LE MARTYRE DE SAINT CYPRIEN DE CARTHAGE

(d'après la narration du diacre Pontius)

fêté le 16 septembre

Les vertus et les mérites du saint évêque Cyprien ne devaient point échapper à la gloire de la proscription. L'exil fut sa première récompense; car c'est une loi constante pour l'impiété de payer les plus grands bienfaits par ses plus cruels châtiments. Les réponses du pontife de Dieu à l'interrogatoire du proconsul sont consignés dans les actes. On chassa donc de la ville celui qui venait d'arracher la ville au fléau de la peste; on exila celui qui, au moment où tout le monde fuyait l'horrible spectacle de la cité, avait multiplié les veilles et pourvu avec une inépuisable bonté à ce que la république, la patrie déserte et abandonnée, s'aperçussent moins de l'absence de nombreux exilés. Mais la Providence divine voulut que le lieu de son exil offrît en même temps à Cyprien de vastes espaces, et pour la méditation un asile solitaire. Le Seigneur accomplissait ainsi la promesse qu'Il a faite à ceux qui cherchent le royaume de Dieu et sa Justice. Je ne parle point du nombreux concours de frères qui venaient le visiter, et dont la charité suppléait en quelque façon à tout ce qui lui avait été enlevé. Mais je ne puis taire l'admirable visite qu'il reçut de Dieu. Dieu, en effet, voulut que son ministre eût dans l'exil une certitude entière de son sacrifice et de la mort qui le menaçait, en sorte que l'on doit reconnaître que la ville de Curube possédait moins un exilé qu'un martyr.

Le premier jour que nous passâmes dans ce lieu (car la tendresse de sa charité avait daigné me choisir, entre ceux qui composaient sa maison, pour partager volontairement avec lui son exil; et plût à Dieu que j'eusse pu partager aussi son martyre !) : «Je n'étais pas encore tout à fait endormi, me dit-il, lorsque m'apparut un jeune homme d'une taille extraordinaire; il me conduisit au prétoire, et me présenta au proconsul, qui était assis sur son tribunal. Celui-ci m'eut à peine vu qu'il se mit aussitôt à tracer sur une tablette une sentence que je ne pouvais connaître; car il ne m'avait point fait subir l'interrogatoire accoutumé. Mais le jeune homme qui se tenait debout derrière lui, par une indiscrète curiosité, lut tout ce qui avait été écrit; et parce que de la place où il était il ne pouvait me parler, il m'en expliqua le contenu par des signes. En effet, étendant la main et figurant la lame d'un glaive, il imita le coup ordinaire du bourreau sur sa victime. Ainsi il m'indiquait dans un langage muet, mais expressif, ce qu'il voulait me faire entendre. Je compris que la sentence de mon martyre allait s'exécuter. Aussitôt je m'adressai au proconsul et lui demandai un jour de sursis, pour mettre ordre à mes affaires. Je répétai longtemps ma prière; enfin, il se mit à écrire de nouveau sur sa tablette, mais sans que je pusse savoir ce que c'était; cependant il me sembla, au calme de son visage, que, touché de la justice de ma requête, il y avait fait droit. Le jeune homme qui tout à l'heure par son geste, mieux que par la parole, m'avait révélé mon martyre, se hâta de replier les doigts les uns sur les autres, et de répéter plusieurs fois ce signe pour m'apprendre que l'on m'accordait le délai que j'avais demandé jusqu'au lendemain. Quoique la sentence n'eût pas été prononcée, le sursis me causait un véritable plaisir; cependant je tremblais d'avoir mal interprété le geste de mon compagnon; un reste d'épouvante précipitait encore les battements de mon coeur, que la crainte avait un moment dominé tout entier.»

