SAINT PATRICE1 APÔTRE D'IRLANDE

fêté le 17 mars

tiré de : Les Petits Bollandistes; Vies des saints tome 3 p. 467 à 476


C
'est bien justement qu'on a regardé l'étroite union de l'Église, d'Irlande avec le Saint-Siège, pendant les trois siècles de persécution qu'elle vient de traverser, comme la source du courage héroïque déployé par ses enfants pour la défense de la foi catholique. Les catholiques irlandais croient, depuis 1400 ans, que cette union de leur patrie avec Rome est l'œuvre de saint Patrice : aussi leur amour et leur reconnaissance pour ce grand apôtre ne sont-elles égalées que par leur attachement au Siège de Pierre.
Ce n'est qu'à partir du pontificat de saint Célestin II, que l'Irlande put s'appeler une terre chrétienne. Sans doute quelques-uns de ses enfants s'étaient déjà rangés sous la bannière du Christ; mais ils vécurent isolés tant qu'aucun apôtre ne visita leurs bords.
En ce temps-là (431) Pallade était diacre de Rome : or, l'on sait quelle était l'importance de cette charge dans les premiers siècles de l’Église : la plupart des premiers papes l'avaient occupée avant d'être promus au souverain pontificat, et pendant la vacance du siège apostolique, c'est le diacre de Rome qui prenait en main l'administration. Célestin I er y alors régnant, se sépara de Pallade, qui était son bras droit, et dont il devait, mieux que nul autre, connaître la science et la piété, pour l'envoyer en qualité de premier évêque aux Scots2 de l'Irlande qui croyaient en Jésus Christ. En passant à Auxerre, Pallade pria, au nom du pape, saint Germain, d'aller combattre le pélagianisme dans la Grande-Bretagne.
Les prédications de Pallade en Irlande produisirent peu de fruits, «car personne ne peut rien recevoir sur la terre si le ciel ne l'envoie et ne le donne». Son séjour fut de courte durée dans ce pays : il avait eu cependant le temps de fonder trois églises ou communautés chrétiennes : Teach-na-Roman ou maison des Romains; Kill-fine, Dunlavin actuel, et Domnach-Ardech ou Donard, près de Dunlavin : c'est à Dunlavin qu'avant de repartir pour Rome, il laissa les livres et les reliques que lui avait donnés saint Célestin, ainsi que les tablettes dont il se servait pour écrire. Mais Rome ne devait pas le revoir. Ayant passé la première mer, comme disent les Irlandais, c'est-à-dire le détroit qui sépare l'Irlande de l'Angleterre, il parcourut une partie de ce pays et alla mourir à Fordun, dans l'Écosse actuelle. Il y avait à Donard, en Irlande, les cendres de ses deux disciples Sylvestre et Salone, qui furent honorés comme saints.
Tels sont les commencements de la foi sur cette terre qui devait s'appeler plus tard l'île des saints; tel est le grain de sénevé qui, cultivé par les mains de Patrice, devint un grand arbre.
Nous ne connaissons les commencements de saint Patrice que par sa confession qu'il nous a laissée. On nous saura gré de reproduire ce monument précieux d'autobiographie, en y intercalant quelques notes en parenthèses.

