(L'an de Jésus Christ 287.)
fêté le 31 octobre
Célébrer les bienheureux combats des saints martyrs, exalter les glorieux triomphes des témoins du Christ, c'est rendre hommage au Christ Lui-même. C'est Lui qui a vaincu en ceux qui étaient ses membres, et par là-même à Lui reviennent les éloges et les palmes de leur victoire tout entière. Le Christ est le Roi des martyrs, le Modèle des martyrs, la Force des martyrs, la Victoire des martyrs; c'est Lui qui permet leurs souffrances, et c'est Lui qui souffre en eux; c'est Lui qui triomphe en eux, et c'est Lui qui les couronne. Donc, tout ce que nous admirons dans les saints martyrs appartient au Christ, de qui découle la condition fortunée du martyre, à laquelle une multitude de saints doivent leur brillante couronne. Quoique leurs pieux combats aient eu lieu en des temps fort éloignés du nôtre, nous en possédons cependant la narration fidèle consignée en des écrits sacrés; et c'est ainsi que, grâce au Christ, nous connaissons l'ordre et la teneur de leurs actes. Dans ce nombre, ayant remarqué les gestes glorieux du bienheureux Quentin, nous avons cru utile et avantageux de décrire sa sainte passion, d'après la relation fidèle, croyons-nous, qui en est parvenue jusqu'à nous. Maintenant et à jamais, nous en avons la ferme confiance, il règne avec le Christ et dans le Christ, et jouit d'une gloire inestimable.
Saint Quentin, serviteur du Christ et très glorieux martyr, bien qu'appartenant à une illustre famille de Rome revêtue de la dignité seigneuriale, mais plus noble encore par la splendeur de la foi, marcha avec un inébranlable dévouement, comme un soldat fidèle, à la suite du Christ son Roi. L'amour qu'il Lui portait lui fit abandonner sa patrie, sa famille, ses parents, et, méprisant même les honneurs du monde, il prit le chemin des Gaules, et, avec le bienheureux Lucien, il se rendit jusqu'à la ville d'Amiens. Mais saint Lucien s'étant retiré dans la cité de Beauvais, le bienheureux Quentin demeura à Amiens, attendant le moment du combat; ce que nous croyons être arrivé par un effet de la Providence de Dieu; afin que, par ce moyen, la semence de la divine parole se répandît plus largement, et qu'un plus grand nombre de lieux fût consacré par le sang de ceux qui devaient être immolés pour le Christ.
Dès lors, en effet, ces hommes saints se mirent à manifester le Nom du Christ et à publier les merveilles de sa Puissance, non seulement par leurs enseignements et leurs prédications, mais aussi par le témoignage des prodiges et des miracles. Car alors les aveugles voyaient luire une nouvelle lumière qui jaillissait du signe de la croix; les membres affaissés par les maladies reprenaient leur vigueur première, les langues muettes jusqu'alors faisaient entendre des paroles distinctes et sonores, et les jambes qui jusque là ne pouvaient se remuer que difficilement, se trouvaient soudain aptes à la course. Mais ces miracles, que le Christ opérait par ses serviteurs, et qui pour les fidèles étaient un gage et une source de salut, ne servirent qu'à exciter la fureur des infidèles. Les bienheureux Quentin et Lucien, préparés à tout événement, s'adonnaient de plus en plus au jeûne et à la prière, recommandant au Seigneur leurs derniers combats, et le conjurant avec instance de diriger lui-même leurs efforts et leurs travaux.
Or, en ces temps-là, alors que Dioclétien et Maximien se partageaient le sceptre du monde, il s'éleva une si forte aversion contre le nom chrétien, que, de toutes parts, les fidèles étaient persécutés et livrés à la mort, soit publiquement, soit secrètement, et par des supplices recherchés. Rien ne pouvait assouvir la rage des païens : ni le grand nombre de ceux qui périssaient, ni l'âge tendre des victimes, ni les grâces ou la faiblesse du sexe. Mais plus on usait envers les chrétiens de tous les raffinements de la cruauté, plus aussi, par la faveur du Christ, on voyait s'accroître le nombre de ceux qui se réfugiaient dans la confession de la foi chrétienne; en sorte que l'Église put dire alors en toute vérité : "Lorsque je T'invoquais, ô Dieu, Tu m'as exaucée, et c'est dans les tribulations que Tu m'as dilatée. " Or, les princes que nous avons nommés avaient, dès le commencement de leur règne, établi préfet des Gaules un certain Rictiovarus. Cet homme aussitôt se prit d'une telle rage contre les chrétiens, qu'il croyait ne pouvoir jamais assouvir dans leur sang la fureur dont il était transporté; il ne tarda pas à le montrer par ses actes. En effet, s'étant rendu dans la ville de Bâle, il fit rechercher les fidèles; et comme ils confessaient généreusement le saint Nom du Christ, il leur infligea un mort cruelle, en les faisant noyer au lieu où la Birsa se jette dans le Rhin. Mais, tandis que les cruels satellites précipitaient les corps des martyrs dans la profondeur des eaux, leurs âmes, dignes de Dieu, avaient l'heureux sort d'être enlevées dans les régions éthérées. En quoi Dieu fit éclater une grande miséricorde; car ses soldats, ainsi ensevelis sous les eaux, étaient admis dans le royaume céleste, où Rictiovarus ne pouvait plus les poursuivre, mais où il lui était libre encore de les invoquer, s'il l'eût voulu, pour la rémission de ses péchés.
