LES ACTES DES SAINTS EUSEBE, PONTIEN, VINCENT ET PÉRÉGRIN

(sous l'empire de Commode 180-192)

fêtés le 20 septembre

 

Sous le règne du très cruel Commode, on ordonna que le jour de sa naissance tout le peuple se réunirait au cirque. Lui-même, en plein sénat, déclara que tous les Romains pousseraient des acclamations en l'honneur du puissant Hercule et du grand Jupiter, pendant que, revêtu de la peau de lion et le front ceint de bandelettes, il rendrait à la statue d'or du père des dieux, placée devant son siège, tous les honneurs divins comme à son père, au milieu de cette immense assemblée. La foule entière fit donc retentir l'air de ces paroles : «Hercule, protecteur de la république, sois le défenseur de la fière liberté des Romains;» et ce cri fut poussé jusqu'à soixante-quinze fois.

Dans les mêmes jours vivaient, au quartier appelé Lannarius, de pieux chrétiens. Parmi eux se trouvaient Eusèbe, Vincent, Pérégrin et Pontien, serviteurs du Très-Haut et de notre Seigneur Jésus Christ, qui, après avoir distribué tous leurs biens aux pauvres, s'étaient résolus de ne plus s'occuper que du service de Dieu. Quand ils apprirent ce que Commode avait fait, ils s'en moquèrent ouvertement, et parcourant toute la ville ils disaient au peuple : «Rendez honneur et gloire à notre Seigneur Jésus Christ et rejetez bien loin ces tromperies diaboliques; croyez au Dieu du ciel, au Père tout puissant, à Jésus Christ son Fils et notre seul maître; faites pénitence; recevez le baptême en son nom, afin que vos péchés soient effacés, et que vous ne soyez pas enveloppés dans la ruine de Commode, votre empereur.»

Un sénateur appelé Jules, les entendant prêcher ainsi publiquement, les fit venir dans sa maison, écouta très attentivement ce qu'ils enseignaient et crut lui aussi. Il commença dès lors à distribuer aux pauvres par leurs mains les richesses qu'il possédait. Quand il eut tout donné, il appela auprès de lui un prêtre nommé Rufin, demanda le baptême, et l'ayant reçu ainsi que toute sa maison, il se mit aussi à prêcher publiquement le nom du Seigneur et à partager ses revenus aux misérables. Commode, en étant informé, ordonna dans sa colère qu'on l'arrêta. Lorsqu'on l'eut amené en sa présence, il lui dit : «Jules, es-tu devenu insensé pour abandonner ainsi le dieu Jupiter et Hercule, et te livrer à cette ridicule folie ?» Jules lui répondit énergiquement : «Puisses-tu périr avec ceux dont tu imites les tromperies !»

L'empereur le livra aussitôt à un certain Vitellius, ancien maître de la milice, avec ordre de rechercher exactement tout ce qu'il possédait; et de le forcer à sacrifier au dieu Hercule : s'il résistait et refusait de sacrifier, on ne devait plus le laisser vivre. Le vicaire du préfet, Vitellius, ordonna d'arrêter Jules et le fit garder en prison. Trois jours après, il commanda de dresser son tribunal en plein air, dans le temple de la Terre, et d'amener le sénateur. Quand on l'eut conduit en sa présence, il dit d'abord ces paroles : «Nous avons ordonné que l'on introduisit l'accusé Jules, dépouillé et chargé de chaînes;» puis, se tournant vers lui, il l'interrogea ainsi : «Tu connais la sentence rendue par les empereurs, qui te prescrit de renoncer à ton obstination, pour offrir tes adorations et tes sacrifices au dieu Hercule et à Jupiter ?» Jules répondit avec une grande liberté : «Toi et ton prince puissiez-vous périr tous deux ensemble !» Le maître de la milice lui dit : «En qui donc as-tu mis ton espérance, toi qui as déjà reçu ta condamnation ?» Jules répondit : «En notre Seigneur Jésus Christ, qui te condamne avec tes princes à un supplice éternel.» Vitellius, entendant ces paroles, le fit frapper de verges; il expira sous les coups. Le vicaire du préfet enjoignit alors aux bourreaux de jeter son corps devant l'amphithéâtre. La nuit suivante, Eusèbe, Pontien, Pérégrin et Vincent recueillirent ses restes précieux et l'ensevelirent dans le cimetière de Calépodius, le quatorze des calendes de septembre.

