LA PASSION DE SAINT MAURICE ET DE SES COMPAGNONS

 

(L'an de Jésus Christ 286)

Ces Actes furent écrits par saint Eucher, évêque de Lyon.

 

fêtés le 22 septembre

Eucher à Salvias, évêque, très heureux seigneur dans le Christ.

 

J'envoie à votre Béatitude le récit de la passion de nos saints. J'ai craint que par une négligence coupable, on ne laissât le temps effacer de la mémoire des hommes les détails d'un martyre aussi glorieux. J'en ai d'abord recherché les preuves authentiques auprès des personnes les plus dignes de foi. Elles m'ont assuré avoir recueilli, de la bouche du saint évêque de Genève Isaac, toutes les circonstances dans l'ordre où je les ai écrites. Or, l'évêque Isaac les avait, je pense, apprises lui-même du bienheureux évêque Théodore, presque contemporain des événements. C'est pourquoi, si d'autres viennent de toutes les provinces et des lieux les plus opposés offrir en présent l'or, l'argent et mille objets précieux pour honorer ces saints et mériter leur protection, nous aussi, avec le secours de vos prières, nous osons leur offrir ce récit que nous avons composé. Nous ne leur demandons en récompense qu'une seule chose, de vouloir bien intercéder auprès de Dieu pour tous nos péchés, et de nous permettre de les avoir toujours dans la suite pour patrons et pour appui. Vous aussi, daignez vous souvenir de nous devant le Seigneur, vous qui avez le bonheur de demeurer attachés au culte des saints; vous surtout, maître dont nous vénérons la sainteté, et que nous appelons à si juste titre notre bienheureux frère.

Le martyre des saints dont le noble sang a fait la gloire d'Agaune méritait d'être raconté; nous en entreprenons le récit, et nous le poursuivrons avec un entier respect pour la vérité, qui nous en a conservé l'ordre et les détails. Car au moyen de relations transmises fidèlement d'âge en âge, le souvenir de ce grand fait n'est point encore tombé dans l'oubli; et si un lieu, une ville qui possède le corps d'un seul martyr en retire un juste titre d'honneur, parce qu'un martyr, c'est un saint qui a sacrifié au Dieu souverain une noble vie; avec quel respect religieux devons-nous honorer Agaune, où tant de milliers de martyrs ont été immolés ? Mais disons quelle fut la cause de ce bienheureux sacrifice.

 

Sous Maximien, qui partageait avec Dioclétien, et comme son collègue, l'empire de la république romaine, presque toutes les provinces virent déchirer et massacrer des peuples entiers de martyrs. Car non seulement ce prince se livrait avec une sorte de fureur à l'avarice, à la débauche, à la cruauté, en un mot à tous les vices; mais encore il était passionné pour les rites abominables des gentils, et, dans la rage de son impiété contre le Roi du ciel, il s'était armé pour détruire le nom chrétien. Tous ceux qui osaient faire profession de la religion du vrai Dieu, des corps de troupes qu'il envoyait partout à leur recherche les enlevaient pour les traîner au supplice et à la mort. On eût dit qu'il avait fait trêve avec les peuples barbares, afin de tourner toutes ses forces contre la religion. Il y avait alors dans les armées romaines une légion de soldats qu'on appelait les Thébéens. La légion était un corps de six mille six cents hommes sous les armes. On les avait fait venir du fond de l'Orient pour renforcer l'armée de Maximien. C'étaient des guerriers intrépides dans les combats, d'un courage magnanime, d'une foi plus magnanime encore; ils se montraient avec une noble émulation, pleins de générosité pour l'empereur et de dévouement au Christ; car ils n'avaient point oublié dans les camps le précepte de l'évangile, rendant fidèlement à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. Comme les autres soldats de l'armée, ils reçurent la mission de se livrer à la poursuite des chrétiens, et de les amener devant l'empereur. Seuls ils osèrent refuser de prêter leurs bras à ce ministère de cruauté, et répondirent qu'ils n'obéiraient point à de pareils ordres. Maximien n'était pas loin : fatigué de la route,il s'était arrêté à Octodurum. Quand on vint lui annoncer dans cette ville qu'une légion rebelle à ses ordres avait suspendu sa marche et s'était arrêtée dans les défilés d'Agaune, il s'emporta tout à coup à un violent accès de fureur. Mais avant de continuer mon récit, je crois utile de donner ici une exacte description des lieux.

