SAINT FULGENCE, ÉVÊQUE DE RUSPE, EN AFRIQUE
(468-533)
fêté le 1 janvier
tiré de : Les Petits Bollandistes; Vies des saints tome 1 p. 13 à 23
Fulgence (Fabius Claudius Gordianus Fulgentius) était Africain de nation, de parents illustres, selon le monde, et catholiques. Son aïeul s'appelait Gordien : c'était un de ces glorieux sénateurs de Carthage que l'arien Genséric, roi des Vandales, dépouilla de tous leurs biens et chassa de cette ville.1 Son père se nommait Claude. Après le décès de Gordien, qui s'était réfugié en Italie avec sa famille, Fulgence revint en Afrique, accompagné d'un de ses frères, et, ayant recouvré une partie de son patrimoine, il se retira à Télepte, ville de la province de Byzacène; la maison paternelle qui lui appartenait dans Carthage avait été donnée aux prêtres ariens; il ne put en obtenir la restitution. Ce fut là que Marianne, son épouse, femme très sage et très vertueuse, lui donna Fulgence (468), avec un autre fils, qui fut appelé Claude, du nom de son père. La mort enleva bientôt le père aux enfants; mais Marianne eut grand soin de les élever dans la vertu et de leur faire apprendre les principes des plus belles sciences. Saint Fulgence s'étant rendu en peu de temps fort habile dans les langues grecque et latine, commença de bonne heure à secourir sa mère dans la conduite de la famille et dans l'administration des affaires domestiques; ce qu'il faisait avec tant de respect et de déférence envers elle, et avec tant de prudence, de modestie et de douceur, qu'il était toute la joie de cette pieuse femme, la consolation de ses serviteurs et l'exemple de ceux avec qui il conversait. Son mérite le fit nommer receveur général des impôts de la Byzacène. Mais à peine fut-il revêtu de cet emploi, qu'il se dégoûta des honneurs terrestres.
L'esprit de Dieu, qui l'appelait à de plus grandes choses, lui ouvrant les yeux, lui fit voir la vanité du monde et la différence qui existe entre ceux qui, semant dans la chair, ne moissonnent que des biens sensibles, corruptibles et fugitifs, et ceux qui, crucifiant leur chair avec leurs vices et leurs convoitises, se rendent dignes des biens spirituels qui ne périssent point, mais demeurent dans l'éternité. Cette lumière l'enflamma tellement d'amour pour le souverain bien, qu'il résolut d'embrasser la vie monastique. Pour en essayer la rigueur, il se dégagea peu à peu de la société des autres patriciens ses compagnons, et s'adonna secrètement à la lecture, à l'oraison, aux jeûnes et aux autres pénitences et austérités religieuses; il s'y sentit surtout excité en lisant l'Exposition de saint Augustin sur le psaume 36. Après qu'il eut passé quelque temps dans ces exercices, il alla trouver un saint évêque nommé Fauste, qui, chassé de son siège par Hunéric, fils et successeur de Genséric, avait bâti un monastère dans la Byzacène, et le supplia avec beaucoup d'instance de le recevoir au nombre de ses moines. L'évêque fit d'abord difficulté, croyant que Fulgence, noble, riche, délicat et encore dans la fleur de l'âge, ne pourrait pas supporter longtemps l'austérité de sa règle. «Allez, dit-il, allez premièrement apprendre à mener dans le monde une vie détachée des plaisirs; est-il croyable qu'ayant été élevé dans la mollesse et dans les délices, vous puissiez tout à coup vous faire à la pauvreté de notre genre de vie, à la grossièreté de nos habits, à nos veilles et à nos jeûnes ?» Fulgence, les yeux baissés, répliqua modestement: «Celui qui m'a inspiré la volonté de le servir peut bien aussi me donner le courage nécessaire pour triompher de ma faiblesse». Fauste, vaincu par ses prières, consentit à le recevoir. Il avait alors vingt-deux ans. Aussitôt que l'on sut que Fulgence avait abandonné le monde et était entré en religion, les gens de bien s'en réjouirent et les libertins en furent confus. Mais Marianne, sa mère, se voyant privée de sa compagnie, et ne pouvant supporter une si grande perte, courut promptement à ce monastère pour l'en retirer, espérant que ce fils, qui avait toujours eu tant d'égard et de respect pour elle, se rendrait aisément à ses gémissements et à ses larmes. En effet, c'eût été une grande tentation pour lui; mais il en évita le danger, refusant de la voir et de lui parler; le saint évêque Fauste approuva cette conduite et prit cette résolution pour un présage de la très haute sainteté à laquelle Fulgence parviendrait un jour.
