SAINT VALÉRIEN,

MARTYR A TOURNUS

 

fêté le 15 septembre

 

Valérien, ayant été arrêté à Lyon avec saint Pothin et ses compagnons, fut jeté en prison. Mais le cachot, où il était renfermé, s'étant ouvert, il s'enfuit avec le prêtre saint Marcel, et vint à Tournus. Ce lieu était alors, un point stratégique, une station militaire, un immense magasin fortifié où venaient s'entasser toutes les provisions de l'armée, toutes les redevances des contrées environnantes pour être exportées facilement, soit par la grande route, soit par la Saône d'abord et par le Rhône ensuite. Là, sans cesse affluait de tous côtés une multitude de gens qui venaient payer à César ce qui est dû à César. Non loin du castrum romain, Valérien avait construit une petite et pauvre cabane : c'était sa demeure, c'était le sanctuaire de son Dieu, c'était le théâtre de sa charité. Il y attirait les habitants du pays et les étrangers; il les gagnait par ses aumônes et par une hospitalité toujours bienveillante, toujours généreuse. On n'y voyait nul autre ornement qu'une croix. Cette arme de l'apôtre était là appendue à l'humble muraille; toujours il en portait une autre avec lui, cachée sous son manteau. Pourquoi le saint avait-il choisi Tournus comme centre de ses opérations apostoliques ? C'est qu'il espérait que la parole divine pourrait y être entendue par un plus grand nombre d'hommes que nulle part ailleurs, rayonner de là dans toutes les directions et se disséminer, par suite de ce va-et-vient continuel d'étrangers, sur tous les points et à toutes les distances. Il voulut que là où l'on apportait les tributs aux maîtres de la terre, le souverain Maître du ciel eût aussi sa part. La pensée, les saintes industries et le zèle de Valérien ne furent pas trompés : Dieu, qui les lui avait inspirés, voulut bien les bénir. Les conversions furent innombrables.

Mais l'enfer, jaloux de tant de succès, voulut en arrêter le cours et se venger de ses pertes par la mort de Valérien. L'instrument qui l'avait si bien servi à Châlon va le servir encore. Priscus, l'affreux Priscus, encore teint du sang de Marcel, entreprend un voyage à Lyon. Dix jours seulement se sont écoulés depuis le martyre de l'apôtre. Il va sans doute porter dans cette ville la nouvelle de ses exploits, s'en parer comme d'une gloire et y recevoir une ovation digne de lui. Le voilà donc qui part et marche déjà comme un triomphateur. Il s'embarque sur la Saône avec une partie de son escorte et de ses équipages, tandis que l'autre partie suit parallèlement la grande route, et partout la voix du héraut annonce sa présence. Le même soir, 14 septembre, il arrive à Tournus au milieu de ce cortège presque royal. Là, pendant qu'il égaie, avec une joie barbare et insensée, les délices du festin par le récit de la mort de Marcel, on lui apprend que Valérien, l'autre prisonnier chrétien échappé des cachots de Lugdunum, se cachait dans les environs et avait déjà fait de nombreux prosélytes. À la fois cruel et ambitieux, il tressaille, à cette nouvelle, d'un féroce plaisir. Car du même coup n'atteindra-t-il pas un double but ? Il se donnera de nouveau le spectacle, encore si piquant pour lui à cause de sa rareté, de la mort d'un chrétien au milieu des supplices. Et puis, comme il sera fier de paraître aux yeux du préfet avec ce surcroît de mérite et de gloire . L'occasion est trop bonne pour ne pas en profiter. Il ne peut laisser échapper cette proie nouvelle : il voudrait l'avoir entre ses mains ce jour-là même. «Qu'on se mette à la recherche de Valérien», crie-t-il à ses gens, «qu'on le trouve et qu'on me l'amène demain matin. Il me faut ce chrétien.»

