LES ACTES DE SAINT PHILIPPE, ÉVEQUE D'HÉRACLÉE

(L'an de Jésus Christ 303)

fêté le 22 octobre

Le bienheureux Philippe avait été éprouvé d'abord comme diacre, bientôt ensuite comme prêtre, dans les nombreux travaux que l'Église impose à ses ministres. Le dévouement à ses devoirs lui avait mérité la louange des hommes, et ses vertus, les joies de la conscience, l'honnêteté de ses moeurs l'avait en même temps mis à l'abri de tout reproche. Ce fut donc du consentement des frères qu'il fut enfin élevé à la dignité épiscopale. Personne n'en fut surpris : tant il en paraissait digne; plusieurs même s'étonnèrent qu'on eût attendu si longtemps. Aussitôt, on vit briller dans sa personne toutes les vertus de l'évêque que l'apôtre Paul nous a retracées dans l'épître, où, parmi de nombreux préceptes, il a mêlé cette sentence : "Celui qui désire l'épiscopat désire une oeuvre qui engage à toute perfection." Alors confirmant dans la foi ses disciples, le prêtre Sévère et le diacre Hermès, par de fréquents entretiens, il eut le bonheur de les voir partager non seulement ses pensées, mais encore la gloire de sa passion; en sorte qu'après les avoir eus pour ministres dans l'offrande du glorieux mystère, il les eut pour compagnons dans son martyre. Plein d'amour pour les préceptes divins, l'illustre vieillard leur consacrait sa vie, et s'offrait sans cesse à Dieu comme victime, dans cette même ville d'Adrianopolis où il devait souffrir. Comme un pilote habile et courageux souvent expose son vaisseau à la fureur des vagues et cherche à leur résister, et quelquefois il cède, et avec sagesse d'un maître, il évite la tempête; ou encore comme un habile cocher, qui tantôt lâche les rênes, et tantôt les resserre fortement, ne laissant jamais les chevaux courir sans frein, ni s'endormir dans une longue torpeur : ainsi le bienheureux Philippe gouvernait son peuple par un commandement tout divin, et veillait sur lui avec la tendresse d'un évêque.

Malgré les coups dont le menaçait une cruelle persécution, son coeur ne se laissa point troubler. Un grand nombre lui conseillaient de quitter la ville pour éviter la rage d'une affreuse cruauté; il ne voulut jamais sortir, nous apprenant par son exemple que de tels supplices étaient plus à ambitionner qu'à craindre. Il se contenta de dire : "Que la Volonté de Dieu s'accomplisse !" et il demeura dans son église. Là il exhortait chacun des frères à la patience par des discours pleins de la céleste doctrine. "Frères, leur disait-il, vous dont la foi est sincère, les temps annoncés par les prophéties ne sont pas éloignés. Le siècle penche vers sa ruine; il semble rouler le cercle de ses derniers jours. Le diable dans sa rage obstinée nous menace; le pouvoir lui a été donné pour un peu de temps, il vient, non point, il est vrai, pour perdre les serviteurs du Christ, mais pour les éprouver. Le saint jour de l'épiphanie approche; c'est un heureux avertissement de nous préparer à la gloire. Donc que ni les menaces des impies, ni leurs tourments ne vous épouvantent; car le Christ donne à ses soldats la patience de souffrir et la récompense de tous les supplices qu'ils endurent. C'est pourquoi j'ai la confiance que tous les efforts de nos ennemis sont inutiles."

Le bienheureux Philippe parlait encore, quand le stationnaire de la cité, Aristomaque, arriva pour fermer l'église des chrétiens, en y apposant les scellés de le part du gouverneur. Le bienheureux Philippe dit : "Ta croyance est bien vaine et bien insensée, si tu t'imagines que le Dieu tout-puissant habite plutôt dans des murs de pierre que dans les coeurs des hommes. Tu n'as pas compris sa parole dans le saint prophète Isaïe, quand Il a dit : "Le ciel est mon trône; et la terre est l'escabeau de mes pieds. Quelle demeure espérez-vous donc me préparer ?" Le lendemain, le stationnaire vint faire l'inventaire de tout le mobilier de l'église, et y apposa le sceau de l'empereur. Tous les frères étaient plongés dans la tristesse; et nous voyions le deuil et l'angoisse envelopper la ville entière. Cependant le bienheureux Philippe, avec Sévère, Hermès et les autres, se demandait plein d'anxiété ce que la nécessité des circonstances exigeait. Appuyé aux portes de l'église, il ne permettait pas que personne s'éloigna du siège qui lui avait été confié. Il parlait de l'avenir, et méditait dans la douleur de son âme chacun des événements dont ils étaient les victimes. Comme des médecins habiles coupent à un malade un membre inutile et lui enlèvent ce qui est pourri; s'ils voient quelque apparence de vie, ils préfèrent comme remède la médecine au fer; mais ils retranchent impitoyablement tout ce qui tombe en dissolution, de peur qu'au contact d'une chair sans vie ou malsaine, les membres voisins encore intacts ne soient atteints; enfin, pour ne pas souiller ce qui est sain, ils tranchent ce qui est faible; de même, en ces jours difficiles, le bienheureux Philippe, sachant habilement distinguer les méchants des bons, ordonnait aux premiers de devenir meilleurs. Quant aux bons, il les exhortait par des discours pleins de douceur à ne pas changer, distribuant ainsi le remède aux malades et les conseils à ceux qui étaient en bonne santé.

