HOMÉLIE SUR LE DÉBITEUR DE DIX TALENTS

Ce que j'éprouverais en revenant au milieu de vous après un long voyage, je l'éprouve aujourd'hui. Quand on aime, si l'on ne peut jouir de l'entretien de ceux que l'on aime, il ne sert de rien de n'en pas être éloigné. C'est pourquoi, bien que présent parmi vous, nous souffrions comme si nous eussions été absent, parce qu'il nous était interdit, durant ces jours qui viennent de s'écouler, de vous adresser la parole. Pardonnez-nous ; ce n'est pas l'indifférence, c'est la maladie qui nous réduisait au silence. Et maintenant vous vous réjouissez parce que nous voici délivrés de tout mal ; de mon côté, il m'est bien doux aussi de jouir de nouveau de votre charité. Tandis que le mal me privait de toute force, il y avait quelque chose de plus pénible pour moi que le mal lui-même ; c'était d'être privé d'assister à cette réunion qui m'est si chère. Maintenant que la santé m'est rendue, une chose m'est également plus douce que la santé, de pouvoir jouir à mon aise de votre amour avec tous ses charmes. Le malade dont le corps est dévoré par la fièvre ressent de moindres ardeurs que nos coeurs séparés de ceux qu'ils aiment ; et de même que celui-là soupire après le vase, la coupe, la source qui lui procureront un frais breuvage, de même ceux-ci soupirent après le moment où ils verront les objets de leur amour. Ils le savent bien ceux qui n'ignorent pas ce que c'est que d'aimer. Eh bien, puisque la maladie s'est éloignée de nous, enivrons-nous de la présence les uns des autres, si toutefois il est possible d'aller en ceci jusqu'à la satiété ; car il n'est pas dans la nature de l'amour de connaître la satiété ; au contraire, plus elle jouit de ceux qu'elle aime, plus ses flammes en reçoivent d'ardeur.

Aussi Paul, ce nourrisson de l'amour, qui connaissait toutes ces choses, disait-il : " Ne devez rien à personne, si ce n'est l'amour dont vous êtes redevables les uns aux autres. " (Rm 13,8) Cette dette est la seule qui subsiste toujours et que l'on n'éteint jamais. En matière d'amour, c'est un beau titre, un titre glorieux que celui de débiteur insolvable. Dans l'ordre des biens temporels, nous louons ceux qui n'ont aucune dette ; mais dans l'ordre de l'amour, nous accordons à ceux dont la dette ne s'éteint jamais, notre admiration et nos louanges ; ce qui, dans un cas, indique l'absence de tout sentiment, indique dans l'autre les sentiments les plus délicats, l'impuissance, veux-je dire, d'éteindre la dette de l'amour.

Ne trouvez pas mauvais que les choses dont j'ai à vous entretenir exigent d'assez longs développements. Je me propose de vous enseigner une mélodie des plus suaves, non certes que je fasse résonner sous mes doigts une lyre insensible ; les récits de l'Écriture et les commandements divins vibreront mieux que les cordes de cet instrument, de même que les maîtres de harpe forment les doigts de leurs disciples à toucher peu à peu les cordes de l'instrument, jusqu'à ce que, instruits par l'habitude à se conduire eux-mêmes, leurs doigts tirent de ces cordes et de ces nerfs muets des accents d'une douceur et d'une suavité incomparables, ainsi ferons-nous ; prenant, non pas vos doigts, mais votre âme, nous la mettrons en présence des commandements de Dieu, et nous inviterons votre charité à tirer de cet instrument céleste des accents capables, par leur douceur, de charmer non point une assemblée humaine, mais les choeurs angéliques eux-mêmes. Ce n'est pas assez de parcourir les lois divines ; il faut surtout les mettre en pratique. L'ignorant touchera les cordes de l'instrument que touche aussi l'artiste ; seulement il déchire les oreilles de qui l'écoute ; tandis que l'autre les captive et les charme. Il n'y a pas de différence dans les doigts ni dans les cordes ; mais il y en a dans l'habileté. De même, à propos des saintes lettres, plusieurs interrogent la parole divine, mais tous n'en profitent pas, tous n'en retirent point de fruits ; et cela, parce qu'ils n'approfondissent pas cette parole, parce qu'ils ne connaissent point l'art de toucher de cet instrument ; ce qu'est l'art en musique, la pratique par les oeuvres l'est pour les lois de Dieu. Durant tout le carême, nous n'avons fait résonner qu'une seule corde de la lyre divine ; car nous vous avons constamment entretenus de la loi sur les jurements ; et, par la grâce de Dieu, il est arrivé que la bouche d'un grand nombre de nos auditeurs s'est si bien formée à la mélodie de la loi divine que, renonçant à toute habitude mauvaise, au lieu d'en appeler à Dieu comme auparavant, ils ne font plus entendre que ces mots : oui, non, croyez-moi ; en toute circonstance et dans toutes les conversations, seraient-ils harcelés par les ennuis de mille affaires, ils ne consentiraient jamais à dépasser ces limites.

