BERNICE ET PRODOSCE
de saint Jean Chrysostome
(Sous la persécution de Dioclétien.)
fêtés le 4 octobre
Vingt jours ne se sont pas encore écoulés depuis que nous avons célébré la mémoire de la Croix, et voici que nous célébrons la mémoire des martyrs. Voyez avec quelle promptitude la Mort du Christ porte son fruit. Pour une telle brebis ont été immolées ces jeunes filles, pour un tel agneau ces victimes, pour un tel sacrifice ces oblations. Vingt jours ne sont pas écoulés, et déjà le bois de la croix a produit les brillantes fleurs des martyrs. Ce sont là les effets de la Mort du Christ. Les faits eux-mêmes vous présentent donc aujourd'hui la preuve de ce que je vous disais alors. Il a brisé, disais-je, les portes d'airain et rompu les gonds de fer; les faits vous le prouvent aujourd'hui. S'Il n'avait pas brisé les portes d'airain, ces femmes, les trouvant fermées, n'auraient pu entrer si aisément; s'Il n'avait pas rompu les gonds de fer, de jeunes vierges n'auraient pu les enlever; s'Il n'avait pas rendu les cachots vains et inutiles, ces martyres n'y seraient pas entrées avec tant d'assurance. Béni soit Dieu ! La femme est intrépide devant la mort; la femme qui a introduit la mort en nous, la femme autrefois l'arme du démon, a renversé sa puissance; ce vase si faible exposé au mépris est devenu une arme que rien ne peut briser. Quel sujet d'admiration ! Des femmes sont intrépides devant la mort ! Rougissez, Gentils, soyez confondus, Juifs, vous qui ne croyez pas à la Résurrection du Christ. Pouvez-vous demander une preuve de sa Résurrection plus évidente que ces étonnants changements ? Des femmes sont intrépides devant la mort redoutable jusqu'alors pour les saints eux-mêmes. Mais c'est assez parler de la mort : louons maintenant nos martyres, à moins que votre attention ne soit lassée; mais il faut d'abord reprendre notre récit de plus haut.
Une guerre fut autrefois déclarée à l'Église, guerre la plus terrible de toutes; car elle était double, à la fois extérieure et intestine; déclarée d'un côté par les amis, de l'autre par les ennemis; suscitée par les étrangers et par les familles elles-mêmes. Une seule guerre eut été déjà un mal intolérable, et ne se fût-elle déclarée qu'à l'intérieur, elle eût été la plus grande des calamités. Mais alors il y en avait deux, et les parents en faisaient une bien plus cruelle que celle des étrangers. Nous pouvons, en effet, nous défendre aisément d'un ennemi qui s'avoue; mais comment découvrir les desseins funestes de celui qui, se couvrant des dehors de l'amitié, a néanmoins dans le coeur la haine d'un ennemi ? Deux guerres étaient donc déclarées : l'une civile, l'autre extérieure, ou, à dire plus vrai, l'une et l'autre était une guerre civile. Ceux en effet, qui attaquaient au dehors, je veux dire les juges,les magistrats et les soldats, n'étaient ni des étrangers ni des barbares, nés dans d'autres régions ou sous un autre empire : régis par les mêmes lois, ils aimaient la même patrie et étaient membres du même état. C'était donc une guerre civile que faisaient les juges; mais les proches en faisaient une plus dangereuse encore, guerre nouvelle et inattendue, guerre d'une cruauté inouïe. Les frères étaient trahis par leurs frères, les enfants par leurs parents, les femmes par leurs maris. Tous les droits du sang étaient foulés aux pieds, l'univers entier était bouleversé, les hommes ne se reconnaissaient plus entre eux; car le démon régnait en maître. Au milieu de ce désordre et de cette guerre, ces femmes, si toutefois nous devons appeler femmes celles qui, dans des corps féminins, ont montré des âmes viriles; que dis-je ? qui, s'élevant au-dessus de la nature, ont combattu avec un courage surhumain; ces femmes donc, abandonnant leur ville, leur maison, leur famille, partirent pour l'exil. "Puisque le Christ est méprisé, disaient-elles, il n'est plus rien de précieux pour nous, il n'est plus de lien qui nous puisse retenir."
