VIE DE SAINT SOPHRONE, PATRIARCHE DE JÉRUSALEM



Sophrone fut un des plus illustres pontifes de Jérusalem par sa vaste érudition, ainsi que par sa science des divines lettres; et par ses rares vertus sacerdotales il mérita d'être mis au nombre des quatorze évêques de cette ville auxquels l'Église a décerné l'auréole de la sainteté.
Il naquit à Damas, cette antique et célèbre cité que les Arabes surnomment la Perle de l'Orient. Étant encore très jeune il professa d'abord avec éclat la dialectique et la rhétorique, ce qui lui valut le titre de Sophiste, qui était alors un titre d'honneur. Séduit, comme un grand nombre de ses contemporains, par les attraits de la vie solitaire, et plus touché du désir d'avancer dans la science des saints que d'augmenter la réputation que sa doctrine lui avait acquise, il se mit à parcourir, pendant une vingtaine d'années, les laures et les monastères qui peuplaient la Syrie et la Palestine avant l'invasion des armées musulmanes, et qui étaient des foyers ardents de vertus. Le monastère de saint Théodose, situé dans le désert de Juda, à une lieue de Jérusalem, sur les bords du Cédron, était, à cette époque, l'un des plus renommés de l'Asie, et la métropole cénobitique de Terre Sainte. Sophrone s'y renferma vers 570, et, dans le repos et le silence, il y fortifia son âme par l'étude et la méditation. Quoiqu'il s'exerçât, à l'exemple des autres, dans l'austère discipline et les pieuses pratiques de la vie monastique, il n'engagea pas cependant son avenir par une décision solennelle, et même il conservait l'habit séculier. C'est à saint Théodose qu'il s'unit d'une étroite amitié avec un excellent prêtre, abbé de ce couvent et nommé Jean Moschos, dont il se fit le disciple inséparable. Tous deux habitèrent ensuite la très grande laure de saint Sabas, assise d'une manière si pittoresque et si bizarre au-dessus des gorges profondes du Cédron, non loin de la mer Morte. Combien de choses il y aurait à dire sur ce monastère immortel de saint Sabas, que quatorze siècles et tant de guerres n'ont pu faire disparaître ! Du reste, tous les pèlerins de Terre Sainte le connaissent parfaitement pour y avoir reçu l'hospitalité dans leur course au Jourdain.
Lorsque l'orage des troupes Persanes, qui venaient se ruer sur la Palestine, commençait à gronder, les deux amis quittèrent leur paisible retraite de saint Sabas, et ils se retirèrent dans les environs d'Antioche, puis à Séleucie, vers l'an 603. Mais, comme l'armée des barbares s'avançait, ils revinrent en Palestine, d'où, sans s'arrêter, ils passèrent en Arable pour aller s'édifier dans les couvents fameux du mont Sinaï et de Raïthou.
Ils vinrent ensuite en Égypte, et visitèrent les nombreux monastères qui couvraient ses déserts, et entre autres ceux de Scété et de la Thébaïde, si renommés pour leurs rigoureuses austérités dont le seul récit fait frémir. Ils y remarquèrent beaucoup d'exemples extraordinaires de pénitence, d'humilité, de pauvreté, de patience, de travail, d'abstinence, et de toutes les autres vertus qui faisaient admirer l'épanouissement de la perfection évangélique, car, au rapport de Fleury, «la vie mo- nastique s'y conservait alors avec la même ferveur que du temps de Cassien, deux cents ans auparavant».1
Le nombre de ces anachorètes était si surprenant que, dans le seul désert de Scété, on en comptait trois mille cinq cents réunis en quatre monastères. Jean Moschos et Sophrone observaient avec soin tout ce qu'ils voyaient et entendaient. Semblables à d'industrieuses abeilles, ils cueillaient les plus belles fleurs d'édification pour en orner plus tard leur Pré spirituel, afin de procurer leur avancement et celui des autres dans la piété.