«Moi, Patricius, misérable pécheur et le dernier des serviteurs de Jésus Christ, j'eus pour père le diacre Calpurnius, fils du prêtre Potitus. Je naquis (377) à Bonaven Taberniæ (dans le voisinage de Boulogne-sur-Mer), dans une villa que possédait mon père, et où je fus plus tard capturé par des pirates, dans les circonstances que je vais raconter. J'avais alors seize ans, et ne m'étais jamais préoccupé sérieusement du service de Dieu. Les barbares m'enlevèrent avec plusieurs milliers d'autres captifs. On nous entassa sur des barques, et nous fûmes transportés en Hibernie. Le Seigneur voulait châtier nos offenses et nos ingratitudes passées. Jeté ainsi, pauvre adolescent, parmi ces nations étrangères, mon cœur s'ouvrit à la grâce; je pleurai mes fautes, et résolus de changer de vie. Dans sa bonté miséricordieuse, le Seigneur daigna agréer mes vœux encore stériles; sa main me protégea parmi tant de dangers et me sauva la vie. J'étais profondément ignorant. Dès mon enfance, j'avais manifesté une véritable horreur de l'étude. La vie libre, au grand air des champs, me plaisait seule. Maintenant, captif et exilé, il me fallait conduire les troupeaux aux pâturages. Le goût de la prière me saisit peu à peu. Je passais les journées et une partie des nuits dans ce saint exercice. Je m'agenouillais sur la neige, sur la terre gelée ou détrempée par les pluies d'hiver. Six ans s'écoulèrent ainsi, et j'étais heureux dans ma captivité, parce que le Seigneur consolait mon âme. Une nuit, j'entendis, dans une vision, la voix d'un ange qui me disait : Tes prières et tes jeûnes ont touché le cœur de Dieu. Tu reverras bientôt ta patrie. Le navire qui doit t'emmener attend au port. — Cependant j'étais à deux cent milles de la côte, et ne connaissais pas le port dont on me parlait. Toutefois, plein de confiance dans le Dieu qui me dirigeait, je pris la fuite, j'arrivai heureusement au port de Ben (Boyne). Un navire y stationnait; j'y montai et demandai au pilote de m'emmener avec lui. Il s'y refusa brutalement, et je reprenais déjà la route de terre, pleurant et priant, lorsque le pilote me cria : Viens si tu veux; seulement sois-nous fidèle ! —
Or, ces hommes étaient des païens (et vraisemblablement aussi des pirates). Combien j'eusse souhaité qu'ils m'eussent voulu suivre dans la foi du Christ ! Cependant on leva l'ancre. Après trois jours de navigation, nous primes terre dans un lieu inhabité, où nous marchâmes vingt-sept jours. Les vivres et l'eau manquèrent, et la faim se fit affreusement sentir. Le pilote me dit : «Tu es chrétien et tu prétends que ton Dieu est tout-puissant. Prie-le donc pour nous, afin qu'il vienne à notre aide.» — «Convertissez-vous du fond du cœur, répondis-je, et Dieu vous sauvera.» — À peine j'achevais ces paroles, que nous aperçûmes une troupe de sangliers. On en tua un grand nombre et l'abondance revint dans la caravane. Tous louaient le Seigneur, et me témoignaient la plus vive reconnaissance. Les douleurs, les épreuves, les tentations ne me manquèrent pourtant pas. Un jour, l'un de mes compagnons de voyage me présenta un morceau de viande, en me disant : «Il a été offert aux dieux.» — «Je vous rends grâces, répondis-je.» — Et, ce jour-là, je me passai de nourriture. Une autre fois, durant la nuit, pendant que je dormais, je sentis la secousse d'une énorme pierre lancée sur moi. Je crus d'abord qu'un rocher s'était détaché de la montagne, et m'allait ensevelir sous son poids. J'invoquai le Seigneur. À ce moment, le soleil commençait à poindre à l'horizon. Il me sembla que le Fils de Dieu, dans sa gloire, venait à mon aide. Je me levai et ne ressentis aucun mal. J'arrivai enfin dans ma patrie. J'y étais depuis deux ans, lorsque, pour la seconde fois, une bande de pirates m'enleva encore. Je priai le Seigneur, et une voix divine se fit entendre. Ta captivité ne durera que deux mois, me dit-elle. — En effet, le soixantième jour, je fus délivré et revins près de mes parents qui m'accueillirent avec des larmes de joie. Ils se promettaient qu'après tant de tribulations, je ne serais plus ravi à leur tendresse. Ils me répétaient incessamment ces paroles, et voulaient me faire promettre de ne les quitter jamais. Or, une nuit, je vis se dresser devant moi un personnage céleste, tenant à la main un volume qui semblait un recueil de lettres. Je suis Victricius, me dit-il. — Et il me présentait la collection de ses lettres. Sur la première page je lus : Voix de l'Hibernie. Comme je continuais la lecture, il me semblait entendre les bûcherons de Foclutum (Foclayd) qui, s'adressant à moi, me disaient : Nous vous en supplions, saint