«Ce nest pas chose facile que de changer les usages établis et respectés depuis un temps considérable», dit saint Grégoire le Théologien dans ses «Discours Théologiques» (5,25). Et un peu avant, il dit : «Ce nest pas instantanément que les changements se sont opérés, ni dès le premier mouvement de cette uvre. Pourquoi ? Il faut en savoir la raison. Cest que les hommes devraient être non pas contraints, mais persuadés. Car la contrainte ne produit pas un résultat durable, comme il arrive quand on contrarie le cours dune rivière ou la croissance dune plante, tandis que la persuasion est plus durable et plus sûre. Dans le premier cas, le résultat est luvre de celui qui a exercé la contrainte; dans le second cas, il est loeuvre de celui qui a été persuadé. Une de ces méthodes convient à la Bonté de Dieu, lautre relève dune puissance tyrannique.»
De même nous procédons par étapes, en approfondissant chaque fois le problème dont nous avons déjà traité dans larticle sur la représentation de Dieu le Père dans liconographie byzantine et larticle sur lAncien des jours. Ce qui nous est propre, ce nest ni la contrainte, ni les insultes, mais la fermeté et le calme dans la défense de la pureté de notre foi, «car lindifférence en ces matières supprime la liberté de langage que nous devons avoir dans le Christ.» Saint Basile (Lettre aux évêques, 69).
Saint Étienne, lors de son martyre, «vit la Gloire de Dieu et Jésus debout à la droite de Dieu» (Ac 7,55). Pour ce qui est de la station debout à la droite, voilà ce quen disent les pères : «Si tu entends parler dun trône et dun siège à droite, tu comprends quil ne sagit pas dun trône matériel situé en quelque point délimité de lespace, mais que ces termes de trône et de siège partagé expriment la similitude et légalité de la gloire
» (Sur lincarnation). Saint Grégoire Palamas dit à son tour en parlant de la vision de saint Étienne : «
ce qui était symbolique, cétait la station à la droite, et bien que la station debout elle-même ne soit que symbole de celui qui est fixe et immuable, de la consistance absolument inchangeable de la Nature divine, Étienne a bien vu indiciblement ce quelle était
» (Triade 1,3,30).
Voilà pour ce qui est de la station à la droite qui symbolise limmuabilité de Celui qui partage avec le Père et lEsprit la même gloire de toute éternité.
Venons-en maintenant au problème central : la vision de Dieu le Père. Saint Grégoire Palamas dit que saint Étienne ne voyait pas seulement le Christ, mais aussi son Père (Triade 1,3,30). Ce nest pas moi qui contredirais ce flambeau de lOrthodoxie, il me suffit de marcher humblement dans ses traces. Mais il nest pas assez de marcher dans la première trace pour ensuite suivre sa propre fantaisie, cest-à-dire de se contenter de son affirmation de la vision du Père. Il faut aussi voir comment saint Étienne a vu le Père. Le même saint Grégoire nous le dit de concert avec les autres pères.
Selon saint Grégoire, le protomartyr voyait lInvisible «dune manière qui nest ni sensible, ni intelligible, ni négative, mais par la Puissance indicible.
Car la sublime Majesté et la Gloire du Père ne peuvent en aucune façon être accessible aux sens
De quelle façon le protomartyr a-t-il eu cette vision ? Joserai te le dire : spirituellement.» (Triade 1,3,30). Avec les yeux de la colombe, dirait saint Grégoire de Nysse, cest-à-dire par lEsprit saint. «Dieu est esprit et ceux qui Ladorent doivent Ladorer en esprit et en vérité.» (Jn 4,24), cest-à-dire en concevant incorporellement lIncorporel» (Saint Grégoire Palamas : Chapitres Physiques, Théologiques, Éthiques et Pratiques, 60). Plus loin, larchevêque de Thessalonique dit encore : «Les trésors célestes de lEsprit ne se manifestent quà celui qui les reçoit par lespérance, alors que le non-initié ne peut même pas les imaginer.» (Triade 1,3,34). Cest donc dune manière indicible quune vision pareille se fait et toute imagination tourne à faire lInvisible à notre image.
Saint Syméon le Nouveau Théologien confirme le précédent, disant : «Lorsque nous parvenons à la perfection, Dieu ne vient plus à nous, comme avant, sans image et sans apparence
Il vient sous une certaine image cependant, sous une image de Dieu.» (Sermon, 90). «Le principe de la vision imaginaire est la présomption, qui fait imaginer le divin sous une forme», selon saint Grégoire le Sinaïte (Sentences Diverses, 131). «Ce qui est simple par nature ne peut être vu ni donner lieu à aucune forme visible», affirme saint Nicéphore (1er Antirrhétique, 297 C). Le Christ qui est composé de deux natures peut donc être contemplé dans sa Nature humaine, qui elle-même est composée. Mais ni la Nature divine du Fils ni celle du Père ne se prête à la représentation. «Cesse de te représenter la Nature incorporelle comme un corps et tu concevras peut-être quelque chose qui soit digne de la génération de Dieu», prévient saint Grégoire le Théologien (3e Discours Théologique, 8). Dans loffice du 27 décembre, saint Étienne voit le Fils de Dieu «Se tenant à la droite du Père invisible» (Laudes, Gloire au Père
) Si le Père était invisible, quest-ce que cela veut dire ? Je viens de lexpliquer plus haut.
Je sais quon me dira que ce nest pas la Nature divine que lon veut représenter, mais la Personne du Père. Moi, je demande à ces ingénieux comment ils veulent figurer une Personne sans sa Nature, qui en est le support ? Quand nous représentons le Christ, cest toujours sa Personne divino-humaine dans la Nature humaine.