À peine fut-il dans le noviciat qu'il devint un modèle de toutes sortes de vertus. Il mangeait si peu que cela ne paraissait pas suffisant pour le nourrir. Il s'interdit absolument l'usage du vin et de tout ce qui petit flatter le sens du goût; ses autres austérités répondaient à son abstinence. Ces mortifications affaiblirent tellement son corps qu'il tomba dans une maladie très dangereuse. On croyait que la violence du mal l'obligerait de relâcher quelque chose de sa sévérité contre lui-même; mais il persista constamment dans sa première ferveur, disant à ceux qui s'en plaignaient que ces infirmités, ne venaient pas de ses austérités, mais de la volonté de Dieu, qui l'affligeait pour le consoler, et le mortifiait pour le vivifier; et qu'on savait assez, par mille expériences, que la vie voluptueuse n'était pas moins sujette à des maladies que la vie la plus pénitente. Lorsque Dieu lui eut rendu la santé, il renonça à tous ses biens au profit de sa mère; il le fit, et pour adoucir la peine qu'elle avait de sa retraite, et afin que, si son frère Claude n'était pas officieux envers elle, par la révérence qu'il lui devait en qualité de fils, au moins il le fût par le besoin qu'il aurait d'elle et par l'espérance d'être un jour son héritier.
Peu de temps après, Gondebaud ou Gondamond, successeur d'Hunéric, excita une si furieuse persécution contre l'Église d'Afrique, que le saint évêque Fauste et ses moines furent contraints d'abandonner leur monastère pour se mettre quelque part à l'abri de l'orage. Saint Fulgence, de l'avis du saint hiérarque, se retira dans un monastère voisin, où présidait un autre saint personnage nommé Félix, qui avait été son ami dans le siècle. Félix ne se contenta pas de le recevoir avec joie; malgré toutes ses résistances, il l'associa à sa charge d'abbé et le fit son collègue; de sorte qu'ils gouvernèrent tous deux ensemble cette sainte fraternité; néanmoins, il ne semblait pas que ce fussent deux supérieurs, parce que leur union était si grande et leur accord si parfait qu'on pouvait dire qu'ils n'avaient qu'un esprit et qu'une volonté. Félix était chargé du temporel et Fulgence du spirituel.
Cependant la province ayant été enveloppée par une multitude de barbares de Numidie qui la ravageaient et y mettaient tout à feu et à sang, ces deux saints supérieurs, accompagnés de leurs moines, passèrent en un autre pays que l'histoire appelle le territoire de Sicca-Vénéria, ville de la province proconsulaire, pour y faire un établissement plus tranquille. Mais, comme ils portaient la lumière, partout où ils allaient, un prêtre arien, qui prêchait son impiété dans un lieu appelé Gabardilla et attirait beaucoup de monde à sa fausse croyance, craignant que leur sainte vie et surtout les prédications solides et éloquentes de Fulgence ne lui fissent perdre son crédit, leur dressa des embûches et se saisit par artifice de l'un et de l'autre. Il y eut alors une sainte émulation entre ces deux illustres confesseurs, chacun d'eux s'offrant aux tourments pour en délivrer son frère. Mais ce prêtre cruel et barbare, qui se nommait aussi Félix, n'épargna ni l'un ni l'autre, et déchargea principalement sa fureur sur Fulgence, qui avait tâché d'adoucir cet esprit farouche par une remontrance très éloquente. Après les avoir fait rompre de coups de bâton et déchirer à coups de fouet, il les fit raser par ignominie et jeta leurs vêtements en lambeaux hors de sa maison. Ils en sortirent comme les apôtres étaient autrefois sortis du conseil des Pharisiens, avec une grande joie d'avoir été jugés dignes de souffrir quelque chose pour la cause de Jésus Christ. Le bruit de cette action ayant été porté à Carthage, les Ariens eux-mêmes, qui connaissaient les qualités de la nature et de la grâce dont était doué saint Fulgence, en furent indignés, et leur évêque déclara que, s'il voulait se plaindre, il en ferait une. punition exemplaire; mais quelque instance qu'on fît à Fulgence à ce sujet, il ne put jamais s'y résoudre, disant «qu'il n'était pas bienséant à un chrétien de désirer la vengeance; qu'à Dieu seul appartenait le droit de se venger; que s'il se faisait rendre justice il perdrait le mérite de sa patience, et qu'enfin il ne pouvait recourir au tribunal d'un évêque arien sans offenser l'Église et scandaliser les fidèles». Au reste, Félix et lui, reconnaissant qu'il leur était plus avantageux d'être parmi les Barbares que parmi les Ariens, résolurent de retourner avec les saints moines qui les avaient suivis, dans la province de Byzacène, d'où ils étaient partis; et, étant arrivés près de la ville appelée Ididi, sur les frontières de la Mauritanie, ils y bâtirent une nouvelle maison, où l'on vit bientôt briller la plus sévère discipline de la vie, monastique.