Agaune est à soixante milles environ de la ville de Genève, mais à quatorze milles seulement du commencement de son lac, le lac Léman, que traverse le Rhône. Ce lieu est situé dans une vallée, entre les chaînes des Alpes qui s'étendent jusque-là. Pour y arriver, le passage est difficile par des sentiers escarpés et étroits; car le Rhône, dans son cours impétueux, laisse à peine au pied de la montagne un chemin sur sa rive pour le voyageur. Mais quand une fois, malgré tous ces obstacles, on a franchi les gorges étroites de ces défilés, tout à coup l'on voit s'ouvrir une vaste plaine que les Alpes environnent de leurs roches sauvages. C'est dans ce lieu que la sainte légion s'était arrêtée.

En apprenant qu'elle refusait d'obéir, Maximien,tout bouillant de colère, comme nous l'avons dit, ordonna qu'elle fût décimée. Il espérait que les autres, sous le coup de la terreur, céderaient plus facilement aux volontés de leur maître. C'est pourquoi, aussitôt après cette première exécution, il renouvela ses ordres pour contraindre ceux gui restaient à poursuivre les chrétiens. Dès que ce nouvel arrêt eut été signifié aux Thébéens, et qu'ils eurent appris qu'on voulait les forcer à exercer des persécutions sacrilèges, un grand tumulte s'éleva dans le camp; tous criaient que jamais ils ne se prêteraient à ce ministère impie; qu'ils avaient et auraient toujours en abomination les idoles et leur culte infâme; que toujours ils demeureraient fidèles à leur religion sainte et divine; enfin qu'ils n'adoraient que le seul Dieu unique et éternel, résolus de tout souffrir plutôt que de trahir la foi chrétienne. Instruit de cette réponse, Maximien, plus cruel dans ses emportements qu'une bête sauvage, reprend les instincts de sa fureur; il ordonne qu'on les décime pour la seconde fois, et que l'on contraigne ceux qui restent à se plier à la loi qu'ils ont méprisée. Cet ordre sanguinaire fut donc porté au camp pour la seconde fois; aussitôt on jeta le sort, et l'on frappa le dixième des restes de la légion. Cependant les autres soldats que le glaive avait épargnés, s'exhortaient mutuellement à persévérer dans leur généreuse résolution.

Leur foi trouvait un puissant aiguillon dans le courage de saint Maurice, que la tradition nomme comme leur chef, de saint Exupère, intendant du camp, et de Candide, le prévôt des soldats. Maurice les exhortait tous et excitait leur foi, en leur montrant l'exemple des martyrs, leurs compagnons d'armes; il leur faisait ambitionner à tous l'honneur de mourir, s'il le fallait, pour le respect des lois divines et de leur serment au Christ; ils devaient suivre, leur disait-il, les frères qui venaient de les précéder au ciel. Ainsi s'enflamma dans ces bienheureux guerriers une glorieuse passion pour le martyre. Animés donc par leurs chefs, ils envoyèrent une députation à Maximien, qu'agitaient encore les accès d'une fureur insensée. Leur réponse, pleine à la fois de piété et de courage, était ainsi conçue :