Comme il ne suffit pas, pour nous sauver, d'observer un seul commandement, nous vous mettrons aujourd'hui en présence d'un commandement nouveau. Et, bien que vous n'accomplissiez pas tous parfaitement la première de ces lois, j'espère qu'avec le temps les retardataires atteindront ceux qui les précèdent. Le zèle, je ne l'ignore pas, atteint un tel degré, que dans les maisons, à table, une noble rivalité se manifeste, au sujet de l'observation de ce précepte, entre les hommes et les femmes, les esclaves et les personnes libres. Aussi estimais-je heureux des gens qui en usaient de la sorte dans leurs repas. Quoi de plus saint qu'une table de laquelle l'ivresse, la gloutonnerie et tout excès sont bannis, et où règne, à la place de ces vices, une admirable émulation touchant l'accomplissement des lois du Seigneur ! Une table où l'homme veille sur la femme, la femme sur l'homme, afin qu'ils ne tombent point dans le gouffre du parjure, où une terrible peine est décrétée contre le prévaricateur ; une table où le maître ne rougit pas d'être repris par ses esclaves, et où les serviteurs acceptent volontiers les châtiments que leur maître à ce propos leur inflige. On ne se tromperait pas en qualifiant d'église de Dieu une maison semblable. Là où l'on remarque une retenue telle que les personnes présentes, le moment venu de prendre leur nourriture, se préoccupent de la loi divine, et font à qui l'observera plus parfaitement, certainement tout esprit et tout exemple mauvais en ont été chassés ; le Christ y habite, heureux de cette belle rivalité de ses serviteurs, et répandant sur eux ses plus larges bénédictions. C'est pourquoi je laisserai de côté ce commandement, car je sais que, grâce à Dieu, il gagne constamment du terrain dans notre cité, tant vous avez déployé, dès le principe, de ferveur et d'énergie ; et je vous parlerai d'un commandement nouveau, du mépris que mérite la colère. Si, lorsqu'on joue de la harpe, une seule corde est insuffisante à former la mélodie, et s'il faut en parcourir toutes les cordes avec le rythme convenable ; ainsi, en matière de vertu morale, ce n'est point assez de l'observation d'une seule loi pour le salut ; mais, comme je le disais tout à l'heure, il nous faut les observer toutes parfaitement pour en arriver à former cette harmonie mélodieuse dont rien n'égale la douceur et l'utilité. Votre bouche a-t-elle appris à ne pas jurer ? Votre langue a-t-elle appris à dire en toute occurrence : oui, non ? Qu'elle apprenne à se détourner de tout propos injurieux, et à s'appliquer d'autant plus à l'accomplissement de ce précepte qu'il présente plus de difficulté. Pour les jurements, vous n'aviez à dompter qu'une habitude ; il sera besoin d'efforts plus opiniâtres pour dompter le ressentiment. C'est une passion tyrannique dont la violence entraîne souvent ceux-là mêmes qui se tiennent sur leurs gardes, et les précipite dans l'abîme de la perdition.

Veuillez donc vous résigner à m'écouter assez longtemps. Ne serait-il pas souverainement déraisonnable que, recevant tous les jours, sur les places publiques, dans vos demeures, une infinité de blessures de la part de vos amis, de vos ennemis, de vos proches, de vos voisins, de vos serviteurs, de votre femme, de votre enfant, de vos propres pensées, vous refusiez ensuite de songer une fois la semaine aux moyens de les guérir, surtout quand vous savez que ce genre de guérison ne vous coûtera ni argent ni douleur ? Je n'ai point en ce moment la main armée du fer, la parole est le fer que je tiens, arme plus tranchante que n'importe quel glaive, et qui néanmoins enlève la corruption du péché, sans causer de douleur au malade opéré. Je n'ai point en ma main du feu ; mais j'ai la doctrine, plus énergétique que le feu, et qui, sans cautérisation aucune, arrête les ravages du mal, et, au lieu de causer de la douleur à celui qu'elle délivre de la sorte, lui fait éprouver, au contraire, un sentiment des plus agréables. Ici ni le temps, ni la peine, ni l'argent ne sont nécessaires. Que l'on veuille, et c'est assez, et l'on accomplit parfaitement les prescriptions de la vertu. Réfléchissons à l'autorité de Dieu qui nous impose ses lois et ses commandements, et nous aurons des lumières et des raisons d'agir suffisantes. Car ce n'est pas de notre chef que nous vous adressons la parole ; c'est au Législateur que nous voulons vous conduire tous, sans exception. Et en quelle circonstance nous a-t-Il instruits sur la colère et le ressentiment ? En bien des endroits et de bien des manières, mais principalement dans cette parabole qu'Il exposait à peu près en ces termes à ses disciples :

" C'est pourquoi le royaume des cieux a été comparé à un roi qui voulut entrer en compte avec ses serviteurs. Et lorsqu'il eut commencé à le faire, on lui en présenta un qui devait dix mille talents. Et comme il n'avait pas de quoi les rendre, son maître commanda qu'il fût vendu, lui, sa femme et ses enfants, et tout ce qu'il avait, pour acquitter sa dette. Le serviteur alors, se jetant à ses genoux, le priait disant : Seigneur, prenez patience avec moi et je vous rendrai tout. Le maître, ayant pitié de ce serviteur, le renvoya et lui remit toute sa dette. Le serviteur étant sorti, rencontra un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, et le saisissant il l'étouffait et disait : Rends-moi ce que tu me dois. Son compagnon, se jetant à ses pieds, le priait, disant : Prends patience avec moi et je te rendrai tout. Or, il ne le voulut pas ; il le fit emmener et jeter en prison jusqu'à ce qu'il payât sa dette. Ses compagnons, voyant ce qui se passait, furent indignés ; ils vinrent donc et racontèrent au maître ce qui s'était passé. Alors son maître appela son serviteur et lui dit : Serviteur pervers, je t'ai remis toute ta dette parce que tu m'en as prié. Ne fallait-il pas que toi aussi tu eusses pitié de ton compagnon comme j'ai eu pitié de toi ? Alors il le livra aux bourreaux jusqu'à ce qu'il eût payé toute sa dette. Ainsi mon Père céleste vous traitera-t-Il si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond de son coeur. " (Mt 18,23&endash;35).