Néanmoins, notre saint, qui aspirait sans cesse à un état plus parfait, et qui désirait ardemment être déchargé de la fonction de supérieur, dont Félix lui avait imposé le fardeau, forma le dessein de se retirer parmi les solitaires d'Égypte, dont les vies et les conférences, qu'il lisait assidûment, lui donnaient beaucoup d'admiration. S'étant embarqué à Carthage pour Alexandrie avec un seul moine, il aborda en Sicile. Là Eulalius, évêque de Syracuse, connut bientôt le mérite de Fulgence, et le prit aussitôt en très grande affection, jusqu'à le retenir chez lui tout l'hiver; il le dissuada de continuer son voyage, lui remontrant «que le pays où il allait était séparé par un schisme». Il reçut aussi le même avis d'un autre saint évêque nommé Rufinien, qui, fuyant la persécution des Vandales, s'était fixé dans la petite île de Corse.
Il continua son chemin jusqu'à Rome pour visiter les saints Lieux et vénérer les tombeaux des bienheureux apôtres saint Pierre et saint Paul. Pendant son séjour en cette ville, comme il passait un jour sur la place nommée Palma Aurea , il aperçut Théodoric, roi d'Italie , élevé sur un trône superbement paré; il était environné du Sénat et de la cour la plus brillante, Rome n'ayant rien épargné pour recevoir ce prince avec la plus grande magnificence. «Ah !» s'écria Fulgence à la vue de ce spectacle, si Rome terrestre est si belle, quelle doit être la Jérusalem céleste ! Si dans cette vie périssable Dieu environne d'un si grand éclat les partisans de la vanité, quel honneur, quelle gloire, quelle félicité prépare-t-il donc à ses saints dans le ciel ?» Voilà comment les saints, à la vue des objets terrestres qui nous distraient le plus, savent s'en servir comme de degrés peur s'élever à la pensée des choses célestes. Ceci arriva vers la fin de l'année 500, lorsque Théodoric, dont la résidence était à Ravenne (il régnait en Italie depuis 493), fit sa première entrée à Rome. Il repartit ensuite et se rendit en son monastère d'Afrique. Ses moines le reçurent avec une joie qui ne se peut exprimer, et les laïques mêmes de ce pays y participèrent, chacun croyant que la félicité publique était revenue avec lui. Peu de temps après, un homme noble nommé Sylvestre lui avant offert un fonds propre pour bâtir un autre monastère, il l'accepta; dès que l'édifice fut achevé, plusieurs moines s'y rassemblèrent, et il les gouverna quelques années avec une prudence et une charité remarquables. Mais, comme il aimait mieux obéir que commander, et que les commodités de cette nouvelle maison, à laquelle la piété de Sylvestre avait richement pourvu, ne s'accordaient pas bien avec l'amour qu'il avait pour la pauvreté et pour la pénitence, il la quitta encore et se retira en une autre, bâtie au milieu de la mer, sur un écueil où il y avait disette de toute chose. Là il fut un exemple admirable, d'humilité, d'obéissance, de dévotion et d'austérité, se soumettant au moindre des frères, mortifiant ses sens, affligeant son corps et vivant dans un silence et une oraison presque continuels. Il faisait des nattes et des parasols de palmier, comme les autres moines. Néanmoins, cette retraite ne fut pas longue, car Fauste, son évêque, sur les instances de la communauté qu'il avait quittée, lui commanda, sous peine de désobéissance, d'y retourner et de reprendre son office d'abbé. Et, pour l'empêcher de fuir une troisième fois, il l'attacha à son diocèse, par le caractère de la prêtrise.
