SAINT BERNARD DE MENTHON, APÔTRE DES ALPES,
FONDATEUR DES HOSPICES DU SAINT-BERNARD
fêté le 15 juin
tiré de : Les Petits Bollandistes; Vies des saints tome 7 p. 33 à 42
Saint Bernard naquit en Savoie, au mois de juin de l'année 923, de Richard, seigneur de Menthon, et de Bernoline de Duingt, petite-fille du chevalier Olivier, comte de Genève, pair de France et compagnon des conquêtes de Charlemagne. Honneurs, richesses, alliances, tout concourait à rendre cette famille une des plus puissantes du pays. Ses parents vertueux mirent tous leurs soins à cultiver de bonne heure les excellentes dispositions de cet enfant, unique objet de leurs tendresses. Dès l'âge le plus tendre, il montra un goût décidé pour les exercices religieux et une grande facilité pour l'instruction qu'il recevait au soin de sa famille.
À l'âge de sept ans, on lui donna un précepteur, homme d istingué par ses talents et ses vertus; la pieux Germain lui fit faire de grands progrès dans les sciences; cet homme sage se montra digne d'être l'ange tutélaire de cet enfant de bénédiction. Ses premières études étant avancées, ses parents jugèrent à propos de l'envoyer à Paris, sous la conduite de son précepteur, pour y faire des études plus étendues et plus solides; il n'avait que quatorze ans quand il arriva dans cette ville. Il fit son cours de philosophie, et se livra ensuite avec beaucoup d'application à l'étude du droit et surtout de la théologie; toujours docile aux sages conseils de son guide, fidèle aux impressions de cette religion sainte qui remplit toutes ses pensées, il sut mettre sa vertu à l'abri de toutes les séductions.
La vue des désordres et des ravages affreux que le vice causait parmi les jeunes étudiants de son âge révoltait son coeur innocent et pur; entouré de périls, suspendu sur les bords d'un abîme, ses regards se levaient vers le ciel; c'est alors qu'il confia à son précepteur le vif désir qu'il éprouvait d'entrer dans la carrière ecclésiastique pour fuir davantage la corruption du siècle. Son précepteur, sans toutefois combattre son dessein, lui fit observer qu'il ne devait rien décider à cet égard, sans avoir auparavant, dans une affaire si importante, consulté Dieu, son directeur, des personnes prudentes et ses inclinations. Bernard suivit ce conseil, et, de l'avis de son directeur, il consulta Dieu pendant les trois années qu'il étudia la théologie.
Une si longue éprouve, bien loin de le rebuter, ne fit qu'augmenter son penchant et sa ferveur; alors il forma la résolution de ne plus vivre que pour le ciel et de chercher dans le sanctuaire un asile assuré pour sa vertu : il fréquentait les sacrements deux fois le mois; il s'éloignait des plaisirs et des divertissements permis aux jeunes gens de son rang; toujours il avait en souvenir la piété et la science qui sont nécessaires à un prêtre. Son directeur lui déclara enfin que l'état auquel Dieu l'appelait était le sacerdoce et que son salut y était attaché. Cette décision fixa pour toujours sa vocation; il fit à l'instant voeu de virginité et d'entrer dans l'état ecclésiastique; son précepteur, qui partageait ses desseins et qui avait formé la résolution d'embrasser l'état religieux, affermit Bernard dans sa vocation; et pour ne rien omettre de ce qui pouvait assurer leur choix, ils prièrent saint Nicolas d'être le protecteur de leur entreprise.
Cependant les parents de Bernard, ne pouvant supporter une plus longue absence de leur fils unique, le rappelèrent au château de Menthon; le père, en faisant soigner son éducation, s'était proposé d'en faire un gentilhomme accompli, capable de soutenir un rang élevé et la gloire de sa famille; l'héritier de son nom et de sa fortune devait être un grand homme, selon les idées du temps. Bernard, qui sait que l'obéissance est la première vertu d'un enfant bien né, se rend sans hésiter au sein de sa famille.