Telle est cette parabole. Disons d'abord pour quel motif le Sauveur expose cette parabole par forme de conséquence ; car Il ne débute pas simplement par ces mots : " Le royaume des cieux a été comparéÉ ", mais Il commence par ceux-ci : " C'est pourquoi le royaume des cieux a été comparéÉ " Dans quel but emploie-t-Il cette forme de langage ? Il entretenait ses disciples du support des injures, Il leur enseignait à dompter la colère et à dédaigner les injustices que l'on pourrait commettre envers eux. " Si votre frère vous offense, leur disait-Il, allez et reprenez-le, étant seul avec lui. S'il vous écoute, vous aurez gagné l'âme de votre frère. " (Mt 18,15) Tandis que le Christ les entretenait de cette doctrine et leur exposait cette philosophie, Pierre, le coryphée du choeur apostolique, la bouche des disciples, la colonne de l'Église, le soutien de la foi, le fondement de la confession chrétienne, le pêcheur qui jetait ses filets sur la terre entière, Pierre qui a retiré l'humanité d'un abîme d'erreurs et qui l'a ramenée au ciel, Pierre toujours bouillant, toujours plein de confiance, d'amour plutôt encore que de confiance, s'approche du Maître au milieu du silence des disciples, et Lui dit : " Combien de fois devrai-je pardonner les offenses de mon frère ? Irai-je jusqu'à sept fois ? " (Mt 18,21) En même temps qu'il interroge, il s'engage lui-même ; avant d'être instruit, il témoigne du zèle qui l'anime. Connaissant parfaitement le coeur du Maître, sachant combien Il est incliné à la miséricorde, comprenant que l'on sera d'autant plus agréable à ses Yeux que l'on mettra plus d'empressement à oublier les offenses du prochain et à ne pas les rechercher avec amertume, dans le désir de plaire au divin Législateur, Pierre ajoute : " Irai-je jusqu'à sept fois ? " Ensuite, pour vous montrer ce qu'est l'homme et ce qu'est Dieu, pour vous faire voir que la générosité de l'un, si loin qu'elle soit portée, rapprochée de la libéralité infinie de l'autre, est comparable à la dernière indigence, et qu'il n'y a pas plus de différence entre une goutte d'eau et un océan sans limites qu'entre la bonté du coeur de l'homme et la Bonté ineffable du Coeur de Dieu, quand Pierre a dit : " Irai-je jusqu'à sept fois ? " pensant avoir fait preuve d'une souveraine générosité, le Sauveur lui répond : " Non seulement jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix-sept fois. " Quelques personnes croient qu'il s'agit ici de soixante et dix-sept fois ; elles se trompent : il s'agit d'un nombre qui n'est pas éloigné de cinq cents ; car soixante et dix multiplié par sept donne quatre cent quatre-vingt-dix pour produit. Et n'estimez pas ce précepte difficile à remplir, mon bien-aimé. Lorsque vous aurez pardonné en un jour, une fois, deux fois, trois fois à votre frère coupable envers vous, fût-il de rocher, eût-il une férocité plus grande que celle des démons, il ne poussera pas l'insensibilité au point de commettre les mêmes offenses ; au contraire, une indulgence répétée le faisant rentrer en lui-même le ramènera à de meilleurs et à de plus doux sentiments. De votre côté, si vous êtes disposé à ne faire jamais attention aux injures dont vous pourrez être l'objet, il vous suffira de vous être exercé une, deux et trois fois à les pardonner, pour ne plus trouver de difficulté dans la pratique de cette philosophie ; ces oeuvres réitérées d'indulgence vous forment à n'être plus ému des offenses du prochain.

A cette réponse, Pierre reste ébahi : ce n'est pas seulement ce qui le concerne lui-même qui le préoccupe ; c'est encore ce qui concerne les hommes qui doivent lui être un jour confiés. Pour l'empêcher de faire ce qu'il avait fait à propos d'autres préceptes, le Christ le prévient et rend toute question de sa part inutile. Et qu'avait-il fait à propos de quelques autres préceptes ? Le divin Maître exposait-Il un précepte dont l'observation présentait quelque difficulté, Pierre prévenant le reste des disciples, lui adressait à ce sujet quelques questions. Un riche s'étant présenté au Sauveur et L'ayant interrogé sur la vie éternelle, et, quand il eut appris les conditions de la perfection véritable, s'étant retiré attristé à cause de ses richesses, et le Christ ajoutant qu'il est plus aisé de faire passer un chameau dans le trou d'une aiguille, qu'il ne l'est à un riche d'entrer dans le royaume des cieux, (cf. Mc 10,25) ; Pierre, bien qu'il se fût dépouillé de tout ce qu'il possédait, qu'il n'eût même pas un hameçon entre ses mains, car il avait renoncé à sa barque et à tous les instruments nécessaires pour la pêche, s'approche du Christ et Lui dit : " Et qui pourra donc être sauvé ? " (Ibid. 26). Remarquez ici et la réserve du disciple et son ardeur. Il ne dit pas à Jésus : Mais Tu ordonnes l'impossible ; ce commandement est bien lourd, cette loi offre bien des difficultés. Il ne garde pas non plus le silence ; et, manifestant la sollicitude qui l'animait en toute circonstance, avec le respect dû au Maître de la part du disciple, il s'écrie : " Et qui pourra donc être sauvé ? " Sans être encore pasteur, il avait l'âme d'un pasteur ; sans avoir encore reçu en main la puissance, il déployait la sollicitude qui convient au magistrat, et il songeait déjà aux intérêts de la terre tout entière. S'il eût été riche et environné d'une fortune considérable, on eût pu dire qu'il songeait, non à autrui, mais à soi et à ses propres intérêts, quand il laissa échapper cette exclamation anxieuse. Or, sa pauvreté le met à l'abri de tout soupçon de ce genre et prouve qu'il était uniquement préoccupé du salut des autres, et qu'il n'obéissait qu'à sa charité lorsqu'il demandait avec une sorte de curiosité au divin Maître de leur indiquer le voie du salut. Aussi le Christ, pour ramener sa confiance, lui dit : " Ce qui est impossible aux hommes est très possible à Dieu. " (Mc 10,27). Ne pensez pas, leur dit-Il, que Je vous abandonne à votre impuissance. Moi-même, Je vous seconderai dans une affaire aussi sérieuse, et vous rendrai facile et aisé ce qui est difficile.

Dans une autre occasion, comme le Christ parlait du mariage et de la femme, disant : " Quiconque répudie sa femme, hormis le cas de fornication, la rend adultère " (Mt 5,32), et qu'Il ordonnait de supporter toute la malice de la femme, à l'exception du crime d'adultère ; Pierre, tandis que les autres disciples se taisent, s'avance auprès du Christ et Lui dit : " Si telle est la condition de l'homme à l'égard de la femme, il n'est pas avantageux de se marier. " (Mt 19,10). Voyez encore comment il observe ici le respect dû à son Maître, et à quel point il s'intéresse au salut des autres ; car ici encore il ne s'inquiète point de ses intérêts personnels. Or, c'est afin qu'il n'intervienne pas de même dans le cas présent que le Sauveur répond d'avance par la parabole à l'observation que Pierre pourrait lui faire. De là ce début de l'évangéliste : " C'est pourquoi le royaume des cieux a été comparé à un roi qui voulut entrer en compte avec ses serviteurs ", montrant par là que le dessein de la parabole est de vous apprendre que, remissiez-vous à votre frère ses offenses soixante-dix fois sept fois le jour, vous ne feriez rien d'extraordinaire, que vous seriez encore à distance infinie de la Générosité du Seigneur, et que vous ne donnerez jamais autant que vous aurez reçu.