Quelque temps après, les frères étant réunis à Héraclée pour célébrer le jour du Seigneur, le président Bassus trouva Philippe, environné de tous les fidèles, debout à la porte de l'église. Bassus aussitôt, voulant les mettre en jugement, s'assit selon l'usage. Il les fit approcher : puis s'adressant à Philippe et à la foule, il leur dit : "Quel est parmi vous le maître des chrétiens, le docteur de l'Église. Philippe répondit : "C'est moi que tu cherches." Bassus continua : "Tu connais la loi de l'empereur qui défend aux chrétiens de tenir des réunions; il veut que dans tout l'univers les hommes de cette secte se convertissent aux idoles ou soient mis à mort. Ainsi donc, tous les vases que vous avez, qu'ils soient d'or ou d'argent ou de toute autre matière, quel que soit d'ailleurs le prix au travail, de même aussi les écritures que vous lisez et que vous enseignez, soumettez-les à l'examen de notre puissance. Que si vous ne le faites pas de bon gré, vous y serez réduits par les tourments." Le bienheureux Philippe répondit : "Si, comme tu l'affirmes, nos tourments doivent te réjouir, notre âme est prête. Prends donc ce faible corps que tu as en ton pouvoir, et déchire-le avec toute la cruauté que tu voudras. Seulement cesse de t'attribuer un pouvoir quelconque sur mon âme. Quant aux vases que tu demandes, bientôt tu recevras tout ce que nous en avons; car il nous est facile de vous faire ce sacrifice. Ce n'est point avec un métal précieux, c'est par la crainte de Dieu que nous honorons le Seigneur; c'est la beauté du coeur, et non l'ornement matériel d'une église, qui peut plaire au Christ. Quand à nos écritures, tu ne peux les recevoir, et il serait indigne à nous de te les livrer."

À ces paroles du saint martyr, le président fit approcher les bourreaux. Mucapor entre aussitôt : c'était un monstre qui semblait avoir abdiqué la nature humaine; il en ignorait tous les nobles instincts. Le président appela le prêtre Sévère; comme on ne pouvait facilement le trouver, il fit outrager indignement Philippe. Le supplice se prolongeait sans mesure, lorsque le saint diacre Hermès, témoin de tant d'indignités, s'écria : "Juge, avec tes impitoyables recherches, quand même on te livrerait tous nos saints livres, et qu'il ne resterait plus aucune trace écrite de cette vénérable tradition dans tout l'univers, nos descendants, fidèles à la mémoire de leurs pères, et animés par le zèle de leur propre salut, auraient bientôt refait des volumes en plus grand nombre, et ils enseigneraient avec d'autant plus d'ardeur la crainte respectueuse que nous devons au Christ." Pour avoir ainsi parlé, on le soumit à une longue et cruelle flagellation, à la suite de laquelle il entra dans le lieu où l'on conservait cachés tous les vases sacrés ainsi que les écritures. Il y fut suivi par Publius, l'assesseur du président; c'était un homme avide de tous les gains honteux, et possédé par la passion du vol. Il se mit aussitôt à détourner avec adresse quelques-uns des vases dont on avait fait l'inventaire. Il ignorait, l'insensé, le châtiment dont il était menacé. Hermès voulut blâmer son audace et l'arrêter; le monstre lui meurtrit le visage à ce point que le sang jaillit en abondance. Bassus l'ayant appris, fit venir Hermès; l'aspect de son visage tout sanglant l'irrita contre Publius, et il fit soigner la victime. Cependant, les vases qu'on avait trouvés, ainsi que toutes les écritures, furent par ordre du président, livrés aux mains d'un officier. Il fit ensuite conduire au forum Philippe et tous les autres, entourés de gardes nombreux; afin de réjouir le peuple par un spectacle, et d'effrayer par un grand exemple tous ceux qui auraient voulu refuser d'obéir.

Pendant que la foule se rendait au forum, le président chargea les soldats d'emporter toutes les écritures. Après quoi, il se rendit en toute hâte au palais, résolu d'enlever partout aux fidèles les richesses de leurs églises. Le toit lui-même de la maison du Seigneur, fut dépouillé de ses ornements. On activait à coups de fouet la répugnance de ceux qui étaient chargés de cet office, de peur qu'ils ne fussent trop lents à détruire, ce fut comme une guerre domestique, on eût dit qu'une sédition avait tout à coup bouleversé la cité; tant était grande la confusion. En présence de tous les citoyens et d'un grand nombre d'étrangers réunis pour ce spectacle, les feux sont allumés, et l'on jette toutes les Écritures divines au milieu de ce vaste incendie. Les flammes s'élancèrent vers le ciel si impétueuses et si menaçantes, que tous les spectateurs s'enfuirent saisis d'épouvante. Quelques-uns cependant, au milieu de cette exécution, étaient demeurés sur le forum qui sert de marché à la ville, et entouraient le bienheureux Philippe.

Quand la nouvelle de cet affreux malheur fut arrivée jusqu'à eux, le saint prenant la parole leur dit : "Habitants d'Héraclée, Juifs et païens, à quelque secte, à quelque religion que vous apparteniez, sachez que l'heure des derniers temps n'est pas éloignée, cette heure que l'Apôtre nous apprenait à craindre, lorsqu'il disait : "Voilà que du haut du ciel la Colère de Dieu va se révéler pour punir l'impiété et l'injustice des hommes." Sur Sodome autrefois a pesé la juste Colère de Dieu, à cause des crimes de ses habitants. Si donc les habitants d'Héraclée redoutent le jugement de Sodome, qu'ils fuient ses injustices, et recherchent enfin le Dieu qui S'est réservé le jugement; qu'ils abandonnent le vain culte des pierres et assurent leur salut. Ceux qui dans l'Orient ont vu les feux de Sodome, ont eu là un signe du jugement, un exemple de la Colère de Dieu. Mais ces feux ne devaient pas être seulement manifestés en Orient; la Sicile, et même l'Italie, ont eu aussi leur merveilleux enseignement. Le saint homme Lot avec ses filles fut arraché par les anges à la ville de Sodome, parce qu'il était exempt de péché et plein d'horreur pour les crimes de ses concitoyens. De même autrefois, en Sicile, une immense quantité d'eau s'élança de la bouche du cratère divin, en même temps qu'une flamme vengeresse descendait du ciel pour punir les pécheurs. Tout fut consumé, à l'exception de deux jeunes vierges qui échappèrent au danger. Même au milieu de la frayeur universelle, la prudence ne les avait point abandonnées: leur père était accablé par la vieillesse et les infirmités; elles l'emportèrent pieusement dans leurs bras. Mais en cherchant à échapper à l'incendie, le doux fardeau qu'elles portaient les arrêta dans leur fuite; un cercle de flammes pétillantes les environnait, et elles se virent contraintes d'essayer un moyen de salut désespéré. Le Christ tout-puissant ne voulut pas laisser succomber tant de piété filiale et de dévouement. Par le secours sensible de sa Majesté souveraine, Il rendit le père à ses enfants et les enfants à leur père, en sorte que l'on put comprendre que ce n'était pas Dieu qui avait manqué, mais bien plutôt le mérite et la vertu à tous ceux qui furent les victimes de l'incendie. Aussitôt donc s'ouvrit pour les vierges une voie libre et sûre, et partout où elles dirigeaient leurs pas, vous eussiez vu la flamme tracer, comme en se jouant, la route devant elles. Le feu suspendait son souffle embrasé; doux et caressant comme le zéphyr, il embellissait même tous les lieux sur leur passage; on eût dit qu'à la volonté de ces vierges tout s'animait d'une nouvelle vie.

