutes ces circonstances avec exactitude ; et Celui qui les a envoyés, qui leur a ordonné de publier ces mystères, les ignorerait Lui-même ? Et quel homme sensé pourrait le prétendre ? Comprenez-vous maintenant qu'il ne faille pas considérer uniquement les mots ? Ces expressions, au reste, ne sont pas seules sujettes à difficulté ; celles qui suivent soulèvent des doutes bien plus embarrassants. Que dit le Sauveur ? " Mon Père, si c'est possible, que ce calice passe loin de Moi. " Non seulement, il s'ensuivrait qu'Il n'a pas connu la croix, mais encore qu'Il l'a repoussée. Si la chose est possible, semble-t-Il dire, que Je ne sois pas au moins crucifié ; que Je ne sois pas mis à mort. Cependant, le prince des apôtres, Pierre, disant à son Maître : " Pardonne-moi, Seigneur, mais cela ne sera pas, " le Seigneur le reprend en ces termes énergiques : " Arrière de Moi, Satan ! Tu M'es en scandale ; car tes pensées ne sont pas les pensées de Dieu. " (Mt 16,22&endash;23). Il lui parlait de la sorte après l'avoir peu auparavant appelé bienheureux. Mais l'idée de ne pas souffrir la croix Lui paraissait tellement déraisonnable, qu'à cet apôtre, éclairé par une révélation du Père, qu'Il a Lui-même déclaré bienheureux, auquel Il a confié les clefs des cieux, Il donne le nom de Satan, de pierre de scandale, lorsqu'il Lui a dit : " Pardonne-moi, Seigneur ; mais cela ne T'arrivera pas ; Tu ne seras pas crucifié " ; quand Il venait de lui adresser les qualifications les plus élogieuses, comment aurait-Il pu ne pas vouloir souffrir le supplice de la croix ? Comment, faisant ensuite le portrait du bon pasteur, eût-Il ajouté que le témoignage le plus grand de sa vertu est de se laisser égorger pour ses brebis ? " Je suis le bon pasteur, disait-Il ; le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. " Il ne S'arrête pas là, et Il ajoute : " Pour le mercenaire et celui qui n'est point pasteur, à la vue du loup qui s'approche, il abandonne les brebis et il s'enfuit. " (Jn 10,11&endash;12). Si le caractère distinctif du bon pasteur est de braver la mort, et celui du mercenaire de ne pas la braver, comment le Christ, qui déclare être le bon pasteur, reculerait-Il devant une mort violente ? Pourquoi dirait-Il : " Je donne de Moi-même ma Vie ? " (Jn 10,18). Si tu L'offres de Toi-même, comment vas-Tu ensuite demander de ne pas la donner ? Que devient l'admiration que Paul, à ce sujet, exprimait dans le langage que voici : " Étant Dieu par nature, Il n'a point regardé comme une proie à arracher d'être égal avec Dieu, mais S'est dépouillé Lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, Il S'est humilié Lui-même, Se rendant obéissant jusqu'à la mort, même jusqu'à la mort de la croix. " (Ph 2,6&endash;8). Le Christ disait Lui-même en quelque circonstance : " Le Père M'aime, parce que je donne ma Vie, afin de la reprendre. " (Jn 10,17). Mais s'Il ne le veut pas, s'Il recule, s'Il implore son Père, comment en serait-Il aimé pour cette raison ? Une action ne devient un motif d'amour qu'à la condition d'être pleinement volontaire. Que signifieraient encore ces paroles de Paul : " Aimez-vous les uns les autres, à l'exemple de Christ, qui nous a aimés, et qui S'est livré Lui-même à Dieu pour nous. " (Ep 5,2). Le jour où Il allait être crucifié approchant, le Sauveur S'écriait : " Père, l'heure est venue ; glorifie ton Fils. " (Jn 17,1). Sa Gloire c'est la croix. Comment, ici, refuse-t-Il ce que là Il sollicite ? Que sa Gloire soit la croix, l'évangéliste nous l'apprend par ces mots : " L'Esprit n'avait pas encore été donné, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié. " (Jn 7,39). Paroles dont voici le sens : la grâce n'avait pas encore été donnée, parce que l'inimitié à laquelle les hommes étaient voués n'avait pas encore été détruite, parce que le Christ n'était pas encore monté sur la croix.

