LES ACTES DES SAINTS TROPHIME,

SABBATIUS ET DORYMÉDE

 

(L'an de Jésus Christ 276)

 

fêtés le 19 septembre

 

Sous l'empire de Probus, on publia dans tout l'univers un édit dont le texte portait : «L'empereur Probus Auguste, revêtu de la puissance tribunitienne, aux préfets et aux conseils des provinces, et à tous ceux qui les présentes verront, salut.

Comme, grâce à nous et aux dieux, vous jouissez d'une grande paix fortement assurée, obéissez à ce que nous vous mandons, et déployez votre zèle contre la religion des chrétiens, en sorte que vous les contraigniez de sacrifier aux dieux. S'ils se soumettent à nos ordres, mettez en liberté ceux qui sacrifieront. Quant à ceux qui refuseraient d'obéir, notre Divinité ordonne que vous les fassiez périr, après les avoir tourmentés par divers supplices. Portez-vous bien.»

Lorsque les préfets des provinces eurent reçu ce mandat impérial, ils abandonnèrent le soin des affaires publiques, pour ne plus s'appliquer qu'à poursuivre les chrétiens.

Cette grande persécution s'étant donc levée sur l'univers entier, et un grand nombre de chrétiens ayant été privés de la vie pour le Nom de notre Seigneur Jésus Christ, on vint à célébrer la naissance d'Apollon, à Antioche de Pisidie. Deux chrétiens,Trophime et Sabbatius, qui venaient d'un pays étranger, en entrant dans la ville, aperçurent une grande fumée qui s'en élevait, et en même temps ils entendirent le son de divers instruments de musique, puis le murmure des habitants qui couraient ça et là, tandis que d'autres louaient leurs dieux d'une autre manière. Le bienheureux Trophime étant ainsi témoin des erreurs dont Satan enveloppait ces populations, versa des larmes et s'écria en gémissant : «Ô Dieu des siècles ! ô Dieu des anges ! ô Père de ton Fils bien-aimé Jésus Christ ! préserve ton serviteur de toute erreur.»

Comme il parlait encore, ils se virent entourés par une foule d'adorateurs des faux dieux, qui se saisirent de leurs personnes, et les conduisirent jusqu'au prétoire du vicaire, en criant : «Juge intègre, monte sur ton tribunal pour juger ces sacrilèges.» L'un des infidèles, nommé Selénius, entra aussitôt chez le vicaire et lui rapporta les paroles des adorateurs des dieux. Le vicaire, ne pouvant récuser cette dénonciation, s'assit sur son tribunal et dit aux païens :«Quel grief avez-vous contre ces gens-là ?» Ils répondirent : «Comme nous étions occupés à chanter les louanges des dieux, ces sacrilèges se sont mis à crier : «Ô Christ ! préserve tes serviteurs de toute erreur.» Quand nous avons entendu ces paroles, nous avons pris ces deux hommes pour les présenter devant ta Clémence.» Le vicaire Atticus Héliodore dit : «Séparez-les, et amenez-les-moi l'un après l'autre.» Lorsque Trophime eut été introduit, Athamas, valet du geôlier, dit : «Trophime est devant toi; je te salue.» Le vicaire dit : «Quel est ton nom ?» Trophime répondit : « Mon nom, selon la chair, est Trophime.» Le vicaire : «Quelle est ta condition ?» Trophime : «Par le péché, je suis esclave; mais par Jésus Christ, je suis libre et de condition noble. Le vicaire : «De quelle condition, de quelle religion es-tu, impie ?» Trophime : «Je suis chrétien de l'Église catholique.» Le vicaire : «As-tu lu les ordonnances de l'empereur ?» Trophime : «Oui, je les ai lues.» Le vicaire : «Fais donc ce qu'ordonnent nos souverains, et sacrifie aux dieux.» Trophime : «Il ne nous est pas permis d'obéir aux ordres d'hommes pécheurs et impies, parce que nous sommes chrétiens, serviteurs de Jésus Christ, le grand Empereur.»