Telle était donc la sainteté de leurs mérites et la puissance de leur piété filiale que le feu respectait non seulement leurs personnes, mais encore les endroits par où elles passaient. Ce lieu que la flamme n'avait pas osé toucher s'appela depuis la Piété, il a conservé jusqu'aujourd'hui ce nom glorieux qui devra, mieux que tous nos écrits, transmettre à nos descendants le souvenir du miracle. Quant à ce feu intelligent, c'était sans aucun doute le Feu divin qui, juge et vengeur de toutes nos actions, descend souvent du ciel sur la terre, et brûle tout ce qu'il y trouve d'inutile. Autrefois, la pensée de ce feu inspira je ne sais quel amour de la mort à Hercule, en lui persuadant que les hommes dévorés par les flammes deviennent des dieux; et l'infortuné héros se brûla sur le mont Igie. Il est vrai que le médecin Esculape, frappé de la foudre sur le mont Cynosyris, trouva dans ce feu comme une consécration divine aux yeux des gentils insensés, qui se prirent à honorer en lui ce qui n'était, certes, pas une puissance quelconque, mais le juste châtiment de ses crimes et sa triste fin. Assurément, ils n'auraient pas imaginé en lui tant de puissance s'il eût continué à vivre. C'est ce même feu qui a brûlé ce que les Éphésiens appellent leur dieu, brûlé le Capitole et le temple de la ville de Rome, brûlé l'empereur Héliogabale; ce même feu qui n'a point épargné dans Alexandrie l'asile de Sérapis, dévorant à la fois le temple et son dieu.

"Qui donc, dites-le-moi, pourrait espérer encore du secours de ces vaines idoles, qui non seulement ne peuvent se donner l'être, mais ne sauraient même se le conserver ? Un tel dieu est créé par celui qui l'adore; et si par hasard le matin il devient la proie des flammes, le soir l'activité vigilante de l'ouvrier l'a remis en état. Tant qu'on pourra trouver des pierres et du bois, les dieux ne manqueront point parmi les hommes. Dans Athènes, le dieu Bacchus a volontiers laissé brûler son temple, sachant que la foudre consacrerait sa divinité. Minerve avec sa lance a brûlé de même; ni la tête de la Gorgone qui défend sa poitrine, ni l'éclat de son armure aux mille couleurs n'ont pu la détendre; plus heureuse, si elle eût continué à tourner ses fuseaux ! De même à Delphes, le temple d'Apollon, que la tempête avait déjà renversé, fut aussi consumé par un feu mystérieux. Mais Celui qui punit respecte partout sa Grâce; s'il éprouve l'homme juste, ce n'est plus une flamme qui châtie, c'est une lumière qui fait éclater la vertu."

Au milieu de ce long discours, Hermès aperçoit le prêtre Cataphronsius et ses ministres, qui portaient aux idoles des mets impies, de sacrilèges offrandes. Aussitôt, il dit aux fidèles qui l'environnaient : "Ce festin que vous voyez, c'est l'invocation du diable; on l'apporte pour nous souiller." Philippe lui dit : "Que le bon plaisir du Seigneur s'accomplisse !" En même temps le président Bassus arriva, escorté d'une foule nombreuse de tout sexe et de tout âge. Ainsi qu'il a coutume d'arriver dans la multitude, les uns s'attristaient de la souffrance des saints, tandis que la colère, chez les autres, s'emportait aux plus grands excès; ils disaient qu'il fallait contraindre à sacrifier tous les serviteurs de Dieu. Les Juifs surtout étaient les plus violents; car le jugement de l'Écriture contre eux est toujours vrai; c'est d'eux que l'Esprit saint a dit par son Prophète : "Ils ont sacrifié au démon, et non à Dieu." Enfin, le président commença l'interrogatoire; il dit à Philippe : "Immole des victimes aux dieux." Philippe répondit : "Comment puis-je, moi chrétien, honorer des pierres ?" Bassus dit : "Tu ne peux refuser à nos maîtres le tribut d'un sacrifice." Philippe répondit : "Nous avons appris à obéir aux princes, à offrir aux empereurs nos hommages : notre culte, jamais."