Oui, c'est la croix qui a dissipé la Colère de Dieu envers les hommes, qui les a réconciliés avec Lui, qui a fait de la terre un ciel, détruit la puissance du diable, anéanti l'influence du péché, délivré la terre de l'erreur, ramené la vérité, chassé les démons, bouleversé leurs temples, miné leurs autels, arrêté leurs sacrifices, planté la vertu, jeté les fondements de l'Église. La croix, c'est la Volonté du Père, la Gloire du Fils, le tressaillement du saint Esprit. La croix, c'est l'orgueil de Paul : " Loin de moi la pensée de me glorifier d'autre chose que de la croix de Jésus Christ notre Seigneur. " (Ga 6,14). La croix surpasse le soleil en éclat, en rayons, en splendeur ; car lorsque le soleil s'obscurcit, la croix alors brille ; et le soleil s'obscurcit non que son heure dernière soit sonnée, mais parce qu'il est éclipsé par les splendeurs de la croix. La croix a déchiré la cédule de notre condamnation, et elle a brisé les fers de la mort. La croix, enfin, est le monument de l'amour de Dieu. " Dieu a tant aimé le monde qu'Il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en Lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle. " (Jn 3,16). " Quand nous étions les ennemis de Dieu, écrivait l'Apôtre, nous avons été réconciliés avec Lui par la mort de son Fils. " (Rm 5,10). La croix, c'est un rempart imprenable, une arme invincible ; elle est la sécurité du riche, le trésor du pauvre, le mur qui nous met à l'abri des pièges de nos ennemis, l'arme qui nous défend contre leurs attaques, le fléau des vices, le gage de la vertu, un signe aussi nouveau qu'admirable. " Une génération méchante et adultère demande un miracle ; il ne lui sera donné d'autre miracle que celui du prophète Jonas. " (Mt 12,39). " Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse : nous, nous prêchons Christ crucifié. " (1 Co 1,22). La croix a ouvert le paradis, elle y a introduit le larron, et, le genre humain destiné à périr et indigne de la terre elle-même, elle l'a ramené comme de la main au céleste royaume. La croix nous aurait procuré et nous procurerait des biens pareils, et le Sauveur aurait refusé d'y être attaché ! Et qui aurait pu le prétendre ? Si le Christ n'eût pas voulu souffrir ce supplice, qui aurait pu l'y contraindre ? Pourquoi aurait-Il chargé les prophètes d'annoncer sa crucifixion à venir, s'Il n'eût pas dû et s'Il n'eût pas voulu être crucifié ? Pour quel motif désignerait-Il la croix sous le nom de calice, à ne pas vouloir la souffrir ? Évidemment Il montre ainsi avec quelle ardeur Il soupirait après elle. Un breuvage rafraîchissant n'est pas plus agréable au palais altéré que la croix ne l'était au Sauveur. D'où ces paroles : " J'ai vivement désiré de manger avec vous cette pâque. " (Lc 22,15). Il ne parle pas de la sorte sans raison ; Il le fait pour le motif indiqué tout à l'heure, parce que c'était vers le soir qu'Il devait monter sur la croix.

Comment donc, Lui qui appelle la croix sa Gloire, qui gourmande un disciple parce qu'il veut l'en détourner, qui caractérise le bon pasteur par le sacrifice de sa vie pour les brebis, qui affirme désirer vivement l'heure de sa passion et qui s'y présente de sa pleine Volonté, comment, dis-je, demanderait-Il qu'elle n'ait pas lieu ? S'Il n'eût pas voulu souffrir, Lui eût-il été bien difficile d'arrêter ceux qui venaient Le saisir ? Comme ils se préparaient à jeter sur Lui leurs mains, Il leur dit : " Qui cherchez-vous ? " Et ils répondirent : Jésus. - C'est Moi, repartit le Sauveur ; et aussitôt ils allèrent à la renverse, et ils tombèrent par terre. (Jn 18,6). Ainsi donc, c'est après avoir commencé par les aveugler, et par leur montrer combien Il lui était aisé de se dérober à leurs atteintes, qu'Il se laisse saisir ; vous enseignant par là qu'Il ne cède ni à la force ni à la violence ; qu'Il n'est point forcé de subir contre son gré la tyrannie des assaillants, mais qu'Il le fait avec une entière et parfaite liberté, et après avoir préparé ces événements longtemps à l'avance. Et, en effet, l'immolation d'Isaac n'était pour nous qu'une figure de la croix. D'où ce mot du Sauveur : " Abraham votre père a souhaité avec transports de voir mon jour ; il l'a vu et il s'en est réjoui. " (Jn 8,56). Le patriarche se serait donc réjoui à la vue d'une figure de la croix, et le Christ aurait reculé devant la croix elle-même ! Moïse, de son côté, vainquit Amalec, mais parce qu'il montra aussi la figure de la croix. Enfin, on trouvera, dans l'Ancien Testament, mille faits par lesquels la croix a été figurée. Et pourquoi ces événements figuratifs, si Celui auquel la croix était destiné ne voulait pas la subir ?