Ce préfet impie, ayant donc fait rechercher les chrétiens de
toutes parts, se rendit au fort nommé autrefois Samarobriva, et depuis Amiens, où saint Quentin se distinguait glorieusement par ses prédications, ses vertus et ses miracles. Rictiovarus l'ayant appris, en conçut une profonde indignation, et aussitôt il fit saisir le bienheureux Quentin, et donna l'ordre de l'enchaîner dans la prison, afin que sa sainte liberté, ainsi resserrée, n'eût plus la faculté de gagner les peuples au Christ. Mais le bienheureux martyr, lorsque les soldats le conduisaient en prison, était plein de joie et tressaillait d'allégresse, priant le Seigneur de ne pas l'abandonner, et lui disant avec David : "Seigneur Dieu, délivre-moi de la main du pécheur, et de la puissance de l'injuste et de celui qui agit contre ta loi, parce que Tu es ma patience, Seigneur, et mon espérance depuis ma jeunesse."
Le jour suivant, Rictiovarus s'étant assis sur son tribunal dans un consistoire public, ordonna d'amener en sa présence le bienheureux Quentin. Après que ses appariteurs eurent exécuté ses ordres, il lui dit : " Quel est ton nom ?" Le bienheureux Quentin répondit : "Je porte le nom de chrétien, parce que je le suis effectivement, et que je crois de coeur au Christ et le confesse des lèvres : j'ajoute que mes parents m'ont donné le nom de Quentin." Le préfet : "De quelle race es-tu né ?" Saint Quentin : "Je suis citoyen romain, et fils du sénateur Zénon." Le préfet lui dit alors : "Et d'où vient donc qu'étant un personnage si noble et fils d'un si grand personnage, tu te sois livré à des religions tellement superstitieuses, et que tu adores comme un Dieu, tu nous l'as dit, Celui qui a été autrefois crucifié par les Juifs, ainsi que nous l'avons ouï dire ?" Saint Quentin lui répondit : "La plus haute noblesse, c'est de reconnaître Dieu et d'obéir avec générosité à ses commandements. Car la religion chrétienne, que tu appelles une superstition, ne saurait subir une dénomination aussi ignoble, elle qui élève à la souveraine félicité ses disciples sincères et dévoués. C'est par elle que l'on acquiert la connaissance du Dieu tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, et celle de son Fils Jésus Christ notre Seigneur, par lequel toutes choses ont été faites, soit au ciel, soit sur la terre, les invisibles comme les visibles : Il est en tout égal au Père, car c'est de Lui qu'Il a été engendré avant tous les siècles; Il Lui est consubstantiel et coéternel." Le président lui dit : "Quentin, quitte cette folie qui t'obsède, et sacrifie à nos dieux." Le bienheureux martyr répondit : "Je ne sacrifierai point à tes dieux, parce que notre religion nous démontre que ce sont des démons. Quant à la folie que tu me reproches, c'est la vraie sagesse; le Fils de Dieu nous l'a apprise, Lui qui est la Puissance et la Sagesse du Père. Mais les vrais fous, ce sont ceux qui t'obéissent en sacrifiant aux dieux." Le préfet lui dit : "Si tu ne viens à l'instant offrir un sacrifice à nos divinités, j'en jure par nos dieux et nos déesses, je te tourmenterai jusqu'à la mort par divers supplices." Le bienheureux Quentin répondit à ces menaces : "Et moi, je promets à Dieu mon Seigneur que je ne ferai point ce que tu m'ordonnes; et je ne crains point tes menaces. Fais vite tout ce que tu voudras; je suis prêt à endurer tout ce que Dieu permettra : il est en ton pouvoir de faire souffrir des supplices à mon corps; mais le Christ aura pitié de mon âme."
