SAINT BENOÎT DĠANIANE, ABBÉ
fêté le 11 février
tiré de : Les Petits Bollandistes; Vies des saints tome 2 p. 456 à 466
Nous pouvons assurer, sans exagération, que le saint abbé, dont nous allons donner la vie, a été un des plus grands hommes qui aient jamais paru dans l'Église; car, s'il n'a pas eu la gloire d'être instituteur d'ordre, parce qu'il avait embrassé une règle déjà établie, celle du grand saint Benoît, il a néanmoins autant travaillé, pour procurer la gloire de Dieu, que les patriarches mêmes des ordres les plus célèbres : en effet, nous ne dirons rien que de vrai, quand nous avancerons qu'il a été le réformateur de tous les monastères de la France, dans le 8 e et le 9 e siècle, aussi bien que le fondateur d'un grand nombre de nouvelles maisons religieuses, qui ont été la source de plusieurs autres fondées dans les siècles suivants : de sorte que si ce saint abbé a eu l'honneur de porter le même nom que le grand saint Benoît, premier patriarche et instituteur des moines de l'Occident, il a aussi eu grande part aux qualités de son esprit.
Benoît prit naissance dans le Languedoc, qu'on appelait autrefois la Gothie, à cause des peuples goths, qui occupaient alors une province dans ce pays. Aigulfe, son père, aussi distingué par sa naissance que recommandable par sa valeur, possédait le comté de Maguelonne, qu'on appelait ainsi à cause d'une ville qui portait ce nom, et qui était sur le rivage de la Méditerranée; elle était autrefois épiscopale, mais elle est maintenant détruite. Ce seigneur, père de Benoît, a donné des preuves de son grand courage en plusieurs expéditions importantes que lui avait confiées le roi Pépin le Bref, qui régnait alors; il se rendit surtout célèbre en une fameuse bataille contre les Gascons, qui nĠétaient pas encore soumis à la France : ils voulaient s'emparer de la province que le comte défendait; mais il soutint leur choc avec tant de fermeté et les repoussa avec tant de vigueur, qu'il les défit entièrement. La victoire qu'il remporta sur eux fut si complète, qu'elle lui concilia une estime toute singulière du roi et de tous les grands du royaume.
La faveur extraordinaire en laquelle il se vit auprès de Pépin lui donna assez d'autorité pour faire recevoir son fils Benoît au rang des jeunes seigneurs qu'on élevait à la cour, pour les former aux exercices des armes et des autres emplois convenables à leur naissance. Benoît reçut en cette école toute l'éducation que son père en attendait, et il y apprit tout ce qu'une personne de son rang devait savoir; il avait l'esprit naturellement bien fait, un jugement solide, une conduite raisonnable, et, les qualités du corps répondant à celles de son esprit, le faisaient aimer de tout le monde. Le roi, à qui son mérite était bien connu, lui voulut donner des témoignages de son estime. Lorsqu'il le vit en âge, il le fit d'abord son premier échanson; mais, ayant reconnu depuis qu'il avait de grandes dispositions pour les armes, il lui donna de l'emploi parmi ses troupes. Benoît fit paraître dans toutes les rencontres qu'il n'avait pas moins de courage que le comte, son père, dont il imitait la valeur et la sagesse.
Charlemagne, fils et successeur de Pépin, ayant pris le gouvernement du royaume à la place de son père, ne fut pas longtemps sans reconnaître par lui-même le mérite distingué de Benoît; aussi ne manqua-t-il pas de le conserver dans ses emplois et de le destiner même à de plus hautes dignités. La bienveillance, le bon accueil et les grandes marques d'estime que ce Monarque témoigna à notre jeune héros étaient de puissants motifs pour l'empêcher de penser à autre chose qu'à profiter d'une si grande faveur; il lui était aisé de se convaincre qu'il parviendrait infailliblement à la plus haute fortune; le crédit de son père auprès du prince, son mérite personnel, les charges qu'il occupait déjà, l'amitié de tous les seigneurs de la cour quĠil s'était conciliée; tout cela semblait devoir arrêter Benoît dans le siècle.
Mais ce fut dans ce temps-là même que Dieu, qui en voulait faire un grand saint, plutôt qu'un grand capitaine, toucha son cÏur et lui fit connaître la vanité de toutes les grandeurs de la terre; reconnaissant de jour en jour que la plus haute fortune à laquelle on peut aspirer auprès des grands du monde est toujours petite, puisqu'elle peut être renversée en un moment, ou par le caprice des hommes, ou par une mort prématurée, il résolut d'aspirer à une gloire moins sujette au changement des temps. Il forma donc le dessein d'abandonner la cour et toutes les espérances qu'il y pouvait avoir. Il garda son secret en lui-même, et ne le communiqua point à son père, qui, l'aimant tendrement, n'aurait pas manqué de s'opposer à sa résolution. Dieu permit qu'il fût l'espace de trois ans sans trouver moyen d'exécuter ce qu'il avait conçu; mais, s'il demeurait extérieurement et par nécessité à la cour, il avait toujours l'esprit élevé au ciel; il commença à s'exercer dans la pratique de toutes les vertus. Il se privait des plaisirs les
plus innocents, il passait les nuits dans la prière, il n'usait presque plus de vin, il parlait fort peu, il évitait toutes les compagnies dangereuses pour conserver une plus grande pureté : en un mot, ne comptant plus sur les emplois de la milice séculière, il ne pensait qu'à combattre sous l'étendard
de la Croix. Incertain de quelle manière il le ferait, tantôt il pensait à s'en aller sous l'habit d'un pèlerin inconnu, tantôt il projetait de passer dans quelque pays étranger pour y mener une vie pauvre et abjecte; quelquefois il se persuadait, par un motif de charité, qu'il serait bon de faire quelque métier lucratif pour en donner aux pauvres les fruits qu'il en retirerait; d'autres fois il pensait à aller prêcher l'évangile chez les idolâtres.