Quoi de plus clair que cette révélation ? Quoi de plus heureux que cette faveur ? Devant lui s'était déroulé tout ce qui devait plus tard s'accomplir; car rien n'a été changé aux paroles de Dieu, et les saintes promesses n'ont été en aucune manière amoindries. Reconnaissez vous-mêmes dans l'événement le détail de toutes les circonstances telles qu'elles ont été prédites. Certain de la sentence qui a décrété son martyre, il a demandé un sursis jusqu'au lendemain, pour régler ses dernières dispositions. Mais ce lendemain qu'il demandait, pour Dieu qui le lui accorda, fut une année que le bienheureux évêque devait encore passer sur la terre, depuis le jour de cette vision; c'est-à-dire, pour expliquer ma pensée d'une manière plus précise, que l'année qui suivit cette vision, à pareil jour, Cyprien reçut la couronne du martyre. Il est bien vrai que, dans les livres saints, le jour du Seigneur ne désigne pas précisément une année; mais nous savons qu'il signifie le terme des Promesses divines. C'est pourquoi il importe peu qu'un jour ait été donné ici pour une année, parce que plus le temps est long, plus est admirable l'accomplissement de la prédiction. D'ailleurs le délai a été figuré par le geste et non exprimé par la parole; le fait, mais le fait accompli seulement devait avoir son expression dans le langage; comme il arrive d'ordinaire pour les prophéties, la parole humaine les explique quand les signes qui les annonçaient sont accomplis. Aussi personne ne connut le sujet de cette apparition que lorsque le saint évêque eut été couronné plus tard, au jour même où il l'avait eue. Dans l'intervalle néanmoins, tous tenaient pour certain que son martyre n'était pas éloigné; mais le jour, personne ne le déterminait, parce que Dieu avait voulu le laisser ignorer.

Je trouve dans l'Écriture un fait qui a quelque rapport avec celui-ci. Le prêtre Zacharie, pour n'avoir pas cru à la parole de l'ange qui lui promettait un fils, était demeuré muet. Lorsqu'il fallut donner un nom à son fils, il demanda ses tablettes, afin de représenter ce nom par les signes de l'écriture, ne le pouvant faire par la parole. De même le messager céleste eut recours de préférence au geste, pour annoncer à notre pontife la mort qui le menaçait; par là, il fortifia son courage, sans lui ôter le mérite de la foi. J'ai dit que Cyprien avait demandé un sursis, pour mettre ordre à ses affaires et régler ses dernières volontés. Qu'avait-il donc à régler en ce moment suprême, sinon les affaires de l'Église ? Il n'accepta le sursis que pour prendre en faveur des pauvres tous les soins d'une tendre charité. Et je ne doute point que ce n'ait été là le motif le plus puissant, le seul même qui ait engagé à céder à sa demande les juges mêmes qui l'avaient banni, et qui se préparaient à l'égorger. Ils savaient qu'au milieu de ses pauvres, il les soulagerait par une dernière largesse; disons mieux, qu'il leur léguerait tout ce qu'il possédait. Enfin, il avait terminé ses pieuses dispositions et réglé tout par les inspirations de sa charité : ce lendemain qu'avait annoncé la vision approchait.

Déjà un message venu de Rome avait annoncé que le bienheureux pape Sixte, si bon et si ami de la paix, avait mérité la palme du martyre. On attendait de moment en moment l'arrivée du bourreau qui devait frapper la très sainte victime dévouée depuis longtemps à la mort. Aussi peut-on dire que chacun de ces jours, renouvelant sans cesse le sacrifice d'une mort toujours présente, ajoutait à la couronne de Cyprien le mérite d'un nouveau martyre. Un grand nombre de personnages distingués dans le monde par l'éclat du rang et de la naissance virent le trouver; au nom d'une ancienne amitié, ils le conjurèrent de se cacher; et, pour que leurs paroles ne fussent point un conseil stérile, ils lui offrirent une retraite sûre. Mais le saint évêque, dont l'âme était tout entière attachée au ciel, n'écoutait ni le monde, ni ses flatteuses insinuations. Un ordre seul de la Volonté divine aurait pu le faire céder aux instances des fidèles et de ses nombreux amis. De plus, ce grand homme déploya dans ces circonstances une vertu sublime, dont nous ne pouvons taire la gloire. Déjà l'on sentait grandir les fureurs du monde, qui, enhardi par ses princes, ne respirait que l'anéantissement du nom chrétien. Cyprien, au milieu de ces dangers, saisissait toutes les occasions de fortifier les serviteurs de Dieu, en leur rappelant les paroles du Seigneur; il les animait à fouler aux pieds les tribulations de cette vie par la contemplation de la gloire qui les attendait. En un mot, tel était son zèle pour la parole sainte, que son voeu le plus ardent eût été de recevoir le coup de la mort, en parlant de Dieu et dans l'exercice même de ses prédications.

C'était par ces actes chaque jour répétés que le bienheureux pontife préparait à Dieu une victime d'une agréable odeur. Il était dans ses jardins (car, quoiqu'il les eût vendus au commencement de sa conversion, Dieu avait permis qu'ils lui fussent rendus; et la crainte d'exciter les fureurs des païens l'avait empêché de les vendre une seconde fois pour soulager les pauvres); il était donc dans ses jardins, aux portes de Carthage, lorsque, par l'ordre du proconsul, un officier avec une troupe de soldats vint tout à coup le surprendre, ou plutôt se flatta de l'avoir surpris. Quelle attaque en effet peut être une surprise pour un coeur toujours prêt ? Il s'avança donc, bien sûr cette fois de ne pas échapper au coup depuis si longtemps suspendu sur sa tête, et se présenta aux soldats; la joie peinte dans ses traits exprimait la noblesse de son âme et la fermeté de son courage. Son interrogatoire ayant été remis au lendemain, il fut transféré du prétoire à la maison de l'officier qui l'avait arrêté.

