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Paul, fuyant de la ville d'Antioche, vint à Iconium. Il avait avec lui pour compagnons de voyage Démas et Hermogène l'armurier, deux faux frères. Mais Paul, qui ne voyait en tout que la seule Bonté de Dieu, loin de rien faire qui pût leur causer de la peine, les aimait au contraire tendrement, à tel point qu'il leur exposait, avec une douceur pleine de suavité, les paroles du Christ et sa doctrine, le récit de sa Naissance et de sa Résurrection, l'évangile de son bien-aimé fils (saint Luc), et les formait ainsi à connaître le Christ, tel qu'il avait daigné se révéler à lui.
Un certain Onésiphore, apprenant que Paul venait à Iconium, vint à sa rencontre, avec sa femme Lectra et leurs deux enfants Simmia et Zénon. Tite leur avait souvent fait le portrait de l'apôtre; mais ils ne le connaissaient pas encore en la chair; l'Esprit seul le leur avait fait voir. Ils prirent le chemin de Lystra, et s'étant arrêtés pour l'attendre, ils appliquaient avec une curiosité inquiète à tous les passants les signes que Tite leur avait donnés. Ils voient enfin s'avancer un petit homme chauve, les jambes légèrement courbées, les sourcils joints et le nez aquilin; c'était Paul. Sa démarche était gracieuse, et si, par intervalle, en lui on reconnaissait l'homme, parfois aussi son visage prenait les traits d'un ange. À la vue d'Onésiphore, Paul eut un bon sourire.
Et Onésiphore lui dit : "Je te salue, ministre de Celui en qui est toute bénédiction." Et Paul répondit : "La grâce soit avec toi et avec ta maison." Démas et Hermogène furent jaloux; ils redoublèrent d'hypocrisie, et Démas osa dire : "Et nous ne sommes-nous point à Celui de qui vient toute bénédiction ! Pourquoi ne nous as-tu pas salués ?" Et Onésiphore lui répondit : "Je ne vois pas en vous le fruit de la justice; mais si vous êtes aussi les serviteurs du Maître, venez dans ma maison vous y reposez." Paul entra dans la maison d'Onésiphore, et ce fut l'occasion d'une grande joie; on fit la prière à genoux, on rompit le pain et on annonça la parole de Dieu; Paul parla sur la continence et la résurrection.
"Bienheureux, disait-il, ceux qui ont le coeur pur, ils verront Dieu. Bienheureux ceux qui conservent leur chair dans la chasteté, ils seront les temples de Dieu. Bienheureux ceux qui vivent dans la continence, Dieu leur parlera. Bienheureux ceux qui ont renoncé à ce monde, ils réjouiront le Coeur de Dieu. Bienheureux ceux qui ont des épouses et sont comme n'en ayant pas, ils seront faits les anges de Dieu. Bienheureux ceux qui tremblent à la parole de Dieu, ils seront consolés. Bienheureux ceux qui n'ont pas souillé la pureté de leur baptême, ils trouveront le repos auprès du Père et du Fils, et de l'Esprit saint. Bienheureux ceux qui ont reçu de Jésus Christ la sagesse, ils seront appelés les enfants du Très-Haut. Bienheureux ceux qui gardent la science de Jésus Christ, ils habiteront dans la lumière. Bienheureux ceux qui, par amour du Christ, fuient les apparences trompeuses de ce monde, ils jugeront les anges : ils seront assis à la Droite du Christ, et ne verront pas le jour terrible du jugement. Bienheureux le corps et l'âme des vierges, Dieu mettra en elles ses Complaisances, et elles ne perdront point la récompense de leur chasteté : car la parole du Père en elles opérera le salut, au jour de son Fils; et elles jouiront du repos dans les siècles des siècles."