Ce qui suit est d'une explication plus difficile encore. À peine le Sauveur a-t-Il dit : " Que ce calice passe loin de Moi, " qu'Il ajoute : " Qu'il soit fait cependant, non comme Je veux, mais comme Tu veux. " (Mt 26,39). À nous arrêter aux expressions, nous découvririons dans ce texte deux volontés opposées l'une à l'autre : si le Père veut que le Fils soit crucifié, et si le Fils ne le veut pas. Pourtant nous voyons partout le Fils avoir les mêmes désirs, la même volonté que le Père. En disant : " Fais que de même que Toi et Moi ne sommes qu'un, ils ne soient qu'un eux aussi en Nous " ; (Jn 17,11). Il n'exprime autre chose que l'unité de volonté entre le Père et le Fils. Quand il ajoute : " Les paroles que Je dis, ce n'est pas Moi qui les dis : mon Père qui demeure en Moi fait Lui-même ces oeuvres " (Jn 14,10) ; Il exprime la même vérité. Pareillement, en disant : " Je ne suis pas venu de Moi-même ; - de Moi-même Je ne saurais faire quelque chose " (Jn 7,28 ; 5,30) ; Il ne prétend pas déclarer qu'Il est privé du pouvoir de parler ou d'agir ; bien loin de là ; Il se propose plutôt de nous donner une idée exacte du parfait accord qui existe entre son Père et Lui, soit à l'endroit de ses paroles, soit à l'endroit de ses actions, et de nous enseigner qu'Ils n'ont en toute sorte de desseins qu'un seul et même sentiment, comme nous l'avons plus d'une fois déjà démontré. Ces mots effectivement : " Je ne parle pas de Moi-même " (Jn 14,10), ne supposent pas un défaut de puissance ; mais ils attestent une parfaite harmonie. Pourquoi donc le Christ s'écrie-t-Il : " Cependant qu'il soit fait non comme Je veux, mais comme Tu veux. " (Mt 26,39). Peut-être nous avons-vous mis dans un grand embarras ; ranimez néanmoins votre attention, quoique nous vous entretenions depuis quelque temps. Je n'ignore pas la ferveur à toute épreuve qui vous enflamme ; d'ailleurs nous touchons à la solution de la question proposée. Pour quelle raison le Christ s'est-Il exprimé de la sorte ? Appliquez-vous bien à ce que je vais dire.