" Empereur, nous sommes soldats, mais en même temps, et nous nous faisons gloire de le confesser hautement, nous sommes les serviteurs de Dieu. A toi nous devons le service militaire; à Lui l'hommage d'une vie innocente. De toi nous recevons la solde de nos travaux et de nos fatigues; de Lui nous tenons le bienfait de la vie. C'est pourquoi nous ne pouvons, ô empereur, t'obéir jusqu'à renier le Dieu Créateur de toutes choses, notre Maître et notre Créateur à nous, comme aussi ton Créateur et ton Maître à toi, que tu veuilles ou non le reconnaître. Ne nous réduis pas à la triste obligation de L'offenser, et tu nous trouveras, comme nous l'avons toujours été, prêts à suivre tous tes ordres. Autrement, sache que nous Lui obéirons plutôt qu'à toi. Nous t'offrons nos bras contre l'ennemi, quel qu'il soit, que tu voudras frapper; mais nous tenons que c'est un crime de les tremper dans le sang des innocents. Ces mains savent combattre contre des ennemis et contre des impies; elles ne savent point égorger des amis de Dieu et des frères. Nous n'avons pas oublié que c'est pour protéger nos concitoyens et non pour les frapper, que nous avons pris les armes. Toujours nous avons combattu pour la justice, pour la piété, pour le salut des innocents. Jusqu'ici, au milieu des dangers que nous avons affrontés, nous n'avons pas ambitionné d'autre récompense. Nous avons combattu, par respect pour la foi que nous t'avons promise; mais comment pourrions-nous la garder, si nous refusions à notre Dieu celle que nous Lui avons donnée ? Nos premiers serments, c'est à Dieu que nous les avons faits; et ce n'est qu'en second lieu que nous t'avons juré d'être fidèles. Ne compte pas sur notre fidélité à ces seconds serments, si nous venions à violer les premiers. Ce sont des chrétiens que tu ordonnes de rechercher pour les punir; mais nous voici, nous chrétiens; tes voeux sont satisfaits, et tu n'as plus besoin d'en chercher d'autres; tu as en nous des hommes qui confessent Dieu le Père, l'Auteur de toutes choses, et qui croient en Jésus Christ son Fils comme en un Dieu. Nous avons vu tomber sous le glaive les compagnons de nos travaux et de nos dangers, et leur sang a rejailli jusque sur nous. Cependant nous n'avons point pleuré la mort, le cruel massacre de ces bienheureux frères; nous n'avons pas même plaint leur sort; au contraire, nous les avons félicités de leur bonheur, nous avons accompagné leur sacrifice des élans de notre joie, parce qu'ils ont été trouvés dignes de souffrir pour leur Seigneur et leur Dieu. Quant à nous, nous ne sommes pas des rebelles que l'impérieuse nécessité de vivre a jetés dans la révolte; nous ne sommes pas armés contre toi par le désespoir, toujours si puissant dans le danger. Nous avons des armes en main, et nous ne résistons pas. Nous aimons mieux mourir que donner la mort, périr innocents que vivre coupables. Si vous faites encore des lois contre nous, s'il vous reste de nouveaux ordres à donner, de nouvelles sentences à prononcer, le feu, la torture, le fer ne nous effraient pas; nous sommes prêts à mourir. Nous confessons hautement que nous sommes chrétiens, et que nous ne pouvons pas persécuter des chrétiens."

En recevant cette réponse, Maximien comprit qu'il avait à lutter contre des coeurs inflexibles dans la foi du Christ. C'est pourquoi, désespérant de triompher de leur généreuse constance, il résolut de faire périr d'un seul coup la légion tout entière. De nombreux bataillons de soldats reçurent l'ordre de l'entourer pour la massacrer. Arrivés devant la bienheureuse légion, les impies qu'envoyait l'empereur, tirèrent leurs glaives contre ces milliers de saints que l'amour de la vie n'avait point fait fuir devant la mort. Le fer les moissonnait dans tous les rangs, et il ne leur échappait pas une plainte, pas un murmure.

Ils avaient déposé leurs armes; les uns tendaient le cou, les autres présentaient la gorge à leurs persécuteurs; tous offraient aux bourreaux un corps sans défense. Malgré leur nombre et leur puissante armure, ils ne se laissèrent point emporter au désir de faire triompher la justice de leur cause par le fer. Une seule pensée les animait : le Dieu qu'ils confessaient S'était laissé traîner à la mort sans un murmure; comme un agneau, Il n'avait point ouvert la bouche. Eux de même, les brebis du Seigneur, ils se laissèrent déchirer par des loups furieux. La terre fut couverte des cadavres de ces saintes victimes, et leur noble sang y coulait en longs ruisseaux. Jamais, en dehors des combats, la rage d'un barbare entassa-t-elle tant de débris humains ? Jamais la cruauté frappa-t-elle par une seule sentence tant de victimes à la fois, même en punissant des scélérats. Pour eux, ils étaient punis malgré leur innocence et leur multitude; quoique souvent on laisse des crimes sans vengeance, à cause du grand nombre des coupables. Ainsi l'odieuse cruauté d'un tyran sacrifia tout un peuple de saints, qui dédaignaient les biens de cette vie présente dans l'espérance du bonheur futur. Ainsi périt cette légion vraiment digne des anges. C'est pour cela que notre foi nous les montre aujourd'hui réunis aux légions des anges, et chantant éternellement avec eux dans le ciel le Seigneur, le Dieu des armées.