Cette mère abandonna donc sa demeure, emmenant avec elle ses deux filles. Ne détournez pas votre attention, en m'entendant dire que des femmes délicates se soumirent par leur fuite à des maux qu'elles n'avaient jamais connus; mais considérez attentivement la grandeur de ces maux et les immenses difficultés de leur résolution. Lorsque des hommes entreprennent un court voyage, ils ont des bêtes de somme; les serviteurs ne leur manquent pas; ils prennent des chemins sûrs, ils peuvent toujours revenir sur leurs pas; et néanmoins ils éprouvent des ennuis et supportent de continuelles misères. Ici, nous voyons une mère et deux jeunes vierges, sans serviteurs, trahies par leurs amis, tourmentées au milieu du plus violent orage par d'affreuses terreurs, environnées de mille dangers, attaquées dans leurs âmes, environnées de tout côté d'ennemis : quelle langue pourrait redire les combats, le courage, la magnanimité, la foi de ces femmes ? Si la mère était partie seule, ses combats auraient été moins terribles; mais conduisant avec elle deux filles, deux vierges, elle avait ainsi un double sujet de crainte, un nouveau surcroît d'inquiétude. Plus un trésor est grand, plus la garde en est difficile. Elle s'enfuit néanmoins avec ces jeunes vierges, parce qu'elle n'avait plus de retraite pour les cacher. Pour conserver la fleur de la virginité, il faut des refuges secrets, des portes, des verrous, des gardiens, des défenseurs, des servantes, des nourrices, la sollicitude de la mère, la prévoyance du père, tous les soins des parents; et avec tout cela, c'est à peine si elle peut être sauvée : la leur était sans défense. De quelle protection cette infortunée mère pouvait-elle donc couvrir ses filles ? De celle de la Loi divine. Elle n'avait pas de maison dans laquelle elle pût les mettre en sûreté, mais une Main puissante s'étendait sur elles du haut du ciel; elle n'avait ni porte ni verrou, mais elle avait la seule Porte capable d'éloigner les dangers. Au milieu de Sodome, la maison de Lot était assiégée, mais rien ne pouvait la forcer; car elle renfermait des anges. Ainsi ces martyres, entourées par des Sodomites et des ennemis de tout genre, ne pouvaient être vaincues, parce qu'elles avaient en leurs âmes le Seigneur des anges; traversant des déserts, elles n'étaient exposées à aucun péril, parce qu'elles étaient sur un chemin conduisant au ciel. À travers les guerres, les tumultes, les orages, elles marchaient donc sans crainte. Ô merveille ! Des agneaux s'avancent au milieu des loups, des brebis au milieu des lions, et pas un regard lascif ne s'arrête sur elles ! Dieu ne permit pas aux Sodomites de voir la porte qu'ils cherchaient; ainsi Il aveugla tous les yeux pour préserver la beauté virginale de ces martyres.
Elles se rendirent à Édesse, ville ignorée de leurs persécuteurs, mais illustre par sa piété. Et c'était surtout ce qu'il leur fallait, puisqu'elles venaient y chercher un refuge, contre l'orage, un port contre la tempête. Édesse reçut donc ces étrangères sur la terre, et dont le ciel était la patrie; elle accepta et garda ce précieux dépôt. Mais que personne n'accuse ces femmes de lâcheté parce qu'elles ont fui ; elles accomplissent par là le précepte du Seigneur : "Lorsqu'ils vous persécuteront dans une ville, fuyez dans une autre." Selon ces paroles, elle s'enfuirent; et durant leur fuite, une même couronne se tressait pour elles. Quel était leur titre à la recevoir ? Le mépris de toutes les choses présentes; "car quiconque abandonnera ses frères, ses soeurs, ses amis ou ses proches, recevra le centuple, dit le Seigneur, et il possédera la vie éternelle." Elles habitèrent à Edesse, ayant le Christ pour hôte. Quand deux ou trois sont réunis en son Nom, Il est au milieu d'eux. Ces femmes qui n'étaient pas seulement réunies en son Nom, mais exilées pour Lui, n'avaient-elles pas plus de droit encore à son Secours ? Pendant qu'elles vivaient en ce lieu, on envoyait partout de criminels édits, dictés par la tyrannie et la cruauté les plus barbares. "Que les proches, y disait-on, livrent leur proches, les maris leurs femmes, les enfants leurs parents, les parents leurs enfants, les frères leurs frères, les amis leurs amis." Ici, rappelez-vous les paroles du Christ et reconnaissez sa Prédiction. Il avait annoncé tout cela, lorsqu'Il disait : "Le frère livrera son frère, le père son fils, et les enfants s'élèveront contre leurs parents."
