SAINT SILVÈRE, PAPE
ET MARTYR (538)
fêté le 20 juin
tiré de : Les Petits Bollandistes; Vies des saints tome 7 p. 168 à
172
La nouvelle du décès
du pape saint Agapet, qui mourut à Constantinople, ayant été
apportée à Rome, le clergé s'y assembla pour lui donner
un successeur. L'impératrice Théodora, femme de Justinien, princesse
hautaine et impérieuse, qui soutenait le parti des hérétiques
opposés au Concile de Chalcédoine, souhaitait qu'on élût
Vigile, archidiacre du défunt; elle espérait que, élevé
à cette dignité par sa faveur, il entrerait dans ses sentiments
et casserait ce que son prédécesseur avait fait contre ces hérétiques
: il le lui avait promis. Elle le chargea donc de lettres adressées
à Bélisaire, par lesquelles elle lui ordonnait de mettre tout
en Ïuvre pour le faire pape. Mais avant qu'il fût arrivé en Italie,
Théodat, roi des Goths, qui était maître de Rome, avait
fait élire Silvère. Anastase le Bibliothécaire dit que
Théodat usa de violence et de menaces pour obliger le clergé
à faire cette élection; il ajoute qu'il avait reçu pour
cela de l'argent de Silvère : la seconde assertion est tout à
fait incroyable, parce que si Silvère avait donné de l'argent
pour être élevé au souverain pontificat, il n'aurait jamais
ou la hardiesse de reprocher à Vigile, comme une simonie détestable,
d'avoir voulu y entrer par cette voie, comme il le fait dans la Bulle de sa
condamnation – mais il n'est pas étonnant qu'un roi barbare et
arien ait imposé un pape aux Romains : ceux-ci, qui savaient que le
schisme est un des plus grands maux du christianisme, souscrivirent aux volontés
de ce prince; et, pour ne pas déchirer la robe de Jésus Christ,
ils donnèrent leurs suffrages à Silvère et le reçurent
pour évêque.
Dieu fit paraître en ce moment la puissance infinie de sa grâce
et le soin particulier qu'il prend de ceux que son troupeau reconnaît
pour pasteurs : car, bien qu'il y eût des vices considérables
dans la promotion de Silvère, et qu'elle parût plutôt une
intrusion qu'une élection canonique, cependant, dès que le consentement
ou la ratification unanime du clergé l'eut rendu pape légitime,
il fit paraître tant de vertus et une vigueur si admirable pour soutenir
la foi et l'honneur de l'Église, que ni l'exil, ni la perte des biens,
ni les tourments les plus cruels, ni la mort même ne furent jamais capables
de l'ébranler ni de lui faire donner une sentence contraire à
ce que ses généreux prédécesseurs avaient fait.
Anastase et Libérat disent qu'il était fils de saint Hormisdas,
qui avait été pape avant lui. Saint Hormisdas l'avait eu d'un
légitime mariage avant d'être promu aux ordres ecclésiastiques;
mais s'il était son fils selon la chair, il l'était encore plus
selon l'esprit; et s'il hérita de ses biens par le droit de la naissance,
il fut beaucoup plus l'héritier de sa foi, de sa piété,
de sa constance et de sa fermeté à combattre les hérétiques.
Quand l'impératrice eut appris son élection, elle lui demanda
la rétablissement d'Anthime, patriarche de Constantinople, que le pape
Agapet avait déposé comme hérétique eutychien.
Il lui répondit généreusement qu'il ne le pouvait pas
faire, parce que la déposition de cet hérétique, non
seulement était légitime, mais aussi entièrement nécessaire
pour empêcher la propagation de ses erreurs. L'impératrice, qui
s'attendait à cette réponse, manda aussitôt à Bélisaire,
qui avait pris Rome sur les Goths, de chasser ce bienheureux pontife et de
mettre l'archidiacre Vigile en sa place. Ce capitaine qui, malgré son
humeur guerrière, ne laissait pas d'avoir de la crainte de Dieu et
de la piété, reçut cet ordre avec douleur; il appréhenda
qu'en mettant la main sur l'oint du Seigneur, il n'attirât sur lui et
sur ses armées les fléaux de la divine justice, et qu'une action
aussi injuste et aussi violent, que celle de donner un successeur à
un pape encore vivant, n'obligeât Dieu d'abandonner l'empire et de lui
refuser sa protection.
À la fin il céda, il eut la faiblesse de dire : «L'impératrice
commande, je dois obéir. La ruine de Silvère ne peut m'être
imputée. La personne qui en est l'auteur en répondra devant
Dieu au dernier jour». Vigile, de son côté, pressait l'exécution
du projet de Théodora. D'ailleurs, Bélisaire était obsédé
par Antonina, sa femme, qui était la confidente de l'impératrice,
et qui n'avait pas moins d'ascendant sur l'esprit de son mari que Théodorat
n'en avait sur celui de Justinien.