En conséquence, prêtons à cette parabole toute notre attention. Quoiqu'elle paraisse assez claire d'elle-même, elle renferme néanmoins un trésor caché et inexprimable d'enseignements. " Le royaume des cieux a été comparé à un roi qui voulut entrer en compte avec ses serviteurs. " Ne passez pas avec indifférence devant ces paroles, et tâchez de comprendre le jugement dont il s'agit. Descendez au fond de votre conscience et examinez les actions de toute votre vie : et quand vous entendrez dire que le Seigneur veut entrer en compte avec ses serviteurs, embrassez dans cette désignation les princes, les généraux, les gouverneurs, les riches et les pauvres, les hommes libres et les hommes esclaves ; " car nous devons tous comparaître un jour devant le tribunal du Christ. " (2 Co 5,10). Êtes-vous riche, songez qu'il vous faudra dire si les courtisanes ou les indigents ont profité de votre fortune, si vous l'avez consacrée aux parasites et aux flatteurs ou bien aux nécessiteux, à la débauche ou à l'humanité, aux plaisirs, à l'intempérance et au libertinage, ou bien à secourir les affligés. Non seulement il vous sera demandé compte de ce que vous aurez dépensé, mais encore de ce que vous aurez acquis ; on verra si vos biens sont le fruit de labeurs légitimes ou de la rapine et de l'avarice ; si vous les avez reçus en héritage de votre famille ou si, pour les acquérir, vous avez ruiné les orphelins et spolié les veuves. De même que nous exigeons de nos serviteurs des explications sur l'argent reçu aussi bien que sur l'argent employé, leur demandant de quelle source, de quelles mains, comment ils l'ont reçu, et combien ils en ont reçu ; aussi Dieu nous fera rendre compte de ce que nous aurons acquis, aussi bien que de ce que nous aurons dépensé. Comme le riche, le pauvre rendra compte de sa pauvreté : l'a-t-il supportée avec générosité et action de grâces, ne s'est-il pas emporté, ne s'est-il pas indigné, n'a-t-il pas accusé la Providence divine, en voyant son prochain dans l'abondance et dans les délices, tandis qu'il était lui-même dans l'indigence ? Comme le riche sera interrogé sur ses aumônes, le pauvre le sera sur sa résignation ; et non seulement sur sa résignation, mais encore sur ses aumônes ; car l'aumône n'est point empêchée par la pauvreté. Témoin la veuve qui ayant donné deux petites pièces de monnaie, laissa bien loin derrière elle par cette humble offrande ceux qui avaient donné de fortes sommes d'argent. Après les riches et les pauvres, les juges et les magistrats seront soumis à un compte rigoureux. On examinera s'ils n'ont pas violé la justice, si leurs sentences n'ont pas été dictées par la faveur ou par l'inimitié, si la flatterie ne leur a pas arraché une décision contraire à l'équité, si par ressentiment ils n'ont pas maltraité des gens qui ne le méritaient pas.

En même temps que les puissants du monde, les puissants de l'Église auront à rendre compte de l'exercice de leur autorité. Pour celui qui est chargé du soin de prêcher la parole divine, on recherchera soigneusement si, par négligence ou par jalousie, il n'a point enseigné tout ce qu'il devait enseigner, si par ses exemples il a montré qu'il n'avait omis aucune explication et qu'il n'avait laissé dans l'ombre aucune question de quelque importance. Celui qui a été honoré de l'épiscopat rendra un compte d'autant plus rigoureux qu'il aura été élevé plus haut : outre l'enseignement et le soin des pauvres, il devra justifier les ordinations qu'il aura faites et une infinité d'autres actions. C'est ce que Paul établit dans ce passage de son épître à Timothée : " N'impose les mains à personne avec précipitation, et ne participe pas aux péchés d'autrui " (1 Tm 5,22). Écrivant aux Hébreux et les entretenant de leurs supérieurs, il ajoute sur ces derniers ces paroles effrayantes : " Obéissez à vos supérieurs et ayez pour eux de la déférence, car ils veillent sur vos âmes comme devant en rendre compte. " (He 13,17) Alors nous aurons à justifier nos paroles de même que nos actions. Et comme après avoir confié de l'argent à nos serviteurs, nous en réclamons un compte rigoureux, ainsi Dieu nous demandera compte de l'emploi fait par nous des paroles qu'Il nous aura confiées. Il nous interrogera de la manière la plus sérieuse, recherchant si nous n'en avons pas fait un emploi vain et inutile : une pièce d'argent dépensée inutilement ne nous nuit pas autant que des paroles jetés inutilement, en vain et sans but raisonnable. Une pièce d'argent dépensée inutilement produira plus d'une fois sans doute des embarras pécuniaires ; mais des paroles imprudentes ruineront des maisons et entraîneront la perte de plusieurs âmes ; et, tandis qu'on peut réparer une perte d'argent, les paroles une fois envolées de notre bouche ne sauraient plus revenir. Que nous ayons à rendre compte de nos discours, ces paroles du Christ vous le prouvent : " Je vous le dis : au jour du jugement, les hommes rendront compte de toute parole vaine qu'ils auront proférée. Car par tes paroles tu seras justifié, et par tes paroles tu seras condamné. " (Mt 12,36&endash;37). Non seulement il nous faudra rendre compte de ce que nous aurons dit, mais encore de ce que nous aurons entendu ; par exemple si vous avez prêté l'oreille à une accusation calomnieuse contre votre frère. " N'accueillez pas, dit l'Écriture, des propos sans fondement. " (Ex 23,1) Mais si les personnes qui accueillent des propos sans fondement sont excusables, celles qui accusent et calomnient le prochain, comment seraient-elles justifiées ?