Le vicaire dit alors : «Ôtez-lui son manteau, étendez-le par les quatre membres, et frappez-le avec des nerfs de boeuf.» Lorsqu'il fut ainsi attaché, le vicaire lui dit : «Pourquoi, homme obstiné, as-tu osé blasphémer nos monarques ?» Trophime répondit : «Je n'ai point blasphémé, j'ai dit la vérité : car qui ignore qu'ils sont très impies, ceux qui ne connaissent pas le Dieu vivant ?» Le vicaire donna l'ordre de le frapper; et durant l'exécution, il lui dit : «Sacrifie, insensé; tu vois comme ton sang coule à terre.» Trophime lui répondit : «Si mon sang est répandu pour le Nom du Christ, mon âme ne tombera point dans les supplices éternels; car il est écrit : «Il vous est avantageux qu'un de vos membres périsse, plutôt que de voir votre corps tout entier jeté dans le feu de l'enfer.» Le vicaire dit alors : «Suspendez les coups.» Puis il dit au martyr : «Sacrifie, impie Trophime; autrement, je vous envoie tous deux à Erinnius Dionysius, préfet de la Phrygie Salutaire, afin qu'il vous arrache la vie par les tourments.» Trophime lui répondit : «Envoie-nous au préfet, ou même, si tu veux, à l'empereur; jamais nous ne renierons le Nom de Dieu.» Le vicaire dit aux bourreaux : «Suspendez-le, et déchirez-lui fortement les côtés.» Quand il fut suspendu, le vicaire lui dit : «Vois-tu, vrai caméléon, vois-tu les bourreaux tout prêts à t'arracher les intestins. Allons, consens à sacrifier, et tu seras délivré.» Trophime répondit : «Ne va pas croire, pauvre insensé, que tes menaces m'inspireront de l'épouvante; je ne suis pas un enfant pour me laisser tromper par la gravité de tes paroles.» Le vicaire dit alors : «Déchirez-lui les côtés.» Durant ce supplice, le martyr ne faisait entendre d'autres paroles que celles-ci : «Christ, aide-moi, qui suis ton serviteur.» Le Vicaire dit aux bourreaux : «En le déchirant ainsi, dites-lui : «Où est-il, ton Christ ?» Trophime répondit : «Il est avec moi et m'assiste; car jamais il n'abandonne ses serviteurs; mais il vient à leur secours.» Le vicaire dit aux bourreaux : «Arrêtes.» Et ils cessèrent de le tourmenter. Puis il dit à Trophime : «Veux- tu sacrifier, Trophime ? ou bien es-tu disposé à endurer d'autres tourments ?» Trophime lui répondit : «Je suis prêt non seulement à être tourmenté, mais même à mourir pour le Nom de mon Seigneur Jésus Christ.» Le vicaire dit alors : «Reconduisez celui-ci en prison, mettez-le dans les ceps jusqu'au quatrième trou; et amenez-moi l'autre.»

Athamas, le valet du geôlier, dit au juge : «Voici Sabbatius; je te salue.» Le vicaire dit au serviteur de Dieu : «Je ne te demande pas si tu es chrétien; je veux seulement savoir quelle est ta qualité.» Sabbatius répondit : «Ma qualité et ma noblesse, c'est le Christ, le roi des siècles.» Le vicaire dit : «Donnez-lui un soufflet, en lui disant : «Ne réponds pas une chose a pour une autre.» Sabbatius répondit : «Tu m'as interrogé sur ma qualité, et je t'ai fait connaître toute ma noblesse : pourquoi te fâches-tu ?» Le vicaire lui dit : «Avant qu'on te soumette à la punition et aux tourments, sacrifie aux dieux.» Sabbatius répondit : «Je suis prêt à mépriser la mort et à subir l'injustice des tourments pour le Christ. Si donc tu as envie de m'infliger des supplices, fais-moi tourmenter; car j'ai horreur de tes dogmes exécrables.» Le geôlier Euschémon dit alors au vicaire : «Il répond ainsi, parce que tu l'épargnes, et qu'il méprise ton tribunal.» Le vicaire dit : «Suspendez-le à la potence.» Quand on eut exécuté ses ordres, il lui dit : «Consens à sacrifier en public, et tu n'auras rien à craindre des tourments.» Sabbatius répondit : «Fais ce que tu veux; car j'espère de la Bonté de mon Christ que, même après avoir été tourmenté, je remporterai la victoire sur toi et sur le diable, qui te suggère toutes ces choses.» Le vicaire dit : «Infligez-lui le supplice des ongles de fer.» Tandis qu'on le tourmentait, le vicaire lui dit : «Pourquoi pleures-tu, impies» Sabbatius répondit : «Ne crois pas, impudent que tu es, que je remplisse tes désirs en pleurant sur ma vie; mais ce corps est de boue, et il en coule des larmes.» Après que les bourreaux eurent fini leur tâche et sillonné ses flancs, le vicaire ordonna à d'autres de lui déchirer le ventre. Pendant ce supplice, le vicaire lui dit : «Que gagnes-tu, malheureux, à laisser tourmenter ainsi ta vie ?» Sabbatius répondit : «Si je suis affligé pour le Nom du Christ, au jour suprême j'acquerrai le repos éternel.» Ce supplice dura si longtemps que les bourreaux n'en pouvaient plus de lassitude. Le vicaire voyant qu'il ne gagnait rien, ordonna de le détacher; puis il lui dit : «Celui que tu as confessé ne t'a été d'aucune utilité; il n'est pas venu à ton secours. Viens donc et sacrifie. Mais ne pense pas que je te cède en rien.» Sabbatius ne pouvait répondre; car ses forces étaient épuisées, son ventre et ses côtés étant en lambeaux. Le vicaire, voyant qu'il allait mourir, ordonna de le jeter dehors; et pendant qu'on l'emportait, il rendit l'esprit, comme un innocent agneau. Le chef vint aussitôt annoncer au vicaire que Sabbatius était mort.