Ils arrivèrent à Alexandrie. Un retour de la première passion de Sophrone pour les belles-lettres et la philosophie lui faisait désirer ardemment de connaître cette ville qui était encore, comme au temps de saint Jérôme, le foyer de lumières de l'Orient. N'oublions pas que Sophrone n'était encore moine que par l'esprit et par le coeur. Il alla consulter un vieillard nommé Pallade, distingue par sa grande vertu, et qui était abbé d'un monastère situé à quelque distance de la studieuse capitale de l'Égypte. C'est alors que, d'après ses conseils, il renonça pour toujours au monde, et se revêtit de l'habit religieux. Peu de temps après, il eut l'honneur d'être élevé à la cléricature.
A cette époque, les corps de saint Jean et de saint Cyr, martyrs, étaient déposés dans une église voisine d'Alexandrie, et ils étaient vénérés par un concours immense de fidèles parce qu'ils opéraient un grand nombre de prodiges. Sophrone, qui était alors affligé d'un mal aux yeux causé par ses lectures assidues, s'empressa de se joindre à la foule, et voici comment il rapporte lui-même un miracle dont il fui l'objet : «Apprenant des médecins que cette infirmité, nommée par les uns effusion, par les autres platycorie ou dilatation de la pupille, m'amènerait la privation de la vue, je me rendis auprès de ces saints Cyr et Jean, qui faisaient tant de bien. Je mettais toute mon espérance de voir dans la grâce qui leur était divinement conférée, et je repoussais le secours des hommes comme faible et impuissant contre mon mal. Or, ces saints ayant ma foi pour agréable, (car, selon l'Apôtre, celui qui s'approche de Dieu doit d'abord croire) (Heb 11,6), ils m'accordèrent une prompte guérison de mon infirmité … Ils montrèrent manifestement que ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu».2 Sophrone, qui avait fait voeu d'écrire en détail le martyre et les miracles de saint Cyr et de saint Jean, s'il recouvrait la vue, accomplit dignement cette promesse. L'insigne faveur qu'il avait reçue augmenta encore le zèle dont il était animé; l'occasion se présenta bientôt d'en donner des preuves.
Saint Jean l'Aumônier était alors patriarche d'Alexandrie (vers l'an 610). Il remarqua, au premier coup d'oeil, les éminentes qualités dont nos deux amis étaient doués, et il résolut de les mettre à profit. L'hérésie des Acéphales, qui étaient un démembrement des Eutychiens,3 et quelques autres erreurs encore avaient jeté de si profondes racines sur le sol égyptien que les efforts des hiérarques orthodoxes n'avaient point suffi pour les extirper entièrement. Saint Jean l'Aumônier mettait la continuation de ce grand ouvrage au nombre de ses principaux devoirs; il choisit pour y travailler Jean Moschos et Sophrone. Ces ouvriers évangéliques s'appliquèrent donc, pendant deux ans, à déraciner l'hérésie dans les villes et les campagnes de ce beau pays. Dieu bénit leurs peines par un si éclatant succès qu'ils ramenèrent à la communion de l'Église Catholique un grand nombre de paroisses et de monastères. Leurs services et leurs vertus les rendirent tous deux encore plus chers au saint patriarche. II les admit au nombre des ministres de son église, il voulut qu'ils logeassent dans sa demeure, et il profita de leurs avis pour le gouvernement de son diocèse, et pour le soin des pauvres.

Sur ces entrefaites, on vit aborder à Alexandrie une foule désolée. (c’étaient les chrétiens fugitifs de la Palestine qui venaient y demander un asile et du pain. Ils annoncèrent que les Perses, qui ravageaient les provinces de l'empire Byzantin, avaient mis en combustion toute la Terre-Sainte, qu'ils avaient pris et pillé Jérusalem, emporté le bois sacré de la vraie Croix, et emmené le patriarche Zacharie avec beaucoup d'autres captifs, (en 614). Les déplorables nouvelles répandirent la consternation dans la capitale égyptienne, d'autant plus que l’on craignait de voir les barbares s'emparer de l’Egypte, comme ils firent en effet l'année suivante. Peu après, saint Jean l'Aumônier vint à mourir. Jean Moschos et Sophrone n'avaient plus rien qui les retînt à Alexandrie, et ils devaient pourvoir à leur sûreté; ils profitèrent donc de cette circonstance pour satisfaire le désir qu'ils avaient depuis longtemps de passer en Italie, afin de connaître la discipliné des monastères d'Occident, et de rendre leurs hommages au Saint-Siège apostolique. Ils voulaient aussi lui donner des renseignements précis sur le triste état des églises d'Orient.