Ainsi parlait Paul, au milieu de l'église réunie dans la maison d'Onésiphore. Une vierge nommée Thècle, fille de Théoclia et fiancée à un certain Thamyris, s'était établie à une des fenêtres de la maison, et elle y demeurait le jour et la nuit, recueillant avidement les discours de Paul sur Dieu et sur la chasteté, sur la foi au Christ et sur la prière. Rien ne pouvait l'arracher de ce lieu; elle y restait comme enchaînée par les liens de la foi, dans les ravissements d'une joie ineffable. Elle n'avait plus qu'un désir : ayant remarqué qu'un grand nombre de femmes et de vierges étaient admises en présence de Paul, elle aurait souhaité vivement elle-même l'honneur d'être présentée à lui, de le voir et de l'entendre parler du Christ; car elle n'avait point encore vu les traits du visage de Paul; de la fenêtre, elle entendait seulement sa voix.
Théoclia, voyant que rien ne pouvait détacher sa fille d'un lieu qui avait pour elle tant d'attrait, fait mander Thamyris. Celui-ci, joyeux, s'empresse d'arriver, croyant que sa fiancée allait enfin lui être accordée pour épouse. Il dit aussitôt à Théoclia : "Où donc est ma chère Thècle ?" Et Théoclia répondit : "J'ai une étrange nouvelle à t'apprendre, Thamyris; voilà trois jours qu'elle n'a quitté cette fenêtre, pas même pour manger ou pour boire. Fascinée par de beaux discours, elle demeure suspendue aux lèvres d'un étranger qui sème mille discours trompeurs; et je ne comprends pas, Thamyris, comment la pudeur d'une vierge a pu si tristement s'égarer. Cet étranger trouble toute la ville d'Iconium, et ta chère Thècle n'a pas résisté. Les femmes et les jeunes gens courent en foule auprès de lui, pour se faire instruire. Il dit qu'il n'y a qu'un seul et unique Dieu que l'on doit craindre, et qu'il faut vivre chaste. Et Thècle, ma fille, semblable à la toile d'araignée fixée à une fenêtre, est enchaînée aux discours de Paul par le plus étrange amour. Tout entière à ce que débite cet étranger, la pauvre jeune fille est perdue. Mais va toi-même, parle-lui; car elle est ta fiancée."
Thamyris se hâte; et avec un sentiment d'amour mêlé à la crainte religieuse que lui inspira l'extase de la jeune fille, il lui dit : "Thècle, ma fiancée, que fais-tu là, les yeux ainsi fixés à terre ? de quelle stupeur étrange es-tu frappée ? Tourne toi vers Thamyris, et rougis de ta faiblesse." La mère, arrivée sur ces entrefaites, lui disait à son tour : "Mon enfant, pourquoi demeures-tu les yeux ainsi baissés, sans répondre ? Tu sembles frappée de stupeur ?" Et tous pleuraient amèrement, Thamyris l'épouse qu'il perdait, Théoclia sa fille, et les servantes leur maîtresse. Leurs cris de douleur avaient jeté un grand trouble dans la maison. Thècle, qui en était l'objet, ne fit pas un mouvement; elle n'était attentive qu'au discours de Paul. Thamyris alors, violemment agité, s'éloigna d'elle, et, se tenant dans la rue, il observa ceux qui entraient dans la maison où était Paul et ceux qui sortaient, quand tout à coup il vit deux hommes qui se disputaient avec fureur. Il leur dit : "Hommes, qu'avez-vous, dites-moi ? Et quel est ce personnage qui est ici avec vous dans cette maison où il égare les âmes des hommes, des jeunes gens et des vierges, les éloignant du mariage et leur conseillant de demeurer tous dans l'état où ils sont ? Je vous récompenserai, si vous me le faites connaître; je suis le premier magistrat de la cité." Démas et Hermogène lui répondirent : "Ce qu'il est, nous ne saurions le dire exactement; mais nous savons qu'il éloigne les jeunes gens des femmes, les jeunes filles des hommes, en disant : Il n'y aura pas pour vous de résurrection glorieuse, si vous ne demeurez chastes et ne gardez votre chair de toute souillure."
