LES ACTES DE SAINTE CHARITINE, VIERGE

(L'an de Jésus Christ 304)

fêtée le 5 octobre

 

Il fut un temps où l'impiété, assise sur le trône des césars, exerçait brutalement son pouvoir tyrannique, et mettait au coeur des princes une implacable fureur contre ceux qui faisaient profession du christianisme. Les satellites et les ministres des empereurs avaient l'ordre exprès de rechercher les chrétiens; et de toutes parts retentissait l'horrible menace des supplices les plus recherchés contre les pieux disciples du Christ. Par suite de ces perquisitions, on découvrit et on dénonça à un certain comte nommé Domitius la généreuse vierge Charitine, parce que non seulement elle avait en grand honneur les chrétiens, mais elle engageait même beaucoup de personnes à embrasser leur religion; et quant à ceux qui se rendaient à ses pressantes exhortations, elle leur procurait les moyens de pratiquer leur culte en toute sûreté. Elle vivait seule avec elle même et avec son Dieu dans une maison isolée. Le comte vint aussitôt la trouver, frémissant de colère, la fit d'abord frapper très rudement, et lui ayant fait mettre un collier de fer, il la conduisit devant le juge consulaire, renommé pour ses injustices.

Celui-ci, étant monté sur son tribunal, fit étaler des instruments de supplice, et dit à la bienheureuse vierge : "Prends pitié de toi avant de faire l'essai des supplices; laisse-toi guider par la sage raison, et offre un sacrifice aux immortels. En agissant ainsi, tu recueilleras trois avantages très précieux : d'abord tu te concilieras la puissante protection des dieux, puis la bienveillance des empereurs, et tu n'auras pas le déplaisir de voir flétrir par d'atroces tourments ta florissante beauté." La sainte martyre, entendant ces paroles, leva les yeux vers le ciel, d'où elle attendait et implorait le secours dont elle avait besoin; se munissant ensuite du signe de la croix, elle dit : "Je vois bien, ô juge consulaire, que ta conduite n'est pas dictée par la sincérité, et que tu es un homme perfide et rusé; mais tu ne retireras aucun profit de ta duplicité; car ni tes flatteries ne sauraient m'éblouir, ni tes menaces m'intimider. Sache aussi que tes conseils ne me feront jamais changer de sentiment, pas plus qu'ils n'ébranleront le ferme désir qui est en moi de souffrir pour le Christ. Je me confie au Dieu seul et véritable, à qui j'ai consacré toute ma vie. Si tu veux m'en croire, tu auras plutôt pitié de ton erreur. Avise donc pour toi-même à des mesures plus salutaires, et renonce au culte d'idoles sourdes, desquelles un de nos prophètes dit quelque part : "Périssent les dieux qui n'ont pas fait le ciel et la terre !" Et encore : "Les dieux des nations sont des démons." Et ailleurs : "Les idoles des gentils, faites d'or et d'argent, sont l'oeuvre de la main des hommes : que ceux qui les adorent leur ressemblent !"

Le juge, l'entendant ainsi parler, frémit de rage, et ordonna de lui raser le sommet de la tête. Cette insulte ignominieuse fut suivie d'un très grand miracle; car les cheveux rasés repoussèrent incontinent. Ce prodige toutefois ne fit qu'augmenter la fureur du juge, et, dans son injuste courroux, il donna l'ordre de mettre des charbons ardents sur la tête de la martyre, et d'y verser ensuite du vinaigre, afin de rendre la douleur plus vive. Durant ce supplice, la généreuse vierge priait et disait : "Seigneur Jésus Christ, qui es l'assuré et le ferme Soutien de ceux qui ont placé en Toi leur confiance, Toi qui as conservé sans lésion les trois saints enfants au milieu des flammes d'une fournaise ardente, secours-moi aussi à cette heure, et affermis-moi contre les tourments que j'endure pour Toi, de peur que les ennemis de la vérité n'en viennent à dire : "Où est leur Dieu ?" Après cet atroce tourment, elle louait le Seigneur et Lui rendait grâces. Le juge, irrité de sa constance, ordonna de lui enfoncer dans les seins des alênes rougies au feu. Durant ce cruel supplice, à mesure que les chairs se consumaient par l'action du feu, le coeur de la martyre s'embrasait de plus en plus d'amour pour le Christ. On approcha ensuite de ses flancs des lampes ardentes; mais tandis que son corps brûlait, elle n'en persévérait qu'avec plus d'instance dans la ferveur de la prière. Après tous ces supplices, on la pressa plus vivement encore de sacrifier aux dieux.