Ils s'embarquèrent avec douze de leurs disciples, et visitèrent les monastères qu'ils trouvèrent sur les côtes de l'Asie et de l'Europe, ainsi que dans les îles, entre autres ceux de Chypre et de l'Archipel. Enfin, après une très longue traversée, ils arrivèrent à Rome où régnait le pape Boniface V. Ce fut là le terme des nombreuses pérégrinations de Jean Moschos, car il y mourut vers l'an 620. Pendant son séjour dans la Ville éternelle, rassemblant ses notes et ses souvenirs, il avait composé son célèbre ouvrage intitulé le Pré spirituel. Il le dédia à son cher disciple Sophrone, qui en est souvent regardé comme l’auteur, quoiqu'il n’en ait été que le collaborateur.
Ce livre est un recueil de miracles et d'exemples de vertus pratiquées par les solitaires que l'auteur avait vus, ou dont il avait entendu parler. Sa naïve narration est écrite d'un style simple, mais varié. On lui reproche un peu trop de crédulité; il faut avouer que le bon religieux du 7e siècle ne songeait guère à se garantir des sévères critiques du 19e. Du reste, cet ouvrage a été cité avec éloge dans 7eme Concile général, ainsi que par saint Jean Damascène, et on le regarde non seulement comme très édifiant, mais encore comme très utile pour l'histoire monastique. Ce qu'il y a de plus intéressant, c'est, qu'on trouve quantité de preuves de la foi et de la discipline de l'Église dans ces temps anciens.
Jean Moschos avait demandé qu'on l'ensevelit au monastère du mont Sinaï, ou à celui de Saint-Théodose; preuve touchante de l'ardente affection des chrétiens orientaux de cette époque pour la Terre Sainte. Sophrone, accomplissant la dernière volonté de son maître, rapporta ses dépouilles mortelles dans l'enceinte bénie de Saint-Théodose. Il paraît qu'il revint bientôt après en Égypte.
La Providence divine l'y conduisait pour arrêter les progrès que l'hérésie naissante des Monothélites commençait à y faire sous la protection de Cyrus, patriarche d'Alexandrie. Le venin de cette erreur était d'autant plus dangereux qu'on l'avait plus artificieusement caché sous des apparences de paix et de charité. Le prétexte était de réunir les Eutychiens avec les Catholiques, en inventant des manières de parler qui pussent convenir aux uns et aux autres. C'est pour cela que les novateurs avaient décidé qu'on ne devait point parler de deux volontés, ni de deux opérations en Jésus Christ, mais d'une seule volonté, ou opération théandrique, c'est-à-dire appartenant également aux deux natures de l'Homme-Dieu. Sophrone, avec son esprit pénétrant, découvrit de suite la ruse des hérétiques. Alarmé du péril que courait la foi, il en prit la défense auprès de Cyrus. Il le supplia de ne point publier de prétendus articles de réunion qui étaient opposés au dogme catholique; mais tous ses efforts furent inutiles. Alors ce vigoureux champion de la vérité se mit à combattre l'erreur de vive voix et par écrit. Il était presque le seul en Orient à entreprendre d'éteindre l'incendie qui menaçait d'embraser tout l'empire. Aucune fatigue ne lui coûtait pour atteindre ce but. Voyant qu'il ne pouvait rien gagner à Alexandrie, il ne craignit pas de faire un long et pénible voyage pour se rendre à Constantinople, afin de plaider auprès du patriarche Sergius en faveur de la doctrine de l'Église. Mais ayant trouvé en lui des dispositions détestables, il quitta la capitale byzantine, et retourna en Judée pour abriter ses vertus et ses talents derrière les murs du monastère de Saint-Théodose dont il était séparé depuis si longtemps de corps, mais non de coeur.