Thamyris leur dit : "Venez chez moi; vous vous y reposerez." Ils le suivirent. On leur servit un splendide repas. Thamyris les fit asseoir et les fit boire, car il aimait Thècle et voulait l'avoir pour épouse. Il leur dit enfin : "Dites-moi quelle est la doctrine de ce personnage ? Je veux la connaître; car je souffre cruellement au sujet de Thècle, qui aime cet étranger et qui m'est enlevée."
Démas et Hermogène répondirent ensemble : "Thamyris, fais-le comparaître devant le gouverneur Castellius, comme excitant des troubles avec la nouvelle doctrine des chrétiens; et, d'après le décret de César, il le fera périr; toi, tu retrouveras ta fiancée; et nous, nous enseignerons que la résurrection dont parlait ce discoureur est déjà venue, qu'elle s'est accomplie d'abord par la naissance de nos enfants en qui nous revivons, et qu'ensuite nous sommes nous-mêmes ressuscités en apprenant à connaître Dieu."
Thamyris se leva sur-le-champ et se rendit à la maison d'Onésiphore; des magistrats, un geôlier et une foule nombreuse armée de bâtons l'accompagnaient. Là, il dit à Paul : "Tu as jeté la confusion et le trouble dans Iconium et perverti Thècle ma fiancée; suis-nous devant le gouverneur Castellius." La foule s'écria : "À mort le magicien, il pervertit nos femmes, il séduit tout le monde."
On arriva devant le tribunal. Thamyris debout déposa ainsi : "Proconsul, je ne sais d'où est cet homme qui empêche les jeunes filles de se marier; somme-le de te dire pourquoi il enseigne une pareille doctrine." De leur côté, Démas et Hermogène disaient à Thamyris : "Dénonce-le comme chrétien, et il le fera sur-le-champ mettre à mort." Mais le gouverneur fit approcher Paul et lui dit : "Qui es-tu ? Quelle est ta doctrine ? Les accusations contre toi sont graves." Paul répondit d'une voix haute : "Puisque je dois répondre sur ma doctrine, écoute-moi : Le Dieu jaloux, le Dieu des vengeances, le Dieu puissant et riche qui n'a besoin de personne, mais qui a soif du salut des hommes, m'a envoyé vers eux pour les arracher au vice, à la corruption, aux voluptés et à la mort, afin qu'ils ne pèchent plus. Ce Dieu leur a donné son Fils, Jésus Christ; et c'est ce Fils de Dieu dont j'annonce l'évangile et en qui j'apprends aux hommes à placer toute leur espérance; car Lui seul a compati aux malheurs du monde qui s'égarait, Il a donné à tous le moyen d'échapper au jugement et d'avoir la foi, et avec elle la crainte de Dieu, la connaissance de la sainteté et l'amour de la vérité. Suis-je coupable d'enseigner des vérités révélées de Dieu ?" Le gouverneur ordonna qu'on enchaînât Paul et qu'on le mît en prison, jusqu'à ce qu'il eût le temps de l'écouter plus à loisir. Mais Thècle, se levant pendant la nuit, et détachant ses pendants d'oreilles, les donna au portier de sa maison qui lui ouvrit et la laissa sortir; puis elle se rendit à la prison, donna au geôlier un miroir d'argent, et fut introduite auprès de Paul. Là, se tenant à ses pieds, elle écoutait les merveilles de Dieu; et comme Paul ne craignait pas la souffrance et se montrait plein de confiance dans le Secours de son Dieu, la foi de Thècle se fortifiait encore, et elle baisait les chaînes du prisonnier.
Cependant on la cherchait; ses parents et Thamyris, la croyant perdue, envoyaient sur toutes les routes, quand un des serviteurs du portier leur apprit qu'elle était sortie pendant la nuit. Le portier, interrogé à son tour, dit qu'elle était allée trouver l'étranger dans la prison. Ils s'y rendirent et l'y trouvèrent. Ils se retirèrent aussitôt, rassemblèrent la multitude et allèrent dénoncer au gouverneur ce qui était arrivé. Le gouverneur se fit amener Paul à son tribunal; et Thècle, restée seule, se prosterna avec respect à l'endroit où Paul avait été assis pendant qu'il lui parlait. Mais le gouverneur la fît aussi comparaître : elle, joyeuse et se félicitant de son bonheur, s'empressa de venir.