jeune homme, revenez parmi nous, et enseignez-nous la voie du Seigneur. — Je me sentis ému jusqu'aux larmes, je pleurai, et la vision disparut. Béni soit le Seigneur ! car depuis, les paysans de Foclutum ont répondu à l'espérance que cette prophétie fit naître en mon âme. La nuit suivante, au plus profond de mon être ou à mes côtés, je ne saurais le dire, mais le Seigneur le sait, j'entendis comme des cantiques d'une psalmodie sainte, mais je ne voyais personne, et je ne sus d'où venaient ces voix. Je me mis en prière, et j'entendis murmurer à mon oreille cette parole : «Je suis celui qui ai donné mon âme pour racheter la tienne.» — En ce moment, il me semblait qu'au dedans de moi quelqu'un priait avec des gémissements et des larmes; j'avais la conscience que l'Esprit de Dieu priait en moi. — Le lendemain, je m'ouvris de ces visions mystérieuses à un ami d'enfance. Il me répondit : Un jour tu seras évêque d'Hibernie. — Cette parole me jeta dans la consternation, moi misérable pêcheur. Et cependant elle se réalisa.»3
À quelque temps de là, les parents du jeune Patrice durent faire un voyage en Armorique. En arrivant, ils trouvèrent toute la province envahie par des barbares. Le père et la mère de Patrice furent égorgés. Le jeune homme fut réservé comme un esclave de valeur. On le vendit à des Pictes, qui l'emmenèrent sur leurs vaisseaux. La flottille se dirigeait vers la Grande-
Bretagne, lorsque des navires gaulois, venant à la rencontrer, s'en emparèrent. Patrice changeait de maîtres, sans recouvrer sa liberté. On mit le cap sur Bordeaux. Là, des chrétiens rachetèrent le captif, qui vint frapper à la porte du monastère de Saint-Martin de Tours. On l'admit au nombre des religieux, et il s'y distingua bientôt par sa piété et sa ferveur.
Cependant les visions divines ne cessaient de lui montrer l'Hibernie comme la terre où il devait porter la semence céleste de la foi. Après quatre années de vie cénobitique, il quitta le monastère hospitalier, franchit le détroit, et vint évangéliser la cité irlandaise de Temoria (Temair). Ce n'était pas encore l'heure marquée par la Providence. Le missionnaire fut accueilli par les populations païennes comme un ennemi. Il lui fallut quitter cette terre ingrate et revenir dans les Gaules. Il se plaça durant trois ans sous la direction de l'illustre évêque d'Auxerre, saint Germain. Puis, durant neuf années, il alla demander aux rochers de l'île de Lérins, avec la solitude qu'ils lui offraient, les secrets de grâce et de conversion dont il avait besoin pour le pays lointain qu'il avait mission de convertir. Germain d'Auxerre, qui avait parcouru la Grande-Bretagne en qualité de légat du pape, savait qu'à l'extrémité nord du monde connu existait une terre qui n'avait pas encore vu se lever le soleil de la foi : Patrice, qui l'accompagnait dans ce voyage, entretenait le saint évêque de ses espérances et de ses projets d'apostolat. Germain comprit la nécessité d'envoyer en Hibernie des ouvriers évangéliques. À son retour d'Angleterre, il fit partir Patrice pour Rome avec des lettres de recommandation à l'adresse du pape saint Célestin : il dut parler au souverain pontife de l'avantage qu'il y aurait d'adjoindre comme coopérateur à Pallade un religieux qu'une longue captivité avait familiarisé avec la langue et les usages des Irlandais.
Saint Patrice fut accompagné à Rome par un saint prêtre du clergé d'Auxerre, nommé Segetius, et qui avait reçu pour instruction de saint Germain de représenter le futur apôtre «comme un homme fort et apte à faire la moisson du Seigneur». Un missionnaire dont le talent et la piété étaient attestés par saint Germain, c'est-à-dire par un évêque qui avait toute la confiance du pape, ne put qu'être le bien venu à Rome. Suivant une tradition depuis longtemps reçue dans la capitale du monde catholique, tout l'entourage du pape déclara unanimement que nul plus que Patrice n'était propre à la mission d'Irlande.
Ce fut très peu de temps avant la mort de saint Célestin que saint Patrice demanda au siège apostolique de bénir ses travaux. Sans tarder, il reprit le chemin d'Auxerre où l'attendait son ami et son protecteur, Germain. Il était en route pour l'Irlande lorsque deux disciples de Pallade lui apportèrent la nouvelle de la mort de leur maître. Alors, il fit un détour pour aller se faire consacrer par un évêque d'Angleterre, nommé Amator, dont on ignore le siège. Après avoir reçu la consécration épiscopale, il se rendit à sa destination, accompagné d'Analius, d'Iserninus et de plusieurs autres — la sainte compagnie aborda en Irlande dans le courant de l'été de l'année 432.