Bassus dit : "Mais à la fortune de la cité, vous ne refuserez pas un sacrifice. Voyez comme elle est belle, comme elle est riante, avec quelle bienveillance elle admet à l'honneur de son service tout ce peuple nombreux." Philippe répondit : "Je vois bien qu'elle vous plaît, puisque vous l'honorez; pour moi, je professe hautement que l'oeuvre d'un homme, quel que soit son talent, ne pourra jamais m'arracher au culte du Maître du ciel." Bassus dit : "Laisse-toi toucher par cette belle et colossale statue d'Hercule que tu vois devant tes yeux." Philippe répondit : "Ah, les malheureux, dignes de toutes nos larmes ! Ignorer à ce point la sainteté trois fois adorable de ta Divinité ! Infortunés que vous êtes, vous abaissez le ciel aux proportions de la terre; et, dans votre ignorance de la vérité, vous inventez et vous fabriquez l'objet de votre culte ! Qu'est-ce donc que l'or, l'argent, l'airain, le fer ou le plomb ? N'est-ce pas de la terre, cette terre qui dans son sein les nourrit et les forme ? Vous ignorez la Divinité du Christ, qu'aucune intelligence humaine ne peut ni mesurer ni comprendre; et vous osez reconnaître quelque ombre de puissance dans ces dieux que la main d'un ouvrier, peut être appesanti par le sommeil ou par le vin, vous a façonnés ? Si, par hasard, de son travail sort une image plus parfaite, aussitôt à cette image vous attribuez la puissance; vous la revêtez de la divinité. Convenez que vos maisons et vos palais sont des ateliers de sacrilèges, où l'impiété se renouvelle sans cesse; car enfin, lorsque pour les usages domestiques, vous brûlez quelque morceau de bois, c'est la matière de votre dieu que vous brûlez. Quelle excuse donnerez-vous d'un pareil crime ? Vous dites, il est vrai : Ce bois n'était pas un dieu; mais je vous répondrai : Il pouvait le devenir, si l'ouvrier l'avait voulu. Et vous ne comprenez pas dans quelles ténèbres vous êtes plongés ! Parce que le marbre de Paros est beau, le Neptune qu'on y taillera en sera-t-il meilleur ? Et parce que vous avez un bel ivoire, votre Jupiter en retirera-t-il quelque attrait de plus, si vous l'y entaillez ? Avouez que vos ouvriers ont trouvé un excellent moyen d'accroître la valeur du métal qu'ils emploient; mais ce n'est pas au profit du dieu; c'est au leur. Concluons donc que tout cela n'est que de la terre, qu'il faut fouler aux pieds et non pas adorer. Dieu, à notre sentiment, a fait la terre afin que nous en jouissions; pour vous, il paraîtrait qu'Il ne l'a faite que comme une matière destinée à vous fournir des dieux."

Bassus, à ce discours, ne put s'empêcher d'admirer la généreuse fermeté de Philippe; et déjà vaincu par le premier des accusés qu'il entendait, il se tourna, plein de colère, vers Hermès, et lui dit : "Toi, du moins, offre le sacrifice à nos dieux." Hermès répondit : "Je ne sacrifie pas; je suis chrétien." Bassus dit : "Quel est ton rang dans la cité ?" Hermès répondit : "Je suis décurion; mais voici mon maître à qui je fais profession d'obéir en tout." Bassus dit : "C'est-à-dire que si j'amène Philippe à sacrifier, tu le suivras comme ton maître." Hermès répondit : "Non, ni moi je ne suivrai son apostasie, ni toi tu ne triompheras de sa vertu. Un même esprit, une même force nous animent." Bassus dit : "Tu seras livré au feu, si tu t'obstines dans cette fureur de la résistance." Hermès répondit : "Les flammes dont tu me menaces sont vaines et sans vigueur; presque avant de s'élever, elle retombent. Insensé ! Et tu ignores les ardeurs de ce feu éternel qui se nourrit et s'agite sans relâche, pour consumer, dans d'interminables souffrances, les disciples du diable." Bassus dit : "Sacrifie du moins à nos maîtres, à nos empereurs, en disant : Vie et puissance à nos princes ! Hermès répondit : "Nous aussi, nous cherchons pour nous la vie." Bassus dit : "Si vous cherchez la vie, sacrifiez donc; dérobez-vous à ces horribles chaînes, à ces cruels tourments." Hermès répondit : "Juge impie, non, jamais tu ne nous amèneras à ton impiété; car tes menaces, loin de nous inspirer une lâche terreur, donnent à notre foi plus de courage."

Le regard de Bassus, à ces mots, s'enflamma de colère, et, avec un accent de voix terrible, il commanda qu'on les reconduisît en prison. Pendant le trajet, des hommes de la foule, plus impudents que les autres, osaient porter sur Philippe leurs cruelles mains et le pousser avec violence; souvent le saint évêque roulait à terre, en sorte que l'instant même où on le conduisait en prison ne le laissait pas sans souffrir. Mais le très saint vieillard, comme s'il eût été insensible, se relevait de terre avec une visage joyeux qui ne témoignait ni indignation ni douleur. La stupeur avait envahi les âmes; tous étaient en admiration devant un vieillard qui souffrait avec joie tant de cruelles insultes. Cependant, les saints martyrs arrivèrent en chantant des psaumes au Seigneur qui avait fortifié leur courage, et se livrèrent avec joie à leurs gardiens. Après quelques jours de prison, il plut à la Majesté divine qu'on leur offrît la maison d'un certain Pancrace, où, sous la surveillance des soldats du gouverneur, ils devaient être traités avec tous les égards de l'hospitalité. Or, comme ils demeuraient dans cette maison, les frères accouraient en foule de toutes parts auprès de ces saints confesseurs, qui les accueillaient avec bonté et leur enseignaient les mystères sacrés. Le diable, témoin de cette affluence, devint furieux de se voir enlever tous ses sujets; c'est pourquoi, par la trahison et les calomnies, il obtint un nouvel ordre de les remettre en prison. Mais la prison était voisine du théâtre, et même s'appuyait sur sa partie circulaire, en sorte qu'on avait pu y aménager une communication secrète. Par cette voie, les prisonniers, pénétrant dans l'enceinte réservée aux spectacles, pouvaient y recevoir la foule qui accourait pour les visiter. Cette pieuse avidité était si grande et si universelle, que la nuit même ne suspendait pas la visite des frères. Vous les eussiez vus se succéder tout le jour aux pieds de leur évêque, et, prosternés religieusement à terre, baiser avec amour les traces sacrées de ses pas; tant ils savaient qu'était grande la puissance que Dieu lui avait donnée pour les aider !