Paul s'y trouvait déjà, et la foule criait : "C'est un magicien; enlevez-le." Le gouverneur au contraire écoutait avec plaisir Paul raconter les Oeuvres saintes du Christ; puis, ayant pris conseil, il fit approcher Thècle, et lui dit : "Pourquoi n'épouses-tu pas Thamyris, selon la loi d'lconium ?" Elle se tenait debout, immobile, les yeux attachés sur Paul. Enfin, comme elle ne répondait pas, Théoclia, sa mère, s'écria hors d'elle-même : "La malheureuse, elle viole les lois, elle outrage son fiancé; brûle-la au milieu du cirque, afin que toutes les femmes déjà séduites par cet étranger apprennent à craindre." Le gouverneur, péniblement ému de cette scène, fit flageller Paul et le chassa de la ville, Thècle fut condamnée au bûcher. Aussitôt le gouverneur, se levant de son tribunal, se rendit au théâtre, et toute la foule le suivit, pour être témoin du cruel spectacle. Thècle, comme l'agneau qui, égaré au milieu du désert, cherche son pasteur, cherchait Paul des yeux; ses regards parcouraient la foule avec inquiétude, enfin elle vit le Seigneur Jésus; Il était assis et avait pris les traits de Paul. Elle se dit à elle-même : "Parce qu'il craint que ma patience ne soit ébranlée, Paul vient pour me voir souffrir." Elle voulut fixer sur Lui ses regards; mais Lui tout à coup s'éleva au ciel, pendant qu'elle Le contemplait.
Cependant les enfants et les jeunes filles apportaient du bois pour brûler Thècle. On fit entrer dans le cirque la vierge dépouillée de ses vêtements. Le gouverneur, en la voyant, laissa échapper des larmes; il était saisi d'admiration et de pitié, à l'éclat de sa beauté céleste. Quand tout fut prêt, le peuple réclama qu'elle montât sur le bûcher. La vierge fit le signe de la croix et monta. Les licteurs allumèrent le feu, et bientôt les torrents de la flamme eurent envahi tout le vaste bûcher; mais ils ne touchèrent point le corps de Thècle. Dieu eut pitié de sa servante. Tout à coup l'on entendit un sourd grondement prolonger ses échos dans les profondeurs de la terre; en même temps un gros nuage chargé de grêle et d'eau obscurcit l'air. Il s'abattit tout entier, et l'on put croire que la voûte du firmament allait écraser la terre. Beaucoup de gens périrent, le bûcher s'éteignit, et Thècle fut sauvée.
Pendant ce temps-là, Paul, Onésiphore, sa femme et ses enfants jeûnaient; ils se tenaient cachés dans un monument, sur la route qui conduit d'Iconium à Daphné. Or, il y avait déjà plusieurs jours qu'ils persévéraient ainsi dans le jeûne quand les enfants dirent à Paul : "Père, nous avons faim, et nous n'avons point de quoi nous acheter des pains." C'est qu'en effet Onésiphore avait abandonné tous les biens de ce monde, pour s'attacher à Paul, lui et toute sa famille. Paul se dépouilla de sa tunique et dit à l'enfant : "Va, mon fils, achète plusieurs pains et apporte-les." Mais l'enfant, en achetant les pains, reconnut sur le chemin Thècle sa voisine. Frappé d'étonnement, il lui dit : "Où vas-tu, Thècle ?" Elle répondit : "Depuis que j'ai été sauvée des flammes, je cherche Paul." L'enfant lui dit : "Viens, je vais te conduire près de lui; depuis six jours il pleure sur toi, il prie et jeûne."