Et pourquoi parlé-je de propos énoncés ou entendus, quand le jugement auquel nous serons soumis comprendra les pensées elles-mêmes ? C'est Paul qui nous l'assure en ces termes : " Ainsi donc, ne jugez pas avant le temps ; attendez que le Seigneur paraisse, Lui qui fera luire la lumière dans les replis les plus ténébreux, et qui dévoilera les pensées des coeurs. " (2 Co 4,5). Le psalmiste a dit aussi : La pensée de l'homme déposera en ta présence contre lui (Ps 75,11). Ainsi elle déclarera si vous vous êtes entretenus de votre frère dans le dessein de lui nuire et avec de mauvais sentiments ; si, tout en faisant son éloge de la langue et du bout des lèvres, au fond du coeur vous nourrissiez contre lui de la malveillance et de la jalousie. Le Christ fait allusion à ce même point, qu'il nous faudra rendre compte non seulement de nos actes, mais de nos pensées elles-mêmes, lorsqu'Il dit : " Quiconque regarde une femme avec convoitise, a déjà consommé l'adultère dans son coeur. " (Mt 5,29). Certainement, il n'est pas question ici du péché traduit en acte, il s'arrête à la pensée ; et cependant il ne saurait être exempt de tout crime celui qui considère la beauté d'une femme pour embraser son âme d'impurs désirs. Lors donc que vous entendrez dire ces mots : " Le Seigneur veut entrer en compte avec ses serviteurs ", ne passez pas légèrement sur ces expressions et songez qu'il s'agit ici de toute condition, de tout âge, de tout sexe, de celui des hommes aussi bien que de celui des femmes. Songez à ce que sera le tribunal, et repassez dans votre esprit toutes vos prévarications. Parce que vous oublierez les fautes que vous aurez commises, Dieu ne les oubliera certes pas : Il les mettra toutes devant nos yeux, à moins que nous ne les effacions auparavant par la pénitence, la confession et l'oubli de tout ressentiment envers le prochain. Et pourquoi ce compte que Dieu nous veut demander ? Ce n'est pas qu'Il ignore nos actes ; pourrait-Il les ignorer, Lui qui connaît toutes choses avant qu'elles existent ? Mais Il veut vous convaincre, vous, son serviteur, que ce que vous Lui devez, vous le Lui devez en toute justice ; et non seulement pour que vous le sachiez bien, mais de plus pour que vous éteigniez vos dettes. Tel est, en effet, le but pour lequel Il ordonnait au prophète d'énumérer les péchés des Juifs. " Raconte à la maison de Jacob ses iniquités, lui disait-il, et ses prévarications à la maison d'Israël ", non pour qu'elles en soient instruites, mais pour qu'elles les expient. (Is 58,1).

" Quand il se mit à compter, on lui en amena un qui devait dix mille talents. " (Mt 18,24). Tout ce qui lui avait été confié, l'avait-il donc dévoré ? C'était là une dette bien lourde. Et là n'était pas seulement ce qu'il y avait pour lui de compromettant ; ce qui ne l'était pas moins, c'était d'être le premier à comparaître devant son maître. S'il ne se fût présenté qu'après plusieurs de ses pareils qui se seraient trouvés irréprochables, il n'eût pas été surprenant que son maître ne se fût point indigné contre lui. L'exactitude des premiers l'aurait disposé favorablement envers les coupables. Mais que le premier à comparaître soit coupable à ce point, et qu'avec un compte ainsi chargé, il ne trouve que de la bonté dans son maître, voilà ce qu'il y a d'admirable et d'étrange. Voyez les hommes en face de leurs débiteurs ; ils se réjouissent comme s'ils s'étaient emparés d'une riche proie, et ils ne négligent rien pour se faire payer la dette entière. Et s'ils ne peuvent l'obtenir à cause de l'indigence des débiteurs, la colère dont alors ils s'enflamment, ils la déversent sur le pauvre corps de ces misérables qu'ils accablent de mauvais traitements, de coups, et qu'ils persécutent de toutes les manières. Dieu, au contraire, met tout en mouvement, Il prend tous les moyens pour décharger ses débiteurs de leur dette. Chez nous, c'est en tourmentant ses débiteurs qu'on arrive à la fortune ; c'est en nous remettant nos dettes que Dieu aurait un trésor, car le salut de l'homme est le trésor de Dieu, selon ce mot de Paul : " Il est riche pour tous et pour tous ceux qui l'invoquent. " (Rm 10,12) Et pourquoi, observera-t-on, Dieu qui veut, dites-vous, pardonner et remettre nos dettes, a-t-Il fait mettre ce serviteur en vente ? Et voilà précisément ce qui établit mieux sa Bonté. Mais n'anticipons pas, et suivons l'ordre voulu dans l'exposition de la parabole.

" Comme il n'avait pas de quoi les rendreÉ " Que signifient ces mots : " Comme il n'avait pas de quoi les rendreÉ " ? C'est là un surcroît de culpabilité, ces mots ? " Comme il n'avait pas de quoi les rendreÉ " signifient simplement qu'il était dépourvu de tout mérite, qu'il n'avait aucune bonne oeuvre dont on pût lui tenir compte pour la rémission des péchés ; car nos bonnes actions entrent très certainement en ligne de compte pour le pardon de nos péchés, comme la foi pour l'acquisition de la justice. " L'homme qui sans faire des oeuvres, dit l'Apôtre, croit en Celui qui justifie l'impie, sa foi lui est imputée à justice. " (Rm 4,5). Et pourquoi parlé-je de la foi et des bonnes oeuvres, quand les épreuves contribuent également à nous obtenir le pardon de nos fautes ? C'est ce que nous montre le Christ qui, dans la parabole de Lazare, fait dire à Abraham en réponse au mauvais riche, que Lazare a éprouvé bien des maux durant sa vie, et que pour cela il goûte les consolations du ciel (cf. Lc 16,25). Paul nous le montre encore ; car, écrivant aux Corinthiens à propos de l'impudique, il leur dit : " Qu'un tel homme soit livré à Satan pour la destruction de la chair, afin que l'esprit soit sauvé. " (1 Co 5,5). Ailleurs, il adresse aux fidèles qui avaient quelque chose à se reprocher, ces consolantes paroles : " C'est pour cela qu'il y a parmi vous beaucoup d'infirmes et de malades, et qu'un grand nombre sont morts. Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés. Mais quand nous sommes jugés, nous sommes châtiés par le Seigneur, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde. " (1 Co 11,31&endash;32). Si les épreuves, la maladie, l'infirmité, les souffrances corporelles que nous endurons contre notre gré et que nous sommes loin d'embrasser de nous-mêmes, contribuent à nous obtenir le pardon de nos péchés, à plus forte raison en sera-t-il de même de nos bonnes oeuvres que nous avons pratiquées avec spontanéité et ferveur. Mais le serviteur de l'évangile était dénué de tout bien, et il ployait sous le faix de ses crimes. Aussi est-il écrit : " Comme il n'avait pas de quoi les rendre, son maître ordonna qu'il fût mis en vente. " Circonstances bien propres à nous édifier sur l'humilité du Seigneur, qu'il entre en compte avec son serviteur et qu'il ordonne de le mettre en vente ; deux choses qu'il faut précisément pour qu'il ne soit pas vendu. Et qu'est-ce qui les prouve ? La suite de l'histoire. S'il eût voulu le vendre réellement, qui l'en eût empêché, qui lui eût suscité des entraves ?