Continuons avec ce que disent nos pères : «De limmatérialité découle la non-inscriptibilité,
ainsi que labsence de forme visible, de contour, et de tout attribut proche ou analogue à ceux-là». (Saint Nicéphore, 1er Antirrhétique, 232 C).
Les pères sont donc formels en affirmant que lIncorporel, lInvisible, lImmatériel quest Dieu le Père, ne peut être vu dans une forme sensible, ni intelligible, mais seulement sous une certaine Image divine qui est indicible.
Comment licône de la Lapidation de saint Étienne représente-t-elle la vision ? Avec Dieu le Père ? Debout, assis ? Rien de tel. Nous voyons symboliquement le ciel en forme de demi-cercle et trois rayons qui en émanent, signe de la Gloire de la Trinité. Si donc sur licône de la Lapidation de saint Étienne nous ne voyons pas Dieu le Père, comment peut-on se baser sur cette vision pour le figurer sur la soi-disant icône de la Trinité ? À ceux qui sont si facilement portés à limagination, je demande encore : Où était lEsprit saint lors de la vision, Lui qui nest jamais séparé des deux autres personnes divines ? Sils ne savent répondre, quils lisent les Discours Théologiques de saint Grégoire de Nazianze, à lendroit où il traite de la révélation progressive. Je passe, car cela nest pas le propos de mon traité.
La Paternité de la première Personne divine ne nous autorise aucunement à la représenter comme homme barbu. Dans ses Règles Morales (Profession de Foi), saint Basile écrit : «Le mot «Père», si nous lemployons pour Dieu absolument dans le même sens que pour nous, nous manquons de respect, car il recouvre et la passion, et le sperme, et lignorance, et la faiblesse, et toutes choses de ce genre.» Cest dune manière métaphorique quil faut concevoir la Paternité de Dieu, car saint Grégoire le Théologien dit : «Aussi devons-nous regarder comme indispensable dappliquer à la Divinité dans un sens métaphorique les mots qui désignent ici-bas la paternité.» (5e Discours Théologique, 7). Et plus loin : «LÉcriture dit que Dieu dort, quIl se réveille, quIl Sirrite, quIl marche, quIl a pour trône les chérubins. Mais Dieu a-t-Il jamais été soumis à ces faiblesses ? As-tu jamais entendu dire quIl ait un corps ?» (5e Discours Théologique, 22).
On objectera peut-être que cest donc dans un sens métaphorique que Dieu le Père est figuré sur les icônes. Où Sest jamais rendu visible le Père comme homme (hormis à Abraham sous le chêne de Mambré) ? LEsprit saint Sest montré métaphoriquement sous forme de colombe, de flamme, etc., mais Dieu le Père ne Sest manifesté que sous la forme divine qui est indicible. Saint Étienne qui la vu na pas fait de description et lAncien des jours dont le prophète Daniel fait la description Sest montré sous la forme du Christ. Saint Diadoque explique : «Dans la Forme et la Gloire du Fils, le Père, qui na pas de forme, Se montrera à nous.» (Vision, 14-15).
Le divin Basile dit la même chose : «Notre intelligence, éclairée par lEsprit, considère le Fils et en Lui, comme dans une image, contemple le Père.» (Lettre, 226). «Il ny a en Dieu ni physionomie, ni visage», selon saint Jean Chrysostome (Contre les Anoméens, 7e Homélie, 2). Saint Cyrille dAlexandrie est encore plus catégorique : «Une forme dhomme ne nous fait point voir Dieu, sauf dans lunique cas du Verbe fait homme et semblable à nous.» (PG, 75, 1329). Encore au sujet de lAncien des jours : «Les prophètes ne voyaient donc pas la Face de Dieu même manifestée à découvert, mais des «économies» et des mystères grâce auxquels lhomme verrait Dieu un jour», remarque saint Irénée. (Contre les Hérésies IV, 20,10). Et il continue : «Si donc ni Moïse, ni Élie, ni Ézéchiel nont vu Dieu, alors quils ont vu bon nombre de choses célestes, et si ce quils voyaient nétait que «ressemblance de la Gloire du Seigneur» et prophéties des choses à venir, il est clair que le Père demeurait invisible, Lui dont le Seigneur a dit : «Dieu, personne ne La jamais vu» (Id. IV, 20, 11).
Si donc Dieu le Père est invisible et ne Se fait voir comme homme que dans la Personne du Fils, ou sous une image de Dieu, alors saint Cyrille de Jérusalem a raison en confessant : «Si Dieu est invisible, cest celui qui Le voit qui se trompe et celui qui ne Le voit pas qui a raison.» (Ad Illum. Cat. VI, 2 PG 33541 A).
Je pourrais encore remplir des pages entières avec des citations patristiques qui disent toutes la même chose : que Dieu le Père est incorporel, invisible quant à sa Nature et à sa Personne, indescriptible, infigurable et la suite. Mais ce nest pas dans labondance des paroles (dans les chars et les cavaliers, comme dit lÉcriture) que je mets mon espérance, mais dans la simplicité et la concordance du langage qui est propre aux paroles des pères dont je ne suis quun simple compilateur.
Je termine avec les paroles de saint Nicéphore, qui dit (1er Antirrhétique, 277 B) : «Les icônes peuvent être icônes du meilleur, comme du pire, et la gloire qui leur revient est en conséquence. Les icônes du bien doivent être honorées, celles du mal rejetées.»
Hiéromoine Cassien.