Lorsque la vierge arriva au monument, Paul priait à genoux : "Père saint, disait-il, Seigneur Jésus Christ, que le feu ne touche point Thècle; daigne au contraire l'assister; car elle est ta servante." Mais en ce moment Thècle, debout derrière lui, reprit : "Tout-puissant Maître et Seigneur, Toi qui as fait le ciel et la terre; Toi le Père de ton Fils saint et bien-aimé, je Te bénis de m'avoir sauvée des flammes, et de me permettre de voir encore Paul." Paul, se relevant, vit la vierge et dit :"Ô Dieu qui sonde les coeurs, Père de Jésus Christ mon Seigneur, je Te rends grâces; Tu as exaucé ma demande."
Alors on fit dans l'intérieur du monument les agapes; Paul se réjouissait; Onésiphore et tous les autres partageaient sa joie. Ils avaient cinq pains, des légumes et de l'eau; et, pour entretenir leur félicité, le récit des oeuvres saintes du Christ. Thècle dit à Paul : "Père, réjouis-toi; je te suivrai partout où tu iras." Paul lui répondit : "Notre siècle est livré aux honteuses passions et tu es belle. Si une épreuve plus violente que la première venait à te surprendre, puisses-tu, ma fille, ne point te montrer timide, mais souffrir avec courage." Et Thècle reprit : "Donne-moi le Sceau du Christ, c'est la seule arme que je désire; et la tentation n'aura pas de prise sur moi." Et Paul lui dit : "Aie patience, Thècle, tu recevras le Don du Christ."
Paul renvoya dans sa maison Onésiphore avec toute sa famille, et prenant avec lui Thècle, il se rendit à Antioche. À peine étaient-ils arrivés dans cette ville qu'un certain Alexandre, Syrien de nation et l'un des principaux magistrats d'Antioche, où il s'était fait un nom par les sages mesures de son administration, vit par hasard Thècle et conçut pour elle une passion violente. Il cherchait à gagner Paul par son or et ses riches présents. Mais Paul lui dit : "Je n'ai aucun droit sur cette femme dont tu me parles; elle n'est pas à moi."
Or, un jour, Alexandre, au milieu d'une place publique, osa la saisir dans ses bras et lui donner un baiser. Thècle résistait à cette violence, elle appelait Paul, et d'une voix épouvantée elle jetait de grands cris, et disait : "Ne fais pas violence à une étrangère, respecte la servante de Dieu. Ma famille occupe les premiers rangs dans Iconium, et j'ai refusé la main de Thamyris; c'est pour cela que j'ai été chassée de ma ville." En même temps, saisissant Alexandre, elle déchira sa chlamyde, lui enleva la couronne qu'il avait sur la tête, et resta, aux yeux de toute la foule, victorieuse de son impudent agresseur. Alexandre, blessé dans son amour et tout honteux d'ailleurs de ce qui venait d'arriver, la conduisit au préfet. Elle avoua tout et fut condamnée aux bêtes. Mais les femmes qui avaient été témoins de la scène, touchées de compassion et se regardant comme frappées par cette sentence, criaient hautement à l'injustice. Thècle, qui n'avait d'autre inquiétude que de conserver sa vertu, demanda au préfet que son honneur fût mis à l'abri jusqu'au jour où elle serait livrée aux bêtes. Le préfet cherchait quelqu'un qui voulût la prendre chez lui; ce fut alors qu'une riche veuve, nommée Triphéna, et dont la fille Falconilla venait de mourir, demanda la garde de Thècle, qui lui fut remise. Triphéna l'accueillit comme sa fille.
