LES ACTES DE SAINT EUSTACHE ET DE SES COMPAGNONS

(L'an de Jésus Christ 116)

fêtés le 20 septembre

Sous l'empire de Trajan, alors que dominait le culte des démons, il y avait un maître de la milice, nommé Placide, d'une naissance illustre, qu'on distinguait de tous les autres par les honneurs dont il était entouré, et qui possédait d'immenses richesses en or, en argent, en esclaves et en biens de tout genre; mais il était plongé dans les erreurs de l'idolâtrie. Cependant il s'adonnait aux bonnes oeuvres et il s'appliquait à la pratique de toutes les vertus : il aimait à donner des vêtements ou des aliments à ceux qui étaient dans l'indigence; il venait au secours de ceux qui étaient dans l'oppression; il se faisait l'avocat des accusés, et par ses largesses il consolait ceux qui avaient été condamnés injustement. Pour tout dire en un mot, il faisait tant de bien à tous ceux qui étaient dans le besoin, qu'on l'eût pris pour le centenier Corneille dont il est parlé aux Actes des Apôtres. Il s'était rendu célèbre par ses hauts faits et par les premières dignités de l'empire dont il avait été revêtu : aussi son nom seul inspirait de la terreur aux barbares, et il avait la renommée d'un vaillant capitaine, qui savait user avec modération de la prospérité. Il aimait passionnément la chasse, et son plus grand délassement était d'attaquer et de poursuivre les animaux sauvages.

Il avait une épouse, engagée comme lui dans les ténèbres de l'idolâtrie, mais dont la vie concordait parfaitement avec la sienne. Elle lui donna deux fils, auxquels ils procurèrent comme à l'envi une excellente éducation. Alors Dieu, qui dans sa bonté appelle toujours et partout ceux qui sont dignes de lui, ne rejeta point les bonnes oeuvres de cet homme vertueux; il ne voulut pas qu'une âme si bienfaisante et digne de sa miséricorde perdit sa récompense, en demeurant ensevelie dans les ténèbres du polythéisme; mais, selon ce qui est écrit, que "dans toute nation celui qui pratique la justice lui est agréable," il fit éprouver à Placide les effets de sa paternelle miséricorde, et il résolut de le sauver de la manière que nous allons dire.

Étant sorti un jour, avec les gens de guerre, dans un grand appareil, selon sa coutume, pour chasser dans les montagnes, Placide aperçut un troupeau de cerfs qui paissaient. Aussitôt, il assigna son poste à chacun de ses compagnons, et l'on se mit à courir les cerfs. Au fort de la chasse, un de ces animaux, le plus grand et le plus beau de tous, se détache de la bande et se précipite dans un fourré de la forêt voisine. Placide, l'ayant remarqué, s'élance à sa poursuite avec quelques-uns de ses gens. Mais bientôt ceux-ci tombèrent de lassitude et ne purent l'accompagner plus loin. Pour lui, par une disposition particulière de la divine providence, il n'éprouva aucune fatigue, ni le cheval qu'il montait; et sans être arrêté ni par les abruptes aspérités du terrain, ni par les halliers ou les branches des arbres de la forêt, il courut longtemps à la poursuite du cerf, qui s'arrêta enfin sur la cime d'un rocher. Le capitaine l'apercevant, seul comme il était, regardait autour de lui, cherchant comment il s'y prendrait pour se rendre maître de l'animal. Mais le Dieu de toute sagesse et de toute miséricorde, qui dispose tout pour le salut des hommes, prit le chasseur lui-même : non pas toutefois comme il prit Corneille par le moyen de Pierre, mais comme il prit Paul, en se montrant à lui en personne.

Donc, tandis que Placide s'arrêtait à considérer le cerf, à admirer sa haute taille, et qu'il cherchait en vain quelque moyen de s'en rendre maître, Dieu lui donna une indication toute pacifique, mais qui n'était point au-dessus de la divine puissance. Car, de même qu'autrefois il fit parler l'ânesse de Balaam pour reprocher à ce prophète son erreur, ainsi, en ce moment, il fit apercevoir à Placide, au milieu des cornes du cerf, la figure de la sainte croix plus resplendissante que la lumière du soleil, et sur laquelle était l'image de notre Sauveur Jésus Christ. Il donna en même temps au cerf une voix humaine, qui appela Placide et lui dit : "Ô Placide, pourquoi me poursuis-tu ? C'est pour toi que je suis venu apparaître sur cet animal. Je suis le Christ, que tu honores sans le savoir : les aumônes que tu fais aux indigents sont montées jusqu'à moi, et je suis venu me montrer à toi au moyen de ce cerf, et te prendre à la chasse dans les filets de ma miséricorde : car il n'est pas juste que celui qui m'est cher à cause de ses bonnes oeuvres soit au service de démons immondes, d'idoles vaines, trompeuses et sans vie, et c'est dans la forme où tu me vois ici que je suis venu sauver le genre humain."