Pourquoi donc ordonne-t-il de le mettre en vente, ne voulant pas exécuter ce dessein ? Afin d'augmenter sa frayeur. S'il augmentait sa frayeur par cette menace, c'était pour l'amener à recourir aux supplications, et s'il l'amenait à recourir aux supplications, c'était pour avoir lui-même sujet de lui pardonner. Il pouvait bien, avant que d'en être supplié, le renvoyer libre ; mais, de crainte qu'il n'en devînt pire, il ne le renvoya pas ainsi. Il pouvait bien, avant que d'entrer en compte avec lui, octroyer à ce malheureux son pardon ; mais, de crainte que l'ignorance de l'énormité de ses fautes ne le rendît plus cruel et plus inhumain envers ses frères, ce ne fut qu'après l'avoir éclairé sur l'énormité de sa dette qu'il la lui remit tout entière. Si, malgré le compte qu'on exige de lui, malgré l'énormité mise en pleine lumière de sa dette, malgré des menaces effrayantes, la justice manifeste de la condamnation qui eût dû le frapper, ce serviteur se conduit envers un de ses pareils avec tant de férocité et de barbarie, supposé que les choses ne se fussent point passées de la sorte, à quel degré d'atrocité n'eût-il pas été entraîné ? Aussi Dieu en a-t-Il agi de cette manière à son égard, afin de prévenir un semblable excès d'horreur. Que si rien de tout cela ne l'a corrigé, ce n'est point au maître, c'est à sa propre insensibilité que la faute en doit être attribuée. Voyons cependant quel est le traitement employé contre sa mortelle plaie.

" Le serviteur alors se jetant à ses genoux le priait, disant : Prends patience avec moi et je te rendrai tout ". Il n'avoue pas qu'il n'ait pas de quoi s'acquitter envers son maître. Tel est le procédé habituel des débiteurs de promettre qu'ils paieront, bien qu'ils soient sans ressources, afin de se soustraire au danger présent qui les menace. Écoutons, nous tous qui sommes si négligents en fait de prière, quelle en est la puissance. Le serviteur ne représente pas ses crimes, sa pauvreté, ni aucun titre de ce genre ; tout dépourvu et dépouillé de vertus qu'il est, il n'a qu'à supplier pour toucher son maître de compassion. C'est pourquoi, dans nos prières, ne perdons jamais confiance. Peut-on être plus impur que le malheureux dont les crimes étaient si graves et dont les mérites étaient complètement nuls ? Pourtant il ne se dit pas à lui-même : Mais c'est en vain que j'aurais confiance ; avec tant de sujets de confusion, comment oserais-je me présenter ? Comment oserais-je recourir à des supplications ? Langage que tiennent bien des pécheurs que paralyse un respect d'origine diabolique. Vous n'aviez aucun titre de confiance ! Eh bien, présentez-vous afin d'en acquérir. Est-ce un homme avec qui vous avez à vous réconcilier pour rougir et être confus à ce point ? C'est Dieu qui, plus vivement que vous, désire vous voir délivré de vos fautes. Car vous ne désirez pas la sécurité de votre conscience comme Lui désire votre salut ; vérité qu'Il nous a démontrée par les faits eux-mêmes. Vous n'avez pas de titre de confiance ? Et voilà un titre de confiance que cette disposition. C'est un titre puissant de confiance que de penser n'en avoir pas ; de même que c'est un titre effrayant de confusion que de se regarder soi-même comme juste en face du Seigneur. Celui qui aurait ce sentiment serait impur devant Dieu, menât-il une vie plus sainte que le reste des hommes ; comme celui-là devient juste qui possède la conviction d'être le plus méprisable de tous. Nous avons pour preuve de ces vérités l'exemple du pharisien et du publicain. Loin de nous donc toute pensée de découragement et de désespoir, quelles que soient nos prévarications. Allons plutôt à Dieu, tombons à ses Genoux, et prions-Le comme Le pria ce serviteur, suivant en ceci la bonne pensée qui l'inspirait. Ne pas céder au désespoir, ne pas perdre courage, avouer ses péchés, implorer un peu de temps et de répit, toutes ces choses sont excellentes et naissent d'un coeur contrit et d'une âme humiliée. Mais ce qui suit est bien différent de ce qui précède. Ce que le serviteur avait obtenu par ses supplications, il le dissipe entièrement et sans retour par sa brutalité envers le prochain. Venons-en sans retard au pardon qui lui est accordé. Examinons de quelle manière son maître le renvoya libre de toute dette, et de quel point il partit pour en arriver à cette détermination.

" Son maître ayant pitié de lui, raconte l'évangéliste, lui pardonna et lui remit sa dette. " Le serviteur demande un délai, et il est déchargé entièrement par son maître ; et de la sorte il reçoit plus qu'il n'a demandé. Aussi Paul dit-il de Dieu : " A Celui qui peut faire, par la puissance qui agit en nous, infiniment au-delà de tout ce que nous demandons ou pensons ". (Ep 3,20). Et en effet, vous ne sauriez concevoir tout ce qu'Il est disposé à vous accorder. Ne rougissez donc point et ne cédez point à la confusion, ou plutôt rougissez de vos fautes, et sans désespoir aucun, sans abandonner la prière, présentez-vous au Seigneur, tout pécheur que vous êtes, pour vous réconcilier avec Lui, pour Lui donner lieu de faire éclater sa Miséricorde par le pardon qu'Il vous octroiera de vos prévarications. Si, par contre, vous restiez en arrière, vous entraveriez, autant qu'il est en vous, sa Bonté, vous arrêteriez les flots abondants de sa Libéralité. Donc, point d'abattement, point de lâches hésitations pour la prière. Serions-nous tombés au plus profond de l'iniquité, il Lui sera facile de nous en retirer en un instant. Nul d'entre nous n'a commis certainement autant de crimes que ce méchant serviteur ; il était précipité dans toutes sortes de scélératesses, comme l'indique sa dette de dix mille talents. Nul n'est aussi dénué de mérite que lui, comme l'indique l'impuissance où il était de les payer. Or voilà que cet homme compromis de tant de façons, la vertu de la prière l'a délivré.