Quant au martyr Victor, il ne faisait pas partie de cette légion; même il n'était plus soldat, ayant obtenu, après de longs services, son congé de vétéran. Mais dans un voyage qu'il faisait, il tomba, sans le savoir, au milieu des bourreaux qui, joyeux de leur butin, se livraient aux orgies d'un grand festin. Ils l'invitèrent à partager avec eux les joies de la fête. Quand il eut appris de ces malheureux, dans l'exaltation de l'ivresse, la cause qui les réunissait, il refusa avec horreur et mépris le festin et les convives. On lui demanda alors s'il était chrétien; à peine eut-il répondu qu'il l'était et le serait toujours, que tout aussitôt on se jeta sur lui et on le massacra. Ainsi frappé au même lieu que les autres martyrs, il partagea avec eux et leur mort et leurs honneurs. De ce grand nombre de saints, quatre noms seulement nous sont connus : Maurice, Exupère, Candide et Victor. La tradition indique Solodorum comme le lieu de leur exécution. Solodorum est un château fort sur les rives de l'Arula, non loin du Rhin.

Il ne sera pas sans intérêt d'ajouter ici quelle fut la mort du cruel empereur Maximien. Il avait habilement dressé des embûches pour faire périr son gendre Constantin, qui occupait alors l'empire; mais ses perfidies furent découvertes. Il fut arrêté près de Marseille, et peu de temps après étranglé, trouvant ainsi, dans cet affreux supplice, une mort digne des impiétés de sa vie.

Plusieurs années après, les corps des bienheureux martyrs d'Agaune furent découverts par révélation à saint Théodore, évêque de cette contrée. Il fit élever en leur honneur une basilique adossée d'un côté à un énorme rocher. Or, pendant qu'on la bâtissait, il arriva un miracle que je ne puis passer sous silence. Parmi les ouvriers qui, sur la convocation de l'évêque, s'étaient réunis pour ce grand travail, il y en avait un qui était encore païen. Un dimanche que les autres avaient quitté leurs travaux à cause de la solennité du jour, il était resté seul à continuer son travail. Tout à coup, au milieu de cette solitude où il se trouve, les saints, environnés de lumière, l'enlèvent et l'étendent par terre pour le soumettre an châtiment de son impiété. Il voyait de ses yeux la foule des martyrs; il sentait les coups dont ils le frappaient et entendait leurs reproches, parce que seul, au jour du Seigneur, il avait manqué à l'église, et de plus osé, quoique gentil, travailler à la construction d'un édifice sacré. Ces châtiments et ces reproches étaient de la part des saints une miséricordieuse bonté; car l'ouvrier tremblant et consterné voulut aussitôt demander qu'on invoquât sur lui le nom du salut et se fit chrétien.

Parmi les miracles des saints martyrs, je ne dois point oublier un fait récent qui a eu du retentissement, et que tous ont connu. Une dame, épouse de Quincius, personnage d'un rang distingué, était atteinte d'une paralysie qui lui avait enlevé l'usage de ses pieds. Elle sollicita son mari de la faire conduire à Agaune, quoique la distance fût considérable. À son arrivée, des serviteurs la portèrent dans leurs bras jusqu'à la basilique des saints martyrs; elle revint à pied à son hôtellerie. Et aujourd'hui, dans ces mêmes membres que la mort avait déjà frappés, elle porte partout le témoignage du miracle qui l'a guérie. Je n'ai voulu ajouter que ces deux faits aux actes des bienheureux martyrs; il y en a un très grand nombre d'autres; car chaque jour, en ces lieux, par leur intercession, la Puissance de Dieu chasse les démons et opère des guérisons miraculeuses.