Le capitaine, entendant ces paroles, fut saisi d'une grande crainte et tomba de cheval. Au bout d'une heure il revint à lui et se releva; puis, cherchant à se rendre compte de cette apparition, il dit en lui-même : "Quelle est cette voix que je viens d'entendre ? Toi qui me parles, fais-toi connaître à moi, afin que je croie en toi ?" Et le Seigneur lui dit : "Écoute, Placide, je suis Jésus Christ qui ai créé le ciel et la terre de rien, qui ai séparé et façonné la matière confuse; c'est moi qui ai créé la lumière et l'ai séparée des ténèbres; c'est moi qui ai fait le soleil pour illuminer la terre durant le jour, et la lune avec les étoiles pour l'éclairer pendant la nuit; c'est moi qui ai réglé les saisons, les jours et les années; c'est moi qui ai formé l'homme du limon de la terre; c'est moi qui, pour sauver le genre humain, ai paru en chair sur la terre, qui ai été crucifié et enseveli, et qui suis ressuscité le troisième jour." À ces paroles, Placide tomba à terre derechef, en s'écriant : "Je crois, Seigneur, que c'est vous qui avez fait toutes ces choses, qui ramenez ceux qui s'égarent, relevez ceux qui sont tombés et rendez la vie aux morts." Le Seigneur lui dit : "si tu crois, rends-toi à la ville, va trouver le prêtre des chrétiens, et demande-lui le baptême de la grâce." Placide répondit : "Seigneur, si vous m'ordonniez de faire part de ce que je viens d'apprendre à ma femme et à mes enfants, afin qu'eux aussi ils croient en vous ?" Le Seigneur lui dit : "Va le leur annoncer; recevez tous le baptême, purifiez-vous des souillures de l'idolâtrie; puis reviens ici, je t'apparaîtrai de nouveau, et je te découvrirai ce qui doit t'arriver, et te manifesterai les mystères du salut."

Placide descendit de la montagne, lorsqu'il était déjà nuit, et raconta à sa femme tout ce qui lui était arrivé; et quand il lui eut fait connaître la vision qu'il avait eue et les paroles qu'il avait entendues, elle s'écria : "Mon seigneur, tu as vu le Seigneur crucifié que les chrétiens adorent ? Oui, certes, il est le seul vrai Dieu, celui qui par de tels prodiges appelle à lui ceux qui croient." Puis élevant la voix, elle dit : "Seigneur Jésus Christ, ayez pitié de moi et de mes deux enfants." Elle dit ensuite à son mari : "La nuit dernière, je l'ai vu moi aussi, et il me dit : "Demain, toi, ton mari et tes enfants, "vous viendrez à moi, et vous connaîtrez que je suis Jésus Christ." Il a sans doute voulu t'apparaître dans ce cerf sous une forme si miraculeuse, afin que, admirant sa puissance, tu aies la foi en lui. Viens donc cette nuit même, allons ensemble, et tâchons d'obtenir le saint baptême des chrétiens; car c'est par ce bain que ceux qui croient en Jésus Christ Lui appartiennent véritablement." Placide lui répondit : "C'est aussi ce que m'a dit Celui qui m'est apparu." Donc, vers le milieu de la nuit, ils prirent secrètement avec eux leurs deux enfants et quelques serviteurs, et allèrent trouver le grand prêtre des chrétiens.

En arrivant à son logis, ayant laissé au dehors leurs serviteurs, ils entrèrent seuls et lui racontèrent tout ce qui s'était passé et les paroles qu'ils avaient entendues. Et ajoutant aussitôt qu'ils croyaient au Seigneur Jésus Christ, ils le supplièrent de leur conférer le sacrement du baptême. Le prêtre, pénétré de la joie la plus vive, et glorifiant le Seigneur Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, les catéchisa; et après leur avoir exposé les mystères de la foi, il les baptisa au nom de la très sainte Trinité. Et il donna à Placide le nom d'Eustache, à sa femme celui de Théopista; quant aux enfants, il nomma l'aîné Agapit et l'autre Théopiste. Il leur administra ensuite le saint sacrement de notre Seigneur Jésus Christ, et les congédia, en disant : "Que le Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, soit avec vous, et qu'il vous donne son royaume éternel; car je vois que la Main du Seigneur est avec vous. Et lorsque vous jouirez du paradis de délices, souvenez-vous de mon âme; moi Jean, je vous en conjure."

Le matin étant venu, Eustache, prenant avec lui quelques cavaliers, se rendit à la montagne, et en approchant du lieu où il avait eu la vision, il congédia les soldats qui l'accompagnaient, comme les invitant à chercher du gibier. S'approchant alors seul du rocher, il vit encore la même forme humaine qui lui était déjà apparue; et se prosternant la face contre terre, il s'écria : "Je t'adore, Seigneur, car Tu es Jésus Christ, Fils du Dieu vivant, et je crois au Père, et au Fils, et au saint Esprit et maintenant je suis venu, suppliant ta Divinité sans tache de me faire connaître les choses que Tu m'a annoncées."