La doctrine de l'incarnation, avant que d'être admise, soulevait bien des difficultés. L'incompréhensible Amour de Dieu, la grandeur de sa Condescendance jetaient les hommes dans une telle stupeur qu'il fallait recourir à beaucoup de précautions pour en faire accepter la vérité. Songez à l'impression que devait produire une doctrine enseignant que Dieu, l'Être ineffable, incorruptible, que l'esprit ne saurait contempler, ni les yeux apercevoir, Dieu " qui tient dans ses Mains les extrémités de la terre ; qui regarde la terre, et elle tremble ; qui touche les monts, et ils se couvrent de fumée " (Ps 94,4 et 103,32) ; Dieu, que les chérubins eux-mêmes n'ont pu regarder à l'instant de son Abaissement, au point qu'ils ont caché leurs visages sous leurs ailes ; Dieu, qui surpasse toute intelligence, qui défie toute pensée, laissant de côté les anges, les archanges, et toutes les vertus spirituelles d'en-haut, n'a pas dédaigné de se faire homme, de prendre une chair formée de limon et d'argile, de venir dans le sein d'une Vierge, d'y être porté neuf mois, d'être nourri de lait, et de S'assujettir à toutes les lois de la condition humaine. Ce prodige, qui devait sûrement s'accomplir, étant si fort extraordinaire, que bien des gens refusent d'y croire même après qu'il a été accompli, le Seigneur envoya d'abord des prophètes avec mission de l'annoncer. C'est ce mystère que le patriarche prédisait dans ces paroles : " Tu as grandi, ô mon fils, au sortir du germe : Tu t'es couché et tu as dormi du sommeil du lion. " (Gn 49,9). " Voilà qu'une vierge concevra, disait Isaïe et qu'elle enfantera un fils ; et on lui donnera pour nom Emmanuel. " (Is 7,14). " Nous l'avons vu tout enfant, dit-il ailleurs, tel qu'un arbuste planté dans une terre altérée. " (Is 53,2). Sous le nom de terre altérée, il désigne le sein virginal qui L'a conçu sans l'intervention d'aucun homme et qui L'a enfanté en dehors des lois ordinaires du mariage. " Un enfant nous est né, ajoute-t-il encore ; un fils nous a été donné. - Il sortira une tige de la maison de Jessé, et une fleur s'élèvera de cette racine. " (Is 9,6 ; 40,1). Et Baruch, dans Jérémie : " Voici votre Dieu, s'écriait-il ; et il n'y en a point d'autre si ce n'est lui. Il a trouvé toutes les voies de la sagesse, et il les a données à Jacob, son enfant et à son bien-aimé Israël. Après cela, il est apparu sur la terre, et il a conversé avec les hommes. " (Ba 3,36&endash;38). David aussi a prédit de cette manière son avènement en la chair : " Il descendra comme la pluie sur l'herbe fraîchement coupée, et comme la rosée qui tombe goutte à goutte sur la terre, " (Ps 71,6) ; parce qu'il devait descendre sans appareil et sans bruit dans le sein d'une vierge.

Mais ce n'est pas assez de ces prédictions. Pour que vous ne voyiez pas en ceci quelque chose de fantastique, le Seigneur, une fois présent sur la terre, ne Se contente pas d'appeler à l'appui de cette vérité le témoignage des yeux ; de plus, Il reste longtemps parmi vous, et Il traverse toutes les vicissitudes humaines. Il ne paraît pas simplement sous la figure d'un homme fait et pleinement développé, Il s'enferme dans le sein d'une vierge ; Il subit les phases diverses de la conception, de la naissance de l'allaitement, de la croissance, démontrant par le temps nécessaire à ces phases successives et par la diversité des âges auxquels Il S'assujettit, la vérité de son incarnation. Il ne s'arrête même pas à cette preuve : Il permet encore que la chair dont Il est revêtu supporte toutes les infirmités de la nature, qu'elle soit sensible à la faim, à la soif, au besoin de sommeil et à la fatigue ; enfin, parvenu à la croix, Il la laisse dans les conditions d'une chair ordinaire. C'est pour cela que des gouttes de sueur découlaient le long de son Corps, qu'on vit un ange Le soutenir, qu'Il fut envahi par le chagrin et la tristesse. Avant de prononcer les paroles que nous expliquerons, Il avait dit : " Mon âme est troublée et triste, jusqu'à la mort. " (Mc 26,38). Si, après toutes ces circonstances, le diable, de sa bouche perverse, avec Marcion de Pont, Valentin, les manichéens perses et une foule d'autres hérétique pour instruments, a essayé de détruire la doctrine de l'incarnation et a pu répandre ce bruit satanique, que Dieu ne S'est pas incarné, qu'Il n'a pas pris un corps, que tout cela n'était que fantôme et apparence que décors et masque de théâtre, tandis que les souffrances du Sauveur, sa mort, son ensevelissement, ses privations protestaient contre de pareilles erreurs ; est-ce que, supposé que ces faits n'eussent pas existé, l'esprit mauvais n'aurait pas obtenu en faveur de ces croyances impies un développement plus rapides ? Conséquemment, de même qu'Il a souffert de la faim et de la fatigue, de même qu'Il a dormi, qu'Il a mangé ; qu'Il a bu, de même ici le Sauveur hésite devant la mort, montrant par là le côté humain de son être et la faiblesse qui porte la nature à n'envisager qu'avec effroi la fin violente de la vie. S'Il n'eût rien dit de semblable, on aurait pu se demander : Mais, à être homme, Il aurait dû ressentir ce que les hommes ressentent. Et que devait-Il ressentir ? - Puisqu'Il allait être crucifié, Il aurait dû être saisi, de frayeur et d'angoisses et ne pas envisager froidement l'approche de sa dernière heure ; car la nature a gravé dans nos coeurs l'amour de la vie présente. Aussi, afin de montrer la réalité de la chair qu'Il avait prise, et la vérité de l'incarnation, fait-Il voir de la façon la plus sensible et la plus nue les souffrances qu'Il éprouve.