Arrivé au château de Menthon, il goûte avec délices le plaisir de se retrouver au soin de sa famille. Toute la noblesse du voisinage est venue prendre part à la fête, chacun s'empresse d'accueillir un jeune homme auquel se rattachent tant d'intérêts; on se livre avec transports aux amusements, aux plaisirs naoefs de cet âge. On sait quelles étaient la courtoisie, la gaieté et toutes les aimables folies qui embellissaient les fêtes d'un vieux manoir gothique. Bernard, qui avait renoncé aux plaisirs du monde, fut peu sensible aux réjouissances que son retour causa, aussi son père ne put s'empêcher de lui laire sentir son indifférence, et comme pour le remettre des fatigues du voyage qu'il prétexta à cette occasion, et dans l'intention de le rendre plus joyeux, il lui déclare ses desseins : «Mon fils, lui dit-il, il est temps de régler votre sort et de me décharger sur vous des fatigues d'une pénible administration : vous allez être le consolateur de ma vieillesse; c'est de vous que dépend tout mon bonheur; c'est vous qui devez perpétuer via famille, dont vous êtes le seul espoir. Il faut donc vous décider à conclure bientôt une alliance honorable que je vous ai ménagée».
À ce discours, le trouble s'empare du jeune Bernard; il se jette aux genoux de son père, le suppliant de ne pas lui imposer des engagements qui l'effraient.
Par ménagement pour le coeur de son père, il n'ose lui découvrir son âme; il se contente d'en être surpris; il s'excuse sur sa jeunesse, et le vif désir qu'il avait de voyager pour son instruction lui fournit un motif plausible; mais le baron de Menthon, au lieu de se laisser attendrir, semporte contre son fils et la menace de le priver de sa succession, s'il ne se rendait au plus tôt à ses voeux.
La baronne se joint à son époux pour exercer sur la coeur de son fils un pouvoir plus irrésistible les caresses, les pleurs, les prières, les menaces, cette tendre mère employa tout. Comment résister aux accents de la voix maternelle ? Bernard, tout ému, ne sachant comment se défendre, se contente de demander quelque délai.
Le baron, persuadé que la vocation de son fils et ses dégoûts pour la monde ont été inspirés par le pieux Germain, prend le parti d'éloigner ce conseiller importun; Germain qui, de son côté, brûlait du désir de suivre sa vocation, profita de l'occasion pour se retirer à Talloires, où vivaient quelques cénobites sous la conduite de saint Benoît, et où il trouva la paix de l'âme, qu'il cherchait.
L'éloignement de Germain ne fit rien changer aux voeux de Bernard; ce fut dès lors au contraire qu'il conçut pour la pureté cet amour vif qui ne fit qu'influer davantage sur toute sa conduite. Cependant la père, persuadé que son fils serait vaincu, dès qu'il verrait celle qu'on lui proposait pour épouse, lui ordonna d'aller rendre visite au baron de Miolans, qui était venu le voir à son retour de Paris; il crut même devoir le conduire lui-même dans la famille de l'épouse qu'il lui avait choisie.
Marguerite de Miolans réunissait toutes les qualités les plus distinguées, pour captiver le coeur d'un époux; mais celui de Bernard ne pouvait s'attacher à aucun bien périssable; Marguerite, n'obtint que son respect et son estime; les parents, qui ne pouvaient se douter de ce qui se passait dans l'esprit de Bernard, croyant apercevoir sa sympathie dans cette entrevue, ne songent plus qu'à régler les conditions et les préparatifs du mariage; tous sont dans la joie, excepté Bernard : sa conscience et ses goûts repoussent les chaînes qu'on lui veut imposer. Cependant il n'ose se prononcer; la piété filiale ne peut lutter avec les prétentions paternelles; le contrat est dressé; ne voyant aucun moyen de refuser, le jeune baron le signe.