Le Seigneur lui dit : "Tu es heureux, Eustache, d'avoir reçu le bain de ma grâce, et d'avoir été revêtu d'immortalité. Tu viens de vaincre le diable, de fouler aux pieds celui qui t'avait trompé; tu as dépouillé l'homme corruptible, pour revêtir l'incorruptible, qui demeure dans les siècles des siècles. Mais voici le temps où vont se manifester les oeuvres de ta foi : car l'envie du diable te déclarera une guerre acharnée parce que tu l'as abandonné; déjà il dispose toutes ses batteries pour te perdre. Tu auras donc beaucoup à souffrir avant de recevoir la couronne de la victoire. Tu possèdes de grandes richesses temporelles, et jusqu'à présent tu as joui des plus hautes dignités de ce monde. Il faut maintenant que tu sois humilié pour toutes ces vanités, et que tu t'enrichisses des biens spirituels. Que ton courage ne te fasse donc pas défaut, et ne pense plus à cette gloire dont tu jouissais : mais, de même qu'en combattant les hommes, tu désirais les honneurs de la victoire, et tu cherchais avec empressement à plaire à un empereur mortel; ainsi, songe désormais à combattre vaillamment contre le diable, et à me garder la foi que tu M'as donnée, à Moi l'Empereur immortel. Car Il m'est nécessaire qu'en ces temps-ci tu sois un autre Job par les épreuves que tu auras à subir, et que ta patience te rende victorieux du démon. Veille donc à ce qu'aucune pensée de blasphème ne monte dans ton coeur; car, lorsque tu auras été humilié, Je reviendrai à toi, et Je te rendrai ta gloire première." Le Seigneur ayant ainsi parlé, monta aux cieux, en disant à Eustache : "Veux-tu souffrir dès à présent les épreuves qui t'attendent, ou aimes-tu mieux les réserver pour tes derniers jours ?" Eustache répondit : "Il n'est pas possible d'éviter les tribulations que Tu nous destines; je Te supplie, Seigneur Jésus, d'ordonner qu'elles nous adviennent présentement : seulement, donne-nous la force de supporter ce que Tu m'annonces, de peur que l'ennemi; trouvant en nous quelque parole d'iniquité, ne nous fasse déchoir de notre foi." Et le Seigneur lui dit : "Combats courageusement, Eustache; ma grâce est avec vous, qui gardera vos âmes." Eustache, étant descendu de la montagne, retourna dans sa maison, et raconta à sa femme tout ce que le Seigneur lui avait dit. Ils se jetèrent aussitôt à genoux, et prièrent le Seigneur, disant : "Seigneur Jésus Christ, que ta Volonté s'accomplisse."

Quelques jours s'étant écoulés, la peste ravagea la maison et enleva tous les serviteurs et les servantes. Eustache, voyant par ce fléau que l'épreuve qui lui avait été prédite commençait, la reçut avec reconnaissance, priant en même temps sa femme de ne pas perdre courage en ces peines. Peu de temps après, ses chevaux et tout son bétail furent envahis par des exhalaisons meurtrières, qui les firent tous périr. Il reçut cette nouvelle épreuve avec actions de grâces. Mais il quitta sans bruit sa maison, et, accompagné de sa femme et de ses enfants, ils se retirèrent dans un lieu peu éloigné, n'emportant que les habits dont ils étaient couverts.Quelques hommes cupides s'apercevant qu'ils étaient partis, entrèrent la nuit dans leur maison, et mirent au pillage tout ce qu'ils y trouvèrent, or, argent et vêtements : ils n'y laissèrent absolument rien. Et c'est ainsi que, par la malice des démons, toutes leurs richesses, tous leurs biens furent anéantis.

En ces jours-là, le peuple célébrait avec l'empereur une grande fête pour une victoire remportée sur les Perses; et Placide devait s'y trouver au premier rang; car il était chef de la milice et l'un des conseillers du prince. On le chercha donc; mais on ne le put trouver. Tout le monde fut dans la stupeur, quand on apprit que, comme en un clin d'oeil, tout ce qu'il possédait avait été pillé et dévasté, de telle sorte qu'il n'en restait plus rien. L'empereur et tous les courtisans en furent accablés de tristesse; et tout le monde ne pouvait assez s'étonner d'un si grand désastre. La femme d'Eustache lui dit alors : "Qu'attendons-nous ici ? Viens, prenons nos deux enfants, car c'est tout ce qui nous reste, et abandonnons ce pays : nous sommes devenus l'opprobre de tous ceux qui nous connaissent." Et à la tombée de la nuit, ils prirent le chemin de l'Égypte avec leurs enfants.

Ayant marché ainsi pendant deux jours, comme ils approchaient de la mer, ils aperçurent un navire attaché au rivage, et ils résolurent de s'y embarquer. Or, le maître du vaisseau était un homme barbare et grossier. Après qu'on eut mis à la voile, cet homme voyant la grande beauté de la femme d'Eustache, conçut pour elle des désirs criminels. Lorsqu'on fut débarqué, il leur demanda le prix du passage; et comme ils n'avaient rien à lui donner, il retint l'épouse d'Eustache, comme gage de la somme qui lui était due. Il avait formé ce mauvais dessein dès qu'il l'avait aperçue, au moment de l'embarquement. Eustache s'opposa de toutes ses forces à cette violence, mais en vain : le patron du vaisseau ordonna même à ses nautoniers de le jeter à la mer.