Les satellites du tyran, conduits par quelques païens, eurent bientôt découvert la demeure de l'apôtre. Celui-ci, croyant que c'étaient des néophytes qui venaient le trouver, se lève aussitôt pour aller les recevoir, en faisant le signe de la croix, leur offre avec sa charité ordinaire une cordiale hospitalité et les prie avec une bonté touchante, capable d'amollir les coeurs les plus durs, de vouloir bien accepter quelque chose. Mais eux, comme des loups cruels que rien n'apprivoise, se jettent sur le doux agneau; et tout en préparant les chaînes dont ils vont le couvrir pour l'emmener captif, ils l'accablent d'outrages et lui demandent avec dérision : «Quel est ce signe que tu viens de faire sur ta personne ? Quel singulier ornement décore cette muraille ? - Et le voilà encore ici», dit un autre en apercevant la croix que le saint portait sous son manteau.

Valérien, à l'exemple du divin Maître, s'abandonne à eux, sans opposer la moindre résistance, sans ouvrir la bouche pour se plaindre; et, préoccupé d'une seule pensée, la Gloire de Dieu et le salut de ces pauvres gens qui ne savent pas ce qu'ils font, il s'empresse de profiter de cette occasion pour leur faire connaître Jésus Christ. «Ce signe que j'ai fait», répondit-il d'un air noble et bon, et avec un accent plein de conviction et de douceur «cet objet sacré qui orne ma demeure et ma poitrine, c'est l'image de la croix sur laquelle le Fils de Dieu, par un amour infini, mourut à notre place pour nous épargner une mort éternelle et nous mériter le bonheur immense de l'immortelle vie dans les cieux». - «Échappé de prison», reprennent ces misérables bien dignes, à ce qu'il paraît, d'être les instruments de la cruauté de leur maître, «tu ne crains donc pas plus que ton compagnon Marcel de t'avouer chrétien ? Mais on verra bientôt». -«Oui je suis le compagnon de Marcel, et je m'en fais gloire. Comme lui je suis chrétien. Rien ne m'empêchera de le proclamer, et ce sera encore le dernier mot qui sortira de ma bouche avant mon dernier soupir ».

Pendant ce dialogue, les préparatifs du départ s'étaient achevés. Le saint a les mains liées derrière le dos, il est chargé de chaînes et traîné ainsi comme le dernier des scélérats devant le tribunal de Priscus. Le tyran fixant sur lui un oeil fauve, semblable à celui d'une bête féroce dont il avait la cruauté dans le coeur, lui dit : «Tu es ce Valérien qui a toujours à bouche le Nom d'un certain Christ, n'est-ce pas ? Misérable, qui t'exposes la mort pour une sotte erreur ! Peut-être ne sais-tu pas le sort de ton compagnon Marcel, victime de la même obstination dans les mêmes rêveries ?» - «Je sais tout», répond Valérien d'un ton grave et modeste, mais ferme. «C'est vous qui ne savez pas qu'en me parlant de la mort glorieuse de mon bienheureux frère, vous ne faites que me donner un motif de plus pour exciter mon courage. Il vous a vaincu : son exemple m'apprendra a combattre vaillamment comme lui, afin de remporter comme lui la victoire.»

- «Prends garde à toi et adore les dieux immortels, telle est la volonté de notre très divin empereur. Et apprends que ces dieux, objets de notre culte, existent bien réellement; car toute leur race divine a été vue autrefois sur la terre par nos ancêtres et règne maintenant au ciel. Or, ce sont leurs images qui sont sous tes yeux. Voici le tout-puissant Jupiter, avec Junon son épouse et sa soeur; voilà Vénus, la fille de ce grand dieu; voilà Mars, voilà Vulcain, qui sont les frères et en même temps les époux de cette déesse. Nous avons donc bien raison d'adorer ces images sacrées. Offre-leur aussi tes hommages, ou bien je vais t'infliger des supplices bien autrement terribles que ceux que j'ai fait subir à Marcel, ton digne collègue.»