Le vicaire dit au chef : «Fais en sorte que le porte-clefs de la prison soit prêt pour conduire l'impie Trophime au préfet de la Phrygie Salutaire.» Et il fit en ces termes le rapport de la cause :

«Le vicaire au très-excellent préfet de la Phrygie Salutaire, salut.

La souveraine et vénérable puissance des maîtres du monde a porté une loi pour tous ceux qui vivent sous le soleil; elle ordonne que tous ceux qui sont de la religion des chrétiens sacrifient aux dieux; sinon, qu'ils soient privés de la vie. Or, on m'a amené cet impie Trophime, que j'ai voulu contraindre à sacrifier. Comme il l'a refusé, je le transmets à ta juridiction, afin que, s'il veut de bon coeur obéir aux édits, il jouisse de la vie; s'il le refuse encore, qu'il la perde. Porte-toi bien.»

Le lendemain, l'irénarque étant venu trouver le vicaire pour recevoir de sa main le rapport de la cause, celui-ci donna l'ordre qu'on mit aux pieds de Trophime des chaussures de fer garnies en dedans de pointes aiguës, et détendit qu'on les lui ôtât jusqu'à ce qu'il fut arrivé devant le préfet. L'irénarque et le porte-clefs vinrent donc prendre Trophime; et après qu'ils lui eurent mis cette chaussure aux pieds, ils s'acheminèrent vers la résidence du préfet. Mais la grâce du Christ se répandit sur son saint martyr Trophime, et avec une telle abondance, que tout le monde était stupéfait de le voir, non seulement ne pas tomber en route, mais plutôt marcher avec vitesse, comme ne ressentant aucunement la douleur d'un tel supplice; il devançait même les chevaux. Après trois jours de marche, ils arrivèrent à Synnade, ville de Phrygie, qui était la résidence du préfet.