Il se vit donc séparé violemment de son épouse, et s'en alla avec ses deux enfants, gémissant et disant : "Malheur à moi et à vous, pauvres enfants ! votre mère est livrée à un mari étranger." Et continuant sa route dans les soupirs et les larmes, il arriva près d'un fleuve. Comme les eaux étaient débordées, il n'osa le passer avec ses deux enfants à la fois : mais, laissant l'un sur le rivage, il prit l'autre sur ses épaules et le transporta sur la rive opposée; puis il rentra dans l'eau, pour aller chercher son autre fils. Quand il fut au milieu du fleuve, regardant vers l'autre bord, il aperçut un lion qui saisit l'enfant et l'emporta dans la forêt. Désespérant alors de le recouvrer, mais sans perdre la patience, il retournait vers l'autre rive, avec l'espoir de trouver quelque consolation avec l'enfant qui lui restait, lorsque, sous ses yeux, un loup le ravit, sans qu'il put le poursuivre. Et comme il était encore au milieu du fleuve, il s'arrachait les cheveux, il se lamentait, il poussait des hurlements, et il était tenté d'en finir avec la vie, en se noyant dans le fleuve; mais la divine Providence qui lui réservait d'autres destinées, lui rendit sa constance et sa fermeté, et après ce premier assaut de sa douleur, il sortit de l'eau.

Or, la même Providence permit que le lion ne fit aucun mal à l'enfant; car des bergers le voyant emporter cette innocente créature, se mirent à sa poursuite avec leurs chiens, et le forcèrent à le lâcher. Le Seigneur vint aussi au secours de 1'autre enfant : car des laboureurs le voyant entre les dents du loup, poursuivirent aussi l'animal, qui lâcha sa proie et s'enfuit. Les bergers et les laboureurs, qui étaient du même village, admirant comment la divine Providence avait secouru ces enfants, les prirent chez eux et les élevèrent.

Eustache, qui ignorait ces choses, reprit sa route, et dans la douleur profonde où il était plongé, il s'écriait en versant des torrents de larmes : "Malheur à moi, qui autrefois étais fort et puissant comme un arbre vigoureux, et qui suis maintenant réduit à la nudité ! Malheur à moi, qui jadis étais comme noyé dans l'abondance de toutes choses, et qui présentement n'ai que la désolation des captifs ! Malheur à moi, qui de chef de la milice que j'étais, et à la tête d'une armée nombreuse, suis actuellement abandonné du monde entier, et même privé de mes enfants ! Mais Toi, Seigneur, ne m'abandonne pas pour toujours, ne méprise pas mes pleurs. Tu m'as dit que je devais être éprouvé comme Job; mais je vois que mes tribulations surpassent les siennes. Lui, dépouillé, il est vrai, de tous ses biens, eut au moins un fumier pour se reposer; mais moi, qui souffre les mêmes maux que lui, je suis réduit à errer ça et là. Il eut des amis compatissants : moi, j'ai pour consolation dans ce désert des bêtes féroces qui m'ont enlevé mes enfants. S'il fut privé de sa lignée, il se consolait dans la pensée que sa femme pourrait la continuer; pour moi, malheureux, j'ai beau regarder autour de moi, je me vois sans nul espoir, et je suis devenu semblable aux rameaux de la forêt agités par la tempête. Pardonne Seigneur, à ton serviteur ces discours désordonnés; car je suis dans la tristesse, et je me répands en paroles déplacées. Mets donc, Seigneur, une garde à ma bouche et une sentinelle de circonspection à mes lèvres, de peur que mon coeur ne profère des paroles mauvaises, et que je ne sois rejeté de devant ta face." Donne-moi enfin, Seigneur, un peu de repos après tant de tribulations." Et en parlant ainsi avec de grands gémissements et beaucoup de larmes, il arriva à un village nommé Badyssus, où il séjourna quelque temps, travaillant des mains pour se procurer de quoi vivre. Quelque temps après, il s'adressa aux habitants du village, qui lui confièrent la garde de leurs champs, et il vécut ainsi quinze années comme mercenaire.

Quant à ses enfants, ils furent élevés, ainsi que nous l'avons dit, dans un autre village, mais sans qu'ils pussent se reconnaître. Le patron du navire dans lequel ils étaient montés emmena dans son pays la femme d'Eustache, mais la grâce du Seigneur la protégea; en sorte que durant tout ce temps-là aucun étranger ne s'approcha d'elle. Et c'est aussi ce qu'elle avait demandé à Dieu, le priant de la préserver de toute souillure. Le capitaine du navire étant venu à mourir, elle recouvra sa liberté. Peu de jours après, le pays où elle se trouvait fut envahi par des armées ennemies, qui de là se répandirent sur les terres des Romains. Au milieu de ce tumulte des gens de guerre, l'empereur, résistant de tout son pouvoir à l'invasion des troupes ennemies, se ressouvint de Placide, qui avait remporté plusieurs victoires sur ces mêmes ennemis. Il parlait souvent de lui, et ne cessait de s'affliger des malheurs qu'il avait éprouvés. Ayant rassemblé son armée, il passa en revue les soldats, et leur demanda s'ils savaient ce qu'était devenu l'ancien maître de la milice, s'il était mort ou s'il vivait encore; et sur leur réponse négative, il donna ordre de le rechercher. Il envoya donc en chaque ville et dans toutes les terres de son empire pour découvrir le lieu de sa retraite, promettant à celui qui le trouverait et le lui amènerait de grandes largesses et de grands honneurs.