Sur ces entrefaites, Bassus, à la fin de sa présidence annuelle, reçut un successeur dans la personne de Justin . C'était un coeur pervers, incapable de connaître Dieu et trop endurci pour Le craindre. Ce changement causa aux frères une grande douleur; car Bassus leur avait montré des égards, et, en présence de la raison, il se laissait vaincre; même depuis quelque temps sa femme avait embrassé le service de Dieu. À l'arrivée du nouveau président, Zoïle, le magistrat de la cité, au milieu du grand concours des citoyens, donna l'ordre aux soldats d'amener Philippe devant le tribunal de Justin. À peine fut-il introduit, Justin lui dit : "Tu es l'évêque des chrétiens ?" Philippe répondit : "Je le suis, et c'est un devoir pour moi de me montrer tel à tes yeux." Justin dit : "Les empereurs, nos maîtres, ont daigné nous confier la mission d'amener tous les chrétiens à sacrifier. S'ils refusent, nous devons employer la contrainte, et contre l'obstination, le châtiment. Aie donc pitié de ta vieillesse, et ne l'expose pas à des tortures que la vigueur elle-même de la jeunesse aurait peine à supporter." Philippe répondit : "Des hommes, vos semblables font des lois, et vous les recevez; vous les gardez par la crainte d'une peine nécessairement très courte; combien plus nous devons, nous, obéir aux ordres de notre Dieu, qui punit les coupables dans des supplices éternels !" Justin dit : "Il est juste d'obéir aux empereurs." Philippe répondit : "Je suis chrétien, et je ne puis faire ce que tu m'ordonnes. On t'a donné le pouvoir de me punir, mais non de me contraindre." Justin dit : "Tu ne soupçonnes pas quels affreux tourments vont t'envelopper." Philippe répondit : "Me tourmenter, tu le peux; me vaincre, jamais. Non, personne ne m'amènera à sacrifier à vos dieux." Justin dit : "Je t'attacherai les pieds, et tu seras traîné par la ville. Si tu survis, la prison s'ouvrira encore devant toi pour de nouveaux supplices." Philippe répondit : "Plaise à Dieu que ta parole ne soit pas vaine, et que tu accomplisses enfin tes désirs impies !" Alors Justin le fit attacher et traîner, ainsi qu'il l'avait dit. Bientôt le corps du saint, heurtant avec violence contre un pavé inégal et rude, fut couvert de blessures dans tous ses membres. Les mains des frères le recueillirent et le reportèrent en prison.

Cependant, comme une troupe de bêtes sauvages qui recherchent leur proie avec des cris furieux, les ministres du nouveau président multipliaient leurs poursuites, afin de découvrir le prêtre Sévérus qui, pour se soustraire à leurs recherches, se tenait caché dans une retraite profonde. Depuis longtemps déjà, leurs efforts étaient inutiles, quand, poussé par un mouvement de l'Esprit saint, le bienheureux confesseur se présenta lui-même à ses ennemis. Les tourments et la mort l'appelaient aux honneurs du martyre; il ne pouvait pas demeurer caché plus longtemps. Quand on l'eut amené devant le tribunal, Justin lui dit : "Je dois en ce moment te donner un conseil; ne te laisse pas séduire par la folie étrange dont Philippe, votre docteur, vient d'être la victime. Sa fureur a été la seule cause de son supplice. Obéis plutôt aux ordres de l'empereur. Épargne ton corps; ne soit pas insensible à la vie; embrasse avec joie les biens que t'offre le monde." Sévérus répondit : "C'est une nécessité pour moi d'être fidèle à ce qui m'a été enseigné et de garder jusqu'à la fin les mystères que j'ai appris à vénérer." Justin dit : "Compare à loisir, dans ta pensée, d'un côté l'horreur du supplice, et de l'autre le salut qui t'est offert; tu comprendras facilement alors que c'est un grand et précieux avantage de sacrifier aux dieux." Mais le seul nom de sacrifice excitait l'indignation et l'horreur dans l'âme de Sévérus; c'est pourquoi le président donna l'ordre de le jeter en prison.

Alors on fit paraître Hermès, et Justin lui dit : "Ceux qui t'ont précédé viennent de fouler aux pieds avec éclat les ordres de l'empereur; tu verras sous peu les châtiments qui vont les frapper. Garde-toi de vouloir partager leurs tortures; songe à assurer ta vie, la vie de tes enfants; hâte-toi de fuir les malheurs prêts à te frapper, et sacrifie aux dieux." Hermès répondit : "Jamais tu ne pourras obtenir ce que tu demandes. J'ai grandi dans cette foi que je défends aujourd'hui; car c'est depuis le berceau que le saint, mon maître, a imprimé cette vérité dans mon âme. Je ne puis en aucune manière abandonner la voie; un faux pas serait un crime. À toi donc, ô président, de me déchirer au gré de ta fureur; j'ai rendu témoignage à mon Dieu." Justin dit : "Ta fausse sécurité n'a d'autre fondement que l'ignorance des maux qui te menacent; sitôt que tu auras été soumis à la torture, ton âme sera déchirée par d'amers regrets; mais il sera trop tard." Hermès répondit : "Quelque affreuses que soient les douleurs dont tu veux m'accabler, le Christ, pour lequel nous souffrons, nous enverra ses anges, afin d'en tempérer la rigueur."

Quand Justin vit que la foi du bienheureux était inébranlable, il le condamna également à la prison. Mais, au bout de deux jours, adoucissant un peu la sévérité de ses ordres, il mit les martyrs sous les lois de l'hospitalité, à la garde d'un citoyen de la ville. Cet état dura peu, et le diable eut bientôt ranimé ses fureurs contre les chrétiens. Un nouvel ordre fut donné de les reconduire en prison; et, pendant sept mois entiers, on les retint dans des cachots infects, pour épuiser leurs forces et leur courage. Justin commanda ensuite de les conduire à Adrianopolis. À leur départ d'Héraclée, la douleur et les regrets furent grands parmi les frères, à qui on enlevait le bonheur de voir et d'entendre un si grand maître. Comme des enfants à peine sortis du berceau, si vous les arrachez violemment du sein de leurs nourrices, ne peuvent, sans pleurer, se voir enlever leur plus douce nourriture, ainsi les disciples de Philippe, se voyant enlever avec leur maître la nourriture du salut, cherchaient dans leurs larmes un adoucissement à des maux qu'aucun remède ne pouvait guérir.