Alors le saint prit la parole, moins pour se défendre que pour instruire les assistants en leur faisant toucher du doigt le ridicule du paganisme. «Tout cet appareil,» dit-il avec un ton d'autorité et d'inspiration céleste, «me montre que vous êtes bien le magistrat, investi dans cette contrée de l'autorité publique; mais en vérité, j'aurais peine à le croire, si je ne considérais que votre ignorance. Car enfin, en parlant comme vous venez de le faire, vous jetez comme à plaisir le discrédit sur les décrets du prince et les lois de l'empire. Quoi ! vous osez nommer de pareilles divinités ! Vous appelez dieux d'infâmes incestueux qui ont été les maris de leurs propres soeurs ! Mais vos paroles sont des sacrilèges, des blasphèmes insultants et pour la religion et pour l'autorité même dont vous êtes le dépositaire. Ne savez-vous pas que les lois défendent et punissent l'inceste ? Et ce qui est chez les hommes un crime et une honte, vous voulez que je l'approuve et que je le vénère dans les dieux ! Vous n'y pensez pas, et vous vous condamnez vous-même. Que j'ai pitié de vous !.... Vous me parliez tout à l'heure de mon frère Marcel. Ah ! que n'avez-vous été ébranlé par le spectacle de son courage ! Que n'avez-vous compris la haute leçon qu'il vous donnait ! Au lieu de parler si indignement de la divinité, vous adoreriez comme lui, comme moi, le seul vrai Dieu tout-puissant, Créateur et Maître du ciel et de la terre, et Jésus- Christ son Fils, l'innocente victime qui a bien voulu prendre une vie semblable à la nôtre, afin de La sacrifier pour expier les crimes de l'humanité coupable et nous donner par sa glorieuse Résurrection une assurance de notre propre résurrection pour le ciel où Il règne et régnera dans tous les siècles. Le voilà le véritable Dieu vivant. On ne le trouve ni dans un bloc de pierre, ni dans un morceau de métal; mais on l'adore par la foi dans le temple éternel.»

«Ah! tu n'as pas peur», dit le président étonné, mais cherchant à dissimuler son étonnement, «de tous ces appareils de supplice qui t'entourent; bien plus, en me débitant tes délirantes sottises, tu oses me parler comme si les rôles étaient changés et que tu fusses le juge et moi l'accusé ! Maintenant, à mon tour. Ta mort au milieu des tourments va nous montrer quels sont les plus puissants de nos dieux ou du tien.» - «Oui, nous allons le voir,» répond le généreux confesseur de la foi d'un ton énergique et avec un regard calme mais assuré, sous le poids duquel Priscus se surprit presque à trembler. «Mes compagnons l'ont déjà assez montré à Lyon, à Vienne, a Châlon, en triomphant des mêmes supplices dont tu me menaces : et j'espère, à leur exemple et par la grâce de Dieu, te le montrer aussi en triomphant comme eux.» Soudain Priscus en fureur ordonne qu'il soit attaché à un poteau et déchiré avec des ongles de fer. Comme le saint martyr, assisté par notre Seigneur Jésus Christ, semblait ne pas souffrir de cet horrible supplice et ne cessait de louer Dieu, le tyran, honteux de se voir vaincu, et surtout craignant que les spectateurs, déjà frappés de la constance surhumaine, de l'air céleste de sa victime, ne se déclarassent chrétiens si le spectacle durait plus longtemps, se hâta d'en finir. «Qu'on l'emmène loin d'ici,» dit-il avec une sombre fureur et un dépit mal dissimulé, et qu'on lui tranche la tête». L'ordre s'exécute à l'instant.

Durant le trajet, Valérien, plein de joie, rend grâces à Dieu qui veut bien lui donner en échange de quelques jours d'une vie périssable une récompense éternelle. Bientôt il arrive au lieu du supplice. Là, pendant qu'à genoux sur le sol et prêt de recevoir le coup qui va briser son enveloppe mortelle, il pense au premier diacre, au premier martyr son patron, son modèle, et que, comme lui diacre et martyr aussi, il prie pour ses bourreaux et lève les yeux au ciel en disant : «Seigneur, reçois mon âme !» Saint Etienne lui apparaît au sein de la Gloire divine, tenant dans sa main une couronne qu'il lui présente de la part du suprême Rémunérateur. Un instant après, le vaillant athlète de Jésus Christ allait recevoir ce prix réservé au vainqueur, le 17 septembre vers l'an 178.