Cet honneur fut suivi d'un autre plus grand encore; car les évêques catholiques qui restaient en Afrique ayant résolu entre eux, nonobstant les défenses du roi des Vandales, de donner des hiérarques aux Églises qui n'en avaient point, on jeta aussitôt les yeux sur Fulgence. Il est vrai qu'il retarda un peu sa promotion : prévoyant le choix que les diocèses voisins feraient de lui, il les prévint par une fuite fort secrète; comme on ne put le trouver au temps des ordinations, ces évêques, pour terminer cette affaire avant que la cour en fût informée, furent obligés d'en nommer et d'en consacrer un autre. Mais il ne put toujours éviter cette dignité; car, comme on n'avait point pourvu à l'Église de Ruspe, qui était l'une des plus considérables, à cause des prétentions ambitieuses d'un certain diacre nommé Félix, dès qu'il fut rentré dans son monastère, croyant qu'il n'y avait plus rien à craindre, il en fut enlevé de force, pour être élevé sur ce siège épiscopal; et, après avoir plusieurs fois résisté, par humilité, il fut contraint, pour ne pas
s'opposer à la volonté de Dieu, de se laisser sacrer évêque de cette ville; c'était en 505. Le diacre dont nous avons parlé y mit tous les empêchements possibles; mais ils furent inutiles, Dieu faisant voir que l'élection de Fulgence était un effet particulier de sa Providence sur l'Église désolé d'Afrique. Lorsqu'il fut sur son siégé, bien loin de témoigner aucun ressentiment contre cet ambitieux, il le traita avec toute la bonté qu'il eût pu avoir pour un de ses plus chers amis, et même le disposa et le promut à l'ordre de la prêtrise. Ce généreux procédé gagna tellement le coeur de Félix, qu'il devient plein d'affection pour son évêque. Et néanmoins Dieu, qui est le juste vengeur de ses élus, et qui ne vent pas que l'on brigue les dignités ecclésiastiques, le punit, d'une peine temporelle, car il mourut dans la même année; et un homme riche qui l'avait favorisé fut réduit à une très grande pauvreté et à une affreuse misère.
Au reste, tout le peuple de Ruspe remercia infiniment notre Seigneur de lui avoir donné un tel pasteur, et il n'y eut personne qui ne voulût communier de sa main à la première liturgie solennelle et pontificale qu'il célébra. Sa nouvelle dignité ne lui enfla point le coeur : il ne changea rien de ses saintes coutumes; car il eut toujours la même douceur et la même affabilité pour tout le monde; la même sévérité et la même rigueur pour lui-même; la même piété et la même dévotion pour Dieu. Il ne prit point les vêtements de dignité que portaient les autres évêques, mais demeura dans la simplicité religieuse, n'ayant qu'un pauvre habit et une ceinture de cuir qu'il ne quittait ni jour ni nuit. Il marchait souvent nu-pieds; il se nourrissait de légumes, de racines et d'oeufs, sans admettre le moindre assaisonnement, si ce n'est un peu d'huile, lorsque la vieillesse l'exigea. Quant au vin, il n'en buvait point si ses infirmités ne l'y contraignaient; encore était-ce si peu alors, que si l'eau où il le mêlait en prenait la couleur, elle n'en pouvait prendre ni l'odeur ni la saveur. Il passait une grande partie de la nuit à prier et à étudier, compensant par ses veilles le temps que les occupations ordinaires de sa charge lui dérobaient pendant le jour. Il portait tant d'affection aux moines, qu'il en voulait toujours avoir en sa compagnie; et, pour cet effet, il fit bâtir un monastère auprès de sa cathédrale, dans un lieu qui lui fut donné par Posthumien, l'un des plus considérables et des plus pieux citoyens de la ville, et y appela l'abbé Félix, son ancien ami, avec la plus grande partie de sa communauté.
Lorsqu'il ne pensait qu'à s'acquitter de tous les devoirs d'un bon pasteur, les ministres de Thrasamond, ou Thrasimond, roi des Vandales, successeur de Gondamond, son frère, arrivèrent à Ruspe et l'en firent sortir pour le conduire en l'île de Sardaigne, où ce roi le reléguait avec plus de soixante autres évêques de sa province. Les clercs, les moines et les laïques l'accompagnèrent aussi loin qu'ils purent, en pleurant; mais il les consola tous avec des paroles si puissantes, qu'elles montraient bien toute sa joie de souffrir persécution pour la justice. En passant à Carthage, il y reçut de grands témoignages de respect et d'affection de tous les fidèles. Étant arrivé en Sardaigne, il eût bien souhaité d'y bâtir un monastère; mais n'en ayant pas les moyens, il se contenta d'assembler en communauté quelques ecclésiastiques fort pieux, avec, les moines qui l'avaient accompagné. Deux évêques, Illustre et Janvier, se joignirent à lui; et cette maison devint bientôt un asile publie pour toute la ville de Cagliari, capitale de l'île. Les affligés y trouvaient de puissantes consolations; ceux qui étaient en procès ou en inimitié y étaient aussitôt mis d'accord et réconciliés; ceux qui avaient faim de la parole de Dieu y étaient pleinement rassasiés par les prédications et les conférences admirables de notre saint. Il résolvait les difficultés sur l'Écriture sainte et sur les cas de conscience, il assistait les pauvres dans leurs misères, il gagnait et convertissait les pécheurs, il inspirait à ses auditeurs le mépris du monde et l'amour de cette vie sublime qui a pour règle les conseils de l'Évangile; plusieurs même quittèrent le siècle pour chercher un port assuré dans l'état monastique. Il était aussi tout pour les évêques ses confrères; il les conseillait dans leurs doutes, il les encourageait dans leurs craintes, il les consolait dans leurs peines, il parlait et écrivait en leur nom, et, si quelqu'une de leurs Églises avait besoin d'être instruite ou corrigée par lettres, c'était souvent lui qui en avait la commission.