Cependant arriva le jour où Thècle devait être exposée aux bêtes. Triphéna ne voulait point la quitter; elle l'accompagna jusqu'à son entrée dans l'amphithéâtre. À peine la vierge fut-elle introduite, qu'on lâcha contre elle une lionne furieuse; mais la lionne, oubliant sa fureur, la caressa doucement de sa langue et lui lécha les pieds respectueusement. Or, la tablette où l'on inscrit le motif de la sentence portait ce seul mot : "Sacrilège". Les femmes, que ce terme indignait, et dont le miracle de la lionne redoublait les colères, crièrent en prenant Dieu à témoin : "L'injustice, ô Dieu, préside aux jugements de notre cité." Il fallut faire rentrer les bêtes et clore le spectacle. Triphéna reprit la vierge et la ramena dans sa maison.
La nuit suivante, sa fille morte lui apparut en songe et lui dit : "Mère, que Thècle, servante du Christ, tienne ma place auprès de toi : elle peut par ses prières m'ouvrir le séjour des justes." Triphéna, à son réveil, s`approcha de Thècle et lui dit en pleurant : "Ma fille, prie ton Dieu pour que Falconilla soit admise au séjour de la vie éternelle; je l'ai vue cette nuit; elle veut être appelée ta soeur et te demande le secours de ta prière." Thècle leva aussitôt les mains au ciel : "Ô Dieu, dit-elle, Fils du Dieu qui ne saurait tromper, accomplis sur Triphéna ta Volonté sainte, et donne à sa fille de jouir auprès de Toi de l'éternelle vie." Cette prière rendait Triphéna bienheureuse; mais plus sa joie était grande, plus son affliction l'était aussi à la pensée que Thècle devait une seconde fois être jetée aux bêtes.
Dès le matin, en effet, Alexandre vint à la maison de Triphéna pour emmener Thècle. "Le préfet est à son tribunal, disait-il, et le peuple attend." Alors Triphéna, avec cette fermeté que la douleur inspire : "Ainsi, dit-elle, tu fais entrer une seconde fois le deuil dans cette maison. Et moi, veuve malheureuse, privée de mon époux et de ma fille, je n'ai plus aucun secours pour repousser tes violences. Dieu de Thècle, sois son appui, car Thècle est aussi ma fille." Alexandre s'éloigna, il semblait terrifié. Le préfet, averti, donna l'ordre à ses soldats d'aller prendre la vierge. Triphéna voulut la suivre; elle lui prit la main et sortit avec elle. "Déjà, disait-elle, j'ai accompagné ma Falconilla jusqu'à son tombeau, et aujourd'hui c'est toi, ma chère Thècle, ma fille, que je conduis aux bêtes qui vont te dévorer." La martyre, en entendant ces plaintes versa des larmes, et d'une voix étouffée par les sanglots : "Bon Seigneur et mon Roi, s'écria-t-elle, l'objet de ma foi et mon unique refuge, déjà Tu m'as arrachée aux flammes; daigne accorder à Triphéna une récompense digne de la pieuse passion qu'elle a montrée pour ta servante : c'est elle qui a sauvé mon honneur."
Cependant le tumulte était grand dans le peuple, qui s'agitait et poussait des cris confus. Parmi les femmes qui étaient accourues à l'amphithéâtre, les unes disaient : "Qu'on fasse entrer cette femme sacrilège." Mais les autres criaient : "C'est une atrocité, c'est de la tyrannie ! Tant d'iniquités pèseront sur notre ville pour sa ruine. Proconsul, c'est nous toutes qu'il faut frapper." En même temps Thècle, arrachée des mains de Triphéna, était dépouillée de ses vêtements. Elle se ceignit d'un voile, et fut jetée dans le stade. D'abord on lança des lions et des ours; mais la lionne, dont la vierge avait déjà apaisé la férocité, courut à elle et se coucha à ses pieds. À cette vue, les femmes jetèrent un cri. Un ours s'approcha; la lionne s'élança sur lui et le déchira. Un lion vint à son tour; il appartenait à Alexandre, qui l'avait accoutumé à se nourrir de chair humaine. La lionne le saisit et combattit longtemps contre lui, jusqu'à ce qu'enfin tous deux expirèrent dans la lutte. Les femmes pleurèrent la lionne, car Thècle avait perdu son défenseur. On lâcha ensuite un grand nombre de bêtes sauvages; et Thècle restait debout, immobile au milieu du cirque. Les mains élevées vers le ciel, elle priait; et les bêtes semblaient respecter sa prière. Quand elle eut fini, elle se retourna, vit un large bassin plein d'eau : "Il est temps que je me purifie", dit-elle. Et elle se jeta d'elle-même dans le bassin, en disant : "Jésus Christ, mon Seigneur, en ton Nom, je suis baptisée à mon dernier jour." Les femmes et tout le peuple lui criaient : "Ne te jette pas dans cette eau." Le proconsul lui-même ne put retenir ses larmes, en voyant tant de grâce et de beauté jetées en pâture à la dent des phoques.