Le préfet, à ces paroles, transporté de fureur, ordonna de lui faire subir une cruelle flagellation. Mais le bienheureux martyr du Christ, au milieu de ces tourments atroces, levait les yeux vers le ciel, et, rendant grâces à Dieu, il disait : "Seigneur mon Dieu, je Te remercie de ce que Tu as voulu que je souffrisse ces tourments pour le saint Nom de ton Fils mon Seigneur Jésus Christ. Et maintenant donne-moi la force, Seigneur, accorde-moi le courage, étends vers moi ta Main secourable, afin que je puisse vaincre le tyran avec ses supplices, pour la louange et la gloire de ton Nom, qui est béni dans les siècles." Et comme il terminait cette prière au milieu des tourments, on dit qu'une voix se fit entendre qui lui disait : "Quentin, sois constant, déploie de la vigueur : Me voici." Au même instant, les appariteurs, qui le flagellaient à outrance, chancelèrent comme des hommes ivres et furent renversés par terre; et se sentant vivement tourmentés par une puissance secrète, ils demandaient à grands cris du secours au président, confessant qu'ils éprouvaient de poignantes blessures et qu'ils étaient dévorés par un feu ardent, au point qu'ils pouvaient à peine parler et se remuer.
Le président, à ce spectacle étrange, voyant cependant que le bienheureux Quentin montrait une fermeté toujours plus inébranlable et persévérait courageusement dans la confession de la foi, s'écria avec fureur en présence de tous les assistants : "J'en jure par nos grands dieux et par nos déesses, ce Quentin est un magicien, et c'est évidemment par ses enchantements qu'il se fait porter secours. Maintenant donc, déliez-le, et jetez-le dans le lieu le plus obscur de la prison; qu'on ne permette à aucun des chrétiens de venir le consoler, afin que, du moins de cette manière, il expie ses folies." Le martyr, conduit outrageusement dans les ténèbres d'un cachot, ne cessait de rendre grâces à la divine Miséricorde, conjurant le Seigneur par d'instantes prières de daigner lui venir en aide, et de le délivrer promptement des mains de cet homme méchant et inique. Le saint martyr Quentin, ainsi jeté dans les chaînes et les ténèbres, et destitué de toute assistance humaine, mérita ainsi les Regards divins et les consolations qu'ils apportent. Car, la nuit suivante, comme il donnait un peu de repos à ses membres couverts de plaies, un ange du Seigneur lui apparut, et, le consolant par de douces paroles, lui dit : "Quentin, serviteur de Dieu, lève-toi, reprends tes forces, marche avec confiance et rends-toi au milieu de la ville, pour consoler le peuple et l'affermir dans la foi du Christ, afin qu'ils croient au Seigneur Jésus Christ; puis sanctifie-les par le baptême sacré; car le temps de leur délivrance approche, pour la confusion des ennemis du nom chrétien, et surtout de leur impie préfet Rictiovarus." Tandis que le saint ange parlait ainsi, le bienheureux Quentin se leva, et sous sa conduite, il traversa tous les corps de garde de la prison.
A peine était-il arrivé au lieu que l'ange lui avait indiqué, que de tous côtés le peuple y accourut en foule; et il leur parla ainsi : "Mes frères, écoutez-moi; car le Seigneur m'a envoyé, afin que je vous enseigne les voies de la vraie foi, et que je vous gagne à notre Seigneur Jésus Christ, notre éternel Sauveur. Revenez donc de vos voies perverses, convertissez-vous, faites pénitence et recevez le baptême du salut, au Nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, en qui se trouvent la purification et la rémission de tous les péchés pour ceux qui croient en Dieu le Père tout-puissant, qui a fait le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent, les choses visibles et invisibles; et en Jésus Christ son Fils notre Seigneur, qui lui est coéternel; qui, en vertu d'un grand dessein de sa Bonté, est descendu des cieux, a pris la forme d'esclave, est né du sein d'une vierge, la Divinité demeurant en Lui; et au saint Esprit, Dieu et Seigneur, digne d'hommages et d'adorations, par lequel toute créature est sanctifiée, et par lequel nous recevons le pardon et la rémission de nos péchés." Le bienheureux Quentin les ayant ainsi entretenus longuement par ces discours et autres semblables, une grande partie du peuple, environ six cents personnes, adhéra à la foi; en sorte que, par la Grâce de Dieu, on vit manifestement que la divine parole, répandue par le ministère du bienheureux Quentin, fructifiait abondamment et rapportait une heureuse récolte d'âmes; par là aussi, le soldat du Christ, après avoir terminé ses glorieux combats, mérita de monter en la céleste cité chargé des fruits de ses oeuvres, pour les offrir à la divine Majesté et en recevoir un accroissement de gloire.