La prière a-t-elle donc tant de vertu, dira-t-on, qu'elle arrache aux châtiments et aux supplices un homme qui, par ses actes et de mille autres manières, a offensé le Seigneur ? - Oui, ô homme, elle a cette vertu. Elle n'est pas d'ailleurs la seule à opérer ces merveilles : elle trouve un allié et un secours puissant en la Bonté de Celui qui l'écoute, de Dieu même ; car c'est la Bonté de Dieu qui a tout fait ici, et qui a communiqué à la prière cette efficacité. C'est à quoi font allusion ces paroles : " Son maître ayant pitié de lui, lui pardonna et lui remit sa dette. " Par où vous apprenez que, après la prière comme avant, c'est le coeur du Maître qui a tout fait. " Après qu'il fut sorti, ce serviteur rencontra un de ses compagnons qui lui devait cent deniers. Il le saisit et l'étranglait, en disant : Paie ce que tu me dois. " (Mt 18,28). Quelle conduite abominable ! A ses oreilles retentit encore l'expression de la bonté de son maître, et il a oublié cette bonté !

Vous voyez combien il est avantageux de ne pas perdre de vue ses propres iniquités. S'il en eût la pensée présente continuellement à son esprit, le serviteur de l'évangile n'eût pas agi avec tant d'inhumanité et de barbarie. Aussi vous dis-je et ne cesserai-je de vous répéter qu'il est utile, qu'il est indispensable de nous souvenir sans cesse de toutes nos prévarications. Aucun autre moyen n'est plus capable de maintenir l'âme en des sentiments de sagesse, de bienveillance et de douceur que le souvenir incessant de ses fautes. Voilà pourquoi Paul se rappelait toujours non seulement ses péchés d'après le baptême, mais encore ceux qui l'avaient précédé, quoiqu'ils fussent expiés sans retour. Si ce grand apôtre ne perdait pas de vue les péchés antérieurs à son baptême, combien plus devrions-nous ne pas perdre de vue les péchés que nous avons commis postérieurement au baptême ? Non seulement ce sentiment contribue à les expier, mais il nous anime à l'égard de nos semblables de dispositions plus bienveillantes, et nous apportons ensuite au service de Dieu d'autant plus de générosité, que nous comprenons mieux, à l'aide de ce souvenir, son ineffable Bonté. C'est ce que ne fit pas ce méchant serviteur : oubliant l'énormité de ses dettes, il oublia le bienfait qu'il avait reçu. Ayant oublié ce bienfait, il n'eut pour son compagnon que de la méchanceté, et, par cette conduite ignoble, tous les avantages qu'il avait obtenus furent perdus pour lui. Le saisissant, il l'étouffait et disait : " Rends-moi ce que tu me dois. " Il ne dit pas : Rends-moi mes cent deniers. Il aurait eu honte de l'exiguïté de la dette. " Rends-moi ce que tu me dois, lui dit-il. Celui-ci, se jetant à ses pieds, le suppliait, disant : Prends patience avec moi, et je te rendrai tout. " Il le supplie avec les mêmes termes qu'avait employés ce méchant serviteur pour toucher son maître. Mais, aveuglé par sa cruauté, celui-ci ne se rendit pas à cette supplication, et ne pensa pas même qu'il devait son salut à une supplication semblable. Alors même qu'il lui eût remis sa dette, il ne faudrait pas voir en cela un acte de bonté, mais une dette payée, un devoir accompli. S'il la lui eût remise avant d'entrer lui-même en compte avec son souverain, avant d'avoir obtenu une sentence aussi favorable, avant d'avoir été traité avec une bonté sublime, on pourrait voir dans sa conduite de la magnanimité. Maintenant qu'il avait été honoré d'une si grande faveur, qu'il avait reçu le pardon de tant de péchés, c'était pour lui une obligation sacrée en quelque façon de traiter son compagnon avec la plus parfaite clémence. Mais il n'en fit rien, il ne pensa pas seulement à l'intervalle qui séparait la faveur obtenue par lui du seigneur, de la faveur qu'il devait accorder à son semblable. Car, indépendamment de la quotité de la dette, et de la dignité des personnes, plusieurs autres raisons établissaient entre ces deux cas une notable différence. Là il était question de dix mille talents, ici de cent deniers. L'un avait outragé son maître, l'autre n'avait pour créancier qu'un de ses égaux. De plus le premier, en retour du bienfait dont il avait été l'objet, devait agir généreusement envers le second ; vu que son maître, quoiqu'il n'aperçût en lui aucun mérite, ni grand, ni petit, lui avait entièrement pardonné.