Le jour fixé pour la cérémonie avance; il faut partir pour Miolans. Bernard dissimule son chagrin pendant ce voyage, ayant sans cesse dans l'esprit le voeu qu'il avait fait a Paris, jusqu'à ce que de retour au château de Menthon, la veille de la célébration du mariage, il se retire le soir dans sa chambre, et là, se prosternant devant un crucifix, il adresse à Dieu cette prière : «Seigneur, vous voyez l'extrémité à laquelle je me trouve réduit; vous savez que je vous appartiens et que je ne puis être à vous sans pratiquer cette vertu que je vous ai vouée et qui vous a fait choisir la sainte Vierge pour Mère; et puisque je ne saurais être à mon épouse, sans cesser d'être à vous autant que je le dois, si mon sacrifice vous plaît, aidez-moi, Seigneur, à vous le présenter, en m'apprenant les moyens de m'éloigner de celle qui est à la veille de me séparer de vous». Puis, s'adressant à saint Nicolas : «Grand saint, lui dit-il, vous qui vous êtes déclaré autrefois pour des vierges que la nécessité allait perdre, me refuserez-vous le secours que je vous demande, pour rester vierge, comme je l'ai promis à Dieu ? C'est vous-même qui m'avez fait connaître que je devais être un jour tout à lui; que ce soit donc vous, grand saint, qui m'aidiez à lui conserver mon âme et mon corps dans une inviolable pureté».
On est aisément écouté, quand on ne l'ait des voeux que pour plaire au ciel ! Il croit entendre une voix qui lui commande la fuite. Il trace quelques lignes pour faire connaître à ses parents les desseins du Seigneur sur lui et leur donner le dernier adieu. La prière qu'il vient de faire le remplit d'une force toute divine : ne pouvant sortir par les portes qui étaient toutes fermées, il s'échappe par une fenêtre de sa chambre, en rompant une barre de fer qui lui faisait obstacle. On montre encore aujourd'hui la fenêtre par laquelle a eu lieu son évasion. De là, errant à l'aventure, il arrive, après quelques jours de marche, aux portes de la ville d'Aoste, où il se présente au vénérable Pierre de la Val-d'Isère, archidiacre, qui le reçut avec beaucoup de bienveillance et de charité; il eut le bonheur de rencontrer un autre père dans ce personnage de haute sainteté.
Cette fuite, qui avait mis en repos Bernard, ne produisit pas le même effet clans le château de son père; les officiers qui allèrent le matin pour habiller, trouvant la porte formée, furent contraints de l'enfoncer.
On trouva, au lieu d'un époux qu'on cherchait, une lettre à l'adresse de son père, dans laquelle il lui expose qu'il serait indigne d'être appelé son fils, s'il lui dissimulait sa vocation; que s'il lui doit l'éducation, il en doit à Dieu la première grâce; que sa volonté divine doit être écoutée quand elle parle.
Il lui déclare le voeu de chasteté qu'il a fait à Paris, en le priant de ne pas le blâmer s'il quitte tout pour suivre Dieu; qu'il abandonne sa fortune pour suivre celle de la Providence; qu'il abandonne son épouse, pour ne pas manquer à sa parole, ayant promis fidélité à la croix; il termine ainsi : «Je conjure ma charitable mère d'agréer avec vous les résolutions de mon coeur, puisque je ne m'éloigne de vous que pour vous retrouver tous un jour dans l'éternité bienheureuse».
Nous laissons au lecteur le soin de deviner le trouble que cette terrible nouvelle causa dans le château; nous dirons seulement, en peu de mots, le ressentiment que le baron de Miolans éprouva, et combien il fut sensible à un affront dont le seigneur de Menthon n'était point coupable; il est rapporté qu'il en aurait tiré vengeance à main armée si Marguerite, se jetant aux pieds de son père, ne l'eût intercédé pour obtenir son pardon; et si elle n'eût choisi elle-même pour époux Jésus Christ, dans un couvent du Dauphiné.