Le jour suivant, le préfet siégeant sur son tribunal, l'irénarque lui présenta le rapport de la cause de la part du vicaire. Quand le préfet en eut pris connaissance, il ordonna qu'on lui amenât de suite Trophime. Démétrius, valet du geôlier, dit : «Trophime est présent : je te salue.» Le préfet Dionysius lui dit : «Est-ce toi qui t'appelles Trophime?» Trophime répondit : «Oui, c'est moi, le serviteur de Dieu. » Le préfet Dionysius lui dit : «Tu sais, malheureux, qu'un grand nombre de personnes ont perdu la vie pour ce nom; sacrifie donc, de crainte que les tourments ne te privent de la lumière du soleil. » Trophime lui répondit : «Je me mets peu en peine de ce que tu pourras dire ou faire, et je ne redoute ni tes tourments, ni la mort temporelle, revêtu que je suis de l'homme immortel.»Le préfet dit alors : «Suspendez-le par les quatre membres, et frappez-le durement avec des nerfs de boeuf, en lui disant : «Obéis aux ordres de l'empereur.» Trophime dit : «Moi j'ai pour empereur celui qui doit venir, dans une lumière éternelle, juger les vivants et les morts, et rendre à chacun selon ses oeuvres.» Le préfet Dionysius dit aux bourreaux : «Suspendez vos coups.» Puis il dit à Trophime : «Approche, misérable, et sacrifie, si tu veux être délivré des supplices multipliés et de la plus grande des peines.» Trophime : «Je ne crains point tes tourments; car ces supplices temporaires me sont fort utiles, en ce que, par ce moyen, j'avance davantage dans la crainte du vrai Dieu; mais toi, ils te feront condamner à une peine éternelle.» Dionysius : «Apportez du vinaigre, mêlez-en avec de la moutarde, et faites entrer cette miction dans ses narines.» Trophime : «Ton vinaigre et ta moutarde sont pour moi sans force; tes serviteurs se moquent de toi.» Dionysius : «Suspendez-le au poteau, et tourmentez-le avec force, lui déchirant les flancs.» Quand il fut ainsi suspendu, le préfet lui dit : «Jusque à quand te laisseras-tu tourmenter, pauvre homme? Avoue donc que tu te rends aux empereurs, et tu t'épargneras les tourments qui t'attendent.» Trophime : «Je ne tourmente point mon âme, mais je la conserve, comme il est écrit : «Nombreuses sont les tribulations des justes.» Si donc nous sommes affligés ici-bas, nous obtiendrons pour héritage des biens éternels; car il est fidèle celui qui a promis de nous donner ce que l'oeil n'a point vu, ni l'oreille entendu, ni le coeur de l'homme compris, savoir ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment.» Dionysius : «Quels sont ces biens que votre Dieu a préparés ?» Trophime : «Un repos absolu, une santé parfaite, les délices du paradis, la couronne de la vie éternelle, un vêtement qui ne se flétrit jamais, des parures brillantes, une lumière pure, des trônes de gloire et le royaume des cieux. Voilà les biens que notre Dieu nous promet.» Dionysius : «Sacrifie, et on te rendra la liberté; car toutes ces fables ne te serviront de rien. Dis-moi, qui est monté au ciel et en est redescendu pour faire connaître ce qu'on y trouve ?» Trophime : «Les Écritures de notre Dieu nous le manifestent, et nous y croyons. D'où il suit que, devant le tribunal du Christ, je serais reconnu plus coupable que toi si, abandonnant le Dieu vivant, j'adorais des pierres.» Dionysius furieux dit : «Déchirez-lui les flancs, en lui disant : «Quitte ta folie.» Comme on le tourmentait, sans qu'il proférât une seule parole, le préfet Dionysius lui dit : «Ne sens-tu pas les tourments ?» Trophime lui répondit : «Je les ressens comme tu les ressens toi-même assis sur ton tribunal.» Dionysius appela d'autres bourreaux et leur dit : «Déchirez-lui les jambes.» Trophime, levant les yeux au ciel, s'écria : «Ô vous, l'aide de ceux qui manquent de secours ! ô médecin des malades ! ô juge des pécheurs ! ô roi des chrétiens ! regardez du haut du ciel, et voyez ma faiblesse et la violence dont on use envers moi; car c'est pour votre nom que je souffre tout cela.» Le préfet dit aux bourreaux : «Apportez du vinaigre et du sel royal, et frottez-lui-en les côtés.» Trophime lui dit : «J'en atteste le Christ, le Fils de Dieu, ni mon âme ni ma chair ne sentent tes tourments. Si tu peux en inventer d'autres encore, invente-les; car j'ai confiance au Père de mon Christ que, bien que tourmenté par les supplices, je te vaincrai, toi et ton père Satan, qui te suggère tout ce que tu fais contre nous.» Le préfet Dionysius lui répondit : «Je vais imaginer d'autres tourments plus cruels encore que ceux que ton corps a endurés.» Trophime : «Invente, recherche tout ce que tu voudras : je m'attends à tout; car le Christ me fortifie.» Le préfet : «Apportez des torches allumées, et brûlez-lui-en les côtés.» Trophime : «Je suis en parfait repos, et malgré tous tes supplices, tu seras vaincu par moi au nom du Christ.» Et il ajouta : «Béni soit Dieu, qui nous a appelés à cette faveur, de confesser son nom devant les hommes.» Le préfet : «Détachez-le du poteau, et reconduisez-le en prison, où vous lui mettrez les ceps aux pieds jusqu'au quatrième trou, en attendant qu'on lui prépare des tourments plus âpres.»