Les ennemis de Silvère, pour couvrir l'odieux de leur conduite, eurent
recours à un nouveau stratagème, et publièrent que le
pape était coupable de haute trahison. Vitigès, étant
sorti de Ravenne, en 537, s'avança vers Rome avec une armée
de cent cinquante mille hommes pour investir cette ville. Durant le siège,
qui dura plus d'un an, les Romains et les Goths firent des prodiges de valeur.
À la fin, les derniers furent battus et forcés de se retirer.
On accusa le pape d'avoir entretenu, pendant le siège, des correspondances
avec l'ennemi, et l'on produisit une lettre qu'on prétendait avoir
été écrite par lui au roi des Goths, pour l'inviter à
entrer dans la ville, avec promesse de lui en ouvrir les portes. Bélisaire
s'aperçut aisément de la calomnie, et découvrit que la
lettre était supposée. Il fut prouvé qu'elle avait été
forgée par un avocat nommé Marc, et par Julien, un des soldats
de la garde, tous deux subornés par les ennemis du pape. Ainsi, l'accusation
intentée contre lui n'eut point d'autre suite; mais Bélisaire
n'abandonna pas pour cela le projet de Théodora; il pressa le pape
de faire ce que l'impératrice exigeât de lui, l'assurant qu'il
n'avait pas d'autres moyens de conserver son siège et d'éviter
les malheurs dont il était menacé. Silvère répondit
toujours qu'il ne condamnerait point le Concile de Chalcédoine et qu'il
ne recevrait point les hérétiques à la communion.
Étant sorti de la maison du général, il se retira dans
la basilique de Sainte-Sabine, où il espérait trouver un asile
assuré; mais quelques jours après, il en fut tiré par
un artifice, et conduit au palais Pinciane, où le général
romain avait fait sa résidence durant le siège. On le fit entrer
seul; son clergé, qui l'avait accompagné, resta à porte
et ne le revit plus. Antonina, assise sur son lit, l'accabla de reproches.
Aussitôt un sous-diacre lui ôta son pallium; on le mena ensuite
dans un autre appartement, où il fut dépouillé de ses
ornements pontificaux, et revêtu d'un habit monastique; après
quoi on publia que Silvère était déposé et devenu
moine. Le lendemain Bélisaire fit procéder à l'élection
de son successeur. On savait d'avance que ce serait Vigile. On l'installa
le 22 novembre 537.
Pour Silvère, il fut envoyé en exil à Patare, ville de
Lycie, qui est une province d'Asie. Il eut une joie extrême de souffrir
cette persécution pour la défense de la foi, et il n'était
pas moins content dans les misères de son exil, que dans les honneurs
du premier siège du monde.
L'évêque de Patare le reçut d'une manière fort
honorable et prit hautement sa défense; il se rendit même à
Constantinople, où il demanda une audience particulière à
l'empereur. L'ayant obtenue, il parla au prince avec une généreuse
liberté, et le menaça des jugements de Dieu s'il ne réparait
le scandale. «Il y a, dit-il, plusieurs rois dans le monde; mais il
n'y a qu'un pape dans l'Église de l'univers entier». Ces paroles,
dans la bouche d'un évêque oriental, montrent que l'on reconnaissait
universellement la primauté du siège de Rome.
Justinien n'avait point été jusque-là instruit du véritable
état des choses. Frappé de ce que l'évêque de Patare
venait de lui dire, il donna des ordres pour le retour de Silvère à
Rome, et voulut qu'on le rétablît sur son siège, s'il
était prouvé qu'il n'eût point entretenu d'intelligences
avec les Goths; il ajouta qu'on devrait le transférer à quelque
autre siège en cas qu'on le trouvât coupable.
L'impératrice fit tout ce qu'elle put pour empêcher que cet ordre
fût exécuté; mais Justinien demeura ferme, et Silvère
revint en Italie. L'archidiacre Vigile, qui avait été mis en
sa place, étant informé de ce retour, qui lui faisait craindre
d'être déposé, alla trouver Bélisaire, et lui dit
que, s'il ne remettait Silvère entre ses mains, il ne fournirait pas
l'argent qu'il avait promis pour être élu. Le désir d'avoir
cet argent fut plus fort sur l'esprit de. ce général, que la
crainte d'offenser Dieu et l'appréhension de ses jugements. Il remit
le pape entre les mains des gens de Vigile, et ceux-ci le reléguèrent
dans une île déserte de la mer de Toscane. Anastase le Bibliothécaire
dit que ce fut l'île Ponza ou Pontia, et Libérat, que ce fut
l'île Palmaria; peut-être que, ces deux îles étant
voisines, il fut transféré de l'une à l'autre.