Les gardes s'étant éveillés, ouvrirent la prison; et n'y trouvant plus le bienheureux Quentin, se mirent à sa poursuite : ils le trouvèrent au milieu du peuple qu'il évangélisait. Pénétrés jusqu'au fond de l'âme d'un tel prodige, ils embrassèrent eux-mêmes la foi, et ne craignirent point de confesser publiquement que grand est le Dieu des chrétiens que prêchait le bienheureux Quentin. De là, ils allèrent prévenir le préfet de
ce qui était arrivé; puis ils se mirent à accabler d'outrages les dieux et tous leurs adorateurs, ajoutant que pour eux, il leur suffisait d'honorer le Dieu unique et véritable que le bienheureux Quentin leur avait glorieusement fait connaître. Rictiovarus, transporté de fureur, leur dit : "Vous donc aussi, à ce que je vois, vous êtes devenus magiciens ?" Ils lui répondirent : "Non, nous ne sommes pas des magiciens; nous sommes confesseurs du Dieu unique et véritable, qui a fait le ciel, la terre, la mer, et tout ce qu'ils contiennent." Rictiovarus leur dit : "Vous êtes fous, et votre crédulité est vaine et chimérique : sortez de ma présence au plus tôt." Comme ils s'en allaient, le préfet, ne se sentant pas d'indignation, examina en lui-même par quels moyens il pourrait plus cruellement sévir contre le bienheureux Quentin, et quelles menaces seraient plus capables de l'effrayer : "Car, disait-il, si je ne tue ce magicien, ce sorcier, et si je ne fais périr jusqu'à son nom, il finira par séduire tout ce peuple, et il anéantira entièrement le culte de nos dieux." Il donna donc l'ordre de lui présenter le bienheureux Quentin.
Quand on le lui eut amené, usant de la ruse la plus perfide, il commença par lui adresser de douces et flatteuses paroles : "Quentin, lui dit-il, je te l'avoue, je rougis et je suis confus pour toi : comment ! toi qui es d'une si noble extraction, toi qui as droit à de si immenses richesses et dont tu es certainement très digne, tu te réduis à une telle pauvreté par amour pour une secte vaine et futile, quittant tout, méprisant tout, au point que, à te voir, on te prendrait pour un gueux et le plus misérable des mendiants. Écoute-moi donc, et acquiesce à mes conseils. On ne te demande qu'une chose, et après cela tu seras véritablement comblé de nos bienfaits. J'exige seulement que tu sacrifies à nos dieux et que tu les invoques comme tes bienfaiteurs; immédiatement après, j'en expédierai le rapport à nos très sacrés empereurs, afin qu'ils te restituent toutes les richesses que tu as si inconsidérément abandonnées, et que, en outre, ils te confèrent les plus
hautes dignités, comme à un ami des dieux et des césars; alors tu seras vêtu de pourpre et de fin lin, tu porteras un collier d'or et une ceinture d'or." Le bienheureux Quentin, découvrant aussitôt l'astuce du cruel préfet, lui répondit : "Loup ravissant, et semblable à l'animal le plus rusé, tu connais mal mes sentiments. Crois-tu donc pouvoir les faire changer par l'offre de tes dignités mondaines et d'un triste amas de biens terrestres ? Ah ! Plutôt que tes richesses s'en aillent avec toi à la perdition. Pour moi, je ne saurais renoncer à la constance de ma foi qui est en Jésus Christ notre Seigneur. Ne sais-tu pas, misérable, que celui-là n'est pas pauvre qui est riche en Dieu ? Quant à moi, le Christ me suffit, Lui qui est ma vie, et la mort m'est un gain. Ce sont ses Richesses que je convoite, ce sont ses Biens que j'ambitionne : et je les désire si vivement que je suis prêt, pour les conquérir, non seulement à être vivement tourmenté, mais encore, s'Il l'ordonne, à subir la mort. Ses Richesses sont éternelles; et celui qui méritera d'en jouir, n'aura plus besoin d'autres biens, et elles ne lui feront jamais défaut. Mais vos dignités, vos richesses à vous, sont toutes temporelles et fugitives, elles s'évanouissent comme de la fumée et n'ont encore jamais pu rester permanentes : celles que Dieu distribue à ceux qui l'aiment sont éternelles et impérissables, et de telle nature que ni l'oeil n'en a point vu, ni l'oreille entendu, ni le coeur de l'homme conçu, qui puissent leur être comparées."