Cependant le saint fugitif eut grand soin de taire son pays et sa famille à Aoste; il changea même de nom. Soit que Bernard eût confié à l'archidiacre le secret de sa noble origine; soit que, le sage vieillard ait respecté le silence mystérieux du jeune inconnu, il est certain qu'il sut apprécier le trésor que le ciel lui confiait. Lui-même se chargea de cultiver cette jeune plante; il trouvait de la consolation à former un sujet doué de si heureuses dispositions et dont il semblait présager la glorieuse carrière. À l'ombre du sanctuaire, ce nouveau Samuel respirait le calme de la paix que le monde il n'avait pu lui donner. Tout entier au recueillement, à la prière, à l'étude, docile aux leçons du vertueux archidiacre, il ne cessait d'orner sa belle âme des connaissances et des vertus qu'exige le sacerdoce, auquel il ne tarda pas à être élevé. Pierre de la Val-d'Isère parlait souvent aux chanoines des vertus et des talents de l'étranger; charmés de ses mérites, ils voulurent le recevoir parmi eux et lui obtinrent un canonicat.
Le zèle et les talents de Bernard l'appelaient aux fonctions apostoliques; il lui eût été difficile de contenir en lui, même le feu divin qui le consumait. Ses travaux dans l'oeuvre des missions ne tardèrent pas à être accompagnés des fruits les plus abondants et les plus heureux. Son bienfaiteur, le vénérable archidiacre, étant venu à mourir, Bernard fut élu pour lui succéder à cette dignité. L'évêque d'Aoste, qui connaissait aussi tout son mérite et sa prudence, désirant se reposer sur lui pour la conduite de son diocèse, le nomma grand vicaire; ce nouvel emploi fit éclater tout son zèle et ce que, peut une âme forte inspirée de l'amour de Dieu.; bientôt la vallée se trouva
renouvelée par ses soins. Ses travaux apostoliques s'étendirent encore dans les diocèses de Novare, de Sion en Valais, de Tarentaise et de Genève; partout on lui voit déployer son zèle infatigable, partout ses efforts prodigieux obtiennent les plus heureux succès.
Persuadé que les vices n'ont jamais plus d'empire que sous le règne de l'ignorance, source de tous les désordres, il organise l'instruction publique, très négligée dans ce pays. Bernard réunit des hommes dignes et capables à la cité; il fonde des écoles dans les campagnes; il se fait un devoir de
n'accepter pour cette mission que des hommes vertueux et instruits; par ses visites assidues, il rétablit le respect qu'on doit aux églises, et remet en vigueur la discipline ecclésiastique par l'observance des canons et par la piété dont lui-même donne l'exemple.
Pendant que ce saint homme marquait ainsi chaque jour par quelques bonnes oeuvres, il apprend les désastres que l'idolâtrie causait très fréquemment sur les Alpes, en attaquant les voyageurs et les pèlerins qui se rendaient aux tombeaux des saints apôtres, par les deux voies romaines qui existaient.
L'une de ces voies établissait la communication entre la vallée d'Aoste et la haute Tarontaise, en coupant les Alpes grecques par la montagne appelée Colonne-Joux, à cause d'une colonne consacrée au culte de Jupiter. L'autre voie traversait les Alpes Pennines et conduisait dans le Valais, par un col étroit et difficile, nommé Mont-Joux. Sur cette montagne existait
un ancien temple paoeen dans lequel on adorait encore une statue de Jupiter-Pennin; l'Olympe chassé de toute part s'était réfugié sur ce dernier rempart où il se croyait inexpugnable.
Les voyageurs qui échappaient à la violence des tempêtes et aux rigueurs du froid, ainsi qu'à la cruauté des brigands, descendaient à la cité à demi morts de fatigues et de terreur et faisaient un tableau effrayant des dangers qu'ils avaient courus et des horribles cruautés éprouvées par leurs frères victimes des monstres qui habitaient ces lieux.
Bernard ne pu résister plus longtemps aux mouvements de son coeur; inspiré par cette religion sublime, qui ne connaît aucun obstacle quand i y a des larmes à essuyer, il prend la résolution d'aller planter la croix au sommet des Alpes et d'y dresser une tente hospitalière. L'entreprise était périlleuse; il s'agissait de conquérir un désert presque inabordable et d'humaniser les féroces habitants de ce dernier repaire de l'idolâtrie. On sait combien il est difficile d'extirper de vieux préjugés, surtout quand l'ignorance et le fanatisme sont liés à une infâme cupidité; notre saint ne se laisse point abattre par toutes ces difficultés; sa grande confiance en la providence lui aplanit tous les voies; sa vie même, il en fait la sacrifice.