À son passage à travers la Cumbrie et les Cornouailles, sa parole et ses miracles avaient opéré d'éclatantes conversions. On voulut le retenir. On chercha à l'effrayer par la perspective des dangers qu'il allait courir chez les païens de l'Hibernie. «Mais, dit-il dans sa Confession, le Seigneur me rassurait dans des visions célestes. Une nuit, son ange me fit lire cette parole du prophète Zacharie : «Qui vous touche, touche la prunelle de mon œil.» (Zach 2,8) Arrivé en Irlande, il se rendit à l'assemblée générale des chefs et des guerriers de l'Hibernie, qui se tenait annuellement à Tarah, ou Temoria, dans la province de l'East-Meath. Là résidait le principal chef, appelé le roi de l'île; le collège des druides y était installé et formait le centre religieux à côté du centre politique de tout le pays. Patrice prêcha intrépidement la foi de Jésus Christ devant ces farouches guerriers. Le fils de Neill, le monarque principal, interrompit le discours, et menaça l'audacieux étranger de toute sa colère : mais plusieurs autres chefs se convertirent, entre autres le père de saint Benen, ou Benigne, qui devait succéder plus tard à saint Patrice sur le siège d'Armagh. Leur exemple fut bientôt suivi par les rois de Dublin, de Minster et par les sept fils du roi de Connaught. L'Ultonie, rebelle à tous les efforts de saint Pallade, accueillit le nouvel évêque avec enthousiasme. L'un de ses néophytes lui offrit un domaine considérable, près de la ville de Down; un monastère y fut érigé sous le nom de Sabhall-Padrigh (Grange de Patrice). C'est en effet dans une humble grange que le nouveau missionnaire célébra pour la première fois l'office divin sur le sol de l'Irlande, et c'est pour rappeler ces modestes commencements de son apostolat que l'évêque missionnaire donna le nom de Grange à son premier monastère. Deux autres fondations de ce genre, Domnach-Padrigh (Église de Patrice) et Armagh, devinrent en quelques années des chrétientés considérables. Surpris lui-même des progrès de son apostolat, l'humble évêque s'écriait : «D'où peuvent venir ces merveilles ? Comment les fils de l'Hibernie, qui n'avaient jamais connu le Dieu véritable et qui adoraient des idoles impures, sont-ils devenus un peuple saint, une génération d'enfants de Dieu ? Les fils et les filles de rois sollicitent l'honneur d'être moines, ou de consacrer leur virginité au Seigneur. Naguère, je baptisais une jeune fille des Scots aussi noble que belle. Six jours après, elle vint me trouver et me dit : «Un ange m'est apparu; il m'a ordonné de demeurer vierge et de n'avoir d'autre époux que Jésus Christ.» Elle sollicitait avec instance le voile des religieuses. Elle le reçut, malgré les menaces, les persécutions mêmes de sa famille. Et combien d'autres vierges et veuves, qui luttent ainsi contre tous les obstacles humains, pour demeurer fidèles à leur époux céleste ! Je n'en sais pas le nombre; mais Dieu le sait, lui qui donne à ses humbles servantes un héroïque courage. Aussi, qui m'arrachera jamais à cette terre de bénédiction ? Ce qui reste de ma famille me sollicite en vain pour qu'une dernière fois j'aille visiter ma patrie. On m'appelle dans les Gaules, où j'aurais tant de bonheur à contempler la face des saints. Mais l'Esprit m'enchaîne à cette terre que j'évangélise. Si je la quittais, je serais un déserteur !»4
L'histoire et la légende se sont emparées à l'envi de la vie de Patrice.
Dans sa légende, rien n'est plus poétique que la rencontre de l'apôtre gallo-romain avec les bardes irlandais qui formaient une caste héréditaire et sacerdotale. C'est parmi eux qu'il recrute ses plus fidèles disciples : c'est Ossian lui même, c'est l'Homère aveugle de l'Irlande, qui se laisse convertir par lui, et à qui il permet à son tour de lui chanter la longue épopée des rois et des héros celtiques.5 L'accord ne s'établit pas entre eux sans être précédé de quelques orages : Patrice menaçait de l'enfer les guerriers trop profanes dont Ossian voulait la gloire, et le barde répliquait à l'apôtre : «Si ton Dieu, à toi, était en enfer, mes héros l'en retireraient». Mais la vérité triomphante amena la paix entre la poésie et la foi. Les monastères fondés par Patrice devinrent l'asile et le foyer de la poésie celtique. Une fois bénis et transformés, dit un vieil auteur, les chants des bardes devenaient si beaux que les anges de Dieu se penchaient au bord du ciel pour les écouter6 et l'on s'explique ainsi pourquoi la harpe des bardes est restée le symbole et le blason de l'Irlande catholique.