Rictiovarus, comprenant alors que la constance du saint martyr de Dieu était insurmontable, lui dit : "Tu aimes donc mieux, Quentin, la mort que la vie ?" Le bienheureux Quentin répondit : "Je ne redoute aucunement la mort que tu peux me faire subir : quant à cette vie qui n'est pas en ton pouvoir, mais que Dieu donne à ses fidèles qui ici-bas meurent pour son amour, celle-là je l'appelle de tous mes voeux; car, si tu me livres à la mort, je crois d'une ferme confiance que je vivrai dans le Christ." Le préfet ajouta : "Je te jure encore une fois, Quentin, que je ne tarderai pas à te faire mourir." Le bienheureux martyr chanta alors ce verset du saint roi David : "Le Seigneur est mon Aide; je ne craindrai rien de ce que l'homme me pourra faire." Ces paroles excitèrent dans l'âme du tyran une telle fureur, qu'il fit suspendre saint Quentin aux poulies, mais avec une telle violence que les membres du martyr étaient tout disloqués, et que les os se déboîtaient. Il ordonna ensuite de le frapper avec des verges de fer, et ensuite de répandre sur son dos de l'huile bouillante, de la poix et de la graisse brûlante, dans la crainte, sans doute, que son corps ne fût exempt de quelque genre de douleur ou de tourment. Mais il alla encore plus loin; car ces atrocités ne suffisaient plus à sa rage insensée : il lui fit appliquer les torches ardentes, dans l'espoir que les flammes lui arracheraient enfin une parole d'assentiment. Mais le martyr du Christ, qui n'avait cédé ni aux caresses, ni aux menaces, se montra supérieur à toutes les ardeurs du feu : brûlant intérieurement des flammes de l'Esprit divin, il méprisa les tourments extérieurs de la chair, et il dit au préfet Rictiovarus : "Juge inhumain, fils de la ruse du diable, ne sais-tu pas que je regarde comme des rafraîchissements tout ce que tu me fais souffrir pour le Nom de mon Seigneur Jésus Christ, et que je ne fais aucun cas de tes menaces et de tes supplices parce que je sens en moi une douce rosée de consolation que la Bonté divine m'envoie du ciel ?"
Rictiovarus, dont la rage augmentait à proportion de sa cruauté, s'écria : "Apportez de la chaux, du vinaigre et de la moutarde, et remplissez-en sa bouche, afin que, réduit par là au silence, il cesse enfin de nous injurier, nous et nos dieux, et qu'il ne soit plus en état de séduire le peuple par de fausses persuasions." Le bienheureux Quentin, comprenant que ses tourments allaient s'aggraver, parla ainsi au Seigneur : "Tout ce que j'endure pour ton saint Nom, Seigneur, m'est doux et agréable, et je l'accepte d'un grand coeur, comme mes lèvres le proclament; et bien que ces peines soient très amères et mènent à la mort, leur suavité est telle qu'elle surpasse tout ce que le rayon de miel a de plus doux." Mais le farouche Rictiovarus, que rien ne pouvait adoucir, revint à ses serments, et s'écria : "Je jure par nos puissants dieux Jupiter et Mercure, que je te ferai conduire à Rome lié et chargé de lourdes chaînes, pour être présenté à nos augustes césars : ils te feront endurer d'atroces supplices; et certes tu les as bien mérités, pour avoir osé ainsi quitter la capitale de l'empire." À ces menaces, saint Quentin répondit : "Je n'ai point peur d'aller à Rome, ô préfet, parce que là comme ici je trouverai Dieu qui vengera tes crimes et ceux des césars dont les édits ont armé ta fureur contre les chrétiens. J'ai cependant la confiance et même l'espérance certaine que c'est dans cette province que je trouverai le terme de mes travaux."