Nous rapportons, d'après Richard de la Val-d'Isère, successeur de saint Bernard, qui fut témoin de ses miracles sur les Alpes, comment il apporta remède à tant de maux. «Ce fut à la suite d'une mission que saint Bernard exécuta son dessein; après avoir laissé au pied de la montagne l'évêque, le clergé et le peuple qui y étaient venus en procession, il monta accompagné de neuf pèlerins français qui avaient été cruellement maltraités à leur passage sur les Alpes, où un brigand appelé Procus, adorateur de l'idole et surnommé le Géant, à cause de la grandeur de sa taille, venait de leur ravir un de leurs race, un de leurs compagnons, comme par droit de monstre de cruauté se fit voir sous la forme d'un dragon prêt à les dévorer; mais le saint, ayant fait le signe de la croix, entreprend de le terrasser, et plein d'un zèle intrépide et d'une sainte confiance, il lui jette son étole au cou, qui se change aussitôt en chaîne de fer, excepté les deux bouts qu'il tenait à la main. C'est ainsi qu'un zèle accompagné de la prière et de la confiance en Dieu désarme l'enfer». Les compagnons de saint Bernard le mirent aussitôt à mort. On conserve encore les deux bouts de l'étole de saint Bernard dans le trésor des reliques de l'abbaye de Saint-Maurice, en Valais; de là cette coutume de voir partout saint Bernard représenté tenant le démon enchaîné. Le corps de ce monstre d'iniquité fut mis dans une grotte près du monastère; car, en creusant les fondements de, l'église qui subsiste aujourd'hui, on déterra une pierre en forme de sépulcre, qui portait cette épitaphe : Ci-gît un magicien, appelé Procus, ministre du démon.
Mais notre saint, peu content de ses victoires s'il ne pouvait en assurer les fruits et mettre en sûreté ces deux montagnes, crut qu'il était nécessaire d'y établir un asile assuré aux voyageurs, et dans cette intention, il jeta, l'an 962, les fondements des deux hôpitaux qui y sont encore aujourd'hui appelés de son nom : le Grand et le Petit-Saint-Bernard.
Les épargnes qu'il fit sur son bénéfice, et les pieuses libéralités de l'évêque d'Aoste et de plusieurs autres personnes vertueuses lui fournirent des sommes considérables avec lesquelles il mit bientôt les deux maisons en état de recevoir et de loger tous les voyageurs. Il les fit habiter et desservir par des religieux, sous le titre et la Règle des chanoines réguliers de saint Augustin, tels qu'ils subsistent encore aujourd'hui. Les deux maisons établies sur les ruines de l'idolâtrie parurent, au jugement de tout le monde, d'un si grand avantage pour la sûreté et la commodité des voyageurs que, de son vivant même, ou lui donna le nom si glorieux d'Apôtre des Alpes et de père des pauvres. L'idolâtrie ne put tenir devant tant de charité et tant de miracles; il convertit même à Jésus Christ un riche nommé Polycarpe, qui avait élevé l'escarboucle à Jupiter sur les Alpes grecques.
En peu d'années les pieux cénobites de saint Augustin firent bénir le nom de Bernard dans toute l'Europe; la reconnaissance des voyageurs ne se borna pas à une stérile admiration : les princes de l'Église et les grands de la terre voulurent s'associer au mérite d'une si grande oeuvre, pour offrir à Bernard les moyens de perpétuer cet établissement de charité dans ces lieux où règne un hiver presque perpétuel.