Il formait ainsi une foule de desseins innocents, lorsqu'un accident le détermina entièrement à exécuter ce qui lui avait été inspiré du ciel : un de ses frères, ayant entrepris imprudemment de passer à la nage la rivière du Tésin, près de Pavie, sans en avoir bien connu les dangers, se trouva tellement surmonté par le courant de l'eau, qu'il commençait à se perdre. Benoît, qui était à cheval, et qui avait de la charité pour tout le monde, n'en voulut pas manquer pour son frère; il se jeta, monté comme il l'était, dans ce fleuve, et son frère, qui se noyait, l'ayant pris par le bras, l'engagea en un moment dans le même péril où il se trouvait. Les deux frères devaient infailliblement périr, si la divine Bonté, qui eut égard à l'extrême charité de Benoît, ne l'eût favorisé d'un assez prompt secours pour vaincre la violence du torrent, du milieu duquel il se retira heureusement, en ménageant toujours son frère, qu'il ramena aussi sur le rivage, et auquel il sauva la vie dans ce périlleux accident.
Benoît reconnut la main de Dieu sur lui en cette occasion : il fit vÏu sur l'heure de ne plus différer de s'éloigner de tant de dangers, dans lesquels il se trouvait engagé au milieu du monde; et, animé d'une nouvelle ferveur, il accomplit aussitôt ce qu'il avait promis : il abandonna la cour et la fortune à laquelle il pouvait prétendre, et, se retira en secret, sans consulter d'autres personnes qu'un certain moine nommé Widmar ou Guimer, qui était aveugle de corps, mais fort éclairé dans les affaires du salut; ce pieux solitaire voulut même le suivre partout. Benoît, donc, accompagné de ce véritable ami et de ses gens, qui ignoraient encore le sujet de son voyage, fit un tour en Languedoc, sa patrie; mais à peine y fut-il arrivé, que, faisant semblant de retourner au plus tôt à la cour, pour y continuer ses emplois, il partit avec son équipage et ses gens ordinaires, pour ne donner à ses parents aucun soupçon de ce qu'il allait faire. Il prit le chemin d'Aix-la-Chapelle, où Charlemagne faisait alors sa résidence; mais, étant arrivé dans la Bourgogne, au monastère de Saint-Seine, au diocèse de Langres d'où la rivière de Seine tire son origine, il demanda humblement à être reçu dans cette maison : on le lui accorda, après qu'il eut donné des preuves de ses bonnes intentions et des motifs qui l'obligeaient à quitter le siècle; il déclara pour lors son dessein à ses gens, les récompensa et les renvoya dans les terres de son père, leur disant adieu pour toujours; il se fit couper les cheveux sur-le-champ et reçut ensuite l'habit monastique.
Il commença d'abord à pleurer amèrement ses péchés et à en faire pénitence; il traitait durement sa chair; il ne vivait que de pain et d'eau, et en petite quantité, de sorte que, s'il prenait des aliments, c'était plutôt pour ne pas se causer la mort que pour contenter sa faim; il regardait le vin comme un véritable poison pour lui : la terre nue était le lieu où il prenait quelque peu de repos, après de longues veilles; il passait les nuits entières en prière, et assez souvent on le voyait debout, les pieds nus, sur le pavé de l'église, en plein hiver, chantant les psaumes et pensant aux miséricordes de Dieu sur lui; il avait obtenu la grâce d'une véritable componction, et il possédait le don des larmes à un tel degré, qu'il en versait en abondance, sitôt qu'il entrait dans la considération, ou de ses péchés, ou des fins dernières. Il passait aussi quelquefois les nuits à faire les fonctions les plus pénibles et les plus viles du monastère, comme à nettoyer les souliers des voyageurs, à balayer et à l'aire d'autres choses semblables fort humiliantes; il ne portait que des habits usés, et quand il les fallait raccommoder, il y mettait lui-même des pièces, sans examiner si la couleur était la même que celle de l'habit; il était devenu si pâle et si sec, qu'on l'eût plutôt pris pour un mort ou un moribond que pour un homme vivant. Un extérieur si négligé, des veilles si fréquentes, une abstinence si extraordinaire, jointe à un silence continuel, qu'il ne voulait rompre que dans la nécessité, donnèrent lieu à quelques-uns de ses frères, qui ne goûtaient point du tout sa conduite, parce qu'elle condamnait leur tiédeur, de le faire passer pour un fou et pour un homme qui extravaguait dans ses dévotions; on le raillait, on la méprisait, on le montrait au doigt et on lui faisait d'autres semblables outrages, qui n'ébranlèrent jamais sa patience et qui ne tirèrent jamais aucune plainte, de sa bouche; au contraire, il fut ravi de voir comment on interprétait ses pénitences et les pratiques de sa charité; il augmenta ce qui pouvait confirmer ses frères dans leur pensée, bien content d'être traité comme Jésus Christ, qui, lui aussi, fut accusé de folie par ses proches, à l'instant même où il donnait des preuves de son plus grand amour pour les hommes.