Le préfet Rictiovarus donne l'ordre d'entourer le cou et les autres membres du saint martyr d'énormes chaînes et de forts liens, et de le garder ainsi soigneusement; puis de le conduire là où le même tyran devait se rendre après eux. Le bienheureux Quentin, semblable à un agneau conduit à la boucherie, ayant fixé en Dieu ses espérances, adressait au Seigneur de très ferventes prières, afin qu'il Lui plût de diriger ses voies et de lui enseigner les divins Sentiers. Lorsque les appariteurs qui conduisaient, selon l'ordre qu'ils avaient reçu, le bienheureux soldat de Dieu, furent arrivés en un lieu qu'on nomme l'Auguste des Vermandois, on leur dit d'y attendre le préfet. Car le Seigneur, qui avait daigné jeter les yeux sur les longs et pénibles travaux de son courageux athlète, avait marqué ce moment pour le récompenser et choisi ce lieu pour qu'il fût consacré sous son Nom : Il ne souffrit donc pas qu'on le conduisît plus loin, et le fit s'arrêter au lieu même qu'Il avait choisi.
Rictiovarus y étant arrivé le lendemain, donna l'ordre de lui amener saint Quentin. Lorsqu'il fut en sa présence, le préfet lui adressa, comme il avait déjà fait, de trompeuses paroles; des caresses et des flatteries, lui disant : "Mon frère Quentin, tu es un jeune homme de bonne espérance; tu vois de quelle patience j'use envers toi. Suis donc mes conseils, sacrifie seulement aux grands dieux Jupiter et Apollon; et si tu ne veux pas retourner à Rome, je te ferai jouir de grands honneurs dans cette province, et j'enverrai à nos sacrés empereurs des hommes de confiance pour les engager à t'établir prince et juge de premier ordre en ce lieu." Quentin, peu ému de si belles promesses, répliqua : "Rictiovarus, j'ai plusieurs fois répondu comme je le devais à de semblables avances de ta part; je te le dirai donc encore : je ne veux pas absolument sacrifier à tes dieux, parce que je sais que ce sont des démons qu'il te plaît d'honorer, en leur érigeant des images et des statues. Bien que tu les appelles dieux, ils n'en sont pas moins privés des sens et de la raison; car ce sont des oeuvres de main d'hommes, et ils ne peuvent se secourir eux-mêmes, bien moins encore les autres : or ceux qui les fabriquent et tous ceux qui les honorent de leur confiance leur deviennent semblables, parce que ces gens-là, dépourvus de raison, vénèrent des idoles mortes."
Rictiovarus, voyant que la constance du saint martyr n'en devenait que plus intrépide, résolut de multiplier encore les supplices, qui devaient en même temps donner à sa gloire de nouveaux accroissements. Il fit donc appeler un forgeron, et lui commanda deux broches de fer qui devaient transpercer le bienheureux Quentin de la tête aux jambes; il lui commanda en même temps dix clous destinés à percer les doigts du martyr entre les ongles et la chair, dans la pensée qu'il avait que le corps tout entier étant ainsi accablé, le martyr du Christ succomberait aux tourments, ou que, s'avouant vaincu, il rendrait les armes. Après que ces ordres inhumains eurent été exécutés, le bienheureux Quentin, par la merveilleuse Puissance de Dieu, triompha de si affreux supplices; il endura tout avec une invincible patience, et l'ardent amour du Christ qui le possédait le rendit en cette circonstance aussi généreux qu'il l'avait paru dans les souffrances antérieures. Le préfet, considérant le bienheureux Quentin ainsi transpercé de part en part et son corps devenu raide, dit en l'insultant : "Eh bien, que les autres chrétiens contemplent maintenant leur maître en proie à mes tourments, et qu'ils prennent exemple sur lui." Rictiovarus ne connaissait pas la portée de ce qu'il disait en parlant ainsi, et en donnant saint Quentin en spectacle et pour modèle aux chrétiens; car les fidèles ne devaient pas retirer peu de profit à la vue d'une constance si digne de respect et d'imitation.
Après ce supplice, Rictiovarus, suivant le conseil d'un certain Severus, donna l'ordre de trancher la tête au saint martyr. Lorsqu'on l'eut transporté au lieu de son immolation, il demanda aux bourreaux quelques instants pour prier. Ayant obtenu ce qu'il désirait, il fit au Seigneur cette prière : "Seigneur Jésus Christ, Dieu de Dieu, Lumière de Lumière, qui es et qui étais avant la création du monde, Toi que je confesse, que je conserve dans mon coeur, Toi que je désire voir, Toi pour l'amour de qui j'ai abandonné mon corps tout entier aux supplices, et à qui présentement j'offre mon âme, daigne recevoir mon esprit et ma vie que je Te consacre de grand coeur; et ne m'abandonnes pas; ô Roi si rempli de bonté, Dieu si clément, qui vis dans les siècles des siècles." Après cette prière, il présenta sa tête aux bourreaux, en leur disant : "Je suis prêt, faites ce qui vous est commandé." Ils tirèrent alors leurs glaives, et lui tranchèrent la tête. Au même instant, on vit sa sainte âme, semblable à une colombe blanche comme la neige, sortir du cou et s'envoler par un libre essor vers le ciel; et une voix céleste se fit entendre : "Quentin, mon serviteur, viens recevoir la couronne que je destine à tes mérites." C'est ainsi que le bienheureux Quentin, devenu un sacrifice d'agréable odeur et un holocauste digne de Dieu, entra dans le ciel, où il est décoré d'une couronne inestimable pour les tourments qu'il a endurés si patiemment sur la terre, et où il triomphe éternellement dans l'assemblée des saints martyrs.