Mais à peine Thècle s'était élancée au nom du Seigneur Jésus Christ qu'un éclair avait brillé, et foudroyé les phoques, dont on vit aussitôt les cadavres flotter sur le bassin, en même temps qu'un nuage de feu, enveloppant la vierge, la défendait contre les bêtes et la voilait à tous les regards. Cependant d'autres monstres plus féroces encore furent lâchés contre elle; les femmes, effrayées, poussant un cri de terreur jetèrent de dessus les gradins dans l'arène une quantité dé parfums qu'elles portaient sur elles. L'odeur enivrante de ces aromates saisit les bêtes et les endormit, en sorte qu'aucune d'elles ne toucha à la vierge. Alexandre dit alors au préfet "J'ai des taureaux furieux; qu'on attache cette femme pour qu'ils la traînent et la déchirent." Le préfet lui répondit avec tristesse : "Fais ce que tu voudras." Ils attachèrent donc les deux pieds de Thècle chacun à un taureau, et pour animer ces bêtes, on leur appliqua sur les flancs des fers rougis au feu, afin que, s'écartant avec violence, elles missent en pièces leur victime. Les taureaux, animés par la souffrance s'élancèrent en poussant des mugissements affreux, mais les liens se brisèrent, et Thècle resta libre au milieu du stade.
Cependant Triphéna, brisée par ces scènes cruelles, venait d'expirer, et sa mort occupait toute la ville. Alexandre lui-même, effrayé, s'adressa au préfet, et lui dit : "Je t'en conjure en mon nom et au nom de la ville, aie pitié de nous tous et délivre cette femme, qui triomphe même des bêtes sauvages, de peur que la ville ne périsse, et toi et moi avec elle car si ces choses parviennent aux oreilles de César, il détruira la ville. Triphéna, qui vient de mourir sur les bancs du théâtre, est une princesse de son sang." Le préfet fit donc approcher Thècle, et lui dit : "Qui es-tu ? et qu'y a-t-il en toi, pour qu'aucune des bêtes sauvages ne t'ait touchée ?" Thècle répondit : "Je suis la servante du Dieu vivant. Il n'y a en moi autre chose que la foi au Fils de Dieu, le Seigneur Jésus Christ, en qui le Père a mis toutes ses Complaisances. C'est par Lui que j'ai été préservée des bêtes; car Lui seul est la Voie du salut éternel, et le Fondement de nos espérances à l'immortelle vie; dans la tempête, Il est le Port; dans la tribulation, le Repos; l'Espérance et le Refuge dans le désespoir; en un mot, celui qui ne croit point en Lui ne vivra pas; il demeurera dans la mort durant des siècles sans fin."