Telle est la première raison de ces paroles du Sauveur : on peut en indiquer une seconde non moins puissante. Et quelle est-elle ? Par son avènement, le Christ Se proposait de former les hommes à la pratique de toutes les vertus. Or, quiconque se propose un dessein pareil ne doit pas se contenter des paroles, il faut qu'il y ajoute les oeuvres ; l'enseignement par les oeuvres étant de tous l'enseignement le plus efficace. Le pilote qui fait asseoir à ses côtés un élève, en lui indiquant comment il faut manier le gouvernail, joint à ses paroles l'action, et il ne se contente ni de l'action sans la parole, ni de la parole sans l'action. De même, l'architecte, qui veut montrer à un de ses disciples comment il faut s'y prendre pour construire un mur, joindra à la leçon de la parole celle de l'exemple. Ainsi en sera-t-il du tisserand, du fabricant de tapisseries, de l'orfèvre, de l'ouvrier sur airain, et de tout autre artisan : ils enseigneront et par la parole et par les oeuvres. Voilà pourquoi le Sauveur étant venu pour nous former à la pratique de toutes les vertus, en même temps qu'Il nous dit ce qu'il faut faire, commence Lui-même par le pratiquer. " Celui qui aura joint l'exemple à l'enseignement, disait-Il, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. " (Mt 5,19). Voyez donc : Il nous fait de la douceur et de l'humilité un précepte, et ce précepte Il le formule ; examinez comment Il nous instruit sur ce point par son exemple. Ces paroles : " Bienheureux les pauvres d'esprit ; bienheureux ceux qui sont doux " (Mt 5,3), Il nous montre comment il les faut mettre en pratique. Et de quelle manière nous le montre-t-il ? Ayant pris un linge, Il s'en ceignit et lava les pieds de ses disciples. (Jn 13,4&endash;5). Quelle humilité approcherait de celle-là ? Alors ce n'est plus par ses paroles, c'est par ses actes qu'Il nous l'enseigne. Il nous enseigne également de la même manière la douceur et la patience. Comment cela ? Un serviteur du grand prêtre le frappe à la joue, et Il répond : " Si J'ai mal parlé, montre-Moi en quoi Je l'ai fait ; si J'ai bien parlé, pourquoi Me frappes-tu ? " (Jn 18,32). Il nous ordonne de prier pour nos ennemis ; et Il nous donne encore cette leçon en exemple ; monté sur la croix, Il S'écrie : " Mon père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font. " (Lc 23,34). Ainsi la prière dont Il vous fait un devoir, Il la pratique le premier, et Il nous instruit de la sorte à prier, Lui qui possède le pouvoir de pardonner. Il nous ordonne encore de faire du bien à ceux qui nous haïssent et de bien traiter ceux qui nous calomnient ; et l'observation de cette loi, Il en a donné pareillement l'exemple. Il délivre les Juifs possédés, quoique les Juifs l'appellent Lui-même démoniaque ; Il en est persécuté, et Il les comble de bienfaits ; Il est par eux environné de pièges, et Il pourvoit à leur nourriture ; Il est attaché par eux à la croix, et Il leur ouvre le royaume des cieux. " N'ayez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures " (Mt 10,9) disait-Il à ses disciples, les formant par ces paroles à l'esprit de pauvreté. Il réduisit cet enseignement aussi bien que les autres en pratique, puisqu'Il put dire : " Les renards ont leurs tanières ; les oiseaux des champs ont leurs nids ; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa Tête. " (Mt 8,20). Il n'avait en effet, ni table, ni maison, ni rien de ce genre ; non certes qu'Il ne pût en avoir, mais Il voulait introduire les homme dans cette voie. C'est de la même manière qu'Il nous a enseigné à prier. Les disciples lui dirent un jour : " Enseigne-nous à prier " (Lc 11,1), en sorte que s'Il prie, c'est pour leur enseigner à prier. Non seulement il fallait qu'Il leur enseignât à prier, mais encore qu'Il leur montrât comment ils devaient le faire. En conséquence, Il leur apprit la prière suivante : " Notre Père