Vitellius ayant appris qu'Eusèbe, Pontien, Pérégrin et Vincent avaient enlevé le corps du bienheureux Jules, commanda de les saisir et de les amener devant lui. Quand ils furent en sa présence, il leur dit : «C'est donc vous qui avez enlevé toutes les richesses de Jules; car tout le monde sait que vous avez recueilli son corps ?» Eusèbe répondit : «Nous l'avons fait, et cela nous appartenait.» Vitellius leur dit : «Vraiment ! il vous appartenait de dérober les trésors d'autrui et d'enlever des biens qui ne vous avaient pas été confiés; rendez les richesses de Jules, ou vous périrez comme lui.» Eusèbe répondit : «Nous le voulons bien, nous le désirons.» Vitellius dit : «Rendez les biens de Jules et sacrifiez aux dieux.» Vincent répondit : «Ceux que tu appelles des dieux sont des démons, qui pendant toute l'éternité souffriront avec toi.»

Vitellius ordonna sur l'heure de les étendre sur le chevalet en face les uns des autres, de tirer leurs membres avec des cordes, et de les frapper de verges, pendant que le héraut crierait : «Ne blasphémez pas les dieux et nos princes.» Le vicaire du préfet fit suspendre un moment le supplice et leur dit : «Épargnez-vous vous-mêmes, sacrifiez aux dieux.» Eusèbe répondit : «Misérable ! redouble tes coups, ne t'arrête pas; car si tu penses pouvoir nous séparer de la compagnie de Jules, notre maître, tu perds ton temps.» Vitellius dit : «Il faut que ces hommes soient des magiciens pour se réjouir ainsi dans les tourments.» Vincent répondit : «Nous nous réjouissons, nous jubilons en notre Seigneur Jésus Christ.» Le vicaire, transporté de colère, commanda de leur appliquer des torches ardentes sur les flancs; mais eux disaient d'une voix encore plus haute : «Gloire à Toi, Seigneur, qui nous visite !»

Un des bourreaux ayant vu à leur côté un jeune homme qui essuyait leurs blessures avec une éponge, se mit à dire hautement : «Le Christ qu'ils nous prêchent est vraiment un Dieu; car je vois un ange debout auprès d'eux, occupé à laver leurs plaies.» Vitellius répondit avec fureur : «Oh! les séducteurs, les magiciens, qui ont pu tromper cet illustre citoyen, si cher à la république !» Le bourreau, nommé Antoine, crut dès ce moment en Jésus Christ, et s'étant enfui secrètement auprès du saint prêtre Rufin, il reçut de lui le baptême, au nom du Père, du Fils et du saint Esprit.

Vitellius les fit alors déposer du chevalet, et leur dit : «Pourquoi vous montrer ainsi cruels envers vous-mêmes ? pourquoi vous opiniâtrer dans ces folies mensongères ? pourquoi refuser d'honorer les dieux par des sacrifices, et d'obtenir ainsi la vie ?» Vincent répondit : «Malheureux, tu nous appelles cruels, mais ne l'es-tu pas plus que nous-mêmes en rejetant ce qui serait ton salut ?» Vitellius dit : «Qu'entends-tu par là ?» - C'est que vous abandonnez le Dieu du ciel et de la terre, pour chercher une mort éternelle, toi et tous ceux qui sont enveloppés dans la même condamnation.» Vitellius reprit : «Est-ce donc moi qui cherche une mort éternelle, ou vous-mêmes qui subissez ces terribles supplices ?» Eusèbe dit : «Nous, nous sommes constitués dans la gloire, vous, dans la damnation avec le diable votre chef, dont vous partagerez les tourments dans la géhenne éternelle.» Vitellius, irrité, ordonna de couper la langue à Eusèbe. Quand on la lui eut arrachée, Antoine accourut en criant : «Misérable Vitellius ! Que fais-tu à ces saints personnages ?» Et le vicaire du préfet commença à vomir le sang à pleine bouche. Eusèbe, cependant,s'écriait sans langue et d'une voix haute : «Gloire à Toi, Seigneur Jésus Christ, qui daigne me conduire à la gloire avec tes serviteurs.» À ce moment, un chrétien, du nom de Pauste, se saisit de la langue du martyr, la cacha dans son sein, et s'enfuit. Antoine fut sur-le-champ conduit par l'ordre de Vitellius auprès de l'aqueduc de Trajan, sur la voie Aurélia, pour y subir sa peine; on lui trancha la tête, le onze des calendes de septembre.