Aucune de ces pensées ne frappe l'esprit du méchant serviteur : aveuglé de fureur, il prend son débiteur à la gorge et le jette en prison. Ses compagnons, voyant ce qui se passait, furent saisis d'indignation, rapporte l'Écriture. Ils le condamnent avant leur maître, circonstance qui fait bien ressortir la douceur de ce dernier. Quand le maître a tout appris, il mande son serviteur et le fait comparaître de nouveau à sa barre. Cependant il ne le condamne pas tout d'un coup, il commence par établir la nature de la cause. Et que lui dit-il ? " Serviteur pervers, je t'ai remis ta dette entière. " Quelle bonté dans un tel maître ! On lui doit dix mille talents, et il ne prononce pas contre son débiteur une seule parole capable de lui faire de la peine, et il ne l'a pas traité de scélérat. Il se contente d'ordonner qu'on le mette en vente, et cela pour aboutir à lui remettre sa dette. Mais quand il apprend la dureté avec laquelle ce malheureux avait traité un de ses compagnons, alors il s'emporte, alors il s'indigne, pour vous apprendre qu'il pardonne plus aisément les offenses dont il est l'objet que les offenses qui s'adressent au prochain. Ce n'est pas ici seulement qu'il en agit de la sorte, il le fait également ailleurs. " Si donc tu présentes ton offrande à l'autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; puis, viens présenter ton offrande. " (Mt 5,23&endash;24). Le voyez-vous, mettant partout notre cause avant la sienne, et accordant à la paix avec le prochain et à la charité à son égard la place la plus élevée ? " Quiconque, dit-Il encore, répudie sa femme, hormis pour cause d'adultère, la rend coupable de ce crime. " (Mt 5,22). Par la bouche de Paul, Il nous enseigne cette autre loi : " Si un frère a une femme non-croyante, et qu'elle consente à habiter avec lui, qu'il ne la répudie point. " (1 Co 7,12). Si elle est adultère, dit-il, renvoyez-la ; si elle est seulement infidèle, ne la renvoyez pas. Si elle vous déshonore, séparez-vous-en, mais ne le faites pas si c'est Moi qu'elle déshonore. De même, dans la parabole présente, il pardonne les offenses sans nombre commis contre Lui. Mais les offenses commises envers un simple serviteur, offenses beaucoup moins graves et beaucoup moins nombreuses que les offenses commises envers le maître, Il ne les pardonne pas, Il en poursuit la vengeance : il traite le criminel de pervers, quand précédemment il ne lui avait pas adressé une seule parole pénible. C'est pour cela que l'évangéliste ajoute : " Et le maître, irrité, le livra aux bourreaux. " Il ne fit rien de semblable lorsqu'il demandait compte des dix mille talents ; preuve que la première de ses sentences lui était dictée, non par la colère, mais par la bienveillance, en vue de préparer les voies au pardon ; mais ce dernier crime porte au comble son indignation. Le ressentiment est donc une chose bien abominable, puisqu'il annule les effets déjà produits par la Bonté de Dieu, puisque la sentence que les autres péchés n'ont pu lui arracher, la fureur envers le prochain la lui arrache.

Cependant, il est écrit que les Dons de Dieu sont sans repentance (cf. Rm 11,29). Pourquoi donc après le bienfait qu'Il avait accordé, après la bonté qu'Il avait manifestée, Dieu rappelle-t-Il cette première sentence ? A cause du ressentiment. Aussi ne se trompera-t-on pas à regarder ce péché comme le plus funeste de tous. Tous les autres ont obtenu leur pardon ; et celui-ci, loin de pouvoir l'obtenir, tire les autres péchés déjà effacés de l'oubli où ils étaient rentrés. En sorte que le ressentiment offre deux caractères également funestes : il est sans excuse aux Yeux de Dieu, et en outre, il rappelle à la vie les autres péchés, quoiqu'ils aient été déjà pardonnés, et les dresse contre nous. C'est ce que nous voyons dans le trait qui nous occupe. Il n'y a point d'objet qui inspire à Dieu plus d'aversion et de haine qu'un homme opiniâtre dans sa colère et dans son ressentiment. S'Il nous le montre ici, Il nous l'enseigne pareillement par ce passage de la prière qu'Il nous a ordonné de réciter : " Pardonne-nous nos offenses, comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " (Mt 6,12). Instruits de ces vérités, et ayant gravé cette parabole dans nos coeurs, lorsque nous penserons à ce que nous aurons souffert de la part de nos semblables, pensons en même temps aux offenses que nous avons commises envers le Seigneur, et la frayeur que nous inspireront nos propres prévarications réussira sans peine à calmer promptement la colère qu'allumeraient en nos âmes les offenses que nous aurons supportées. Si vous voulez conserver le souvenir des offenses, conservez celui de vos propres offenses ; si vous conservez le souvenir de celles-ci, vous ne songerez jamais aux offenses des autres ; de même que si nous oublions ces dernières, nous aurons plus aisément les premières présentes à notre pensée. Que le méchant serviteur se fût souvenu de ses dix mille talents, et il n'eût pas conservé le souvenir de cent deniers. C'est pour avoir oublié ceux-là qu'il prit son compagnon à la gorge, et que, loin d'obtenir la faible somme qu'il exigeait, il fit retomber la masse des dix mille talents sur sa tête. Voilà pourquoi j'affirme avec assurance que ce péché est le plus funeste de tous. Ou plutôt ce n'est pas moi, c'est le Christ qui nous le déclare par cette parabole. Il fallait bien que ce péché l'emportât sur les dix mille talents, je veux bien dire sur tous les autres péchés, quels qu'ils fussent, pour que ceux-ci rentrassent de nouveau en ligne de compte.

Travaillons donc avec zèle à nous purifier de tout sentiment de colère, et à nous réconcilier avec les personnes défavorablement disposées à notre égard ; d'autant plus, nous ne l'ignorons pas, que ni les prières, ni les aumônes, ni les jeûnes, ni la participation aux mystères, ni toute autre pratique, si nous conservions le souvenir des injures, ne saurait nous protéger au jour du jugement ; de même que, une fois vainqueurs de ce péché, serions-nous couverts de fautes, nous pourrons obtenir un peu d'indulgence. Ce n'est pas là ma doctrine ; elle appartient à Celui-là même qui doit un jour nous juger, à Dieu. Ce qu'Il dit en cette circonstance : " Ainsi fera mon Père, si chacun de vous ne pardonne pas du fond de son coeur " (Mt 18,35), Il le répète ailleurs en ces termes : " Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera les vôtres. " (Mt 6,14). Par conséquent, afin de pratiquer en ce monde la mansuétude et la douceur, et d'obtenir dans l'autre pardon et indulgence, efforçons-nous par tous les moyens en notre pouvoir de renouer amitié avec nos ennemis. De la sorte, eussions-nous d'innombrables fautes à nous reprocher, nous nous réconcilierons avec notre souverain Maître, et nous aurons une part aux biens à venir. Puissions-nous tous ensemble les mériter par la grâce et l'Amour de notre Seigneur Jésus Christ, auquel la gloire et la puissance appartiennent dans les siècles des siècles. Amen.