qui es aux cieux, que ton Nom soit sanctifié, que ton Règne vienne, que ta Volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain substantiel, et remets-nous nos dettes, comme nous remettons à nos débiteurs et ne nous soumets pas à la tentation, aux dangers, aux embûches. " (Lc 11,2&endash;4). La prière qu'Il leur ordonnait de faire en ces termes, " ne nous soumets pas à la tentation ", Il leur en donna l'exemple quand Il dit : " Mon Père, si c'est possible, que ce calice passe loin de Moi " ; instruisant de la sorte tous les saints à ne pas aller au-devant des dangers, à ne pas s'y précipiter d'eux-mêmes, à attendre les assauts de leurs ennemis, et à déployer alors un courage à toute épreuve ; mais surtout qu'ils ne s'exposent pas les premiers, et qu'ils n'aillent pas vers le péril. Et pourquoi cela ? Pour nous former à l'humilité et nous préserver des péchés de la vaine gloire. C'est pour cela qu'après avoir ainsi parlé, " Il se retira et pria ", raconte l'évangéliste, et après qu'Il eut prié, Il dit à ses disciples : " Quoi ! Vous n'avez pu veiller une heure avec Moi ? Veillez et priez, afin que vous n'entriez pas en tentation. " (Mt 26,39&endash;41). Le voyez-vous joindre ses avertissements à la prière ? " Car, poursuit-Il, l'esprit est prompt ; mais la chair est faible. " Ce langage, Il le tint pour chasser tout orgueil de leur âme, pour les délivrer de toute présomption, pour leur inspirer sur eux-mêmes des sentiments peu élevés, et pour les préparer à la modestie. Ce qu'Il leur enjoint de demander, Il le demande Lui-même en tant qu'homme, non en tant que Dieu, la Divinité étant au-dessus de toute souffrance ; mais en tant qu'homme, je le répète.

Il priait donc pour nous instruire à prier, et à chercher toujours le terme de nos maux ; et, dans le cas où nous ne serions pas exaucés, à nous soumettre de plein gré à la Volonté divine. C'est pour cela qu'Il disait : " Cependant, qu'il soit fait comme Tu veux et non comme Je veux. " (Mt 26,39). Ce n'est pas qu'Il eût une volonté autre que la Volonté de son Père ; mais Il rappelait aux hommes que, quelles que soient leurs angoisses, leurs frayeur, les dangers dont ils sont menacés, le déchirement qu'ils ressentent à rompre avec la vie présente, ils doivent toujours préférer la Volonté de Dieu à leur propre volonté. Paul, à qui ces deux enseignements n'étaient certes pas inconnus, les mettait l'un et l'autre en pratique. Il demandait que les épreuves fussent éloignées de lui, quand il disait : " C'est pour cela que j'ai prié par trois fois le Seigneur " : et Dieu n'ayant pas exaucé sa prière, il ajoutait : " Je me soumets volontiers aux faiblesses, aux outrages, aux persécutions qui m'assaillent. " (2 Co 13,8-10). Peut-être que ces paroles vous paraissent obscures : je vais essayer de les éclaircir. Paul était assailli de dangers, et il demandait à n'y pas être exposé. Alors il entendit le Christ lui répondre : " Ma grâce te suffit ; car c'est dans la faiblesse qu'éclate ma Vertu. " (2 Co 12,9). Connaissant de ce moment la Volonté de Dieu, il soumit à la Volonté divine sa propre volonté.

Telles sont les deux choses que le Sauveur nous a enseignées par sa prière : à ne pas nous exposer aux périls et à prier le Seigneur de les écarter ; puis à les envisager sans crainte quand ils nous envahissent, préférant à notre volonté celle de Dieu. Éclairés sur ce point, prions le Seigneur de ne pas nous induire en tentation. Que si elle se présente, prions-Le de nous donner résignation et courage, et soumettons à sa Volonté toutes les nôtres. C'est ainsi qu'après avoir traversé en toute sécurité la vie présente, nous mériterons les biens à venir. Puissions-nous tous les recevoir en partage par la grâce et l'Amour de notre Seigneur avec lequel gloire, puissance, honneur soient au Père, en l'unité du saint Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.