Quant au corps du généreux athlète, tout inondé des roses de son propre sang, le préfet voulut qu'on le conservât et qu'on le gardât avec soin, non point pour lui rendre l'honneur qui lui était dû, mais pour attendre le moment favorable de s'en défaire secrètement. La nuit suivante, il ordonna de le jeter dans la Somme, afin qu'un bien si précieux, un trésor si cher à Dieu, fût dérobé aux regards des chrétiens. Or, le bienheureux martyr du Christ, Quentin, qui avait milité pour Dieu avec un parfait dévouement, termina sa carrière et les longs tourments de son martyre la veille des kalendes de novembre. Son corps demeura cinquante-cinq ans plongé au fond des eaux; mais sa sainte âme participait au bonheur et à la gloire des martyrs dans le royaume du Christ, où, nous l'espérons avec confiance, elle intercède auprès de Dieu avec d'autant plus d'efficacité qu'ici-bas nous vénérons avec un plus tendre amour ses grands mérites, comme ceux d'un glorieux témoin du Christ.
Après que l'Église eut été longtemps agitée par les tempêtes de la persécution, le Christ jeta sur elle un regard de miséricorde; les empereurs impies étant morts, il voulut donner à des princes chrétiens l'empire de tout l'univers, afin que les fidèles, devenus si nombreux, délivrés de la crainte des supplices, pussent enfin respirer et jouir du repos. Or, sous le règne de Constance, fils de Constantin, et de ses frères Constantin et Constant, il y avait à Rome une noble dame nommée Eusébie, aussi distinguée par sa naissance que par ses immenses richesses, mais privée, depuis neuf ans, de l'usage de ses yeux. Elle s'adonnait assidûment à la prière et elle implorait constamment la Clémence du Seigneur. Une nuit qu'elle priait ainsi le Seigneur de la délivrer de son infirmité, un ange lui apparut en songe et la consola en lui disant : "Eusébie, tes prières sont exaucées; car elles étaient agréables au Seigneur. Lève-toi, va dans les Gaules, informe-toi du lieu nommé l'Auguste des Vermandois, situé sur les rives de la Somme à l'endroit où la voie publique d'Amiens à Laon coupe la Somme. Arrivée en ce lieu, cherche diligemment, tu trouveras le corps du bienheureux Quentin, martyr du Christ, depuis longtemps enseveli sous les eaux. Dès que par tes soins il aura été enlevé de là et manifesté aux peuples, tu recouvreras l'usage de tes yeux, et ta santé première te sera rendue." Cette vision s'étant renouvelée une autre nuit, la dame ne douta plus de sa réalité. Elle se met donc en route sans retard, comme sans hésitation, et prend le chemin des Gaules, montée sur un char, à cause de son infirmité. Elle avait eu soin de s'approvisionner des choses nécessaires à un si long voyage, et notamment de beau linge destiné à envelopper d'une manière convenable le pieux trésor que le Seigneur lui avait fait connaître.