On put voir alors des parricides, des fratricides, des pères meurtriers de leurs enfants : partout régnait le désordre et la confusion; mais ces femmes jouissaient d'une profonde paix. N'étaient-elles pas, en effet, défendues en toutes manières par l'espérance des biens futurs ? Elles vivaient en exilées, et cependant elles n'étaient pas des exilées; elles avaient une vraie patrie, la foi; un pays, leur confession, et soutenues par les plus nobles espérances, elles n'étaient pas atteintes par les malheurs présents; car elles n'envisageaient plus que les biens futurs. Sur ces entrefaites, arrive pour ressaisir sa proie le père et le mari, le père de ces vierges, le mari de cette femme : si toutefois il faut appeler père et époux un homme qui se prêtait à de tels forfaits. Épargnons-le cependant, puisqu'il a été père de deux martyres et époux d'une martyre; n'augmentons pas par nos reproches la douleur du coup qu'il leur porta. Considérons, au contraire, la prudence de ces femmes. Lorsqu'il fallait fuir, elles ont fui; lorsqu'il a fallu combattre, elles se sont arrêtées, et se sont laissées charger de chaînes pour l'amour du Christ. S'il ne faut pas, en effet, rechercher les épreuves, il faut les supporter quand elles arrivent, prouver d'un côté notre mansuétude, de l'autre notre courage. C'est ce qu'elles firent alors; elles revinrent sur leurs pas et combattirent. La carrière était ouverte, et l'heure de la lutte était venue. Voyons donc quel fut le combat.
Elles arrivèrent à la ville d'Hiérapolis, et de là, elles montèrent à la cité sainte par le moyen que je vais dire. Un fleuve coulait près de la route qu'elles suivaient; les soldats, arrêtés pour prendre leur repas, s'étaient enivrés; d'autres disent que le père, entrant dans le dessin, aida les martyres à tromper la surveillance des gardes : je veux le croire; en rendant plus facile leur course vers le martyre, peut-être voulut-il préparer, pour le jour du jugement, une excuse à sa trahison. Quand il eut écarté un moment les soldats par son influence, elles allèrent au bord du fleuve, et se précipitèrent elles-mêmes dans ses eaux. La mère s'y jeta avec ses deux filles. Écoutez ceci, mères et jeunes filles; obéissez ainsi à vos mères, jeunes filles; et vous, ô mères, élevez vos filles et aimez-les comme cette mère. Elle se précipita donc dans le fleuve, ayant ses filles à ses côtés : l'épouse était entre les deux vierges, le mariage était entouré de la virginité, et le Christ était au milieu d'elles. Pareille au tronc d'un arbre entouré de deux vigoureux rejetons, cette bienheureuse mère, entourée de ses filles, les plongeait avec elle dans les eaux. Elles y furent noyées et baptisées d'un nouveau baptême. Oui, c'était un illustre baptême : le Christ n'appelle-t-Il pas sa mort un baptême ? Parlant au fils de Zébédée : "Vous boirez, dit-Il, mon calice, et vous serez baptisés du baptême par lequel Je serai Moi-même baptisé."