Dans son histoire, rien n'est mieux constaté que son zèle pour préserver le pays où il avait lui-même subi l'esclavage, des abus de la servitude et surtout des incursions de ces pirates, Bretons et Scots, voleurs et marchands d'hommes, qui en faisaient une sorte, de haras où ils venaient recruter leur bétail humain. Rien n'est plus authentique que son éloquente protestation contre le roi d'une horde bretonne qui, débarquant au milieu d’une peuplade baptisée de la veille, en avait massacré plusieurs, et enlevé les autres pour les vendre au loin. «Patrice, pécheur ignorant, mais constitué évêque en Hibernie, réfugié parmi les nations barbares, à cause de son amour pour Dieu, j'écris de ma main ces lettres pour être transmises aux soldats du tyran, je ne dis pas à mes concitoyens ni aux concitoyens des saints de Rome, mais aux compatriotes du diable, aux apostats Scots et Pictes qui vivent dans la mort et qui viennent s'engraisser du sang des chrétiens innocents que j'ai enfantés à mon Dieu … La miséricorde divine que j'aime ne m'oblige-t-elle pas à en agir ainsi, pour défendre ceux-là mêmes qui naguère m'ont fait moi-même captif et qui ont massacré les serviteurs et les servantes de mon père ?» Ailleurs il vante l'intrépidité des filles esclaves qu'il avait converties, et qui défendaient héroïquement, contre des maîtres indignes, leur pudeur et leur foi.
La traite des hommes et des femmes se pratiquait alors chez toutes les nations celtiques, comme au siècle dernier sur la côte d'Afrique. Chez elles l'esclavage et le commerce des esclaves furent bien autrement difficiles à déraciner que le paganisme. Ce commerce était encore en pleine activité au 10 e siècle entre l’Angleterre et l'Irlande, et le port de Bristol en était l’entrepôt principal.
Mais reprenons la lettre de saint Patrice à Corotic, car ainsi se nommait ce barbare, ce chef de clan qui avait dévasté le troupeau de Patrice : «Où iront cependant, s'écrie le saint Apôtre, où iront ce Corotic et les bandits qu'il a soulevés contre le Seigneur et son Christ ? Quel sera le sort des scélérats qui comptent comme un exploit le massacre de faibles femmes,
qui se partagent avec des mains ensanglantées l'héritage des orphelins, qui croient fonder dans le sang et les larmes une royauté temporelle, moins stable que le nuage ou la fumée ? «Peccatores et fraudulenti a facie Domini peribunt.» Le farouche spoliateur ne se laissa point attendrir par cette lettre; il ne rendit pas les captifs. Patrice répandit alors dans toute l'île de la Grande-Bretagne, en Armorique, dans les Gaules et en Germanie, des exemplaires de sa lettre à Corotie. Il y joignit l'attestation suivante : «En présence de Dieu et de ses anges, je certifie que l'avenir sera tel que je l'ai prédit. Non pas que je veuille présumer de mon ignorance ou de ma faiblesse, mais le Seigneur ne ment pas, et c'est sa parole que j'annonce. Je
supplie tous les serviteurs de Dieu qui liront cette lettre de la publier partout et de la faire connaître au peuple chrétien. Qu'on la distribue surtout parmi les sujets de Corotic. Peut-être un jour viendront-ils à résipiscence; alors ils regretteront d'avoir trempé leurs mains dans le sang, et ils rendront la liberté aux captifs.». — Quelques mois après, Corotic, frappé d'aliénation mentale, mourait dans le désespoir.
Durant le pontificat de saint Léon le Grand, Patrice avait fait un voyage Rome pour obtenir l'érection canonique de l'église d'Armagh en métropole. À son retour, il ordonna en Hibernie de nouveaux évêques, dont les actes font monter le nombre jusqu'à trente. Nous n'en connaissons plus que deux, Auxilius et Iserninus, dont le nom, sans aucune mention de siège, figure avec celui du saint en tête des canons d'un concile d'Armagh. Ces canons sont intéressants au point de vue des mœurs de la Grande-Bretagne au 5 e siècle. Le rachat des captifs était l'œuvre de charité par excellence, en un temps d'invasions perpétuelles.