Arrivés à Adrianopolis, les saints furent gardés dans les faubourgs, chez un certain Semporius, jusqu'à l'arrivée du président. Il vint enfin; et, dès le lendemain de son entrée, il fit dresser son tribunal aux thermes, devant toute la foule du peuple, et ordonna qu'on lui amenât Philippe. "La délibération a été longue, lui dit-il; quelle est enfin ta résolution ? Car c'était pour te préparer à un changement qu'un délai t'avait été accordé. Sacrifie donc, si tu veux échapper au supplice et recouvrer la liberté." Philippe répondit : "Si la prison dans laquelle nous sommes demeurés enfermés, nous l'avions choisie librement et sans contrainte, tu pourrais avec raison nous faire valoir comme une grâce le temps qu'il t'a plu de nous y laisser; mais si, au contraire, loin d'être un libre choix de notre part, cette prison n'a été qu'un châtiment qu'il nous a fallu subir, de quel droit veux-tu que j'appelle une libéralité le temps que tu nous y as retenus ? Je te l'ai déjà dit, je suis chrétien; autant de fois tu me feras la même question, autant de fois je te ferai la même réponse. Jamais je n'adorerai de vaines statues; je n'adore que le Dieu éternel, à qui j'ai consacré depuis longtemps tous mes hommages." Le président, irrité, le fit alors dépouiller de ses vêtements. Quand on lui eut enlevé sa longue robe de lin, le président lui dit : "Consens-tu à faire ce que nous t'ordonnons ? Est-ce que tu refuses encore ?" Philippe répondit : "J'ai protesté déjà plusieurs fois que je ne sacrifierais pas."

Après cette réponse, Justin donna l'ordre de le frapper de verges. Le martyr supporta les coups avec une généreuse constance : immobile dans sa confession, comme sur la pierre que le Christ a posée pour être le fondement de notre foi, il remplit d'épouvante les bourreaux qui le déchiraient. Alors parut un merveilleux prodige : toute la partie antérieure de sa tunique de lin demeurait intacte sous les coups, tandis que l'autre se déchirait en mille endroits. Les verges avaient profondément sillonné tous les membres; l'oeil sondait dans le corps jusqu'aux profondes retraites de la vie, les entrailles étaient mises à nu; et cependant l'athlète du Christ demeurait calme et tranquille. Justin fut comme effrayé de tant de courage; il ordonna de le reconduire en prison, et fit amener Hermès. Le juge répéta ses menaces, les officiers de leur côté offraient au martyr les conseils de la prudence; mais ni les menaces ni la persuasion ne purent l'ébranler, il était aimé de tout le monde, et spécialement des appariteurs du juge; car autrefois il avait été magistrat, et par les services qu'il avait rendus, il s'était attaché tous les officiers du président. Saisissant donc cette occasion de lui témoigner leur reconnaissance, ils s'agitaient avec une tendre sollicitude pour le sauver. Mais le martyr sortit victorieux de ce nouveau combat, et rentra dans sa prison, comme dans le port de la sécurité et du repos. Déjà une immense joie remplissait ces lieux; on

rendait grâces au Christ; sur les ruines de l'empire du diable, les martyrs célébraient de glorieux trophées. Cette première lutte avait exalté leur courage, et multiplié leurs forces pour les épreuves plus sérieuses encore qui les attendaient. Le bienheureux Philippe lui-même, qui avait été jusque là d'une nature délicate et sensible, au point de ne pouvoir souffrir qu'on le touchât, maintenant défendu par la protection des anges, ne ressentait plus aucune gêne.

Au bout de trois jours, le président Justin monta sur le tribunal d'où il avait coutume de rendre la justice, et se fit amener les martyrs. Quand on les lui eut présentés, Justin dit à Philippe : "D'où te vient cette témérité qui t'emporte à mépriser la vie, et à refuser d'obéir aux ordres de l'empereur ?" Philippe répondit : "Ce n'est point le vice de la témérité qui m'emporte, mais j'adore le Dieu qui a tout créé et qui doit un jour juger les vivants et les morts; c'est son amour et sa crainte qui m'inspirent, et jamais je ne serai assez téméraire pour mépriser sa loi. Quant à nos empereurs, je leur ai obéi depuis de longues années, et maintenant encore, qu'ils me commandent des choses justes, et je m'empresserai de les exécuter; car l'Écriture divine a ordonné de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. Je l'ai toujours fait avec fidélité, sans mériter aucun reproche. Mais aujourd'hui le temps est venu de renoncer aux caresses du monde et de ravir le ciel, en dédaignant la terre. Comprends donc enfin ce que je t'ai répété tant de fois : je suis chrétien, et je refuse de sacrifier aux dieux."