Après cette réponse, le préfet lui fit apporter des vêtements, et Thècle lui dit : "Que le Dieu qui a couvert ma nudité, quand j'étais au milieu des bêtes, te revête de son Salut, au jour de son Jugement." Elle se couvrit donc de ces vêtements. Le préfet fit publier aussitôt le décret suivant : "Je vous accorde la liberté de Thècle, la servante du Christ." Les femmes applaudirent, en jetant un grand cri; et, tout d'une voix, elles rendirent gloire à Dieu, en disant : "Il n'y a qu'un Dieu, le Dieu de Thècle, non, il n'y a qu'un Dieu, le Dieu qui a sauvé Thècle." Toute la ville s'ébranlait dans son enthousiasme, lorsque tout à coup, au milieu de ces joyeuses acclamations, Triphéna elle-même est rappelée à la vie; elle se mêle à la foule et court se jeter dans les bras de Thècle. "Maintenant, lui dit-elle, je crois à la résurrection des morts; je crois que ma fille est vivante ! Viens, Thècle, tu es aussi ma fille; viens dans ma demeure; je veux aujourd'hui te donner tous mes biens." La vierge suivit en effet Triphéna et se reposa chez elle plusieurs jours. Pendant ce temps, elle lui enseigna la doctrine du Seigneur. Triphéna crut, et avec elle la plupart de ses femmes; et la joie fut grande dans toute la maison.
Cependant Thècle désirait revoir Paul, et elle le faisait chercher partout. Enfin, on lui annonça qu'il était à Myre, en Lycie; elle prit avec elle des jeunes filles et quelques jeunes gens, se mit une ceinture autour des reins, donna à sa tunique la forme d'un vêtement d'homme, et partit pour la ville de Myre. Elle y trouva en effet Paul annonçant la parole de Dieu, et se présenta à lui avec tous ceux qui l'avaient accompagnée.
Paul fut saisi d'étonnement en la voyant, elle et cette troupe nombreuse; il craignit que ce ne fût encore une nouvelle épreuve. Thècle, qui s'en aperçut, lui dit : "Paul, j'ai reçu le bain sacré; car celui qui a opéré avec toi dans la prédication de l'évangile a coopéré de même avec moi pour ma régénération dans le baptême." Alors Paul, la prenant avec lui, la conduisit dans la maison d'Hermès. Là, elle raconta à l'apôtre tout ce qui lui était arrivé à Antioche. À ce récit, Paul fut dans l'admiration, et les autres qui l'entendaient sentaient leur foi s'affermir; tous faisaient des voeux pour Triphéna. Ensuite Thècle, se levant, dit à Paul : "Je vais à Iconium;" et Paul lui dit : "Va, et enseigne la parole de Dieu." Avant de partir, elle laissa une grande quantité d'or et de vêtements que Triphéna envoyait à Paul pour assister les pauvres.
Thècle vint donc à Iconium et se rendit aussitôt à la maison d'Onésiphore. En y entrant, elle se prosterna à la place où Paul était assis, lorsqu'il enseignait; elle y pria longtemps, en versant d'abondantes larmes. Dans sa reconnaissance, elle publiait la Bonté de Dieu sur elle et disait : "Seigneur, Dieu de cette maison, où ta Lumière, pour la première fois, a éclairé mon âme; Jésus, Fils du Dieu vivant, Tu as été mon Protecteur contre les magistrats, mon Protecteur sur le bûcher, mon Protecteur au milieu des bêtes sauvages; car c'est Toi qui es le seul Dieu, dans les siècles des siècles. Amen."
Thamyris était mort; mais Théoclia vivait encore. Thècle la fit venir auprès d'elle, et lui dit : "Théoclia, ma mère veux-tu croire au Seigneur, le Dieu vivant qui habite dans les cieux ? Si tu désires des richesses, il T'en donnera par mes mains; et si tu lui redemandes ta fille, ma mère, me voilà près de toi." Ainsi parlait Thècle, et elle cherchait en toutes manières à l'amener à la foi. Mais Théoclia refusa de croire aux discours de la bienheureuse martyre. Alors Thècle, voyant qu'elle ne pouvait rien, se marqua du signe de la croix et sortit. Elle vint à Daphné, entra dans le monument où elle avait retrouvé Paul avec Onésiphore, et, se prosternant la face contre terre, elle pleura devant Dieu. Puis elle se rendit à Séleucie, et c'est là qu'elle s'est endormie en paix dans le Seigneur, après avoir éclairé des lumières de la parole sainte un grand nombre des habitants de la ville.