Des paroisses étaient déjà constituées : les pasteurs qui en avaient la direction portaient le titre d'«abbés», sans doute parce que ce furent des religieux ou des moines qui les premiers réunirent dans chaque localité un noyau de fidèles. Il leur était prescrit de n'accueillir aucun clerc ou prêtre étranger, s'il n'était porteur d'une lettre de communion délivrée par l'évêque diocésain. Celui-ci faisait chaque année des visites pastorales dans le territoire soumis à sa juridiction. Durant le temps qu’il passait dans une paroisse, toutes les offrandes faites à l'autel par les chrétiens de la localité lui appartenaient : l'abbé ou parochus qui aurait voulu les retenir à son profit était frappé de censure. Les clercs inférieurs ne pouvaient quitter une église ni passer à une autre, sans la permission du titulaire. Enfin les évêques étrangers ne devaient exercer aucune fonction de leur ordre sans l'autorisation expresse du diocésain.
Telle était la situation religieuse de l'Église d'Irlande, après les trente années d'épiscopat de son fondateur. Saint Patrice était alors octogénaire. Il voulut, dans une dernière page de sa Confession, inscrire le testament spirituel qu'il laissait à ses successeurs. «Si je n'ai pas fait plus, dit-il, qu'on l'impute à mon incapacité et à ma misère. Plaise à Dieu que mes fils me dépassent en œuvres de bénédiction et en fruits de salut ! Ce sera ma gloire : Filius sapiens gloria patris est ! Je confesse humblement mon insuffisance, mais du moins je puis me rendre le témoignage d'avoir toujours pratiqué le désintéressement le plus absolu. Combien de fois, mes frères, les chrétiens, les vierges de Jésus Christ, les pieuses femmes déposaient sur l'autel les offrandes qui m'étaient destinées ! J'eus toujours soin de les leur faire rendre. Souvent on me reprocha d'en agir ainsi. Mais je voulais par là honorer mon ministère aux yeux des infidèles, et prévenir jusqu'à l'ombre d'un soupçon d'avarice, ou de cupidité. Ainsi, de tant de milliers de néophytes que j'ai baptisés, nul ne peut se vanter de m'avoir fait accepter un présent pour mon usage personnel. S'il en est un seul, qu'il le dise : je suis prêt à tout rendre. Mes bien-aimés, c'est vous, non vos richesses, que j'ai cherchés. Ce qui m'avait été donné gratuitement, je l'ai distribué de même; les clercs ordonnés par ma médiocrité ne peuvent se plaindre que j'aie rien reçu d'eux. La chaussure même de mes pieds, je n'aurais pas voulu la devoir à la charité de qui que ce fût. À vous, vos biens; à moi les fatigues, les dangers, les périls de tout genre, au prix desquels j'ai pu sauver quelques âmes. Jésus Christ mon maître fut pauvre; je le remercie de m'avoir appelé à l'honneur de partager son calice. Combien j'ambitionne le sort de nos martyrs qui ont versé pour lui leur sang ! Je voudrais que mon misérable cadavre, déchiré en lambeaux, fût abandonné en pâture au oiseaux de proie ou aux bêtes féroces. Mais puisque ce bonheur m'a été refusé, je supplie humblement le Dieu qui règne dans la gloire de me tenir compte de mon désir et de me faire miséricorde !». Le saint vieillard eut une révélation qui lui fit connaître sa mort prochaine. «Il était allé, disent les Actes, visiter les paroisses de l'Ultonie, et se disposait à reprendre le chemin d'Armagh, lorsque l'ange du Seigneur l'avertit qu'il ne rentrerait point vivant dans sa ville épiscopale. Près de Duna (Down), se trouvait un monastère de pieuses vierges, sous la direction de Brigitte, la perle de l'Hibernie. Le bienheureux Évêque, entouré d'un cortège de religieux et d'ecclésiastiques, voulut visiter ces saintes filles et leur adresser pour la dernière fois ses paternelles exhortations. Pendant qu'il parlait, une brillante lumière vint se fixer sur un point du cimetière, à l'est de l'église. Tous les assistants demandèrent au saint ce que signifiait cette manifestation surnaturelle. Patrice refusa de répondre, mais s'adressant à Brigitte : «Ma fille, expliquez-nous vous-même, lui dit-il, le sens de cette apparition.» La vierge répondit que le lieu ainsi marqué désignait la tombe d'un vénérable serviteur dû Dieu qui devait bientôt y recevoir la sépulture. Patrice ne poussa pas plus loin ses interrogations. Sur le point de quitter Brigitte, il lui dit en particulier : «Je retourne au monastère de Sabhall. Préparez le linceul dans lequel vous devez m'ensevelir, et apportez-le promptement.» Arrivé à Sabhall, l'homme de Dieu s'étendit sur sa couche pour mourir. Il reçut les divins mystères des mains de l'évêque Thasach, son disciple. Puis, levant les bras, il bénit les siens, les recommanda au Seigneur et passa de ce monde à l'éternité, de la foi à la claire vue, des douleurs du temps aux joies sans fin du ciel (17 mars 464). La pieuse Brigitte l'ensevelit dans le linceul fait par elle. La tombe fut creusée dans le cimetière de l'église de Down, au lieu précédemment désigné.