A ces mots, Justin le laisse sans réponse, et, s'adressant à Hermès, il lui dit : "Si, déjà aux portes de la mort, la vieillesse lui inspire une sorte d'horreur pour les biens d'ici-bas, tu ne dédaigneras pas d'acheter par l'offrande d'un sacrifice des jours plus heureux." Hermès répondit : "Je veux, ô président, te montrer en peu de mots et avec évidence, non seulement à toi, mais à ceux qui t'assistent dans tes jugements, combien est vain et misérable le culte odieux que tu pratiques. Comment se fait-il que la fausseté poursuive avec tant de rage la vérité, la méchanceté, l'innocence, que l'homme enfin veuille toujours attaquer l'homme ? Dieu n'avait pas créé dans ce monde un être plus parfait que l'homme; mais le diable n'a pas tardé à profaner l'oeuvre du ciel. Il a inventé les dieux que vous honorez; il vous a faits, par vos sacrifices, les esclaves de son empire. Comme des coursiers qui, emportés tout à coup par une telle ardeur, n'obéissent plus aux rênes ni à la main qui les conduit, et brisant le frein salutaire qui veut les arrêter, vont, sans souci de la mort, se jeter dans les précipices; vous de même, la folie vous emporte; vous méprisez la parole de Dieu pour écouter et garder les conseils impies du diable. Mais le ciel a prononcé sa sentence, et elle est véritable. Aux hommes bons et pieux, la gloire; aux méchants, l'infamie pour partage; car la justice appelle sur les uns la récompense, sur les autres le châtiment. Le prophète Zacharie dit : "Que le Seigneur te punisse, ô Satan ! Que le Seigneur te punisse, Lui qui a choisi Jérusalem. Ce bois à demi brûlé, n'est-ce pas un tison arraché aux flammes ?" Ô hommes, quelle est donc la passion qui vous pousse à chercher un refuge près d'un morceau de bois brûlé, et qui vous donnera la mort ? Si vous voulez brûler avec lui, laissez-nous du moins parcourir le cercle étroit de cette vie terrestre, de manière à nous assurer les biens de l'éternelle vie. Avec cet extérieur malpropre, des vêtements sales, des cheveux mal peignés et en désordre, vous prétendez honorer les tombeaux et les temples de vos dieux; mais ce n'est point ainsi qu'on adore. On dirait, au contraire, que vous pleurez, et que vous portez dès avant le jugement la peine du péché. Comment, au spectacle de ces folies, demeurez-vous encore dans votre aveuglement ? Votre Libérateur est là qui vous offre son Secours, et vous n'accourez pas vers Lui ! Les chiens à l'odeur cherchent leur maître; au coup de sifflet de son guide qu'il a renversé sans le savoir, le cheval accourt et sait trouver son cavalier; à la vue de l'étable, le boeuf revient à son maître; l'âne lui-même sait trouver le lieu où l'abrite celui qui le nourrit. Mais Israël ignore son Seigneur, selon ce qui a été écrit : "Israël ne M'a pas connu, Moi, le Seigneur de toutes choses; ils n'ont pas craint le jugement du Juste." Qu'ils périssent donc, ou noyés dans les eaux d'un nouveau déluge, comme au temps de Noé, ou épuisés de faiblesse, comme les Israélites dans le désert, lorsque leurs genoux tremblants se dérobaient sous eux, ou enfin consumés dans les flammes, comme ceux qui n'avaient pas observé la loi."

En entendant ces menaces du bienheureux Hermès, Justin s'écria plein de colère : "Pour oser parler ainsi, crois-tu donc pouvoir faire de moi un chrétien ?" Hermès répondit : "Ce n'est pas toi seulement, c'est chacun de ceux qui m'entourent ici que je voudrais convertir au Christ. Du reste, n'espère pas que je sacrifie jamais à tes dieux." Alors le président, vaincu par les généreux athlètes de Dieu, prit un moment conseil de ses ministres et de son assesseur, puis d'une voix pleine de fureur, il prononça la sentence et dit : "Philippe et Hermès ont méprisé les décrets de l'empereur; en conséquence, ils ont perdu le nom et les droits du citoyen romain; nous ordonnons qu'ils soient brûlés vifs, afin que tous apprennent par cet exemple ce qu'il en coûte de mépriser les lois de l'empire." Aussitôt, on fit sortir les confesseurs; ils marchaient vers le bûcher d'un pas joyeux. On eût dit les deux chefs d'un grand troupeau, choisis au milieu de leurs nombreuses brebis, pour être offerts au Dieu tout-puissant comme une hostie sainte.

Cependant le bienheureux Sévérus restait seul en prison, comme un vaisseau abandonné sans gouvernail à la merci des flots, ou comme une brebis tremblante égarée dans la solitude après avoir perdu son pasteur. Mais son âme s'exaltait dans une immense joie à la nouvelle que ses maîtres étaient conduits au martyre, le terme de toutes ses espérances. Il était tombé à genoux, et, dans sa prière mêlée de gémissements et de larmes, il disait au Seigneur : "O Dieu !

Tu es le port sûr et tranquille de tous ceux que la tempête agite, l'espérance de ceux qui espèrent. Tu sauves les malades, Tu es le Secours des indigents, le Guide des aveugles, la Miséricorde ouverte à tous ceux qui sont dans la peine; Tu es un appui dans la fatigue, une lumière dans les ténèbres. C'est Toi qui as établi la terre sur ses fondements, donné des lois à la mer et distribué à chacun des éléments, son rôle et sa place dans la création. Dans ta seule parole, le ciel et les astres, tous les êtres, ont trouvé leur perfection . Tu as sauvé Noé des eaux et comblé Abraham de richesses; Tu as délivré Isaac et préparé la victime qui devait le remplacer sur l'autel; Tu as donné à Jacob le bonheur et la gloire de lutter avec Toi; par tes anges, Lot a été retiré de Sodome, la terre de malédiction; Moïse T'a vu; Jésus, fils de Navé, a reçu de Toi la sagesse, et Tu as daigné servir de guide à Joseph dans son long exil; puis, arrachant ton peuple à la terre d'Égypte, Tu l'as conduit jusqu'à la terre promise. C'est Toi qui as secouru dans la fournaise les trois enfants, que ta Majesté sainte a inondés comme d'une rosée divine, pour les préserver des flammes; c'est Toi qui as fermé la gueule des lions, et donné à Daniel, avec la vie, un repas miraculeux; Tu n'as pas laissé périr Jonas dans les profondeurs de la mer, ni sous la dent du monstre cruel envoyé pour l'engloutir; Tu as donné des armes à Judith et délivré Susanne de l'injustice de ses juges; par Toi, Esther a reçu la gloire, tandis que Tu ordonnais de faire périr Haman. C'est Toi enfin qui nous as amenés des ténèbres à l'éternelle lumière, ô Toi, le Père de notre Seigneur Jésus Christ; Tu es Toi-même cette Lumière toujours victorieuse, et c'est Toi qui m'as donné le signe de la croix et du Christ Ne me rejette pas, Seigneur, comme indigne des souffrances qu'ont méritées mes collègues; donne-moi plutôt une part à leur couronne, afin que je sois réuni dans la gloire avec ceux dont j'ai pu partager la prison. Après avoir avec eux confessé ton Nom à jamais adorable, et affronté comme eux les cruels tourments du juge, fais que j'aie le bonheur de jouir avec eux du repos."