Le bruit se répandit tout à coup dans Carthage que Thascius Cyprien avait comparu devant le tribunal. Tous connaissaient l'éclat de sa gloire, mais surtout personne n'avait oublié sa sublime abnégation durant la peste. Toute la ville accourut donc pour être témoin d'un spectacle que le dévouement de la foi du martyr rendait glorieux pour nous, et qui arrachait des larmes aux païens eux-mêmes. Cependant, Cyprien était arrivé dans la maison de l'officier, et il y passa la nuit, entouré de tous les égards; au point qu'il nous fut permis, à nous ses amis, de rester auprès de lui et de partager sa table comme de coutume. Mais la multitude, qui craignait qu'on ne profitât de la nuit pour disposer à son insu de la vie du saint évêque, veillait devant la maison de l'officier. Ainsi la divine Providence lui accordait un honneur dont il était vraiment digne; le peuple de Dieu faisait veille durant la passion de son évêque. Peut-être on demandera pourquoi il avait été transféré du prétoire à la maison de l'officier ? On prétend, quelques-uns du moins, que ce fut un caprice du proconsul, qui ne voulut pas alors l'interroger. Mais à Dieu ne plaise que dans les événements réglés par la Volonté divine, j'accuse les lenteurs ou les dédains de l'autorité. Non, une conscience chrétienne ne se chargera pas d'un jugement qui serait téméraire; comme si les caprices d'un homme avaient pu prononcer sur la vie du bienheureux martyr. Mais enfin, ce lendemain que la Miséricorde divine avait annoncé, il y avait un an, c'était bien le lendemain de cette nuit.

 

Enfin il a brillé le jour promis, le jour marqué par les décrets divins; le tyran n'aurait pu le différer plus longtemps, quand même son caprice l'eût voulu; c'est un jour de joie pour le futur martyr, jour qui s'est levé sur le monde dans toute la splendeur d'un soleil radieux, sans ombre et sans nuage. Cyprien quitta donc la maison du ministre du proconsul, lui le ministre du Christ son Dieu, et il fut aussitôt environné comme d'un rempart par les flots pressés d'une multitude de fidèles. On eût dit une immense armée qui voulait avec lui marcher au combat, pour détruire la mort. Dans le trajet, il fallut traverser le stade; il était convenable en effet qu'il parcourut l'arène des combats, celui qui courait par la lutte sanglante du martyre à la couronne de justice; le rapprochement était si naturel, qu'on pouvait croire qu'il avait été ménagé à dessein. Arrivé au prétoire, comme le proconsul ne paraissait pas encore, on permit à Cyprien d'attendre dans un lieu plus retiré de la foule. Là, comme il était inondé de sueur à cause du chemin qu'il venait de faire , il s'assit; or, il y avait par hasard en ce lieu un siège recouvert d'une tenture, comme si le martyr eût dû jouir des honneurs de l'épiscopat jusque sous le coup du bourreau. Un soldat du corps des Tesserarii, et qui avait été autrefois chrétien, sous prétexte que les vêtements de l'évêque étaient tout humides de sueur, lui offrit les siens qui étaient plus secs; il n'avait pas d'autre pensée, en faisant cette offre, que de recueillir les sueurs déjà sanglantes d'un martyr sur le point de s'envoler vers Dieu. L'évêque remercia en disant : «Ce serait vouloir appliquer un remède à des maux qui aujourd'hui même ne seront plus.» Mais dois-je m'étonner qu'il se montrât supérieur à la fatigue, lui qui méprisait la mort ? Achevons. On annonce l'évêque au proconsul; il est introduit, on le place devant le tribunal, on l'interroge, il déclare son nom. Puis il se tait.