Il fut heureux de voir que la désolation et le veuvage de Jérusalem avaient cessé. L'empereur Héraclius avait fait la paix avec les Perses et recouvré la vraie Croix, (en 699), et le patriarche Zacharie était remonté sur son siège; mais que de ruines de tout genre il fallait réparer ! Sophrone, dont la vie cénobitique ne pouvait rester inactive, s'y employa avec l'ardeur qu'il mettait à toutes choses. Les moeurs chrétiennes avaient été grandement altérées par les ravages d'une guerre barbare, il s'appliqua à les réformer; les livres de l'ancienne liturgie grecque avaient été lacérés on perdus, il travailla à les reconstituer, ainsi que la discipline ecclésiastique. Ce fut probablement pendant cet intervalle de temps de sa studieuse solitude, qui dura à peine quatre ans, qu'il composa ses nombreux et intéressants ouvrages. Cependant, Modeste, abbé du monastère de Saint-Théodose, qui avait remplacé Zacharie sur le trône patriarcal de Jérusalem, vint à mourir (vers 634); alors la voix commune des moines et du peuple proclama Sophrone pour lui succéder. N'en était-il pas le plus digne ?
Élevé malgré lui sur le siège le plus vénérable de l'Église orthodoxe, après celui de Rome, notre saint peut donner libre carrière à son zèle immense, et mettre en oeuvre avec plus de profit les rares talents qu'il a reçus de Dieu pour la défense de la doctrine orthodoxe, et pour l'édification des fidèles.
Il s'efforce d'abord de purger son diocèse des vices et des erreurs qui s'étaient glissés parmi son peuple à la suite des calamités publiques, et de rétablir la piété.
Sa vigilance pastorale ne peut se restreindre dans les limites de sa juridiction. Il ne voit pas sans douleur les maux dont l'Église universelle est menacée par la lâcheté ou la trahison de ceux même qui sont le plus étroitement obligés à maintenir la pureté de sa foi. Un de ses premiers soins, après la consécration épiscopale est s'assembler un concile de tous les évêques ses suffragants, pour condamner le Monothélisme. Il compose en même temps une lettre synodale, véritable chef-d'œuvre dogmatique, renfermant une exposition très nette de la doctrine catholique, et une victorieuse réfutation de l'hérésie. Cette exposition, qui fut depuis approuvée par le 6e concile œcuménique, est le principal monument qui nous reste de la gloire que l'on donne à saint Sophrone, d'avoir été le premier des patriarches qui ait condamné les Monothélites. Sophrone envoya aussitôt cette lettre au pape Honorius, à Sergius, patriarche de Constantinople, ainsi qu'à plusieurs autres prélats. Honorius, trompé par une lettre captieuse que Sergius lui avait écrite, avait imposé le silence sur la question de savoir s'il y avait une ou deux volontés et opérations en Jésus Christ. Ce n'était pas toutefois qu'Honores fût tombé dans l'erreur; les documents les plus authentiques déposent en faveur de son orthodoxie, et démontrent d'une manière incontestable qu'il ne donna jamais à l'hérésie son approbation. Mais, comme le silence en fait de doctrine pourrait être considéré comme une sorte d'approbation de la part des premiers pasteurs, et que d'ailleurs la conduite d'Honorius produisait, à son insu, des effets funestes en Orient, Sophrone mettait tout en oeuvre pour démasquer les sophismes d'une hérésie dont les fauteurs étaient nombreux et puissants. II recueillit en deux livres tous les témoignages de l’Ecriture sainte et de la tradition, qui établissent la distinction des deux volontés en Jésus Christ. Il fit plus encore. Il députa à Rome un de ses suffragants, Étienne, évêque de Dora, pour instruire pleinement le Pape des artifices des hérétiques. Mais, avant son départ, il le conduisit sur le Calvaire, et se servant de l'impression que ce lieu, le plus auguste du monde, devait faire sur son coeur, il l'adjura en ces termes : «Vous rendrez compte à celui qui a été crucifié en ce saint lieu, quand il viendra juger les vivants et les morts, si vous négligez le péril où la foi se trouve. Faites donc ce que je ne puis faire en personne, à cause de l'incursion des Sarrasins. Allez promptement, de cette extrémité de la terres vous présenter au siège apostolique où sont les fondements de la doctrine orthodoxe; informez les saints personnages qui y résident de tout ce qui s'est passé par ici, et ne cessez point de les prier jusqu'à ce qu'ils jugent, selon la sagesse apostolique qui vient de Dieu, cette nouvelle doctrine, et la condamnent canoniquement.»4
Quand Étienne arriva à Rome il trouva Honorius décédé; mais il poursuivit l'affaire auprès de ses successeurs avec tant de persévérance qu'il obtint enfin la condamnation des Monothélites dans le premier concile de Latran tenu à cet effet sous le pontificat de saint Martin I, en 649.