Quand on eut reconduit le bienheureux Trophime dans la prison, Doryméde, le chef des sénateurs, homme pieux et craignant Dieu, y entra après lui, et le consola au milieu de ses douleurs, lui promettant de prendre bon soin de lui, en sorte que le bienheureux Trophime tressaillit d'aise en voyant la sollicitude de ce personnage.

Quelques jours s'étant écoulés, on célébra, dans la ville de Synnade, la naissance de Castor et de Pollux, et le préfet envoya un messager au sénat en ces termes : «Venez sacrifier avec moi, selon les ordres de l'empereur.» Les sénateurs se rendirent tous au prétoire du préfet, qui leur dit : «Où est Doryméde, le président du sénat ?» Ils répondirent qu'ils ne l'avaient pas vu ce jour-là. Le préfet fit venir un courrier et lui dit : «Va dire à Doryméde, administrateur de la république, qu'il vienne sacrifier avec nous, conformément aux édits de nos monarques.» Le courrier ayant trouvé Doryméde, lui rapporta les paroles du préfet. Doryméde lui répondit : «Va dire au préfet : «Voici ce que dit Doryméde : «Je suis chrétien, sénateur de la cité du Christ, laquelle est décorée de tout ce qu'il y a de plus grand en noblesse et en dignité. Je ne puis donc abandonner le président de ce sénat, pour obéir à des ordres humains; car il n'est ni juste ni saint de quitter le Dieu vivant pour adorer des «démons morts.» Le courrier ayant rapporté ces paroles au préfet, celui-ci, tout en colère, envoya des gardes avec ordre de lui amener en toute hâte Doryméde.

Dès qu'il fut en sa présence, le préfet lui dit : «Quel prétexte avais-tu donc pour ne pas venir, quand je t'ai fait appeler deux fois ?» Doryméde lui répondit : «Comme tu m'envoyais une invitation impie, c'est pour cela que je ne suis pas venu.» Dionysius : «C'est donc une impiété d'adorer les dieux ?» Doryméde : «C'est non-seulement une impiété et un péché, c'est encore la mort éternelle, d'abandonner le Dieu vivant pour adorer les oeuvres des hommes, ainsi qu'il est écrit : «Toutes les idoles des nations, d'or ou d'argent sont des oeuvres de main d'homme. Elles ont une bouche, et ne parlent point; des yeux, et ne voient point; des oreilles, et n'entendent point; des narines, et ne flairent point; des mains, et ne palpent point; des pieds, et ne marchent point: jamais un cri n'est sorti de leur gosier. Qu'ils leur deviennent semblables, ceux qui les fabriquent, et ceux qui mettent en elles leur confiance.» Dionysius : «Tenez-le sous bonne garde jusqu'au jour suivant, afin que je puisse savoir quel mauvais prétexte il peut avoir eu d'en agir ainsi.» Le préfet offrit donc ce jour-là des sacrifices aux démons. Dès le lendemain il siégea sur son tribunal, et ayant réuni les sénateurs, il leur dit : «Allez de ce pas exhorter Doryméde; car il est encore jeune.» Ils se rendirent donc auprès de lui et lui dirent : «De quelle fureur les dieux t'ont-ils enivré pour que tu fasses une chose aussi absurde ? Nous t'en conjurons par les dieux, ne fais pas cet outrage à la dignité sénatoriale; va plutôt, et de bon coeur, offrir le sacrifice, de peur que, si tu refusais de le faire, nous ne devenions la risée des autres villes.» Doryméde leur répondit : «Retirez-vous de moi, conseillers de ténèbres, héritiers du feu éternel. Si vous connaissiez le vrai Dieu, j'écouterais volontiers vos exhortations au bien. Par la couronne du Christ, je ne puis plus vous supporter; sachez bien que je ne redoute nullement les outrages des hommes, et que je ne sacrifierai point aux démons.» Les sénateurs se retirèrent, et allèrent faire part au préfet de ce qui s'était passé. À cette nouvelle, Dionysius dit à l'un de ses officiers : «Apportez-moi le livre du sénat de Synnade.» Et quand il l'eut entre les mains, il dit : «L'impie Doryméde est déchu de la dignité sénatoriale : c'est justice; car nos monarques l'avaient honoré de cette haute puissance; mais lui, il a orgueilleusement méprisé ceux qui lui avaient conféré la noblesse. Dites maintenant à un valet du geôlier de l'introduire comme un simple plébéien.»

