LE MARTYR DE SAINT ABDU'L MASICH

fêté le ?

(British Museum (mss. addit 12174)

L'an 390 de notre ère, vivait à Schingar (Singara, aujourd'hui Sindjar, à quinze kilomètres de Mossoul) un petit juif ayant nom Ascher, dont le père se nommait Lévi, personnage très opulent. Ce Lévi confia à ses fils la gérance de son bien; Ascher alors âgé de onze ans, gardait le troupeau de vaches qu'il amenait à l'heure dite à I'abreuvoir, où il se rencontrait avec de petits bouviers de son âge. On se réunissait tous ensemble et on dînait; les petits chrétiens et les petits mages faisaient bande à part et Ascher restait tout seul, car il n'y avait pas d'autre Juif que lui. Il mourait d'envie de dîner avec les petits chrétiens, mais ceux-ci n'y consentaient pas, ils ne voulaient admettre que des chrétiens parmi eux, car ils se redisaient entre eux de belles histoires du Christ et les combats des martyrs qu'ils avaient entendus raconter à leurs parents. Un jour que l'heure du dîner approchait, tous nos petits enfants réunis, Ascher vint et dit :

- Mes frères, je vous en supplie, je mangerai avec vous, ne me chassez pas.

- Quand tu auras reçu le baptême d'eau au nom du Christ, tu mangeras avec nous; jusque-là c'est défendu.

- Voici de l'eau, rien n'empêche qu'on me baptise.

- Mais si, il faut un prêtre, et cela se fait à l'église.

- Mais l'église est loin, les prêtres aussi; on aura peur de mon père et de mes frères; vous, baptisez-moi ici.

On le déshabilla, on le mit dans l'eau et tous ensemble dirent : «Au nom du Père et du Fils et du saint Esprit, que le serviteur du Christ soit baptisé, et Toi, ô Christ, notre Dieu et le Dieu des prêtres, supplée sur cette eau toutes les paroles que disent les prêtres en baptisant, et fais que ton serviteur soit bien baptisé.» On le fit plonger trois fois dans l'eau, ainsi qu'ils l'avaient vu faire, puis on l'en tira, tout le monde l'embrassa, on le promena en triomphe afin d'imiter la procession des néophytes, et on l'habilla avec les habits les plus propres. Alors on s'assit et on dîna, tous les honneurs allaient à lui comme à un jeune marié le jour de ses noces; I'enfant était radieux; on lui donna un nom, on l'appela Abdu'l Masich, ce qui veut dire : Serviteur du Christ. Puis on recommanda bien à Abdu'l Masich d'être fidèle à sa nouvelle profession; alors un des garçons qui portait des boucles d'oreilles en or dit à ses camarades : « Mes frères, vous savez que les juifs ne percent pas l'oreille aux hommes; mais si cela vous va, nous allons percer les oreilles d'Abdu'l Masich, afin qu'il persévère dans le christianisme et qu'il se détache entièrement du judaïsme. Nous lui passerons une de mes boucles d'oreilles en or. Cela nous sera un gage et une étrenne et un témoignage de sa persévérance.» Tout le monde cria : « Cela va bien.» On perça l'oreille droite et on y passa une boucle d'oreille, puis chacun retourna bien content avec son troupeau, mais non sans quelque inquiétude de l'accueil que Abdu'l Masich recevrait de ses parents. Quand sa mère le vit et sut ce qui s'était passé, elle se lamenta; mais, sans perdre de temps, elle cacha le petit afin que son père ne le vît point. Cela dura pendant un mois : l'enfant partait de bon matin et rentrait à la nuit; le jour se passait avec son troupeau et ses compagnons, la nuit dans la cachette, et le père, surchargé d'occupations, ne songeait même pas à remarquer cette absence.

Pendant ce temps il arriva que les parents de plusieurs des petits bouviers firent leur pèlerinage à l'un des monastères de la montagne, à l'occasion de la fête de saint Babylas et de ses compagnons. À leur retour, ils eurent de belles histoires toutes nouvelles sur les martyrs à raconter aux enfants qui vinrent les redire à l'heure du repos, et le petit Abdu'l Masich se sentait tout enflammé du désir de faire ce qu'il ne pouvait qu'entendre.

Un jour qu'il faisait paître son troupeau, passa un évêque, de ceux qui vont de ville en ville. L'enfant courut à lui, s'agenouilla et dit :

- Seigneur, bénis-moi, signe-moi du signe de la croix et achève mon baptême.

- Comment m'as-tu connu ? Je ressemble au premier venu.

- Celui qui m'a révélé à toi et qui a dirigé ton chemin pour aller à moi et pour qui je suis prêt à mourir.

L'évêque étonné répondit : «En effet, j'ai eu l'ordre d'aller à toi et de te bénir avant ton triomphe.» Il mit la main droite sur la tête de l'enfant et lui imposa le saint Esprit : « Va, dit-il ensuite, va dans la force de l'Esprit, que ton Seigneur se complaise en toi et prépare-toi à endurer les souffrances du Christ. Quant aux jeunes garçons qui t'ont baptisé, ils seront conviés à de hautes destinées.» Le vieillard continua son chemin et l'enfant raconta à ses camarades tout ce qui lui était arrivé. Ceci se passait un vendredi, et le lendemain, jour de fête solennelle chez les juifs, son père donnait un grand dîner. Pour la circonstance, il envoya ses gens prévenir ses fils de revenir avant le commencement de la fête. On était à table lorsque Lévi aperçut la boucle d'oreille de son fils :

-  Ascher, dit-il, qui vous a trompé ? Qu'est-ce qu'on vous a fait ? Vous voilà comme un esclave, le savez-vous ?

- Sois sans crainte, Maître; je sais tout cela; mais je suis devenu esclave du Christ, je suis chrétien.»

Son père sauta sur lui, le souffleta et le lança au milieu des invités en le rouant de coups de pied. Tout le monde se leva et implora pour l'enfant : «Pardonnez-lui, il est jeune, il n'a pas su ce qu'il faisait. Il ne faut pas se fâcher aujourd'hui, le dîner serait gâté. C'est jour de fête, pas de fracas.» On se remit à table et on s'essaya à flatter I'enfant et à le faire manger. «Vous ne savez donc plus, leur disait-il, qu'un chrétien ne mange pas avec les juifs ?» Le père bondit de nouveau pour le frapper, mais on l'arrêta. «Viens, cher, lui dit-on de nouveau, dîne, ton père pardonnera et nous ne dirons rien de ta faute qu'on attribuera à l'ignorance; mais obéis, viens et dîne.» Mais il s'obstina et il essaya même de discuter avec eux; c'en était trop, et le père saisit un couteau sur la table. Mais, voyant cela, les domestiques laissèrent fuir l'enfant, qui courut à travers champs, toujours poursuivi par son père jusqu'à la fontaine dans laquelle les camarades l'avaient baptisé. La nuit tombait, le sabbat était commencé; le père l'atteignit comme il venait de s'agenouiller et offrait sa vie à Dieu; il le saisit, renversa la tête et coupa la gorge; l'enfant continuait de dire : «Christ, mon Seigneur, je remets mon âme entre tes Mains»; et ses paroles sortaient avec son sang.