Cependant la paix dont Jérusalem jouissait ne devait pas durer longtemps, car rien ne pouvait arrêter le torrent dévastateur de l'invasion musulmane. De sinistres nouvelles sont propagées. L'armée des Arabes a subjugué Damas et la Syrie; elle a même pénétré dans la Palestine en gagnant, en vue du mont Thabor, une sanglante bataille dans laquelle cent mille Grecs des troupes byzantines ont été massacrés (en 636). Bientôt elle entoure les murailles de la Ville sainte. Les malheureux habitants sont plongés dans une consternation indicible; mais Sophrone, courageux comme un lion, ne sent pas son coeur défaillir. A l'imitation de saint Aignan, cet illustre évêque d'Orléans, qui défendit sa ville épiscopale contre les barbares d'Attila, il met Jérusalem en état de défense, il arme ses ouailles, les réconforte, les exhorte au combat et à la patience. Nous avons de lui un sermon qu'il leur adressa à cette époque, le jour de Noël, pour les consoler de ce que l'incursion des Arabes les empêchait d'aller, selon l'usage, adorer l'Enfant-Dieu à Bethléem, qui n'est située qu'à deux lieues de Jérusalem. Voici quelques mots de ce discours :
«Si nous avions mérité de participer à la joie des Pasteurs et des Mages, nous pourrions comme eux nous rendre librement à cette chère Bethléem que nous ne voyons à présent que de loin, quoiqu'elle soit à notre voisinage, et nous y chanterions le cantique des anges, Gloria à Dieu… Il est vrai que nous pouvons le chanter ici, mais nous n'avons pas la consolation de voir la sainte Crèche, et cette grotte vénérable et toute céleste, parce que nous nous en sommes rendus indignes par nos péchés. Convertissons-nous donc au Seigneur.»5 C'est ainsi que le pieux pontife engageait son troupeau affligé à faire pénitence.
«A cette époque de décadence et de désorganisation, dit Mgr Dupanloup, les évêques avaient dû prendre en mains l'administration matérielle et la défense des cités. Le patriarche de Jérusalem fut à la hauteur de la mission que l'invasion arabe lui imposait. Pendant deux ans, il lutta avec son peuple contre des ennemis acharnés. Qui nous dira tout ce qu'il eut à souffrir dans l'âme et dans le corps pendant ces deux siècles d'angoisses ? On espérait toujours des secours d'Héraclius.
Moins heureux que saint Aignan, qui délivra Orléans, Sophrone dut succomber enfin devant des forces cent fois plus puissantes que les siennes. Du moins, il ne se rendit qu'après avoir conclu avec Omar, général de l'armée musulmane, une capitulation honorable, et qui dut même paraître clémente après les cruautés de l'invasion persane. Cette capitulation a été à peu près le régime sous lequel les chrétiens ont vécu en Terre Sainte jusqu'à nos jours. Les principales conditions étaient que les chrétiens demeureraient libres d'exercer leur religion dans toute la Palestine, et que sûreté leur était accordée pour leurs personnes, leurs biens, leurs églises et leurs monastères. Mais on sait que ces stipulations furent très mal observées dans la suite des temps. Les chrétiens étaient soumis à une double taxe personnelle et foncière.