Je dirai ici, en passant, que le pape saint Symmaque ayant appris la désolation de l'Église d'Afrique et la misère de ses évêques exilés, leur écrivit une belle épître, qui se trouve, parmi celles de son diacre Ennodius, depuis évêque de Pavie. «C'est particulièrement à vous, leur dit-il , que s'adressent ces paroles de notre Seigneur : Ne craignez rien, petit troupeau, parce qu'il a plu à votre Père de vous donner son royaume. Le glaive des hérétiques vous a frappés; mais s'il sert à frapper les membres morts de l'Église, il sert aussi à élever au ciel ses membres sains et entiers. Le combat fait voir qui sont les soldats de Jésus Christ. On connaît dans la bataille celui qui mérite le triomphe. Ne perdez pas courage pour avoir été dépouillés, par ces impies, des ornements de votre prélature. Vous avez, parmi vous, le souverain prêtre, la divine victime, qui ne se réjouit pas tant de recevoir des honneurs que de posséder des coeurs. Les récompenses que vous attendez pour votre illustre confession, sont sans comparaison plus avantageuses que tout l'éclat que vous pourriez recevoir de vos dignités; on monte à ces dignités par la faveur des hommes, qui souvent les donnent à ceux qui en sont les moins dignes; mais ces récompenses sont des fruits de la seule grâce de Dieu. Car c'est lui qui a combattu et vaincu en vous, et c'est par la foi qu'on l'attire avec soi dans les combats.» Ce saint Pape ne se contenta pas de consoler les glorieux confesseurs en leur écrivant; mais il leur envoya aussi des reliques qu'ils lui avaient demandées : c'étaient celles des bienheureux martyrs Nazaire et Romain. Et, comme la charité s'étend sur les besoins corporels aussi bien que sur les spirituels, suivant l'exemple des hiérarques ses prédécesseurs, il leur envoyait de temps en temps de l'argent et des habits pour subvenir à leurs nécessités.
Cependant Thrasamond, voyant les Catholiques privés du secours de leur pasteur, s'efforça, tantôt par promesses et tantôt par menaces, de corrompre leur foi et de les attirer à l'arianisme. Mais comme il ne put jamais ébranler leur constance, il eut recours à l'artifice : il témoigna ne désirer qu'une chose, c'était qu'ils pussent éclairer ses doutes sur la croyance des Catholiques : il se persuadait que personne n'oserait entrer en discussion avec lui, et qu'ainsi, demeurant victorieux, il discréditerait notre religion et la ferait passer pour une religion fausse et mal fondée. Plusieurs, néanmoins, se hasardèrent à la dispute, ne pouvant souffrir que ce nouveau Goliath reprochât à l'armée du Seigneur de n'avoir personne pour le combattre. Mais comme l'esprit de l'hérésie est superbe, et qu'il n'agit en cela que par feinte, il allégua toujours qu'il n'était pas satisfait des réponses qu'on lui donnait. Enfin, on lui dit qu'entre les évêques qu'il avait exilés en Sardaigne, il y en avait un, appelé Fulgence, qui était très capable de le contenter et auquel nul de ses docteurs ne pourrait résister. Aussitôt, il commanda qu'on le fit venir à Carthage, non pas pour se faire instruire par lui, car, se flattant de le vaincre, il croyait que l'avantage qu'il remporterait sur un docteur si généralement estimé de tous les autres, donnerait un plus grand poids à sa secte. Fulgence arriva donc dans cette ville royale, plutôt par une vue secrète de la divine Providence qui l'y appelait que par cet ordre du prince. Il y fut reçu par les orthodoxes comme un ange de Dieu; et, en effet, il leur en rendit les offices, car il inspira une nouvelle vigueur à ceux qui étaient déjà forts et constants, il fortifia les faibles, il rassura ceux qui étaient ébranlés, et il réconcilia avec l'Église ceux que la lâcheté ou l'intérêt en avait séparés. Thrasamond lui envoya le cahier de ses objections, auxquelles il prétendait qu'on ne pouvait répondre; mais le saint y répondit avec tant de force, de netteté et de modestie, que le roi fut contraint d'admirer la doctrine, l'éloquence et l'humilité de Fulgence.2 Cependant, s'il fut confondu, il ne fut pas pour cela converti. Afin d'éprouver davantage la capacité de ce grand évêque, ou plutôt afin de lui dresser un nouveau piège, il fit lire devant lui un autre écrit de même nature que le premier, et, sans lui en donner de copie, ni même permettre qu'il le relût pour en prendre l'idée et la suite, il lui ordonna d'y répondre ait plus tôt