La haute opinion qu'on avait de son mérite, et de sa sainteté ne lui permettait plus de vivre inconnu; sa grande réputation devint pour le saint la cause d'une éprouve assez singulière : des pèlerins revenant de Rome passèrent à Menthon, où ils furent bien reçus; la conversation s'engagea après le souper; le baron de Menthon interrogea les étrangers sur les choses curieuses qu'ils avaient observées dans leur voyage; ceux-ci lui exposèrent qu'ils avaient vu de plus intéressant, et en particulier ils lui tirent connaître que la route des Alpes commençait à être bien fréquentée : que le grand vicaire d'Aoste procurait à tous les voyageurs des secours de toute espèce, avec une charité la plus admirable; qu'eux-mêmes avaient été très bien reçus dans les maisons hospitalières qu'il avait fait bâtir au point le plus élevé de la Colinne-Joux; en un mot, que le personnage, passait partout pour un juste et un saint; qu'il avait même fait, des prodiges en renversant une idole par un signe de croix, en terrassant un géant et en défendant au démon de ne plus faire la désolation de ce pays; qu'enfin il avait détruit l'idolâtrie et ramené au culte du vrai Dieu les habitants de ces montagnes.
Le baron et la baronne de Menthon, qui n'avaient point encore cessé de regretter leur fils unique, résolurent d'aller auprès de cet homme extraordinaire, pour le prier de consulter le ciel sur le sort de leur enfant perdu; le baron de Beaufort les en découragea à cause de leur grand âge; mais il était réservé à eux-mêmes de découvrir celui qu'ils pleuraient depuis tant d'années. Arrivés au Mont-Joux, avec le baron de Beaufort qui avait voulu les accompagner, la première personne qui se présenta à eux fut l'illustre archidiacre.
Le visage angélique du saint, ses manières polies et honnêtes, quoiqu'il y eût plus de vingt-six ans qu'il eût quitté le monde; cette charité grande qui embellissait son extérieur les remplit de l'espoir qu'ils apprendraient par son organe ce qu'était devenu leur fils. Quel combat pénible pour Bernard qui a reconnu son père et sa mère ! Quoique maître absolu de tous ses sens, la nature à cette occasion ne laissa pas de réveiller en lui des sentiments que la vertu la plus solide ne peut étouffer, mais peut difficilement dissimuler; c'est ce que fit saint Bernard. Le baron de Menthon n'eut rien de plus pressé que de faire part à l'archidiacre du sujet de leur voyage; il raconta la fuite de son fils unique, leurs regrets, leurs larmes, qui depuis plus de vingt-six ans n'avaient pu tarir; et après,bien des plaintes : «Je m'aperçois, conclut-il, que mes souhaits sont inutiles; et puisque c'est la volonté du Seigneur, que ce fils m'a abandonné, je m'y résigne; si au moins je le savais en lieu de sûreté». On peut difficilement se faire une idée des souffrances que dut éprouver le saint en entendant répéter les afflictions qu'il avait causées à ses parents par sa fuite, et quelle violence il dut se faire pour cacher extérieurement ce qui se passait au fond de son âme. «Sans doute, leur dit-il, avec la plus aimable modestie, c'est le ciel qui a inspiré à votre fils une résolution si extraordinaire. Consolez-vous; espérez que Dieu le ramènera peut-être au moment où vous y penserez le moins». La mère, prenant alors la parole, s'écria : «Que je plains les mères infortunées qui vont quelquefois jusqu'à demander au ciel des enfants qui doivent causer tant de chagrins aux auteurs de leurs jours ! É» L'archidiacre lui répond : «Dieu mit le coeur d'Abraham à une épreuve bien plus rude; mais la foi de ce patriarche lui rendit son fils. Si Dieu a voulu exiger de vous un sacrifice de ce genre, ne murmurez pas contre, sa divine Providence : le chemin de la croix est la route du chrétien».