Mais comme son coeur et sa bouche étaient immuables dans la confession du Nom du Seigneur, le juge, qui, obstiné dans le mal, était aussi ferme pour lui infliger ces tourments qu'elle l'était elle-même pour les supporter, commanda de lui attacher une pierre au cou et de la précipiter au fond de la mer. Pendant qu'on exécutait cet ordre, la généreuse vierge s'écriait : "Je Te rends grâces, Seigneur, de ce qu'il T'a plu me faire passer par les eaux de la mer pour ton saint Nom, afin que je sois trouvée pure au jour de la résurrection; mais fais éclater tes miracles en ma personne en ce moment, comme tu fais toujours, afin que ton grand Nom en soit plus glorifié dans les siècles des siècles. Amen." Après qu'elle eut ainsi prié, les liens qui la retenaient se rompirent, et la pierre seule tomba au fond de l'eau. Mais pour elle, ô prodige ! - on la vit marcher d'un pas ferme et assuré sur la surface de la mer, comme sur une terre ferme, et diriger ses pas vers le rivage. Apercevant ensuite le juge qui attendait tranquillement l'issue de l'exécution de ses ordres, elle lui dit : "Salut, juge consulaire ! Eh bien, comprends-tu maintenant la Puissance du Christ qui opère en moi ? Veux-tu encore t'aveugler et résister à la vérité ? Crois-moi : si, sortant des ténèbres, tu recherches sincèrement la vraie lumière, tu parviendras au salut; si, au contraire, tu veux persévérer dans tes dispositions premières, tu me procureras, il est vrai, de grands biens, mais aussi tu attireras sur ton âme la mort." Cet homme exécrable, ne pouvant supporter la liberté avec laquelle elle lui parlait, et en même temps stupéfait du miracle qui venait d'avoir lieu, tomba en défaillance, et ne put proférer une parole.

Lorsqu'il fut enfin revenu à lui, il ne voulut rien comprendre; il dit cependant : "Ce qui est arrivé démontre la grande Puissance du Galiléen; mais je prouverai qu'il faut plutôt l'attribuer à des prestiges." Et, jetant ses regards sur ceux qui l'entouraient, il ordonna de dépouiller la sainte, de lui attacher les mains derrière le dos, de la lier sur une roue, de placer dessous des charbons avec des instruments de fer tranchant, et de faire tourner vivement la roue, afin que, les membres de la martyre étant ainsi tranchés et mis en pièces, elle expirât dans cet atroce supplice. La machine fut bientôt préparée; mais le Secours d'en haut vint encore déjouer la barbarie du tyran. Un ange, descendant du ciel, éteignit la flamme du brasier et débilita tellement les bras des bourreaux qu'ils ne purent faire tourner la roue. Le président, ne sachant plus que faire, s'ingéniait à inventer de nouveaux genres de supplices. Enfin, après de longues perplexités, il se décida à lui faire arracher les ongles des pieds et des mains. Tandis que les bourreaux exécutaient cet ordre atroce, la sainte martyre ne faisait pas plus d'état de ce tourment que si on l'eût fait subir à un autre. Le juge, exaspéré du peu de succès de ses efforts sanguinaires, ordonna alors de lui arracher les dents. Mais s'il ne se lassait pas d'ajouter de nouveaux supplices aux premiers, la sainte, de son côté, montrait une constance, une fermeté à toute épreuve, et rien ne pouvait fatiguer sa patience.

Le président, le plus scélérat des hommes, forma alors le dessein de couvrir d'opprobres le corps si pur de la martyre; et, se tournant vers les satellites, il leur dit : "Prenez-la, conduisez-la en quelque lieu élevé et découvert, et que les crieurs publics parcourent la contrée pour engager la tourbe des impudiques à venir l'outrager. Après qu'on l'aura ainsi déshonorée, ramenez-la à mon tribunal, afin que je surajoute ce qui resterait d'incomplet." La martyre du Christ lui répondit : "J'ai pour moi le Christ, qui, par sa seule Volonté, sait rompre tous les desseins des hommes; aujourd'hui même Il recevra mon âme sans qu'elle ait été souillée d'aucune tache; car tous tes stratagèmes, ô profane, seront dissipés et anéantis." Et levant vers le ciel ses mains, ses yeux et son esprit, elle pria le Seigneur, qu'elle désirait posséder. Après qu'elle eut terminé sa prière, elle rendit paisiblement son âme à Dieu, offrant en sacrifice son corps très pur et son esprit à Celui pour l'amour duquel elle regardait toutes choses comme un néant, préférant mourir plutôt que de perdre la virginité, même malgré elle.

Mais le juge, qui, encore après la mort de la sainte martyre, nourrissait contre elle une insatiable frénésie, donna l'ordre de renfermer son corps dans un sac rempli de sable et de le jeter au fond de la mer, croyant ainsi assouvir sa haine féroce contre elle aussi bien que contre les chrétiens, en privant ceux-ci des glorieuses et précieuses reliques de la sainte vierge martyre. Les ordres du juge furent immédiatement mis à exécution, et le corps de la martyre fut précipité dans les flots. Mais, ô Charitine, même en cette circonstance tu ne fus pas oubliée de Dieu, qui glorifie à son tour ceux qui L'ont glorifié; car alors, ainsi qu'Il en agit d'ordinaire, Il fit éclater les magnificences de sa Puissance souveraine. Durant trois jours entiers la mer garda le corps de la Sainte intact et sans la plus légère corruption : après quoi Dieu rendit à la terre du rivage ce même corps qui L'avait servi dans le respect et la crainte. Un homme de moeurs douces et simples, nommé Claude, qui avait élevé la vierge depuis son enfance, enleva le saint corps, et après l'avoir enseveli avec honneur, le déposa en un lieu vénérable, sur lequel il construisit à la hâte un tombeau, peu digne, à la vérité, d'une telle martyre; mais le malheur des temps et la crainte des dominateurs de l'époque ne lui permirent pas d'ériger un plus riche mausolée.

Ainsi termina son martyre, le cinq du mois d'octobre, la vierge Charitine, en Jésus Christ notre Seigneur, à qui soit gloire et puissance dans les siècles des siècles. Amen.