Le valet Démétrius dit : «Doryméde est présent : je te salue.» Le préfet Dionysius dit à Doryméde : «Indigne, impie que tu es, quel dessein as-tu donc roulé hier dans ton esprit, pour refuser opiniâtrement d'obéir aux édits de l'empereur ?» Doryméde lui répondit : «Tu as raison de m'appeler indigne, puisque je ne suis pas digne d'une telle dignité; mais ma vraie dignité est dans les cieux. C'est pour cela que je me rendrais indigne du Christ, si je craignais tes menaces et sacrifiais aux démons.» Le préfet : «Frappez-le, en disant : «Ne réponds pas avec tant d'audace et d'arrogance.» Doryméde : «Mon audace, c'est le Christ, c'est pour Lui que je réponds en toute liberté; car ce n'est pas moi qui parle, c'est l'Esprit saint qui parle en moi.» Le préfet : «J'en jure par Esculape, si tu refuses, impie, d'exécuter mes ordres, je te ferai tourmenter et ensuite jeter aux bêtes, pour servir d'exemple à cette cité.» Doryméde : «J'en atteste le Christ, le roi des siècles, tu ne gagneras rien à me tourmenter, et tes menaces ne me feront point fléchir; car le Christ que je sers est mon soutien.» Le préfet : «Faites rougir les broches et appliquez-les sur ses flancs.» Doryméde : «Christ Jésus, Tu vois leur folie, viens me secourir, afin que, durant mon supplice, ils reconnaissent tous que Tu es seul Dieu et qu'il n'y en a point d'autre.» Dionysius : «Suspendez-le au poteau et ne lui épargnez pas les tourments, afin que nous voyions si le Christ viendra à son secours.» Doryméde : «Il m'a déjà secouru, et Il me secourra jusqu'à la fin, pour te convaincre que tu es vain et que tu ne sers que la vanité.» Le préfet : «Déchirez-lui les côtés, en lui disant : «N'injurie pas ceux qui t'ont honoré.» Doryméde : «Mon honneur, ma dignité, c'est le Christ que j'honore et honorerai jusqu'à la fin; quant à cette dignité temporelle, elle me serait plus nuisible qu'utile.» Le préfet : «Déchirez-lui les flancs, en lui disant : «Ne parle pas tant.» Doryméde : «J'en prends à témoin le Christ Fils de Dieu, tant que j'aurai un souffle, je ne tairai pas une parole que je pourrai opposer à ta fureur.» Dionysius : «Détachez-le du poteau et mettez-le sur des charbons ardents.» Doryméde : «Je te l'ai déjà dit, je te le répète, tu n'obtiendras rien par les tourments; car le Christ est assez puissant pour vaincre ta folie.» Le préfet : «Arrachez-lui la barbe et les cheveux, en lui disant : «Voilà ce que souffrent ceux qui outragent nos souverains.» Doryméde : «J'en atteste de nouveau le Christ, Fils de Dieu, le Maître de la nature, quand tu me ferais subir des supplices encore plus atroces, je ne renierai point son nom, et je ne L'abandonnerai point jusqu'à la mort.» Dionysius : «Conduisez-le en prison, afin que demain il combatte contre les bêtes, et que tous ceux qui sont de cette religion en conçoivent de la terreur. Maintenant amenez-moi l'autre qui m'a été adressé par le vicaire.»