Étant ainsi parvenue, sous la direction de l'ange, près du lieu indiqué, elle fit la rencontre d'un vieillard nommé Héraclius. Elle l'appela, et lui demanda où était le lieu qu'on appelait l'Auguste des Vermandois. Il lui répondit : "Il est là tout près." Eusébie répartit : "Dis-moi, je te prie, si tu as connu autrefois en ce lieu un homme du nom de Quentin, mis à mort par les païens ?" Le vieillard lui dit : "Oui, certes, j'en ai entendu parler; mais il y a bien longtemps que ceci a eu lieu, tu peux m'en croire." Eusébie : "Si du moins tu sais où repose son corps, dis-le moi, je t'en supplie." Le vieillard : "Je n'en sais rien." Eusébie, qui avait été parfaitement renseignée par l'ange, ajouta : "Au Nom de Dieu, je te conjure de m'indiquer seulement l'endroit où le grand chemin qui va d'Amiens à Laon traverse la rivière de la Somme." Après qu'ils eurent cheminé quelque temps, le vieillard lui dit : "Voici le lieu que tu cherches." Alors Eusébie, voyant qu'elle était parvenue heureusement au lieu dont l'ange lui avait parlé, pleine d'espoir pour l'accomplissement du reste de la vision, descendit joyeuse de son char, et se fit conduire à l'endroit indiqué. En y arrivant, elle se prosterna pour prier, et conjurait instamment le Seigneur de lui découvrir le corps du saint martyr, et de lui faire connaître, bien que pécheresse, où était caché un si grand trésor; et elle disait : "Seigneur Dieu, Père tout-puissant, je Te prie d'exaucer cette pauvre pécheresse, et de me montrer le corps de ton saint martyr; de même que Tu as accompli, Seigneur, les pieux désirs de ta servante Hélène, en lui faisant découvrir le bois sacré de la sainte Croix, ainsi daigne présentement me montrer un autre trésor dans le corps glorieux de ton martyr, qui, pour ton Nom, a enduré volontiers de si grands tourments. Et maintenant, Seigneur tout-puissant, ne permets pas que je me retire de ce lieu avant que Tu m'aies accordé l'effet de mes désirs, pour la louange et la gloire de ton Nom, qui est béni dans les siècles des siècles."
Comme elle achevait sa prière, le lieu trembla où le saint corps reposait sous les eaux, et le bouillonnement de l'onde qui s'ensuivit lui parut un indice certain. Aussitôt le corps du saint martyr, par un prodige de la Puissance divine, s'éleva sur la surface de l'eau, dont le mouvement le conduisit jusqu'à la portée de la main des hommes; la tête, qui avait été jetée plus loin, sortit du lit de la rivière par une autre issue, et l'eau la porta, par une Faveur du Christ, jusqu'au saint corps. La matrone, remplie d'allégresse, retire de l'eau ces précieuses reliques et les transporte plus loin pour les envelopper dans les linges préparés à cet effet. Le corps du martyr, par une faveur céleste, fut trouvé sans tache ni corruption et dans toute son intégrité. Il était d'une blancheur éclatante et répandait une suave odeur, au point que les assistants, embaumés de ce parfum merveilleux, semblaient oublier les profanes joies du monde, ainsi que l'atteste un témoin oculaire, celui-là même qui a écrit la première histoire de ce bienheureux martyr.
La vénérable dame Eusébie, ayant enveloppé le saint corps, se disposa à le conduire avec révérence, pour l'y ensevelir, dans le fort des Vermandois, distant du lieu de l'invention d'environ cinq milles. Mais le bienheureux martyr, qui ne voulait pas abandonner le lieu consacré par son sang; dès que son corps eut été déposé sur le sommet de la colline voisine, le rendit si lourd qu'il manifesta par là d'une manière sensible qu'il ne voulait pas qu'on l'emportât plus loin. La bienheureuse Eusébie, comprenant par ce qui se passait que tels étaient ses désirs, le fit déposer au même endroit, puis ensevelir avec décence, selon que le comportaient le lieu et le temps, et donna l'ordre d'y bâtir un oratoire. Or, à peine la sépulture était-elle achevée, que la vénérable matrone sentit comme d'épaisses ténèbres s'échapper de ses yeux, qui, par la Vertu divine, recouvrèrent soudain la vue de la lumière qu'ils avaient perdue. Pareillement, tous les infirmes qui se trouvèrent là en ce moment eurent aussi le bonheur de recouvrer leur santé première; ce que Dieu permit pour rendre plus célèbre la précieuse mort de ce soldat du Christ. Les broches de fer que l'on avait enfoncées dans le corps du martyr et qui y étaient encore adhérentes, la vénérable matrone les en fit retirer, et les emporta avec elle à Rome comme d'insignes reliques. Et c'est ainsi que ces instruments cruels que l'infidélité avait inventés, devinrent aux yeux de la foi un objet de triomphe, et que ce qui avait été un accroissement de supplice, devint un témoignage de gloire. Eusébie, cette noble et vénérable femme, retourna donc en son pays avec tous les siens après l'invention de ce trésor inestimable du Christ, montrant en elle-même les merveilles de la Puissance de Dieu, et ne cessant d'exalter les mérites et la gloire du martyr et soldat du Christ, qui maintenant et pour l'éternité, vit et règne heureusement avec Lui.
La solennité de cette invention se célèbre, le huit des kalendes de juillet, pour l'Honneur et la Gloire de Celui qui glorifia si magnifiquement son martyr sur la terre.