Ses funérailles ne furent pas sans merveilles; on y entendit chanter les anges, et lorsqu'ils se retirèrent, ils laissèrent autour de son corps une odeur agréable, comme si l'on y eût répandu les parfums les plus exquis. L'on dit aussi que, pendant douze jours, il n'y eut point du tout de nuit ni d'obscurité par toute la province; et même que les ténèbres ne furent pas si épaisses durant toute l'année, qu'elles ont coutume, d'être. Comme Dieu a promis à saint Patrice que ceux qui seraient dévots à sa mémoire, et qui feraient quelques œuvres de piété en son honneur au jour de sa fête, obtiendraient miséricorde à l'heure de la mort et ne périraient pas éternellement, il est extrêmement avantageux de se mettre sous sa protection.
La sainteté de ses mœurs répondait à ses grandes et belles actions il récitait chaque jour tout le psautier de David et plusieurs autres prières avec une dévotion extraordinaire; sa vie était une oraison et une application continuelles; il avait un si grand respect pour le signe de la croix, qu'il le faisait à tous moments sur lui, et que, lorsqu'il rencontrait des croix, il s'arrêtait, se prosternait à terre et les adorait très profondément; jamais il ne voyageait les jours de dimanche, étant persuadé que ces jours doivent être uniquement employés au culte de Dieu et au repos intérieur.
Ajoutons à ce tableau quelques traits tirés du Bréviaire romain : «Par la prédication de Patrice, l'Irlande, auparavant foyer d'idolâtrie, devint l'île des saints … Il enrichit son église métropolitaine de reliques de saints, apportées de Rome. Les visions d'en haut, le don de prophétie, de grands miracles, dont Dieu le favorisa, le firent tellement briller, que la renommée de Patrice se répandit très-loin … il adorait Dieu trois cents fois
par jour les genoux en terre; en récitant chaque heure du bréviaire il faisait sur lui cent signes de croix. Partageant la nuit en trois parties, pendant la première il récitait cent psaumes et faisait deux cents génuflexions; il passait la deuxième à réciter les cinquante autres psaumes, plongé dans l'eau froide, le cœur, les yeux, les mains élevées vers le ciel; il consacrait la troisième à un léger repos, étendu sur la pierre nue. D'une humilité singulière, il travaillait des mains comme l'Apôtre».


1 Patricius, Patrick, Padraigh, Parriz

2 Il ne faut pas perdre de vue que les Scots, qui plus tard donnèrent leur nom à l’Ecosse, habitaient alors l'Irlande, et que l'Irlande seule, au 5 e siècle, était désignée sous le nom de Sectie. La mission de saint Pallade, envoyé de Rome est attestée par saint Prosper, dans sa Chronique, publiée vers l'an 434. L'autorité de saint Prosper, en histoire est telle que nul n'a jamais osé la contester : les adversaires du l’apostolicité de l'Église d'lrlande reconnaissent eux-mêmes que saint Pallade a été envoyé par Célestin I er.

3 Bolland., Confess. S. Patricii, t. 2 mart., p. 533-535

4 Confess. Patric., cap. 4

5 Ozanam II, 472

6 Le Villemarqué, Légende celtique, p. 109