Après avoir dit ces mois, le saint se sépare d'eux et va se prosterner au pied du Crucifix. Pendant son absence, les deux étrangers se communiquent mutuellement les pressentiments qui s'étaient emparés de leur âme. Les traits du vénérable archidiacre leur avaient rappelé ceux du tendre objet de leur amour... Mais ils repoussent une idée si inconcevable; ils gardent ensuite le silence, et leurs larmes continuent d'exprimer des sentiments que leurs paroles ne peuvent plus rendre É
Enfin, l'homme de Dieu rentre dans la chambre : «Consolez-vous, leur dit-il, votre fils est en parfaite santé. Il ne vous a abandonné que pour suivre sa vocation É»
Alors ses larmes, trop longtemps comprimées, coulent en abondance; il n'est plus maître des élans de son coeur. Il se jette au cou du vieillard, en disant : C'est moi qui suis voire fils Bernard !» - «Ô mon fils !» s'écrie son père; et sa mère, ivre de joie, répète : «Ô mon» fils !» Elle veut continuer, mais ses paroles expirent sur ses lèvres – Il se fit un instant de silence que la plume retrace, difficilement, le coeur seul pourra le rendre.
Cependant le baron de Beaufort, qui était présent à cette scène atterrissante, craignant des suites fâcheuses pour la tendresse paternelle, prit la parole, en proposant au père ainsi qu'à l'archidiacre un moyen de les consoler, un proposant de demander un évêché pour l'Apôtre des Alpes; le saint lui répondit que les charges et surtout les dignités éclatantes de l'Église le faisaient trembler et qu'il refuserait toujours, comme il avait déjà refusé l'évêché d'Aoste, qui lui avait été offert par l'évêque lui-même. Le saint remercia ses parents de toutes les offres les plus obligeantes qu'ils lui tirent; seulement, comme il désirait faire prospérer les deux établissements qu'il avait fondés, il leur demanda seulement de l'aider de leur fortune pour augmenter le revenu de ses hôpitaux, leur déclarant le voeu qu'il avait fait de ne changer jamais ni d'état, ni de pays.
Après avoir donné, pendant quelques jours, un libre cours à l'effusion de leurs sentiments, le père et la mère de saint Bernard revinrent au château de Menthon, admirant les voies de la Providence et bénissant Dieu comme le vieillard Siméon, quand il eut vu l'objet de ses longs désirs; ils revirent pleins de joie et de consolation leur antique demeure. Désormais la plainte ne s'élèvera plus au fond de leur coeur; ils ne cesseront d'unir leurs voix pour célébrer les bienfaits du Seigneur; trop heureux d'avoir un saint dans leur famille, ils s'efforceront d'imiter ses vertus.
Cependant Bernard continuait ses travaux et s'appliquait à perfectionner son ouvrage; ses soins les plus assidus furent appliqués à se former des disciples dont le zèle et le dévouement fussent à l'abri du relâchement et de toutes les vicissitudes. Il se transportait alternativement de l'un à l'autre de ses deux monastères, pour diriger ses confrères, pour les consoler et partager leurs travaux. Sa présence seule était pour eux la plus efficace de toutes les leçons. Il mettait aussi beaucoup de soins à suivre les règlements et les sages constitutions qui donnent la stabilité aux établissements et en perpétuent les heureux fruits. Bernard parlait le langage de la foi à des coeurs dociles; le feu divin qui le consumait passa dans l'âme de ses chers hospitaliers.
Pendant que Bernard travaillait avec tant de zèle à raffermir son oeuvre, il reçut la nouvelle de la mort de ses parents; ce fut Germain, son ancien ami, qui fut chargé de, l'informer de cette perte.
Cette nouvelle toucha vivement notre saint; mais il modéra sa douleur du apprenant qu'ils étaient morts de manière à vivre avec le Seigneur; il savait aussi se résigner à la volonté de Dieu; il ne laissa pas néanmoins de prier tous ses prêtres d'offrir pendant un an le saint sacrifice de la liturgie pour le repos de leurs âmes.
N'ayant plus rien qui pût l'attacher à la terre, saint Bernard se livra plus que jamais aux soins de ses hôpitaux. Les sommes considérables que les héritiers de ses parents lui envoyèrent et les fonds qu'on lui assignait le toutes parts, contribuèrent même à recevoir gracieusement tous les voyageurs. Sur ces entrefaites, un gentilhomme Anglais, curieux de voir par lui-même tout ce que le bruit public en répandait, passa à ces hôpitaux, fit, en reconnaissance de la charité avec laquelle il fut reçu, une cession de tout ce qu'il possédait et finit par entrer dans l'Ordre.