Le supérieur de ce monastère, qui avait l'esprit de Dieu, n'en jugeait pas ainsi; mais, reconnaissant une haute sagesse sous les voiles d'une folie apparente, il lui donna l'office de cellérier; cet humble moine, acceptant par obéissance ce qu'il eût sans doute refusé s'il lui eût été permis de suivre son inclination, s'acquitta bien de cet emploi, accordant tout ce qu'il pouvait sans blesser sa conscience, refusant ce qu'on lui demandait contre son devoir, n'ayant jamais de fausses complaisances ni d'acception de personne dans la distribution des choses qui lui étaient confiées, mais faisant d'humbles excuses quand il ne pouvait satisfaire aux désirs de chacun. Il avait grand soin de pourvoir aux nécessités des pauvres, à la réception des hôtes qui passaient, et aux besoins des jeunes enfants qu'on formait à la piété dans le monastère.
Benoît avait été près de six ans dans cet office, lorsque l'abbé de cette maison vint à mourir. On avait remarqué tant de sagesse, un esprit si étendu et une si grande douceur jusque-là dans notre saint, que ses plus grands ennemis et ceux qui l'avaient le plus méprisé eurent d'eux-mêmes la pensée de l'élire pour leur supérieur. À la première proposition qu'on lui en fit, il fut extrêmement surpris, ne pouvant s'imaginer qu'on pût penser à lui pour une telle dignité; mais dans le même moment, se souvenant de la retraite du Sauveur, quand on parla de le faire roi, il ne balança point sur la choix qu'il devait faire; son humilité lui fit croire qu'il devait en conscience prendre la fuite. Il quitta donc le monastère de Saint-Seine, parce qu'il voulait fuir les dignités qu'il croyait ne lui être pas convenables, et revint dans le Languedoc, sur les terres mêmes du comté de Maguelonne, qui apparentaient à son père, et qui eussent été son propre héritage s'il fût demeuré dans le monde : Dieu le permit ainsi pour donner lieu à Benoît de mieux réussir dans les desseins que la divine Providence avait sur lui (780). Il s'arrêta près d'un petit ruisseau nommé Aniane,1 qui n'était pas éloigné de la rivière d'Hérault ni de l'église de Saint-Saturnin. Il était accompagné en cet endroit du saint moine Widmar, dont nous avons déjà parlé, et de quelques autres disciples qui venaient de jour en jour se joindre à eux; ce lieu fut une véritable école de pénitence pour ces solitaires; leur occupation était de prier, de travailler et de chanter jour et nuit des louanges à Dieu. Benoît, sentant son cÏur brûler d'un amour secret, gémissait sans cesse et versait des larmes en abondance, conjurant le ciel de lui inspirer les moyens de procurer la gloire de son Dieu autant qu'il en avait le désir.
Il contracta, en ce temps, une étroite amitié avec trois saints personnages d'alentour, savoir : Attilion, Nibridius et Anianus, qui menaient une vie fort exemplaire, et qu'il consultait dans ses difficultés. Il alla un jour trouver Attilion, l'un des trois, qui demeurait le plus proche de son ermitage, pour lui dire qu'il était tenté de quitter le lieu où il était pour retourner sous l'obéissance de l'abbé du monastère d'où il était sorti, «parce que, disait-il, «presque tous ceux qui viennent avec grande ferveur me demander à vivre pauvres et solitaires ne sont pas plus tôt réduits à mener une vie réglée, et à ne recevoir plus que par poids et mesure les choses nécessaires à la vie,qu'ils demandent à retourner dans le siècle pour jouir de leur première liberté». Mais Attilion, qui était fort expérimenté et grand ami de Dieu, lui fit comprendre qu'il ne fallait pas abandonner pour cela l'Ïuvre qu'il avait commencée, d'autant que Dieu lui avait fait connaître qu'il se voulait servir de lui comme d'un flambeau pour répandre partout sa lumière.