et sans user de remise. C'était assurément une chose au-dessus des forces humaines; mais saint Fulgence y réussit encore admirablement par le bel ouvrage qu'il composa sur le mystère de l'Incarnation, qui était le sujet de cet écrit : le saint Esprit agissait en lui, et, lui donnait les lumières nécessaires pour défendre la foi de l'Église contre les impostures des hérétiques. Le roi en fut tellement surpris qu'il n'osa plus rien proposer. Il y eut seulement un de ses évêques, nommé Pinta, qui entreprit de répliquer aux réponses que le saint avait présentées; mais il ne servit qu'à augmenter le triomphe de Fulgence, qui lui ferma incontinent la bouche par un autre livre qu'il intitula : Contre Pinta; ce livre s'est perdu dans la suite des temps et n'est pas venu jusqu'à nous.
Les Ariens ne pouvant souffrir l'affront que leur secte avait reçu dans cette dispute avec saint Fulgence, ni le discrédit où elle tombait tous les jours, tant par la lumière de ses instructions que par la sainteté de ses exemples, conseillèrent au roi de le renvoyer dans le lieu de son exil. Thrasamond y consentit enfin, quoiqu'à regret (520); et, de peur que le peuple de Carthage ne fît quelque sédition pour l'en empêcher, il le fit enlever de nuit et mener sans bruit dans un vaisseau pour le faire partir avant que personne en pût rien savoir. Mais Dieu en disposa autrement; car le vent se trouva si contraire que les marins ne purent démarrer du port. Ainsi saint Fulgence
y demeurant plusieurs jours, presque tous les Catholiques le vinrent visiter; il eut le loisir de les confirmer de nouveau dans la foi d'un seul Dieu en trois personnes, et même d'on communier une grande partie de sa main. Il prédit aussi à un saint personnage, appelé Juliat, qui était inconsolable de son départ, que la persécution ne durerait plus guère, et qu'il le reverrait bientôt, la paix et la liberté étant rendues à l'Église. Mais en même temps, il le supplia de n'en rien dire à personne, l'assurant qu'il ne lui découvrait ce secret que parce qu'il avait compassion de sa douleur. C'était sans doute son humilité qui lui faisait faire cette prière, comme elle l'empêchait souvent de faire des miracles ou de les faire avec éclat : il ne voulait pas qu'ils partissent venir de lui, de peur d'être estimé des hommes et d'en recevoir de vaines louanges. Aussi lorsqu'on le priait de faire oraison pour des malades ou pour d'autres personnages affligés, il se contentait de dire à Dieu : Vous savez, Seigneur, ce qui est plus expédient pour le salut de nos âmes; secourez-nous donc tellement dans nos nécessités corporelles, que nous ne perdions point les biens spirituels; et, s'il arrivait qu'il fût exaucé en faveur de ceux qui avaient demandé son intercession, il l'attribuait au mérite de leur foi et non à la ferveur de ses prières. Son retour en Sardaigne causa une joie indicible à ses confrères. Comme il y mena avec lui beaucoup de moines, il pensa aussitôt à y bâtir un monastère, ce qu'il fil avec la permission de Primasius ou Brumasius, évêque de Cagliari, dans un lieu commode, hors les murs de cette ville, proche l'église de Saint-Saturnin. Sa communauté grossit en peu de temps et se trouva de plus de quarante frères. Il ne souffrait pas qu'ils eussent rien en propre, cela leur étant étroitement défendu par la règle; mais il avait grand soin de leur distribuer les choses communes selon leurs différents besoins, et il voulait que celui qui recevait le plus, à cause, de ses infirmités, compensât ce cette abondance par une grande humilité. Il faisait peu d'état de leurs oeuvres manuelles, s'il ne les voyait accompagnées de l'esprit de dévotion; et, au contraire, il estimait beaucoup les moines intérieurs et morts à eux-mêmes, quoique leur faiblesse les rendit incapables des exercices corporels. Il leur disait souvent que celui-là seul mérite le nom de moines, qui a tellement renoncé à sa volonté, qu'il est indifférent à toutes choses et n'a plus d'autre vouloir que celui de son supérieur. Leurs demandes ne lui déplaisaient jamais, quelque peu raisonnables, quelque difficiles à exaucer qu'elles fussent; mais il tâchait d'y satisfaire avec une douceur et une ouverture de coeur merveilleuses. Enfin, il savait si bien joindre la miséricorde à la justice, que son indulgence était sans lâcheté, et sa sévérité sans indignation comme sans rigueur.