Quant aux bienheureux Eusèbe, Vincent, Pérégrin et Pontien, dont le corps n'était plus qu'une plaie, Vitellius les fit enfermer dans un cachot. Les prisonniers, nuit et jour, ne cessaient de rendre à Dieu leurs actions de grâces par le chant des hymnes sacrés; une foule de chrétiens qui venaient les visiter recevaient d'eux force et consolation. Trois jours après, le bienheureux Jules leur apparut sous sa forme corporelle, et leur dit : «Sauvez le gardien de la prison.» On amena bientôt aux saints martyrs des aveugles, des infirmes, qu'ils guérissaient par leurs prières. Un prêtre du Capitole, qui était aveugle, vint lui aussi, et demanda le baptême. Ils lui dirent : «Si tu crois de toute ton âme, tu seras éclairé, et tu jouiras ensuite de la vie éternelle.» Ce prêtre, nommé Lupulus, répondit : «Je crois, et c'est le motif qui me conduit vers vous; car je désire recevoir avec vous la vraie liberté dans ces chaînes.»

Alors ils appelèrent auprès d'eux le bienheureux Rufin, qui se rendit aussitôt dans leur prison, et interrogea l'aveugle Lupulus : «Crois-tu de toute ton âme ?» Il s'écria : «Je crois en notre Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu le Père, comme je l'ai appris, dans les sacrifices, de la bouche même des démons.» Rufin, sur l'heure même, le catéchisa, bénit de l'eau qu'il mit dans une aiguière et le baptisa. Il lui disait : «Crois-tu en Dieu, Père de notre Seigneur Jésus Christ, en le Christ lui-même, et en l'Esprit saint ?» Lupulus répondit : «Je crois, Seigneur.» Rufin reprit : «Si tu crois, qu'il te soit fait selon ton désir.» Et Lupulus à haute voix : «Oui, je crois; éclairez-moi, Seigneur Jésus Christ.» Il prononçait encore ces paroles, quand le geôlier accourut et vit Lupulus aveugle depuis quatre ans, recouvrer aussitôt la lumière de ses yeux; il se jeta lui-même aux pieds des saints martyrs, demandant le baptême.

Rufin sur l'heure le baptisa et lui imposa le nom de Simplicius; alors, tout en larmes, il découvrit le lieu où avait été déposé le corps du martyr Antoine. Après six jours de recherches, le bienheureux Rufin retrouva ce saint corps entier et sans corruption; il l'enleva et l'ensevelit, le huitième jour depuis son martyre, dans le cimetière de Calepodius.

Cependant Vitellius fit connaître à l'empereur Commode ce qu'avaient fait et dit les bienheureux martyrs, et comment Eusèbe avait parlé sans langue. César lui répondit : «Fais-les périr.» Le jour même il ordonna de faire comparaître devant son tribunal, qu'on avait dressé en plein air près du temple de la Terre, Eusèbe, Vincent, Pérégrin et Pontien. Le héraut les ayant appelés, on les introduisit, et Vitellius dit : «Faites entrer les accusés.» Quand ils furent en sa présence il ajouta : «Apportez un trépied, pour qu'ils sacrifient.» Mais eux, crachant sur le trépied, se moquèrent de lui; Eusèbe même ajouta : «Malheureux ! le démon s'est emparé de ton âme.» Vitellius dressa sur-le-champ la sentence en ces termes : «Qu'on les assomme devant l'amphithéâtre avec des lanières plombées.» Aussitôt conduits à la Pierre-Scélérate, ils expirèrent dans ce supplice, pendant que le héraut lisait leur condamnation. Le bienheureux Rufin recueillit les corps des saints martyrs Eusèbe, Vincent, Pérégrin et Pontien, et leur donna la sépulture à six milles environ de Rome, dans une carrière de sable, entre les voies Aurélienne et Triomphale, le huit des calendes de septembre. C'est là qu'une pieuse matrone les avait fait porter sur des chars à deux roues. Leur mémoire s'y conserve par les prières qu'on y fait jusqu'à ce jour, à la gloire et louange de notre Seigneur Jésus Christ, qui vit et règne dans les siècles des siècles. Amen.