Benoît, qui avait le cÏur docile, crut ce que ce saint homme lui disait; il continua son entreprise, et le ciel le combla de si grandes bénédictions, qu'il fallut bientôt augmenter le lieu qu'il habitait d'un grand nombre de cellules, pour ceux qui demandaient à être reçus; il fut même contraint, dans la suite, d'abandonner la vallée où il était, parce qu'elle était trop étroite pour contenir tous les postulants qui se présentaient : ce fut pour lui une occasion de construire ailleurs un autre monastère qui fut bientôt achevé, quoiqu'il n'y eût presque que ses propres moine qui en fussent les ouvriers; aussi ne pensait-on point du tout aux riches ornements de l'architecture, mais seulement à multiplier les cellules dont on avait besoin. Le saint abbé était le premier à porter les terres, le bois et les pierres; tout le monde suivait son exemple, et cependant on n'omettait rien dans un si grand travail de tous les devoirs ordinaires de la régularité; il recevait les aumônes qu'on lui faisait, mais il ne voulut jamais recevoir de donations par écrit ni par contrat qui engageassent les donateurs à se dessaisir pour toujours des biens qu'ils présentaient, voulant laisser la liberté aux bienfaiteurs de reprendre, quand il leur plairait, leurs libéralités.2
Le bel ordre, la sainteté de vie et la bonne odeur que ce monastère répandait partout, produisirent un si grand enthousiasme qu'on vit en peu de temps un grand nombre d'autres semblables monastères, remplis de saints solitaires, à l'entour de celui de Benoît : on le reconnaissait partout pour le premier abbé. Il était infatigable; il pourvoyait avec un soin sans égal à toutes ses maisons, soit pour le spirituel, soit pour le temporel; il visitait de temps en temps tous ses chers disciples, et il les soutenait toujours, autant par ses exemples que par ses discours, dans les rudes travaux de la vie austère qu'ils avaient embrassée.
Sa charité ne se bornait pas à pourvoir aux besoins de ses seuls moines, elle s'étendait encore sur tout le peuple de la contrée : il ordonna, dans le temps d'une grande famine qui arriva dans le pays, qu'on partageât avec les pauvres les biens de son monastère, sans se mettre en peine du lendemain, et il recommença par trois fois différentes cette même action de charité. Son dégagement était si grand, et il se mettait si peu en peine des biens de cette vie que, quand on lui annonçait qu'on avait volé quelque chose dans le monastère, il ne voulait pas qu'on en fît la recherche. Les habitants du pays lui ayant un jour amené un homme qu'ils avaient déjà tout couvert de plaies, parce qu'il avait enlevé pendant la nuit plusieurs chevaux qui appartenaient à une de ses maisons, il fit d'abord semblant de s'emparer de ce voleur; mais ce n'était que pour le retirer des mains de la justice dont on le menaçait, car le vrai serviteur de Dieu, plus charitable en ceci que le Samaritain, fit venir sur l'heure, en sa présence, un chirurgien fort expérimenté, auquel il donna commission de laver et de bander les plaies de cet homme; ensuite il prit soin de dissiper avec sa douceur ordinaire la crainte dont il le voyait saisi; il le fit bien régaler, et, après lui avoir fait connaître, non pas tant le tort qu'il avait fait à sa maison, que l'offense qu'il avait commise contre se Dieu et la plaie qu'il avait causée à son âme, il le renvoya en pleine liberté.
C'est dans ce même esprit de charité qu'il ne voulut pas qu'on courût après un homme qui, ayant été bien reçu et bien logé dans un de ses couvents, en avait emporté tout ce qu'il avait pu : «Laissons cet homme, disait le pieux abbé, il perd plus que nous dans cette occasion, puisque, croyant faire un gain en dérobant ce qui est à nous, il fait une perte notable en se privant de la grâce de Dieu». Un de ses moine crut encore un jour le devoir avertir qu'il avait reconnu entre les mains d'un certain homme un cheval qu'on leur avait volé depuis peu, et que, s'il le voulait, on le lui ferait rendre. Le saint, dont la charité lui faisait couvrir les plus grandes fautes de son prochain, reprit sévèrement ce moine, lui disant qu'il ne fallait pas croire si aisément du mal de ses frère; que cet homme, qu'il accusait, pouvait avoir un cheval semblable à celui qu'ils avaient perdu, mais qu'il ne fallait pas s'imaginer pour cela que ce fût le même.
Dieu, dont la sage providence sait récompenser au centuple ceux qui n'ont point d'attache à la terre, inspira pour lors à Charlemagne, qui connaissait le parfait désintéressement du saint, de lui faire bâtir un monastère, dans lequel il pût recevoir en pleine liberté tous ceux qui viendraient se présenter pour mener la vie monastique sous sa conduite : ce monarque voulut qu'on n'épargnât, dans cet édifice, ni la richesse de la matière, ni, l'industrie de l'art. On fit en même temps une église magnifique, proportionnée à l'élévation du bâtiment; tous les grands du royaume voulurent partager avec l'empereur la gloire d'avoir contribué à cette Ïuvre, et ce célèbre monastère est devenu le chef d'une infinité d'autres, soit dans la Languedoc, soit dans les lieux les plus éloignés.
Le pieux abbé crut qu'il ne pouvait mieux témoigner à Dieu sa reconnaissance, pour tant de bienfaits, qu'en faisant observer une vie toute céleste à ses moines; il entreprit de faire refleurir la première et la véritable règle du grand saint Benoît; et comme elle était un peu altérée et confuse, à cause de plusieurs constitutions et adoucissements que les relâchements y avaient fait introduire, il employa tous ses soins pour en faire renaître la pureté : il recueillit, pour cet effet, toutes les autres règles, et, de plus, il consulta là-dessus les plus grands hommes de son siècle de sorte quĠil eut le bonheur de recouvrer, dans son intégrité, cette sainte règle qui a servi de flambeau à tant d'illustres personnages en science et en sainteté; après l'avoir mise en ordre, et en avoir éclairci les difficultés, il s'appliqua à la faire observer le plus exactement qu'il lui fut possible.