Pendant que saint Fulgence veillait à la conduite de ce monastère, la prophétie qu'il avait faite en sortant de Carthage fut accomplie; car, Thrasamond étant mort en 529, son fils Hildéric, qui lui succéda, mais qui n'avait rien de sa perfidie, rendit aux Catholiques leurs églises, et rappela tous les évêques de l'exil : ainsi notre illustre confesseur, après dix-huit ans de bannissement, se mit en chemin avec ses confrères pour revenir en Afrique. Quand il arriva à Carthage, il trouva tout le peuple accouru sur le rivage pour le recevoir. Aussitôt qu'on l'aperçut, les acclamations et les cris de joie éclatèrent, et chacun se pressa pour avoir l'honneur de lui parler ou de toucher ses habits on d'être béni de sa main. À peine débarqués, les confesseurs, suivis d'une multitude innombrable, allèrent rendre grâces à Dieu dans l'église de Saint-Agilée.3 La foule était si grande, qu'il fallut faire une haie autour de lui pour l'empêcher d'être étouffé. Quoique la pluie tombât avec impétuosité, néanmoins personne ne l'abandonna; au contraire, plusieurs gens de qualité se dépouillèrent de leurs manteaux et en firent une espèce de pavillon pour le couvrir. Il entra avec cette pompe dans la ville, où il fut reçu par Boniface, qui en avait été élu évêque, comme un conquérant victorieux de l'hérésie. Après y avoir fait quelque séjour pour la consolation des fidèles, il en partit pour se rendre dans son diocèse. Toutes les villes par où il passa le reçurent comme leur propre évêque, ou plutôt comme un nouvel Augustin; mais cette vénération publique ne diminua rien de son humilité; car, plus on l'exaltait, plus il s'humiliait lui-même. Arrivé à Ruspe, il ne voulut point d'autre palais que le pauvre monastère qu'il avait fait bâtir : encore ne s'en attribua-t-il pas le gouvernement, mais il le laissa tout entier à l'abbé Félix. Il renonça même par écrit à tout droit sur cette maison, disant que c'était par amitié et non par autorité qu'il y faisait sa demeure. Il eut un soin tout particulier de la réforme de son clergé. Il ne souffrait point chez ses ecclésiastiques la somptuosité des habits; il ne permettait pas qu'ils s'occupassent des affaires séculières et profanes, ni qu'ils demeurassent oisifs, ni qu'ils s'absentassent notablement des divins offices; et, pour leur en ôter tout prétexte, il les faisait loger près de l'église. Il annonçait souvent la parole de Dieu à son peuple, et c'était avec tant de zèle et d'onction que ses prédications produisirent les plus heureux fruits, et surtout le changement de moeurs de ses auditeurs. Boniface, évêque de Carthage, l'ayant entendu prêcher, fondit en larmes et remercia Dieu d'avoir donné un tel pasteur à son Église. L'estime qu'on avait pour lui était si générale, que les étrangers eux-mêmes le prenaient pour arbitre de leurs différends. Dans les synodes où il se trouva, il fut toujours considéré par les autres évêques comme le maître de tous; mais bien loin d'abuser de cette déférence, il ne cherchait pour lui que le dernier rang. En l'un de ces synodes celui de Junque en 522 on lui avait attribué la préséance sur un de ses confrères nommé Quod vult Deus, à qui ce règlement fit de la peine : notre saint, voyant cela, renonça à son droit dans la synode suivant celui de Suffête tenu la même année et pria les évêques de trouver bon qu'il ne prit place qu'après ce hiérarque.