Son courage invincible parut en ce qu'il n'abandonna point le soin de l'Église
universelle ni les fonctions de sa charge. Tous les évêques compatirent
à sa persécution et lui écrivirent des lettres de consolation.
Amateur lui envoya aussi, pour son soulagement, trente livres d'argent, qui
font environ six cents livres à notre manière de compter. Baronius
et de Vence croient que c'était saint Amateur, évêque
d'Autun; mais cela est impossible, puisque saint Amateur, évêque
d'Autun, est mis dans les tables de cette Église plus de deux cents
ans auparavant, et qu'au temps de saint Silvère, c'était saint
Agrippin qui occupait le siège de cette ville. Silvère, dans
la réponse qu'il fit à cet évêque, lui dit, entre
autres choses, qu'il est nourri du pain d'affliction et de l'eau d'angoisse;
mais qu'il ne laisse point pour cela et ne laissera point d'accomplir les
devoirs de sa charge. Quatre évêques, qui étaient ceux
de Terracine, de Fondi, de Fermo et de Minturne, le vinrent visiter. Avec
eux il tint un petit synode et prononça une sentence d'excommunication
contre Vigile, l'accusant d'avoir usurpé, avec de l'argent le Siège
apostolique, où, dès le vivant de Boniface, prédécesseur
d'Agapet, il avait voulu se placer par le, schisme. Il envoya ce jugement
à Vigile : celui-ci en fut si offensé, qu'il le fit resserrer
plus étroitement et traiter avec plus d'inhumanité. Aussi, au
bout d'un an, ce bon pape mourut de faim et des autres incommodités
de son exil, plus heureux de finir sa vie par un si glorieux martyre, que
son compétiteur de posséder un siège où il était
monté par la violence et avec de l'argent. Il fut enterré dans
l'île Palmaria, lieu de son exil. Dieu témoigna, par beaucoup
de miracles, que sa mort était précieuse devant ses yeux : car
tous les malades qui accoururent à son tombeau furent guéris.
Il avait tenu le pontificat deux ans et quelques jours, et, dans une ordination
, il avait créé treize prêtres, cinq diacres et dix-neuf
évêques. Son décès arriva le 20 juin de l'an 538.
Il ne faut pas oublier de remarquer ici qu'après la mort de ce saint
pape, il se fit un changement merveilleux dans l'esprit de Vigile, son persécuteur
: il se déposa lui-même pour un peu de temps, sachant bien qu'il
ne pouvait pas être tenu pour pape légitime, s'il n'avait point
d'autre titre pour retenir le pontificat que l'usurpation sacrilège
et tyrannique qu'il en avait faite; et, lorsqu'il eut été élu
par le consentement unanime du clergé, qui ne jugea pas à propos
d'en élire un autre avec danger de faire un schisme, il fut changé
comme Saül en un autre homme : il exerça la charge pastorale avec
autant de courage, de piété, de zèle et de foi, qu'il
avait fait paraître de violence, d'avarice et de cruauté durant
la vie de son prédécesseur. Il den fut pas de même de
l'impératrice Théodora : comme elle persévéra
toujours dans son obstination et son hérésie, Vigile même,
de qui elle avait attendu tant de condescendance pour ses sentiments, étant
allé à Constantinople, l'excommunia, et elle mourut dans l'impénitence.
Pour Bélisaire, qui avait été l'instrument de sa malice,
on dit qu'ayant été accusé de conspiration contre l'empereur
Justinien, ce prince le dépouilla de tous ses biens et lui fit crever
les yeux : ce traitement l'ayant réduit à la dernière
misère, il fut contraint de demander l'aumône dans Constantinople.
C'était un châtiment terrible du sacrilège qu'il avait
commis contre le grand pape Silvère. Cependant, il s'en était
déjà repenti, et, pour satisfaction de son crime, il avait fait
bâtir une église, avec une inscription sur le portail, qui marquait
que c'était une réparation publique de sa faute. Cette inscription
se voit encore à Rome dans l'église des religieux appelés
Porte-Croix, entre le mont Pincio et le Quirinal. Mais il faut croire que
Dieu ne jugeait pas cette satisfaction suffisante, et que désirant
faire miséricorde à ce grand capitaine, il voulut le punir sévèrement
en cette vie, pour ne pas différer son châtiment en l'autre.
Acta sanctorum, t. IV juinii. - Cf. Artaud de Montor, Histoire des souverains Pontifes romains.