Le nombre des moines étant devenu fort considérable, il établit d'abord toutes sortes d'officiers pour bien célébrer le service divin. Ensuite, n'ignorant pas de quelle utilité sont les sciences, soit pour combattre les hérétiques, soit pour occuper saintement les solitaires, il forma des maîtres en toutes sortes de disciplines; ainsi, sans altérer l'exacte régularité qui attirait l'admiration de tout le monde, il fit fleurir en cette royale maison des écoles pour les humanités, pour la philosophie, pour la théologie et pour l'intelligence des saintes Écritures; il prit aussi de grands soins pour amasser des livres, ce qui lui donna lieu de composer une belle bibliothèque : c'est ainsi que ce grand homme trouva moyen de chasser de la province où il se trouvait, les ténèbres de l'ignorance, et qu'il éleva un grand nombre de sujets qui ont rendu dans la suite, ou en qualité d'évêques, ou en qualité de docteurs et de missionnaires, ou en qualité d'abbés, des services très considérables à l'Église.
La conduite de ce grand serviteur de Dieu fut tellement approuvée de tout le monde, et sa réputation se répandit si loin, qu'on se faisait un plaisir et un mérite de lui offrir de tous côtés des terres et de grandes sommes pour bâtir des monastères dans les provinces; on fait mention de douze principaux dont il était reconnu le premier abbé; chacun désirait ou le voir, ou lui parler, ou l'aider dans ses entreprises. Louis le Débonnaire, ayant quitté lĠAquitaine, dont il avait été roi, pour prendre le gouvernement de l'empire en la place de Charlemagne, son père, qui était mort, ne put demeurer longtemps privé de la présence de Benoît. Ayant reconnu, par sa propre expérience, de quelle utilité lui avaient été ses conseils, il lui fit dire qu'il le priait de s'approcher de la ville d'Aix-la-Chapelle, où ce prince avait établi le siège de son empire; il lui donna d'abord, pour cet effet, le monastère de Maur-Münster, (Marmoutier) en Alsace; mais, ne le jugeant pas encore assez proche de sa personne pour l'avoir commodément, quand il aurait besoin de son conseil, il lui fit construire, dans un lieu assez proche de son palais impérial, un monastère célèbre, nommé d'Inden, à cause de la rivière voisine qui portait ce nom.
Benoît profita de la bienveillance du monarque, non pour ses intérêts particuliers, mais pour être le médiateur et le protecteur de tous les peuples : car, par son moyen, les pauvres et les affligés avaient l'oreille du prince, qui prenait à loisir connaissance de leurs besoins, dans les audiences fréquentes qu'il leur donnait, et qu'il donnait à Benoît en leur faveur. Cet empereur trouvait si bon que ce saint abbé se fît le défenseur et protecteur des veuves et des orphelins, que, quand il venait le trouver en son palais, ce prince le prévenait et allait au-devant de lui, portant d'un air agréable sa main dans la robe de cet aimable et zélé procureur du bien des pauvres, pour en tirer lui-même la liasse des requêtes qu'il lui venait présenter en leur faveur; il les lisait sur-le-champ, et il y répondait favorablement le plus tôt qu'il pouvait.
L'inclination qu'il avait à faire régner la justice partout le porta encore à persuader à l'empereur d'arrêter le dérèglement des séculiers, qui possédaient les biens des églises et des monastères, et qui les détournaient à des usages profanes, contre l'intention des fondateurs, et au grand scandale des peuples; il lui exposa, en détail, toute l'étendue de ce désordre, ce qui amena ce prince à faire sur ce point une réforme admirable et digne de sa piété.
Les remontrances que ce saint abbé faisait à ce monarque parurent toujours si judicieuses et si utiles au bien de son empire, et ses avis sur ce qu'il était à propos de faire furent toujours trouvés accompagnés d'un si grand sens, que son conseil n'était jamais négligé, parce quĠon sĠétait toujours bien trouvé de l'avoir suivi.
L'empereur donna une grande preuve de ce que nous avançons à la gloire de Benoît, lorsque, de l'avis de son conseil, il voulut que ce saint abbé fût en quelque manière le premier supérieur de tous les monastères de ses États, et qu'il travaillât, en cette qualité, à une réforme générale de tout ce qu'il serait à propos de retrancher dans les maisons particulières : ce fut pour obéir aux volontés de son prince qu'il assembla (817) tous les supérieurs des monastères de la France, et, qu'ayant bien examiné, dans cette assemblée générale, tout ce qu'il y avait à réformer ou à établir, il fit des statuts si judicieux, si conformes à la véritable vie monastique et si nécessaires pour faire revivre l'ancien esprit des saints solitaires, qu'ils furent reçus et approuvés de l'assemblée. Confirmés par l'autorité de l'empereur, ils furent publiés partout et exactement observés : c'était une chose digne d'admiration de voir tant de maisons différentes, répandues dans toutes les provinces, n'avoir plus qu'une même règle, celle de saint Benoît, une même manière de vivre, un même esprit, le même chant, le même habit, les mêmes poids et mesures pour le pain et le vin; en un mot, une conformité, ou plutôt une uniformité aussi parfaite que si ce n'eût été qu'une seule maison sous un seul supérieur.