Deux soldats qui avaient été autrefois sous les ordres de Placide, nommés Antiochus et Achacius, se mirent à sa recherche. Après avoir parcouru tout le pays de la domination romaine, ils arrivèrent au village où demeurait Eustache. En passant près du lieu où il faisait son emploi de gardien, il leur vint en pensée de l'interroger. Eustache les considérant de loin, les reconnut à leur démarche; et se rappelant sa vie antérieure, il en fut troublé. Mais il recourut aussitôt à la prière. "Seigneur notre Dieu, s'écria-t-il, qui sais délivrer de toute tribulation ceux qui espèrent en Toi, de même que, contre tout espoir, j'ai vu ceux qui autrefois étaient avec moi, fais que je voie aussi ta servante mon épouse; car pour mes enfants, je sais que, pour mes iniquités, ils ont été dévorés par les bêtes. Fais donc, ô Seigneur Jésus Christ, Dieu miséricordieux, qui es le seul vrai Dieu, fais que je voie au moins mes fils au jour de la résurrection." Comme il parlait ainsi, il entendit une voix venant du ciel, qui lui dit : "Prends confiance, Eustache, voici le temps où tu vas rentrer dans ton premier état; tu vas revoir ton épouse et tes enfants. Après la résurrection tu verras de bien plus grandes choses; car tu entreras en jouissance des biens éternels : ton nom sera glorifié de génération en génération." Ces paroles le frappèrent de terreur.

Voyant ensuite les soldats qui venaient vers lui, il descendit du lieu où il était assis, et alla à leur rencontre sur le bord du chemin. En approchant d'eux, il les reconnut mieux encore, mais eux ne le reconnurent pas. L'abordant, ils lui dirent : "Salut, frère." Il leur répondit : "La paix soit avec vous, frères." Ils ajoutèrent aussitôt : "Dis-nous si tu ne connais pas ici un étranger nommé Placide, qui a une femme et deux enfants. Si tu nous le fais connaître, nous te donnerons de l'argent." Il leur dit : "Pour quel motif le cherchez-vous ?" Ils répondirent : "C'est un ancien ami; nous serions fort aises de le voir après tant d'années que nous sommes séparés." Eustache leur dit : "Je ne connais point ici d'homme tel que vous me le dépeignez. Cependant venez dans le lieu que j'habite; car moi aussi je suis étranger en ce pays." Et il les conduisit dans sa maison; puis il alla acheter du vin qu'il leur donna car la chaleur les accablait. Et il dit au maître du logis où il demeurait : "Ces hommes me sont parfaitement connus, et c'est pour moi qu'ils sont venus ici : sers-leur donc du vin et des aliments, afin qu'ils fassent bonne chère; je te paierai dans le temps avec mon salaire." L'hôte leur fournit tout ce dont ils avaient besoin.

Tandis qu'ils prenaient leur réfection, Eustache, se rappelant la vie qu'il menait autrefois, avait de la peine à se contenir; et lorsqu'il sentait les larmes inonder son visage, il sortait, puis après s'être lavé les yeux, il rentrait et servait ses convives. Ceux-ci, le considérant de plus près , commencèrent peu à peu et confusément à le reconnaître, et ils se disaient l'un à l'autre : "Comme il ressemble à l'homme que nous cherchons !" L'un d'eux ajouta : "Oui, certes, il lui ressemble. Du reste, je sais que Placide porte à la tête la cicatrice d'une blessure qu'il reçut à la guerre : observons cet homme; s'il a à la tête cet indice, assurément c'est celui que nous cherchons." Ayant donc regardé sa tête, ils aperçurent aussitôt la cicatrice. Et se levant de table, ils se jetèrent à son cou en pleurant, et lui demandant s'il n'était pas leur ancien maître de la milice. Eustache, pleurant à son tour, leur répondit : "Non, ce n'est pas moi." Mais ils lui montrèrent la cicatrice de sa tête, et déclarèrent qu'il était lui-même Placide, ancien maître de la milice. Ils lui demandèrent en même temps des nouvelles de son épouse et de ses enfants, et lui rappelèrent plusieurs événements d'autrefois. À la fin, il leur avoua qui il était, ajoutant que sa femme et ses fils étaient morts.

Pendant qu'ils s'entretenaient de la sorte, tous les habitants du village accoururent comme à un spectacle. Les soldats, faisant faire silence, leur parlèrent de la vertu d'Eustache et des honneurs dont il jouissait autrefois. Ce qu'entendant ces hommes, ils versèrent des larmes, et s'écriaient : "Un si grand homme ! lui qui nous a servis comme un mercenaire !" Les soldats alors lui firent part des ordres de l'empereur; et après l'avoir revêtu d'habits somptueux, ils l'emmenèrent. Tous les habitants voulaient le suivre : mais après les avoir embrassés, il les congédia. Durant le voyage, il expliqua aux soldats comment le Christ lui était apparu, et comment au baptême on lui avait donné le nom d'Eustache, puis il leur raconta tout ce qui lui était arrivé.