Enfin, après avoir passé sept ans dans ces exercices jusqu'à l'an 532, prévoyant que sa fin était proche, il voulut s'y préparer par une vie plus retirée. Il se déroba donc à son clergé et à son peuple, et passa dans l'île de Circine, sur un rocher que l'on appelait Chulmi, où, avec quelques moines, il s'adonna plus que jamais à la lecture, à la prière et aux pratiques de la mortification et de la pénitence, accompagnant tous ces exercices d'une grande abondance de larmes que la dévotion lui faisait verser. Il aurait bien désiré qu'on l'eût laissé mourir dans cette retraite; mais les instances de ses enfants qui, ne pouvant souffrir son absence, le priaient de revenir, furent si grandes, qu'il fut contraint de revenir au milieu d'eux. Quelque temps après, il tomba malade et endura pendant soixante-dix jours des douleurs si aiguës, qu'il faisait compassion à tous ceux qui le voyaient; mais il les consolait lui-même et disait souvent à Dieu : Seigneur, donnez-moi la patience en ce monde, et faites-moi miséricorde en l'autre. Les médecins lui conseillèrent le bain pour soulager son mal, mais il refusa ce remède : Est-ce qu'il pourra, répondit-il, empêcher un homme mortel de mourir, quand il est parvenu à la fin de sa course ? Sa dernière heure étant proche, il fit appeler son clergé et ses moines, et, leur ayant demandé pardon et donné sa bénédiction, il leur souhaita un bon pasteur en sa place. Que le Seigneur mon Dieu, leur dit-il, vous pourvoie d'un pasteur digne de lui. Il eut soin de faire distribuer aux veuves, aux orphelins, aux pèlerins et aux autres pauvres, tant ecclésiastiques que laïques, qu'il désigna par leurs noms, tout ce qui restait entre les mains de son économe, jusqu'à la dernière pièce de monnaie. Ainsi, ne possédant plus rien au monde, mais ayant toujours l'esprit sain, tranquille et élevé au ciel, il mourut paisiblement dans le baiser du Seigneur, le 1 er de janvier, l'an de notre salut 533, de son âge le 65 e et de son épiscopat le 25 e, comme il le dit lui-même un peu avant sa mort. Le lendemain, il fut enterré en grande pompe dans la même ville, dans une église appelée Seconde, qu'il avait enrichie des reliques des apôtres, et où personne n'avait encore été enterré.
Si, comme ou le croit, il était alors contre la coutume d'enterrer dans les églises, nous avons là une grande marque de la vénération universelle pour les vertus de notre saint. Nous lisons dans l'histoire de sa vie que Pontien, évêque voisin, apprit, par une vision, qu'il jouissait de la bienheureuse immortalité.4
1 Il y avait près de trente ans que les Vandales s'étaient rendus maîtres de l'Afrique, lorsque saint Fulgence vint au monde. Ces barbares du Nord, après avoir envahi les frontières de l'empire romain en Allemagne, puis la Gaule, puis l'Espagne, où ils s'établirent (surtout dans la Bétique, qui prit d'eux la nom de Vandalousia [Andalousie], en 409), passèrent en Afrique en 428, sous la conduite de Genséric, leur roi, appelé par Boniface, gouverneur de cette province; ils s'établirent d'abord en Mauritanie, conquirent ensuite le diocèse d'Afrique, y compris Carthage, qu'ils prirent en 439 et qui devint leur capitale. Ils signalèrent tellement leur barbarie sur tout ce littoral, et même à Rome (pendant quatorze jours en 455), principalement envers les catholiques, car ils étaient Ariens, que leur nom sert aujourd'hui à exprimer une féroce destruction. Leurs rois furent, en Afrique : Genséric, 427; Hunéric, 477; Gondamond, 484; Thrasimond, 496; Hildéric, 523; Gelimer, 530-534. Bélisaire, général de l'empereur grec Justinien, mit fin à leur domination en 534.
2 On croit que c'est là le livre qui a pour titre : Réponse aux dix objections.
3 Saint Agilde, martyr de Carthage, est honoré le 25 janvier et le 15 octobre. Son église était sur le bord de la mer. Saint Augustin y prêcha le jour de sa fête.
4 Sa vie, dont nous avons donné ici l'abrégé et qui fut premièrement dédiée à Félicien, son successeur, se trouve dans Surius et dans Bollandus, au premier jour de janvier.