Il fallait un esprit aussi étendu que celui de l'incomparable Benoît, et l'autorité de l'empereur pour faire réussir une semblable entreprise : la chose ne paraîtra pas incroyable, si l'on se souvient que nous parlons du 8 e et du 9 e siècle, où tout ce qu'il y avait alors de moines ou de solitaires prétendait suivre la règle de saint Benoît : chacun, à la vérité, l'interprétait et l'adoucissait à sa façon, mais notre saint la réduisit à une forme que tout le monde fut obligé d'approuver et de suivre. L'ordre de Saint-Benoît sera éternellement redevable à ce saint abbé, non seulement des soins qu'il a pris dans son temps pour rétablir l'ancienne régularité, mais encore de l'ouvrage intitulé la Concorde des Règles, qu'il a composé et laissé par écrit : il y fait voir quel est le véritable esprit et le sens de la règle du grand patriarche saint Benoît, par rapport aux règles des autres pères, en les comparant les unes avec les autres et faisant voir comment cette règle de saint Benoît est appuyée et autorisée de toutes les autres dont elle renferme l'esprit. Cet ouvrage n'est pas le seul que notre saint ait composé : on lui en attribue encore quelques autres, comme des collections ou conférences tirées des Homélies des Pères, et propres à exciter les moines à une plus grande perfection, et d'autres semblables, qui font assez voir que cet humble abbé n'avait pas seulement une grande vertu et un esprit naturellement étendu et capable des grandes entreprises, mais qu'il était aussi docte et grand ami des belles lettres. Les écoles qu'il a établies dans ses monastères en sont encore des preuves : il prit lui-même la peine de former les lecteurs; il expliquait les saints canons de l'Église à ses moines, il leur donnait l'intelligence des écrits des saints pères, il allait exposer dans les monastères le sens des saintes Écritures, et donnait des solutions claires à tous les doutes qu'on lui proposait.
Le fameux Alcuin, qui fut le précepteur de Charlemagne et l'oracle de son temps, distingua si bien la capacité et la piété de notre saint, qu'il contracta avec lui une amitié inviolable, et entretint un si grand commerce de lettres avec lui, surtout depuis qu'il fut élu abbé de Saint-Martin de Tours, quĠon en aurait pu composer un gros volume; l'histoire même ajoute qu'Alcuin lui envoya des présents comme témoignage d'estime, et qu'étant en son abbaye de Saint-Martin, il le pria de lui envoyer des moines formés de sa main, comme il en avait envoyé à tant d'autres prélats qui lui en avaient demandé. De son côté, Théodulfe, abbé de Fleury et évêque d'Orléans, employait quelquefois sa muse à célébrer le mérite et les vertus de Benoît. Il ne fait pas difficulté, dans un de ses poèmes, de le comparer à saint Benoît du Mont-Cassin. Si, en effet, celui-ci fut le créateur, celui-là fut le restaurateur de la discipline monastique en Occident.
Les victoires que Benoît remporta sur les hérétiques de son temps sont encore des preuves convaincantes de la profondeur, de la solidité et de l'intégrité de sa doctrine. Félix, évêque d'Urgel, en Espagne, répandait partout le venin d'une hérésie pernicieuse, qui avait déjà infecté quelques provinces de
la France; il n'attaquait rien moins que la filiation du Verbe divin, assurant que Jésus Christ, en tant qu'homme, n'était que le Fils adoptif du Père éternel; c'était assez pour renouveler les plus dangereuses hérésies que l'Église ait eu à combattre dans les siècles précédents. Notre saint, s'unissant avec les plus zélés défenseurs de la foi de nos mystères, travailla avec des soins infatigables à l'extinction de cette mauvaise doctrine; il entreprit même, par trois fois différentes, le long et pénible voyage d'Espagne pour aller triompher de l'hérésie dans sa source et dans son principe, et il n'a pas peu contribué à la convocation du synode tenu à Urgel même, ville où était le siège de l'évêque hérétique, qui y fut condamné, et dont la doctrine fut déclarée téméraire et entièrement contraire à celle de l'Église. Nous avons encore trois autres conciles tenus, l'un à Ratisbonne, l'autre à Francfort, et le troisième à Aix-la- Chapelle, qui ont tous fulminé anathème contre l'erreur dont nous parlons.
Le grand zèle que Benoît fit paraître pour les intérêts de l'Église en général ne diminua rien des soins que sa charge l'obligeait d'avoir pour tous les monastères de la France dont il avait été déclaré le père aussi bien que le réformateur. Il entreprenait de pénibles et longs voyages pour aller donner de nouvelles forces à ses disciples dans la profession qu'ils avaient embrassée. On rapporte plusieurs miracles que Dieu a faits en sa faveur pendant ces voyages : les moines d'un monastère qui était pauvre étaient dans la douleur de ne pouvoir faire à leur saint abbé une réception digne de son mérite; Dieu y pourvut, faisant trouver des poissons d'une qualité et d'une grosseur
extraordinaires dans des eaux où il n'y en pouvait pas avoir naturellement.