Après quinze jours de marche, ils arrivèrent auprès de l'empereur, et lui exposèrent comment ils avaient trouvé Placide. Le monarque, à cette nouvelle, sortit au devant de lui, l'embrassa en versant des larmes, et lui demanda pour quels motifs il avait quitté son service. Eustache raconta en détail à l'empereur et aux grands de sa cour toute l'histoire de sa vie, depuis qu'il avait quitté le commandement des troupes; il leur dit comment sa femme avait été retenue sur un navire, comment ses fils étaient devenus la proie des bêtes féroces, et quel profond chagrin il en avait ressenti. Le retour d'Eustache causa grande joie à toute l'armée. L'empereur le consola, et lui rendit sa dignité de maître de la milice. Eustache ayant examiné les rôles de l'armée, reconnut qu'elle n'était pas assez nombreuse pour faire face aux incursions de l'ennemi. Il ordonna donc de faire de nouvelles levées de soldats, et il envoya dans les villes et villages de l'empire romain des tribuns pour les inscrire.

Or, il arriva que le bourg où avaient été élevés les fils d'Eustache dut fournir deux soldats. Les habitants les livrèrent aux tribuns comme étant étrangers au pays. Ces jeunes gens étaient d'une taille avantageuse et d'une grande beauté. Les nouveaux enrôlés ayant donc été rassemblés et présentés au maître de la milice, il les examina tous, et assigna à chacun son rang dans l'armée. Cependant, ces deux jeunes gens fixèrent son attention, à cause de leur haute stature et de leur beauté qui les distinguaient de tous les autres; il leur donna donc les premiers grades auprès de sa personne. Et comme il remarqua en eux beaucoup de noblesse et de probité, il les aima d'une affection toute particulière, et les admit à sa table.

Après avoir disposé son armée selon les règles de l'art militaire, il partit pour la guerre, et en peu de temps délivra les provinces que les barbares avaient occupées. Il traversa ensuite le fleuve d'Hydaspe avec son armée; et s'avançant par la voie directe dans l'intérieur de leur pays, il remporta sur les ennemis une grande victoire, ravagea leurs terres, et forma le dessein d'anéantir ces peuples. Sur ces entrefaites, par une disposition singulière de la Providence, il arriva au lieu même où demeurait son épouse, laquelle, comme nous l'avons dit, avait été préservée, par la protection de Dieu, de la tyrannie du capitaine du navire. Après la mort de celui-ci, elle s'était retirée seule dans une maisonnette située sur un petit jardin appartenant à un habitant du village, et dont elle prenait soin. Le maître de la milice étant donc arrivé en ce lieu, y dressa son camp et y demeura trois jours, pour faire reposer son armée, d'autant qu'il trouva là toutes les commodités de la vie. Or les soldats, en disposant les tentes, placèrent celle de leur chef près du petit jardin confié à la garde de cette femme : les deux jeunes gens logèrent dans la maisonnette, sans se douter qu'elle était la demeure de leur mère. Sur le midi, s'étant assis, ils se mirent à parler de leur enfance car ils avaient encore un souvenir confus de ce qui leur était arrivé. Leur mère, qui se tenait assise devant eux, suivait très attentivement leur entretien.

 

L'aîné disait au plus jeune : "Pour le moment, je ne me rappelle pas autre chose de mon enfance, sinon que mon père était maître de la milice et que ma mère était d'une grande beauté; ils avaient deux fils, moi et un autre plus jeune, aux cheveux blonds et doué aussi d'une beauté rare. Une nuit, ils nous prirent tous les deux et s'embarquèrent sur un navire; mais j'ignore où ils voulaient aller. Lorsque nous fûmes débarqués, notre mère n'était plus avec nous, et je ne sais comment elle resta en mer. Notre père nous prit tous deux et marchait en pleurant. Arrivé sur le bord d'un fleuve, il le passa avec mon jeune frère, et me laissa sur le rivage. Comme il revenait pour me prendre à mon tour, un loup survint et emporta mon frère; et avant que mon père pût s'approcher de moi, un lion sortant tout à coup d'un fourré, me prit entre ses dents et m'entraîna dans la forêt. Heureusement, des bergers accoururent à mon secours et m'arrachèrent de la gueule du lion. Je fus ensuite élevé dans leur maison, comme tu le sais : mais je n'ai pu savoir ce que devint mon père, ni son autre enfant." Le plus jeune entendant cela, se lève soudain et dit en versant des pleurs : "Par le Dieu des chrétiens, à ce que je vois, tu es mon frère ! car ceux qui m'ont élevé me disaient qu'ils m'avaient délivré de la gueule d'un loup." Et tombant dans les bras l'un de l'autre, ils s'embrassaient tendrement. Leur mère, réfléchissant à ce qu'elle venait d'entendre, particulièrement à l'histoire de leur enfance jusqu'à leur sortie du vaisseau, et ne doutant nullement de la vérité de leur récit depuis cette époque, se sentait émue, agitée jusqu'au fond de l'âme; et ces sentiments redoublaient en les voyant collés l'un contre l'autre et se donnant de fraternels baisers, mêlés de douces larmes. Cependant elle voulut considérer la chose plus mûrement en elle-même, et s'assurer s'ils étaient bien ses fils; mais sans cesse lui revenait en pensée ce qu'ils avaient dit, que leur père était maître de la milice, et que leur mère avait été laissée sur la mer.

