SAINT SATURNIN, ÉVEQUE DE TOULOUSE ( Sous Trajan. ) fêté le 29 octobre |
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Le Soleil de justice qui s'était levé au milieu des ténèbres avait déjà commencé à répandre la lumière de la foi sur les vastes et fertiles contrées de l'Occident : Toulouse reconnut Saturnin pour son premier évêque. A la vérité, les chrétiens étaient encore en petit nombre dans ces belles provinces ; le Dieu du ciel y avait peu de temples, pendant que l'on voyait dans toutes les villes fumer les autels, et couler le sang des victimes à l'honneur des faux dieux. Mais Saturnin commença à détruire leur culte impie dans sa ville épiscopale ; il leur imposa silence, fit cesser leurs oracles, dévoila les mystères d'iniquité, et l'on vit en peu de temps la foi des chrétiens soutenue par la parole d'un si saint pasteur, et éclairée par sa piété, prévaloir sur l'infidélité, et la religion de Jésus Christ s'établir sur les ruines de celle des idoles.
Le saint évêque était obligé, pour aller à une église qu'il avait bâtie, de passer devant le Capitole. Les démons qui habitaient ce superbe temple ne purent souffrir la présence de l'homme de Dieu ; ils furent contraints de reconnaître la Puissance de Jésus Christ que Saturnin exerçait sur eux, et les vains simulacres reprenant leur nature matérielle, ne rendirent plus de réponses, au grand étonnement de ceux qui les consultaient.
L'alarme se met aussitôt parmi leurs prêtres ; cette nouveauté les confond ; ils se demandent les uns aux autres d'où peut provenir un silence si peu ordinaire à leurs dieux : qui peut leur avoir ainsi fermé la bouche ? Sont-ils en colère ou absents ? D'où vient, qu'insensibles aux prières qu'on leur adresse, ils n'écoutent pas même la voix de leurs ministres ? On a beau leur immoler des victimes, c'est en vain que le sang des taureaux coule à grands flots devant leurs autels ; rien n'est capable de leur rendre la parole ; ils demeurent sourds et muets.
Quelques personnes peu affectionnées à notre religion vont trouver ces prêtres ; ils leur font entendre qu'il paraît depuis quelque temps, je ne sais quelle secte qui fait profession d'être l'ennemie des dieux immortels ; qu'elle a juré leur ruine, et qu'elle n'a en vue que de substituer à leur place un autre Dieu qu'elle adore ; qu'un certain Saturnin est le chef de cette secte à Toulouse ; que cet homme passe souvent devant le Capitole ; que sa vue, qui semble insulter aux dieux qui y font leur demeure, les a sans doute irrités, et qu'il y a beaucoup d'apparence que telle est la cause de leur silence ; enfin, qu'il n'y a qu'un seul moyen de les apaiser, c'est de mettre à mort cet impie.
O aveugle folie ! O déplorable erreur ! Comment as-tu pu persuader à des esprits raisonnables qu'un homme puisse faire peur à des dieux, et que, pour éviter sa présence, ces pauvres divinités tremblantes et éperdues se bannissent de leur temple ? Misérables que vous êtes, pourquoi donc cherchez-vous à faire mourir cet homme ? Allez plutôt l'adorer : certes, il mérite mieux vos hommages que ces dieux qui tremblent devant lui. Ne voyez-vous pas qu'ils le reconnaissent pour leur maître ? Du moins, il les traite comme ses esclaves. Quelle extravagance de craindre ceux qui craignent, et de ne pas craindre celui qui se fait craindre !
Cependant, les citoyens sont agités de divers mouvements ; les uns sont surpris de l'événement, les autres plaignent leur malheur, et regrettent l'éloignement de leurs dieux, ou redoutent leur colère. Le peuple se remue, curieux de savoir la cause de ce prodige. On dispose toutes choses pour un sacrifice extraordinaire ; un taureau est choisi entre cent des plus beaux ; c'est une victime digne d'être offerte à Jupiter, et il n'y a personne qui n'espère qu'à ce coup les dieux, charmés de la beauté du sacrifice, retourneront à leur ancienne demeure, et rompront enfin leur long et opiniâtre silence. Tout était prêt, et on allait commencer, lorsque quelqu'un de la troupe ayant aperçu Saturnin qui allait à sa petite église pour le service du jour (c'était une fête solennelle), s'écria : "Voici l'ennemi de nos dieux qui vient, le chef de la nouvelle religion : c'est cet homme qui prêche partout que nos dieux ne sont que des démons, et qu'il faut abattre leurs temples ; c'est lui qui est cause que les oracles sont muets, et que nous n'en pouvons plus tirer de réponse. Les dieux nous le livrent tout à propos, et il ne tiendra qu'à nous de nous venger du tort qu'il nous fait, et de venger aussi nos dieux de l'injure qu'ils en reçoivent. Il faut qu'il leur donne sa vie pour les réjouir, ou de l'encens pour les apaiser." Il dit, et en même temps la multitude, échauffée par ce discours séditieux, environne le saint évêque. Il se voit tout d'un coup abandonné d'un prêtre et de deux diacres qui l'accompagnaient, et sur l'heure, on le conduit au Capitole.