Une autre fois, dans une semblable occasion, de pauvres moines étaient dans l'affliction de ne pouvoir présenter aucun rafraîchissement à ce digne pasteur, accablé de lassitude et de fatigue : la divine Providence, qui ne manque pas dans le besoin, fit trouver d'excellent vin et en abondance dans un vase où il n'y en avait point. Mais ce ne furent pas là les seules merveilles qui arrivèrent dans le cours de la vie de ce grand serviteur de Dieu : celles que nous venons de rapporter étaient de purs effets de la divine Providence, qui pourvoyait aux besoins de celui qui était pauvre, et qui avait enseigné à ses disciples à demeurer dans la pauvreté pour suivre les conseils de Jésus Christ; mais voici ce que le saint abbé fit lui-même en faveur du prochain. Il a arrêté, par la vertu de ses prières et de ses larmes, lĠimpétuosité d'un torrent qui allait abîmer des maisons déjà à moitié submergées; plusieurs fois, dans des incendies qui jetaient tout le monde dans la consternation, il a commandé au feu de suspendre son activité et de porter ailleurs ses flammes : il sut, comme un autre Moïse, faire mourir une énorme quantité de sauterelles qui commençaient à ravager les biens de la terre. Ses moines, animés de son esprit, faisaient aussi des actions miraculeuses : plusieurs possédés qu'on leur amenait étaient délivrés lorsqu'ils avaient prié et veillé pour cet effet; des personnes malades ont reçu une parfaite santé par les mêmes moyens; mais nous renvoyons le lecteur à l'histoire entière de sa vie pour avoir une parfaite connaissance de toutes ces merveilles. Nous ajouterons seulement que le saint abbé avait reçu de Dieu un don particulier pour pénétrer jusque dans le fond des cÏurs : il a ramené plusieurs fois à leur devoir, par ce moyen, des moines qui étaient sur le point d'abandonner leur vocation, en leur faisant connaître qu'il savait la déplorable disposition dans laquelle ils étaient, et il ne découvrait jamais ces sortes de maladies spirituelles sans y apporter aussitôt le remède nécessaire.
Ces grandes faveurs, que saint Benoît recevait du ciel, jointes à la singulière bienveillance que lui marquait un des plus grands monarques de la terre, ne manquèrent pas, Dieu le permettant ainsi, de lui attirer beaucoup d'envieux, qui ne souffraient qu'avec peine tant de prospérité; plusieurs ecclésiastiques d'un mérite apparent interprétèrent fort mal ses innocentes intentions : on publia qu'il s'attribuait toutes les aumônes qu'on lui faisait; on souleva par des intrigues secrètes les officiers et les gardes du palais de l'empereur contre lui; des seigneurs de la cour appuyèrent les calomnies qu'on avait répandues; on voulut surprendre le prince et le prévenir contre le saint; de sorte que le parti n'attendait plus que de voir chasser de la cour celui qui en faisait le plus bel ornement; de faux amis voulurent même lui persuader de se retirer en secret, sans attendre un exil qu'ils disaient lui devoir être fort honteux; mais Benoît savait bien qui était le protecteur de sa cause, et Dieu fit bientôt voir qu'il sait justifier, l'innocent quand il veut; le saint alla trouver l'empereur comme à l'ordinaire, et ce sage monarque, qui savait discerner le vrai du faux, et l'homme de bien de l'hypocrite, embrassa tendrement Benoît à la vue de tous les jaloux, et, pour lui donner une preuve plus évidente de sa bienveillance et de son estime dans une occasion où on s'attendait à le voir exiler, il lui présenta à boire de sa propre main : ce qui montra à tout le parti que celui que Dieu protège est à l'abri de toutes les malices des envieux.
Il est temps de parler du trépas de ce grand saint qui n'aurait jamais dû mourir, suivant les vÏux de tous les peuples. Dieu, qui ne voulut pas laisser un si généreux soldat sans occasion de remporter de continuelles victoires, fit succéder les pénibles épreuves de la maladie aux travaux de la charité : le saint fut attaqué d'une fièvre, et de plusieurs autres infirmités, jointes à un grand âge; il ne retrancha cependant rien de toutes ses mortifications ordinaires; il soupirait sans cesse après la patrie céleste, et il versait, une grande abondance de larmes, dans l'espérance et dans l'attente d'y pouvoir parvenir; on le trouvait souvent, ou prosterné contre terre, ou debout, ayant la tête et les bras élevés vers le ciel, ou recevant dans ses mains les larmes qui coulaient de ses yeux, de peur que leur trop grande abondance ne souillât les pages de la sainte Écriture qu'il avait devant lui; il lisait, ou se faisait lire, la mort des saints pères, pour imiter leur exemple en ses derniers moments, comme il avait tâché d'imiter leur conduite pendant sa vie.