Le lendemain, elle va trouver le chef de l'armée et lui dit : "Pardon, seigneur, si j'ose me présenter devant vous; je suis née sur les terres de l'empire romain, et j'ai été amenée ici captive; oh ! si vous vouliez me ramener dans ma patrie !" Et en disant cela, comme elle considérait cet homme, elle aperçut la cicatrice que portait son mari; elle le reconnut aussitôt, mais elle craignait de l'interroger. Néanmoins, elle ne put se contenir plus longtemps, et se jetant à ses pieds, elle lui dit : "Je vous en prie, seigneur, ne vous irritez pas contre votre servante, mais daignez m'écouter avec bienveillance, et soyez assez bon pour me dire ce que vous étiez autrefois. Car il me semble que vous êtes le maître de la milice nommé Placide, qui reçut au baptême le nom d'Eustache, et que le Seigneur daigna appeler lui-même à lui au moyen d'un cerf; afin qu'il crût en lui. Il éprouva ensuite plusieurs tribulations; et un jour prenant avec lui sa femme, c'est-à-dire moi-même, et ses deux fils Agapit et Théopiste, il prit la route de l'Égypte. Mais, comme nous étions en mer, il me perdit, parce que le patron du navire, qui était un barbare, me retint malgré moi; et c'est lui qui m'a amenée en ce pays. Le Christ m'est témoin que ni cet homme ni aucun autre ne s'est approché de moi; car le Seigneur a sauvé mon honneur jusqu'à ce jour. Voilà les motifs qui me portent à croire que vous êtes mon mari : dites-moi si je me suis trompée ?" Eustache, l'entendant ainsi parler, et considérant sa grande beauté, la reconnut; et fondant en larmes, il lui dit avec la joie la plus vive : "Oui, je suis celui que tu crois." Et se levant incontinent, il se jeta à son cou, et lui prodigua les plus tendres caresses. Et ils rendaient gloire au Sauveur Jésus Christ, qui se sert de tous les moyens pour secourir ses serviteurs, qui les délivre de leurs tribulations, et sait les en récompenser surabondamment.

Théopista lui dit alors : "Mon seigneur, où sont nos fils?" "Ils ont été dévorés par des bêtes féroces," lui répondit-il; puis il lui raconta comment il les avait perdus. Et sa femme lui dit : "Rendons grâces au Christ, car je crois que, comme Dieu nous a fait la grâce de nous rencontrer, il nous a procuré en même temps la joie de revoir nos enfants sains et saufs. - "Mais je t'ai dit, repartit Eustache, qu'ils sont devenus la proie des bêtes farouches." Théopista lui répondit : "Hier, étant assise dans le jardin, j'ai entendu deux jeunes gens qui parlaient ensemble et s'entretenaient des souvenirs de leur enfance, et je sais que ce sont nos enfants; pour eux, ils ignoraient qu'ils sont frères, et ce n'est qu'hier qu'ils l'ont découvert, après que l'aîné eut raconté sa propre histoire. Maintenant donc, vous qui ignoriez jusqu'à présent ces choses, reconnaissez combien grande est la Bonté du Christ, qui nous a procuré le bonheur de nous retrouver après une si longue absence." Le maître de la milice fit donc appeler les deux jeunes gens, leur demanda qui ils étaient et ce qui leur était arrivé. Après qu'ils lui eurent fait le récit, tel que nous l'avons rapporté ci-dessus, il reconnut aussitôt qu'ils étaient véritablement ses propres fils, et il les embrassa, ainsi que leur mère : puis, se jetant tous deux ensemble au cou de leurs enfants, ils les inondaient de leurs larmes, bénissant le Dieu très bon de les avoir réunis après une si cruelle séparation.

Depuis la deuxième heure jusqu'à la sixième, tout le camp retentit de la nouvelle de ce qui venait de se passer, et les soldats s'étant assemblés se livraient à la joie que leur causait une si heureuse rencontre, bien plus qu'ils n'avaient fait après avoir triomphé des barbares. Eustache fit en même temps célébrer par de grandes réjouissances le bonheur qu'il avait eu de recouvrer ainsi tous les siens. Le lendemain, il adressa à Dieu des prières d'actions de grâces, et il ne cessait de bénir le Seigneur Jésus Christ de sa Bonté ineffable et de sa Clémence sans bornes. Après qu'il eut soumis tout le pays des barbares, il s'en retourna avec son armée, glorieuse d'une si grande victoire, emmenant de nombreux captifs avec un immense butin.

Tandis qu'Eustache était occupé à cette guerre, l'empereur Trajan vint à mourir, et on lui donna pour successeur un païen nommé Adrien, qui surpassa en impiété tous ceux qui l'avaient précédé sur le trône impérial. Comme Eustache approchait de la ville, l'empereur alla à sa rencontre, selon la coutume des Romains, et fit célébrer cette victoire avec une grande solennité. Il interrogea Eustache sur le succès de ses armes, et sur les circonstances qui l'avaient amené à reconnaître son épouse et ses fils, et il prolongea le festin bien avant dans la nuit. Le jour suivant, il se rendit au temple pour offrir un sacrifice aux idoles en actions de grâces de la victoire. Et comme il entrait dans le temple d'Apollon, Eustache, au lieu de le suivre, le quitta et resta dehors.