Comme on le pressait de sacrifier aux idoles, il éleva la voix et dit : "Je n'adore qu'un Dieu, qui est le seul et le véritable Dieu, et je suis prêt à lui immoler des victimes de louange. Pour vos dieux, ce ne sont que des démons qui prennent beaucoup plus de plaisir au sacrifice de vos âmes, qu'à ceux de vos taureaux. Au reste, comment voulez-vous que je les craigne ; vous avouez vous-mêmes qu'ils tremblent devant moi." Ces paroles, prononcées avec tout le zèle d'un homme apostolique, achevèrent de mettre ce peuple en fureur : on prend le taureau qui était destiné pour le sacrifice, et on le fait servir à un ministère de cruauté : on lui passe autour des flancs une corde dont on laisse pendre un bout : on y attache Saturnin par les pieds ; puis à grands coups d'aiguillon, on presse l'animal furieux. Il se précipite du haut du Capitole, et entraîne après lui le saint évêque. Mais dès la première secousse le crâne est brisé, et la cervelle répandue ensanglante les premiers degrés du perron. Le corps est mis en pièces, et l'âme recouvre sa liberté. Jésus Christ la reçoit et la couronne de lauriers immortels.
Cependant, le taureau traînait toujours le corps privé de sentiment, et incapable de douleur, jusqu'à ce que la corde venant à se rompre, il demeura étendu sur le sable, où on lui donna une sépulture telle que la conjoncture le pouvait permettre. Car le peu de chrétiens qui étaient pour lors à Toulouse n'osant, à cause des païens, rendre ces derniers devoirs à leur évêque, deux femmes, surmontant la faiblesse de leur sexe, et surpassant l'autre par une foi énergique et généreuse, dédaignant, à l'exemple de leur saint pasteur, les tourments auxquels elles s'exposaient ; deux femmes, dis-je, enfermèrent dans un cercueil de bois le corps du bienheureux martyr, et elles le descendirent dans une fosse profonde, songeant moins à lui élever un tombeau, qu'à dérober ses précieuses dépouilles à la haine sacrilège des hommes.
Ce sacré dépôt demeura longtemps inconnu aux hommes sous un simple gazon ; mais il était connu de Dieu, et honoré des anges, jusqu'à ce que saint Hilaire, qui fut assis sur le siège de Toulouse plusieurs années après, ayant fait creuser jusqu'au cercueil, découvrit les restes du martyr. Toutefois, n'osant toucher à ses saintes reliques, il se contenta de les envelopper à la hâte d'une voûte en briques, qu'il eut la précaution de recouvrir de terre, pour ne pas les exposer à la profanation des infidèles, et il éleva sur le tout un petit édifice en charpente. Mais comme dans la suite, plusieurs fidèles eurent la dévotion de se faire enterrer près du corps du saint martyr, ce lieu se remplit de tombeaux ; ce qui fit entreprendre à saint Silvius, successeur de saint Hilaire, le dessein d'une belle et spacieuse basilique, dans la pensée d'y transférer les reliques de saint Saturnin. Il commença l'ouvrage, mais la mort l'empêcha de l'achever. Cette gloire était réservée à saint Exupère, qui succéda à saint Silvius. Ce prélat, que son mérite extraordinaire et ses rares vertus égalaient, non seulement à ses prédécesseurs, et à tous les autres prélats de son siècle, mais ne rendaient pas même inférieur au grand Saturnin, mit heureusement la dernière main à ce superbe édifice. Cependant, comme il faisait quelque difficulté d'y transporter le corps du saint évêque, non qu'il manquât de foi, mais par un motif de respect, il fut averti en songe de ne pas différer plus longtemps d'exécuter son premier projet ; qu'au reste les âmes des saints n'appréhendaient point que leur bienheureux repos fût interrompu par la diminution qui pouvait arriver à leurs cendres, ou par quelque mouvement que pût recevoir leur corps : qu'au contraire, ce qui serait avantageux pour la sanctification des fidèles, ne pouvait être que très glorieux aux saints martyrs. Cette vision ayant rassuré saint Exupère, il présenta aussitôt une requête au très-religieux empereur, pour avoir la permission de faire cette translation : ce qu'il obtint sans peine de la piété des princes ; et la cérémonie s'en fit avec une magnificence proportionnée à la gloire dont jouit saint Saturnin, et digne de la piété de saint Exupère.