Dès que le calife eut pénétré dans Jérusalem, il se fit conduire sur l'emplacement du temple de Salomon, où il voulait construire une mosquée. Sophrone, qui l'accompagnait, voyant ce chef mahométan commander en maître pour faire élever un temple à l'erreur dans l'enceinte de l'antique sanctuaire de Dieu, détourna ses regards et dit en langue grecque, d'une voix entrecoupée par les sanglots :
«C'est vraiment maintenant que l'abomination de la désolation, prédite par le prophète Daniel, est dans le lieu saint.»
Au milieu de ces lugubres conjonctures, notre pieux patriarche donna encore des preuves d'une énergie et d'une charité héroïques. Il tâcha d'empêcher la dispersion de son troupeau; il le fortifia par ses discours, il l'assista par ses libéralités, et, comme un pasteur fidèle, il s'exposa souvent à la mort parmi les barbares vainqueurs pour sauver la vie corporelle et la vie spirituelle de ses brebis. Mais ses efforts avaient peu de succès, et son coeur était navré de douleur en voyant les fruits de ses longs travaux dépérir de jour en jour sous le joug pesant des infidèles. Il se trouvait donc réduit à déplorer le malheur immense de son église, et les lamentations du prophète Jérémie n'avaient pas de plaintes assez amères pour exprimer sa tristesse. Accablé sous le poids de son affliction, et sous celui de sa vieillesse, il passa à une vie plus heureuse, peu de temps après la reddition de Jérusalem, le onze mars, jour auquel l’Eglise grecque et l'Église latine l'honorent d'un culte public. Il était âgé de quatre-vingt-sept ans. On pense généralement que sa mort arriva en 688; ce qui s'accorde avec les Menées des Grecs qui ne lui donnent que trois ans de pontificat. Cependant Le Quien et Papebroch pensent qu'il y a des raisons plausibles de croire que et événement n'eut lieu qu'en 644.
Sa mort, dit le cardinal Baronius, fut une très grande perte pour l'Église Catholique; car, outre qu'il la défendit avec une vigueur indomptable contre les erreurs des Monothélites, et qu'il l'édifia par la sainteté de sa vie; si l'on juge de l'excellence de sa doctrine, et de la beauté de son éloquence par le peu qui nous reste de ses écrits, il mérite à juste titre d'être considéré comme une des plus éclatantes lumières de l'Église Orientale.
Il n'y a rien à ajouter à un tel éloge.
En terminant cette biographie, disons un mot des oeuvres de saint Sophrone. Elles sont nombreuses et variées comme son érudition. Photius,6 en parlant de leur style, remarque que cet auteur aime à employer des néologismes, et à courir par bonds et par sauts comme un jeune coursier, mais qu'on trouve dans ses écrits une vraie piété, et une connaissance très exacte des dogmes de la religion.
Malheureusement plusieurs des ouvrages de ce grand évêque ont été perdus; il ne nous en reste qu'une vingtaine. Voici les principaux :
– L'éloge de saint Jean l'Aumônier;
– le sermon du jour de Noël, pendant le siège de Jérusalem;
– l'éloge de saint Cyr et de saint Jean;
– la vie de sainte Marie Égyptienne;
– la lettre synodale à Sergius, patriarche de Constantinople;
– et d'éloquentes homélies.
– Il y a de plus les odes Anacréontiques. Cette charmante poésie se nomme ainsi parce qu'elle a le même mètre et la même élégance que les vers d'Anacréon, mais elle en diffère essentiellement parce qu'elle s'applique à des sujets d'une piété vive et touchante.

l'Abbé LAURENT DE SAINT-AIGNAN, chanoine d'Orléans (1886)


1 Fleury, Histoire de l’Eglise, T. VIII, LIV. 37, n° 13.

2 Patrol. Grec. T. 87, p. 3390.

3 Ils furent depuis appelés Jacobites.

4 Patrol. Grec. tom. 87, p. 3141.

5 Patrol. Grec. tom. 87, p. 3205.

6 Photius Cod. 231