L'empereur, qui s'en aperçoit, l'appelle et lui demande pourquoi il ne sacrifie pas aux dieux pour la victoire qu'il venait de remporter : "Tu devais, ajouta-t-il, offrir des victimes à nos dieux pour de si brillants succès, et surtout pour avoir recouvré ta femme et tes enfants." Eustache répondit à l'empereur : "J'adresse mes voeux au Christ notre Seigneur, et je Lui offre sans cesse mes prières, Lui qui a eu pitié de ma bassesse, qui m'a délivré de la captivité et qui m'a fait revoir ma femme et mes enfants : je ne connais point d'autre Dieu que Lui, je n'adore que le Dieu du ciel, qui a opéré tant de merveilles." À ces mots, l'empereur, transporté de colère, ordonne de lui ôter sa ceinture militaire, et le fait comparaître devant son tribunal comme infracteur des lois, avec sa femme et ses enfants. Mais, après l'avoir interrogé longtemps, voyant que sa foi au Christ était inébranlable, il le fait conduire dans l'arène avec son épouse et ses fils, et donne l'ordre de lâcher un lion contre eux. Le lion, accourant aussitôt et s'arrêtant devant les bienheureux, baissa la tête comme pour leur rendre honneur, puis se retira et sortit de l'arène. L'empereur, à la vue d'un spectacle si nouveau, n'en fut point ému; mais il commanda qu'on fit rougir un taureau d'airain, et qu'on y jetât les saints. À cette nouvelle, toute la multitude du peuple, fidèles et païens, se réunirent pour voir comment on les introduirait dans cette affreuse machine. Lorsque les martyrs furent arrivés près d'elle, ils demandèrent aux bourreaux de leur laisser un moment pour prier. Et tenant les mains élevées vers le ciel, ils adressèrent à Dieu cette prière : "Seigneur Dieu des armées, qui, étant invisible aux mortels, as daigné nous apparaître, exauce notre humble supplication : Nous voici enfin au comble de nos voeux; Tu daignes nous recevoir tous ensemble, et nous allons mériter d'entrer en partage de l'héritage des saints. De même que les trois enfants, ayant été éprouvés par le feu de la fournaise de Babylone, ne T'ont point renié, fais aussi que par ce feu nous achevions saintement notre carrière, et que, tout consumés par ce brasier, nous devenions à tes Yeux une offrande d'agréable odeur. Daigne encore, Seigneur, communiquer une vertu à nos restes, en sorte que quiconque se souviendra de nous ait part avec nous au royaume des cieux, et que, en attendant, il jouisse des biens de cette vie; de même, si quelqu'un court des dangers sur la mer ou sur un fleuve, et qu'il t'invoque en notre nom, qu'il soit délivré du péril. Que si d'autres tombent dans le péché et qu'ils recourent à toi par l'entremise de notre faiblesse, accorde leur le pardon de leurs offenses; enfin, secours, protège tous ceux qui auront souvenir de nous et qui Te glorifieront en nous. Ce feu qui nous menace, fais qu'il se change pour nous en une douce rosée, et qu'il mette fin à notre vie. Nous Te demandons enfin que nos corps ne soient point séparés, mais qu'ils soient ensevelis dans un même tombeau." Comme ils parlaient ainsi, une voix du ciel se fit entendre et dit : "Il en sera comme vous l'avez demandé; et même je ferai plus que vous ne désirez. Puisque vous avez bien combattu en vivant saintement, et que vous avez supporté courageusement de grandes et nombreuses épreuves, venez au séjour de la paix, venez recevoir la couronne des victorieux, et en récompense des maux temporels que vous avez endurés, venez jouir dans les siècles des siècles du bonheur préparé aux saints." Les bienheureux, entendant ces paroles, se livrèrent joyeusement aux mains des exécuteurs, qui les jetèrent aussitôt dans la machine de bronze, et en fermèrent l'entrée pour activer l'ardeur du feu. Et les martyrs, glorifiant la très sainte et ineffable Trinité, et chantant des hymnes en son Honneur, rendirent paisiblement leurs âmes. Mais le feu respecta leurs corps, et pas un cheveu de leur tête ne sentit la flamme.

Trois jours après, l'impie Adrien vint sur le lieu du supplice, et se fit ouvrir la machine d'airain, afin de voir par lui-même ce qui restait de leurs corps. On les trouva tout entiers; on crut même d'abord qu'ils vivaient encore; puis on les tira du taureau et on les déposa à terre. Tous les assistants ne pouvaient revenir de leur admiration, en voyant que le feu n'avait aucunement endommagé leur chevelure, et que leurs corps étaient plus blancs que la neige. L'empereur retourna à son palais saisi de terreur. La foule des spectateurs s'écria alors : "Grand est le Dieu des chrétiens, Jésus Christ, l'unique et seul vrai Dieu; il n'y en a point d'autre; car Il a conservé ses saints, au point que pas un de leurs cheveux n'a été consumé." Les chrétiens enlevèrent ensuite secrètement les corps des saints, et les déposèrent dans un lieu devenu très célèbre. Et après que la persécution fut calmée, ils y construisirent un oratoire où ils les inhumèrent : ils célébraient la mémoire de leurs reliques, aux calendes de novembre.

Telle est la vie de ces saints et illustres martyrs, et c'est ainsi qu'ils terminèrent leurs glorieux combats. Tous ceux qui ont la dévotion de célébrer leur mémoire et de réclamer leur protection, obtiennent l'effet des promesses faites à ces saints, par la grâce de notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ, à qui soit honneur et puissance dans les siècles des siècles. Amen.