Démétrius, le valet du geôlier, dit : «Trophime est présent : je te salue.» Le préfet dit au martyr : «Obéis, Trophime, et sacrifie, selon les ordres de nos souverains.» Trophime : «Je me suis mis en tête que, puisque je suis devenu chrétien, je dois sortir de cette misérable vie revêtu de ce caractère.» Le préfet : «Sache bien que, si tu ne sacrifies pas, tu seras livré en pâture aux bêtes avec Doryméde ton confrère.» Trophime : «Tu auras beau nous livrer aux bêtes et même au feu, jamais nous ne renierons Dieu, ni nous ne ferons confusion à la grâce des chrétiens. Car enfin, supposé que par crainte ou par respect nous t'obéissions, quel bien en retirerions-nous ? Peut-être pourrions-nous vivre encore un peu de temps, et nous livrer aux folies si vaines que tu prises tant; mais après, nous serions livrés au feu de l'enfer. Par la croix du Christ, je ne crains pas donc : je ne veux ni sacrifier aux démons, ni abandonner le Dieu vivant.» Le préfet en colère dit : «Suspendez-le.» Après qu'il fut attaché, il lui dit encore : «Quel est le motif ou le prétexte qui t'empêche de sacrifier aux dieux ? Est-ce que nos dieux sont pires que ton Dieu à toi ? Ne sais-tu pas combien ils opèrent de choses merveilleuses, et combien d'autres ils annoncent ?» Trophime : «Ne te laisse pas aller à l'erreur. Tout ce que tu dis là, ce sont des fables et de pures inventions humaines. Personne ne connaît l'avenir que le vrai Dieu, comme il est écrit pour nous. Ces dieux que tu vantes, c'est tout simplement du limon recouvert d'airain, et ils n'ont jamais eu vie.» Dionysius : «Montre-moi vos écritures, afin que nous les lisions, et que nous sachions qui est le vrai Dieu et quelle est sa puissance.» Trophime : «Ouvre ton coeur, et tu y trouveras les oracles de mon Seigneur.» Le préfet : «Déchirez-lui la plante des pieds en lui disant : «Fais ce que les empereurs commandent, et ne t'amuse pas à des futilités.» Trophime : «C'est vous qui vous amusez à des futilités; car, en abandonnant Dieu qui existe sans commencement, et en adorant vos propres ouvrages, vous vous repaissez de pures vanités. Vous prenez du bois ou de la pierre, vous les sculptez et leur donnez une figure humaine, puis vous les adorez. Vos pensées sont comme la poussière, et votre manière d'agir plus infime que le bois.» Le préfet : «Détachez-le du poteau, et piquez-lui les yeux avec des pointes de fer rougies au feu.» Trophime : «Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ, de ce qu'Il m'a fait la grâce d'avoir les yeux déchirés pour son Nom.» Le préfet : «Qu'on le reconduise en prison.» Et sortant du tribunal, il retourna au prétoire, disant au chef : «Je veux voir une chasse demain; car il faut punir publiquement ces impies.»

Le jour suivant, dès qu'il fut levé, il se rendit à l'amphithéâtre, après avoir donné l'ordre d'y conduire les martyrs de Dieu . Lorsqu'il se fut assis au milieu de la foule du peuple, il fit entrer les saints dans l'arène. Après qu'on les y eut introduits, il signa leur impie sentence de mort. À peine était-elle lue, qu'on lâcha contre les martyrs un ours très féroce, qui courut vers eux et se roula aux pieds de Doryméde. Celui-ci prenant les oreilles de l'animal, le traînait ça et là, pour exciter sa rage et le forcer à lui ôter la vie. Mais l'ours, comme un innocent agneau, se laissa traîner sans faire aucune résistance. Le président, rouge de colère, ordonna d'amener une autre bête. On lâcha aussitôt une panthère très féroce. Quand elle fut entrée dans l'arène, elle alla lécher les plaies de Trophime, puis elle retourna à sa loge, sans faire le moindre mal aux saints. Tout le peuple était étonné de ce qu'il voyait. Mais le préfet, ne se possédant plus de fureur, fit battre le président de l'amphithéâtre avec des nerfs de boeuf, et ordonna encore d'amener une autre bête. Le président, redoutant la colère du préfet, voulut faire amener un lion d'une férocité sans égale. L'animal ne voulait pas sortir de sa loge, quoiqu'on l'appelât à plusieurs reprises. Il sortit enfin; mais au lieu d'assaillir les saints, il saisit un gladiateur et le tua; puis il rentra dans sa loge.

Le préfet, ne sachant plus que faire, transporté qu'il était d'une fureur diabolique, fit entrer dans l'arène deux bourreaux qui tranchèrent la tête aux saints martyrs. Et c'est ainsi que ces deux bienheureux s'endormirent dans le Seigneur, dans la ville sacrée de Synnade, le XIV des calendes d'octobre; c'est-à-dire le dix-huitième jour du mois de septembre, sous le règne de notre Seigneur Jésus Christ, à qui soit gloire, règne, honneur et adoration avec le Père sans principe, et l'Esprit vivificateur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.