En conséquence, le juge lit sur les tablettes la sentence, cette même sentence qui n'avait point été lue dans la vision. Elle était telle qu'on peut dire sans témérité que l'Esprit de Dieu l'avait dictée; sur cette sentence, vraiment glorieuse et digne d'un tel évêque, d'un si illustre témoin de Jésus Christ, il était appelé le porte-étendard de la secte, l'ennemi des dieux; on y disait que sa mort serait pour les siens une leçon, et que son sang serait la première sanction donnée à la loi. L'éloge était complet, et rien ne pouvait être plus vrai que cet arrêt; aussi faut-il reconnaître que, quoique sorti d'une bouche infidèle, Dieu même l'avait inspiré. Du reste, cela ne doit pas surprendre, puisque nous savons que les pontifes ont coutume de prophétiser sur la passion. Oui, notre bienheureux martyr était un porte-étendard, puisqu'il nous apprenait à arborer l'étendard du Christ; il était l'ennemi des dieux, dont il ordonnait de renverser les idoles; il fut pour les siens une leçon; car entré le premier dans une carrière où il devait avoir de nombreux imitateurs, il consacra dans cette province les prémices du martyre. Enfin son sang a vraiment sanctionné la loi, mais la loi des martyrs; car jaloux d'imiter leur maître et de partager sa gloire, ils ont donné eux-mêmes leur sang, comme une sanction de la loi que ce grand exemple leur imposait.

Lorsque le saint évêque sortit du prétoire, un corps nombreux de soldats l'accompagna, et pour que rien ne manquât à son martyre, des centurions et des tribuns marchaient à ses côtés. Le lieu choisi pour son supplice était une vaste plaine entourée de tous côtés d'arbres touffus qui offraient un superbe coup d'oeil. La distance était trop grande pour que tous, dans cette confuse multitude, pussent contempler le spectacle; c'est pourquoi beaucoup de pieux fidèles montèrent sur les branches des arbres, pour ajouter à la vie de Cyprien ce nouveau trait de ressemblance avec le divin Maître, que Zachée contempla du haut d'un arbre. Déjà le bienheureux pontife s'était bandé les yeux de ses propres mains; il hâtait les lenteurs du bourreau chargé de l'exécution, et dont les doigts tremblants, la main défaillante, soutenaient avec peine le glaive. Enfin arriva l'heure où la mort devait ouvrir le séjour de la gloire à ce grand homme; une vigueur descendue d'en haut raffermit le bras du centurion, qui déchargea de toutes ses forces le coup mortel. Heureuse l'Église, heureux le peuple fidèle qui s'est uni aux souffrances de son illustre évêque par les yeux, par le coeur, et, ce qui est plus généreux, par l'expression publique de ses sentiments ! Aussi, selon la promesse que lui en avait souvent faite le saint pontife, ils en ont reçu la récompense au Jugement de Dieu. Car, quoique les voeux que tous formaient n'aient pu être exaucés, et qu'il n'ait pas été donné à tout ce peuple de s'associer au triomphe de son évêque, quiconque, sous les Yeux du Christ témoin de ce glorieux spectacle, a fait entendre au martyr le désir sincère de souffrir avec lui, doit être sûr que ses désirs, recueillis par une oreille amie, auront trouvé un digne interprète auprès de Dieu.

Ainsi se consomma le sacrifice; et Cyprien, qui avait été le modèle de toutes les vertus, fut encore le premier qui, en Afrique, teignit de son sang les couronnes épiscopales; car avant lui personne, depuis les apôtres, n'avait eu cet honneur. Dans cette suite d'évêques qui avaient siégé à Carthage, quoique beaucoup eussent déployé de rares vertus, jusqu'à lui on n'en cite aucun qui soit mort martyr. Il est vrai que l'obéissance et le dévouement à Dieu, dans des hommes consacrés à son service, a droit d'être regardé comme un long martyre; pour Cyprien cependant la couronne fut plus complète, Dieu ayant voulu consommer son sacrifice, afin que, dans la cité même où il avait vécu d'une manière si sainte et accompli le premier tant de grandes et nobles choses, le premier aussi il embellit, de la pourpre glorieuse de son sang, les ornements sacrés d'un ministère tout céleste. Et maintenant que dirai-je de moi-même ? Partagé entre la joie de son sacrifice et la douleur de lui survivre, mon coeur est trop étroit pour suffire à ce double sentiment, et mon âme est accablée sous le poids de ces deux impressions qui se la partagent. M'attristerai-je de n'avoir pas été son compagnon ? Mais sa victoire doit être pour moi un sujet de triomphe. D'un autre côté, puis-je triompher de sa victoire, quand je pleure de l'avoir vu partir sans moi ? Toutefois, je vous l'avouerai avec simplicité (mais vous connaissez déjà toutes mes pensées), sa gloire m'inonde de joie, d'une joie trop grande peut-être; et cependant la douleur d'être resté seul l'emporte encore.