Malgré l'attachement particulier du saint pour ses établissements, son zèle ardent pour la vérité et la religion le poussa à partir pour la Lombardie, où des hérésies s'étaient manifestées; le succès couronna l'entreprise; il obtint la conversion des hérétiques. C'est alors que prévoyant qu'il avait besoin de la confirmation du Saint-Siège pour assurer l'existence de ses hôpitaux, il alla à Rome l'an 996. Le pape Grégoire V le reçut avec l'affection la plus tendre et lui accorda plusieurs privilèges; il lui permit, entre autres, de recevoir des novices à la profession religieuse pour perpétuer sa congrégation naissante.
De retour au Mont-Joux, Bernard s'étudia près de neuf ans à former lui-même à la piété, à la science, et surtout à la pratique de la charité, une quantité de sujets vertueux qui se présentèrent pour le noviciat; il leur représentait avec une bonté et une douceur insinuante qu'étant destinés par leur état de chanoines hospitaliers à passer leurs jours à loger et à secourir les étrangers, la charité devait être leur étude continuelle. Il leur donnait en tout l'exemple : il recevait les passants et les servait lui-même; il avait surtout un soin tout particulier des malades.
Cependant ses forces commençant à diminuer, il sentit approcher le terme de sa carrière; mais Dieu, qui se plaît à faire connaître ceux qui cherchent le plus à se cacher, lui réservait une autre gloire avant sa mort. Dans une ville assez considérable, deux seigneurs de Novare, bienfaiteurs distingués de ses hôpitaux, avaient entre eux un différend qui pouvait amener leur ruine; notre saint l'ayant appris, n'hésita pas, malgré son âge et sa faiblesse, d'aller les réconcilier; il eut encore le bonheur de réussir dans cette occasion. Il prêcha même dans cette ville, au monastère Saint-Laurent, avec une force, et une onction merveilleuses. Comme il se disposait à retourner à ses hôpitaux, il tomba malade; il fit appeler aussitôt quelques-uns de ses religieux qui se rendirent près de lui. Il leur donna alors ses derniers avis, leur recommandant de fuir toute nouveauté en matière de religion, de rester inviolablement attachés à la chaire de saint Pierre, de regarder l'hospitalité comme un devoir sacré qu'ils ne pouvaient négliger sans crime; il leur défendit même de laisser jamais bâtir aucune auberge sur la montagne, parce qu'elle serait directement opposée à sa dernière volonté, et qu'elle empêcherait une bonne oeuvre telle que l'hospitalité; il leur recommanda encore l'observance exacte de la Règle de saint Augustin, qu'il leur avait donnée, et de faire porter son corps au monastère, pour être enterré dans le lieu de la sépulture des voyageurs. Puis il leur demanda les derniers sacrements, qu'il reçut avec une ferveur et une piété admirables. Il récita ensuite les psaumes de la pénitence, et, voyant les anges descendre au-devant de lui, il rendit son esprit à Dieu pour être associé à leur bonheur, le 28 mai de l'an 1008, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, dans le monastère de Saint-Laurent, à Novare, en Milanais.
D'après ces dispositions, son modeste héritage appartenait à sa Congrégation et son corps devait reposer dans le sépulcre des hôpitaux; mais les Bénédictins de Novare retinrent la sainte relique dans leur monastère, qui fut ruiné dans la suite par Charles V, en 1551). De là le corps du bienheureux a été transféré dans l'église cathédrale de Novare, où on le conserve avec grande vénération. Son chef est à Mont-Joux, au diocèse, d'Aoste, dans le monastère qui porte son nom.
À peine avait-il quitté la terre, que l'admiration et la reconnaissance des peuples lui décerna un culte religieux, autorisé d'ailleurs par des prodiges incontestables et par l'approbation, de l'Église; le pape Innocent XI le fit inscrire dans le catalogue des Saints, l'an 1681.