L'empereur, qui était encore Louis le Débonnaire, la voulut toujours avoir dans son palais, tout malade qu'il était, pour profiter, aussi longtemps quĠil pourrait, des sages conseils qu'il en recevait, tant pour le bon gouvernement de ses États que pour le repos de sa propre conscience. Ce ne fut qu'après une longue et familière conférence, en laquelle il lui témoigna toutes sortes d'amitiés et de reconnaissance, qu'il permit enfin à ses moines de l'enlever pour le transporter au monastère voisin, afin que ce digne et aimable père pût finir ses jours entre les bras de ses enfants.
Il n'y fut pas plus tôt arrivé, que tout le monde s'empressa de sĠenquérir en quel état il était : car, comme il n'y avait personne qui n'eût conçu une estime et une bienveillance particulières pour lui, et qu'il avait été la consolation et le conseil des grands et des petits, des riches et des pauvres, des ecclésiastiques et des séculiers, tous les grands de la cour, les évêques, les abbés, les magistrats et le commun du peuple, vinrent mêler leurs larmes à celles des enfants et des disciples de ce digne père, et on regardait leur perte comme une porte commune à tout l'empire. Benoît avait de la reconnaissance pour l'amitié qu'on lui témoignait dans ses derniers moments; mais il ne laissait pas de demander souvent en grâce qu'on lui accordât d'être seul pour converser plus librement et plus tranquillement avec son Dieu. Une fois, il arriva qu'après avoir passé trois heures dans la douceur de la contemplation, quoiqu'au milieu des douleurs de la maladie, on vint lui demander comment il se trouvait, il répondit quĠil n'avait jamais eu de plus doux moments pendant sa vie : je viens, ajouta-t-il, d'avoir le bonheur de me trouver devant mon Dieu, au milieu des chÏurs des saints.
Les sentiments de l'amour sacré, dont Dieu le favorisait alors, ne lui firent point oublier le désir ardent qu'il avait du salut et de la perfection des autres : aussi fit-il encore expédier, avant de mourir, des lettres d'instructions pour l'empereur, de qui il savait que le bonheur et le salut des peuples dépendaient, pour quelques-uns de ses monastères, ou pour d'autres particuliers. On voit quelques-unes de ces lettres, pleines de charité, dans l'histoire de sa vie, rapportée par Bollandus. Dieu permit qu'il déclarât à ses moines que, depuis près de cinquante ans qu'il avait le bonheur d'être dans un état de pénitence, il ne lui était jamais arrivé de manger le morceau de pain qu'il avait coutume de prendre chaque jour pour sa nourriture, sans répandre auparavant devant Dieu une grande abondance de larmes.
Il récita toujours régulièrement l'office divin, jusqu'au jour même de sa mort, et ce fut après s'être acquitté de ce noble devoir qu'il dit un dernier adieu à ses chers enfants, et qu'il les avertit qu'il allait les quitter dans un moment; en disant ces paroles : «Vous êtes juste, Seigneur, ayez égard à votre miséricorde pour juger votre serviteur», il quitta cette vie laborieuse pour entrer dans le séjour de la gloire. On dit que l'évêque de Maguelonne eut révélation de la perte que l'église venait de faire , sortant du sommeil où il était alors, il raconta sur-le-champ aux assistants ce qui venait d'arriver au monastère d'Inden, qui était éloigné de près de deux cents lieues de Maguelonne. Ce grand saint mourut le 11 février de l'année 821. Louis le Débonnaire lui fit donner un sépulcre en rapport avec son mérite, au lieu même où il mourut, dans le monastère d'Inden, appelé depuis de saint Corneille, pape, sous le nom duquel votre saint en avait fait dédier l'église. C'est là que ses saintes reliques ont reposé, sans que depuis aucune main ne le les ait découvertes.
1 AujourdĠhui Corbières.
2 Telle fut l'origine de la jolie petite ville d'Aniane, aujourd'hui chef-lieu de canton du département de l'Hérault. Au 16 e siècle, la fureur des calvinistes se rua sur le monastère; et alors combien périrent pour jamais de richesses religieuses, artistiques et littéraires ! La magnifique église de Saint-Sauveur, que les rois et les empereurs s'étaient plu à enrichir et que les reliques de tant de saints devaient rendre sacrée, fut livrée aux flammes et détruite de fond en comble. Autels, statues, tableaux, vases sacrés, ornements accumulés depuis huit siècles, cloches sonores, rien ne fut épargné. Les titres et chartes du monastère, sa riche bibliothèque et tout son mobilier devinrent sur la place publique la proie de l'incendie allumé par des mains sacrilèges. On s'acharna sur les décombres des bâtiments, et le cloître, le dortoir, l'infirmerie, l'hôtellerie furent nivelés au sol.
Lorsque les protestants eurent abandonné ces lieux dévastés, les moines vinrent sur leur emplacement chercher de nouveau un asile et s'y installèrent comme ils purent, jusqu'à ce que Clément de Bonzi, évêque de Béziers, nommé abbé commendataire d'Aniane, apprenant le triste état du monastère, résolut de lui rendre sa splendeur primitive. Il y appela les Bénédictins de Saint-Maur, qui le relevèrent de ses ruines. Depuis 1790, les bâtiments, vendus comme biens nationaux, ont servi de filature de coton; actuellement, ils sont occupés par une maison centrale de détention !!! (M. Fisquet.)