Telle était la prière de Sévérus; ces ardents désirs de la foi furent exaucés, et dès le lendemain, il mérita de recevoir la grâce du martyre. Lui aussi, comme un courageux athlète, il entra pour combattre dans la lice où l'avaient précédé les maîtres avec lesquels il avait longtemps vécu. Au comble de ses voeux, non seulement il obtenait ce qu'il avait demandé; il lui était donné de rencontrer immédiatement ce qu'il avait cherché.

Quant au bienheureux Philippe, il fallut le porter au bûcher; la douleur de ses pieds, après tant de tortures, ne lui permettait pas de marcher. Le bienheureux Hermès, enchaîné lui aussi par de semblables souffrances, le suivait lentement. Mais Hermès charmait par ses discours les fatigues de la route; il disait à Philippe : "Hâtons-nous d'arriver auprès du Seigneur; nos pieds ne doivent plus nous inquiéter beaucoup; tout à l'heure, nous n'en aurons plus besoin. Les moyens de la vie présente pourront suspendre leur office, quand nous serons entrés dans le royaume du ciel." Puis s'adressant à la multitude qui les suivait, il ajouta : "Ces souffrances, le Seigneur mon Dieu me les avait fait connaître par avance dans une révélation certaine. J'étais plongé dans un doux sommeil, quand il me sembla voir une colombe d'une blancheur plus éclatante que la neige. Elle entra dans ma chambre, et vint tout à coup se reposer sur ma tête; puis elle descendit sur ma poitrine et m'offrit une nourriture délicieuse; aussitôt j'ai compris que le Seigneur avait daigné m'appeler, et qu'il me jugeait digne du martyre."

Pendant qu'il parlait ainsi, les martyrs arrivèrent au lieu préparé pour leur supplice. D'abord les bourreaux, selon la coutume, recouvrirent de terre les pieds du bienheureux Philippe jusqu'aux genoux, et lui lièrent les mains derrière le dos avec une corde qu'ils fixèrent avec des clous. Puis ils ordonnèrent à Hermès de descendre de même dans la fosse. Hermès, qui soutenait avec peine sur un bâton ses pas chancelants, se prit à rire de cet ordre et dit : "Quoi ! Même ici, diable impuissant, tu ne saurais me porter !" On jeta aussitôt de la terre sur ses pieds; mais avant qu'on allumât le bûcher, le bienheureux Hermès appela dans la foule des spectateurs un des frères nommé Vélogius. Il lui fit jurer par le Nom sacré de notre Seigneur Jésus Christ qu'il porterait à Philippe, son fils, les dernières volontés d'un père mourant, et lui dirait de payer fidèlement tout ce qu'il pouvait laisser de dettes en mourant; parce que tel est le précepte du Roi de l'univers, qui a ordonné de rendre de bon coeur à chacun les biens que nous en avons reçus. "Que mon fils soit donc fidèle à faire cette restitution, pour ne pas laisser à son père une cause d'expiation et de souffrance." Le saint martyr voulait parler des nombreux dépôts que la confiance des fidèles avait remis en ses mains. Il ajouta avec une tendresse toute paternelle : "Tu es jeune; que ce soit un devoir pour toi de chercher ta vie dans le travail de tes mains, comme tu te rappelles que faisait ton père; à son exemple, vis toujours dans la paix et l'union avec le prochain." Quand il eut achevé,les bourreaux lui lièrent les mains derrière le dos, puis ils mirent le feu au bûcher. Au milieu des flammes, tant que les martyrs purent former une parole, on entendit leurs cantiques d'actions de grâces; et quand leurs forces furent épuisées, un doux "amen" annonça que tout était consommé.

Ainsi les bienheureux ont rendu témoignage à la vérité par le sacrifice de leur vie. Heureux disciples du Christ, ils ont suivi les traces de celui qui leur a donné la victoire; ils ont accompagné dans leurs combats les apôtres, et les martyrs qui ont succédé aux apôtres, en un mot, tous ceux dont les âmes, dégagées des liens terrestres, se sont envolées déjà dans le royaume du ciel. On trouva le bienheureux Philippe les bras étendus, comme il les avait dans la prière. Le corps du vieillard s'était renouvelé dans tout l'éclat de la jeunesse; il semblait encore provoquer l'ennemi, et chercher une couronne dans de nouveaux supplices et de nouveaux combats. De même le visage du bienheureux Hermès était tout rayonnant de beauté; une couleur de vie animait ses traits; seulement, comme une trace du combat qu'il venait de soutenir, après l'incendie dont il avait été la victime, l'extrémité de ses oreilles était demeurée légèrement livide. À cette vue, tous d'une commune voix rendirent des actions de grâces au Dieu tout-puissant, qui donne la gloire et la couronne à ceux qui espèrent en Lui.

Cependant le diable ne put voir, sans un violent dépit, tant de merveilles; il inspira ses fureurs et son audace au président Justin, qui fit jeter dans le courant impétueux de l'Èbre les corps des saints martyrs. C'était peu pour lui de leur avoir arraché la vie dans une injuste persécution; il leur enviait encore les honneurs de la sépulture. En apprenant cette nouvelle cruauté, les habitants d'Adrianopolis, qu'animait le zèle de la foi, préparèrent leurs filets et montèrent sur leurs barques, dans l'espérance que quelqu'un d'eux aurait le bonheur de retrouver une si riche proie. Dieu ne fut pas sourd à leurs voeux; presque aussitôt, les saintes reliques tombèrent dans les filets et furent retirées entières. Ce trésor plus précieux que l'or et les plus riches perles, fut caché à douze milles d'Héraclée, dans une ville que l'on appelle dans la langue du pays Ogetistyron, c'est-à-dire, en notre langue, le lieu des possesseurs. En ce lieu se trouvaient des sources nombreuses; un bois, de riches moissons, des vignes en faisaient l'ornement. Mais aujourd'hui la Majesté divine y multiplie les miracles, pour prouver à tous qu'Il ne peut laisser dans l'obscurité ses serviteurs, quand on a vu jusqu'aux abîmes profonds d'un fleuve les restituer d'eux-mêmes à notre vénération. C'est ainsi qu'Il nous avertit de ne pas trembler devant les supplices, mais plutôt de tendre avec ardeur vers la couronne. Amen.