Cette femme souffrit donc, non pas un double, mais un triple martyre : elle souffrit une fois dans son propre corps, et deux fois dans ses filles. Pour se précipiter dans le fleuve, il lui fallait un grand courage; mais pour entraîner ses filles avec elle, il lui en fallait un plus grand encore. Les mères ne redoutent pas tant la mort pour elles-mêmes que pour leurs filles. Aussi est-ce par l'immolation de ses filles que les tourments du martyre ont été accrus pour Domnine; car il lui a fallu contraindre la nature, résister au feu de l'amour maternel, étouffer le cri des entrailles et la voix du coeur. Une mère voyant mourir sa fille, s'écrie que la vie est trop amère; celle-ci n'assiste pas seulement au trépas de ses filles, elle les traîne à la mort de sa propre main. Quel supplice que celui dont le seul récit nous fait trembler d'épouvante ! Les soldats déjoués les attendaient pour continuer leur route : et déjà elles étaient au milieu des anges, des célestes soldats du Christ. Leurs gardiens ne s'en apercevaient pas; car ils n'avaient pas les yeux de la foi. Paul dit que "les mères seront sauvées par la génération des enfants;" ici, au contraire, c'est par la mère que les filles sont sauvées. Ainsi des mères peuvent enfanter d'un enfantement mille fois préférable au premier; les douleurs en sont plus amères, mais le fruit est bien plus doux. Une mère peut nous dire ce qu'elle souffre en voyant expirer sa fille; mais nulle ne peut dire ce qu'il faut souffrir pour lui porter de sa propre main le coup fatal. Pourquoi donc cette femme n'attendit-elle pas le jugement ? Elle voulut ériger un trophée avant la bataille, saisir la couronne avant le combat, remporter le prix avant la lutte : non qu'elle redoutât les tourments, mais bien l'impudique curiosité des yeux lascifs. Elle ne craignait pas que les bourreaux déchirassent son sein, mais elle tremblait que ses filles ne fussent condamnées à perdre leur virginité. Ce n'est pas par lâcheté qu'elle a devancé le jugement; car elle a souffert dans le fleuve un bien plus terrible supplice. Il est plus dur et plus horrible, comme je l'ai dit déjà, de précipiter de ses mains ses propres filles, la plus chère moitié de soi-même, dans un gouffre, et de les voir ainsi périr, que de sentir déchirer ses membres; et il lui fallut plus de magnanimité pour saisir ces jeunes vierges et les traîner jusqu'à l'abîme qui devait les engloutir, que pour supporter la torture. Voir ses filles égorgées par d'autres est un moindre déchirement que de leur ôter la vie de ses propres mains, que d'être soi-même leur bourreau.
Vous confirmerez mes paroles, ô mères qui m'entendez, vous qui avez éprouvé les douleurs de l'enfantement et mis des filles au monde. Comment a-t-elle pu saisir ces innocentes vierges ? Comment ses mains ne se sont-elles pas glacées ? Comment son bras ne s'est-il pas raidi ? Comment a-t-elle conservé sa raison ? Son action n'était-elle pas plus pénible que mille tourments ? Ce n'était pas son corps, mais son âme qui était déchirée. Mais pourquoi chercher à décrire ce qui ne se peut rendre ? Les paroles ne pourront jamais exprimer la grandeur d'un tel martyre; et la femme qui a soutenu ce combat a seule connu ce qu'il pouvait être. Écoutez, ô mères, écoutez, ô jeunes vierges : mères, pour élever ainsi vos filles; jeunes vierges, pour obéir ainsi à vos mères. "Car s'il convient de louer la mère qui a commandé, il faut célébrer aussi les filles qui lui ont obéi. La mère n'a pas eu besoin de liens pour retenir ses victimes : elles n'ont pas résisté; mais du même pas, avec le même courage, elles ont marché au martyre et se sont précipitées dans le fleuve, laissant sur la rive leurs chaussures comme un signe pour les gardes. Dans leur prévoyance, elles voulurent laisser à ces gens un moyen de défense, si la cruauté du juge les accusait de trahison ou de s'être laissé corrompre par l'or de leurs prisonnières. La présence de leurs chaussures montrait qu'elles s'étaient jetées d'elles-mêmes, et malgré eux, dans le fleuve.
Mais un ardent amour de ces saintes embrase vos coeurs.
Prosternons-nous donc devant leurs reliques, et baisons leurs châsses. Les châsses des martyrs doivent avoir une grande vertu, puisque leurs ossements en ont une si puissante. Non seulement en ce jour de fête, mais tous les jours faisons notre cour à ces martyres; prions-les, supplions-les d'être nos protectrices. C'est surtout maintenant que nous devons mettre en elle notre confiance : elles sont mortes, mais elles portent les stigmates du Christ, et en les lui montrant, elles peuvent tout obtenir de ce grand roi, puisqu'elles sont si puissantes auprès de lui. Par nos instances, par nos continuelles visites, gagnons leurs bonnes grâces, et par elles nous obtiendrons de Dieu miséricorde. Puissions-nous l'obtenir de la Grâce de notre Seigneur Jésus Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père, gloire et puissance, avec le saint Esprit, dans les siècles des siècles. Amen.