MARTYRE DE SAINT ARÉTHAS ET SES COMPAGNONS DANS LA VILLE DE NEDJRÂN, EN ARABIE

fêtés le 24 octobre

En la cinquantième année du règne de l'empereur romain Justin, dévot serviteur du Christ, en l'indiction deuxième, la huit cent trente-cinquième année de l'ère des Séleucides (d'Antioche de Syrie), au mois d'hyperbérétie ou d'octobre, Timothée étant évêque d'Alexandrie, Jean évêque de Jérusalem, Timothée évêque de Constantinople, et Euphrasius évêque d'Antioche, le pays d'Éthiopie était gouverné par un excellent roi nommé Elesbaas, qui faisait sa résidence à Axoum, capitale de son royaume.
À là même époque régnait sur les Himyarites un Juif, nommé Dhou-Nowas, qui surpassait en cruauté tous ceux de sa race sanguinaire. Cette contrée des Himyarites est désignée, dans les saintes Écritures, sous le nom de pays de Saba, et les Gentils lui ont donné le nom d'Arabie heureuse. Tous les habitants de ce royaume de Saba étaient des Grecs et des Barbares, qui ne vivaient point selon les commandements de Dieu, mais selon les observances et les méprisables prescriptions des hypocrites Pharisiens et des Sadducéens. Ainsi donc, tandis que l'univers entier, et cela depuis longtemps, honorait et glorifiait le Christ, vrai Dieu, qui règne avec le Père et le saint Esprit, seule cette région des Himyarites ou de Saba était adonnée au culte des idoles ou suivait encore les lois de la religion juive. Les hommes ne craignaient point Dieu, mais étaient pleins de respect pour leurs idoles. Ce dissentiment de croyances était cause de guerres perpétuelles entre le roi d'Éthiopie et celui des Homérites, qui était son tributaire.
Enfin Dhou-Nowas ayant fait massacrer quelques chrétiens, le roi Elesbaas, plein de zèle pour l'honneur de sa religion, accourut avec son armée, et tailla en pièces le misérable roi des Himyarites.
Il y avait au pays des Himyarites une cité très populeuse, appelée Nedjrân, dont les habitants illuminés d'en haut honoraient la Trinité consubstantielle et sainte. Ils avaient depuis longtemps reçu cette foi et cette doctrine de pères saints et remplis de l'esprit de Dieu.
Après avoir été défait sur le champ de bataille, le roi des Himyarites s'enfuit et alla se retrancher au milieu des montagnes inaccessibles. Elesbaas laissant un de ses généraux avec une armée pour garder le pays, revint dans son royaume. Mais le démon, qui déteste tout ce qui est bien et est l'ennemi de tous ceux qui veulent vivre pieusement, excita de nouveau le roi des Himyarites contre les troupes qu'avait laissées le roi d'Éthiopie. Dhou-Nowas parvint à les exterminer, et se mit à persécuter cruellement tous ceux qui vénéraient le Nom du Christ, qu'ils fussent Grecs, Romains ou Éthiopiens Il se déchaîna comme un démon incarné contre tous les chrétiens qui se trouvaient dans ses États. Après leur avoir fait subir toutes sortes de vexations, il les fit tous réunir et mettre à mort. Il se dirigea ensuite avec ses troupes vers la cité de Nedjrân dont les habitants vénéraient le Christ, se proposant de la détruire de fond en comble.
Comme l'hiver approchait, le roi d'Éthiopie ne put se mettre en campagne avec son armée pour aller combattre Dhou-Nowas, qui assiégeait Nedjrân, la glorieuse et vénérable cité des saints et des martyrs triomphants, la cité dont le nom hébreu signifie «ville tonnante», ou encore «obstacle infranchissable». Le roi des Himyarites s'approcha des murailles, et offrit aux regards des habitants l'image de la croix de notre Seigneur Jésus Christ faite avec deux morceaux de bois. En même temps il leur fit crier par un héraut : «Quiconque ne blasphème pas le crucifix, et ne méprise pas ce bois qui représente un signe de malédiction, périra par le feu ou par le glaive. Mais celui qui embrassera mon sentiment et reniera ce que les disciples galiléens appellent la Trinité, sera comblé d'honneurs, et jouira dans mon royaume de la plus ample liberté. J'ai déjà mis à mort par le feu et le glaive non seulement tous les soldats que le roi d'Éthiopie avait laissés sur mon territoire, mais encore tous les chrétiens et les moines de mes États; j'ai détruit de fond en comble, rasé et brûlé, dans toute l'étendue de mon royaume, les églises des chrétiens. Et maintenant je viens à vous, Nedjrânites, à la tête de troupes considérables, avec des forces redoutables, entouré de soldats aguerris; nous sommes cent vingt mille autour de vos murailles.»
Les habitants de Nedjrân répondirent du haut des rempart : «On nous a enseigné, Sire, à vénérer, à adorer le Dieu tout-Puissant et son Verbe par qui tout a été fait, et son Esprit saint qui vivifie tout, en nous recommandant bien de ne point admettre d'autres dieux, ni de diminuer en quoi que ce soit les droits du Monarque souverain, mais d'adorer un seul Dieu en trois Personnes. Nous vénérons et nous adorons donc le même Dieu tout-puissant qu'ont adoré Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Aaron, Samuel et tous les prophètes.»
À ces paroles, le roi des Himyarites, qui était censé vivre sous la loi de Moïse, mais qui au fond ne reconnaissait aucune loi, entra en fureur, et poursuivit le siège pendant longtemps, faisant usage des engins et des machines de guerre les plus redoutables. Mais ce fût en vain; il ne put détruire une ville qui était fondée sur la pierre de la foi dans le Christ; une ville qui, semblable à la citadelle de Sion en Jérusalem, était protégée extérieurement par les montagnes qui l'environnaient de toutes parts, et défendue au-dedans par des troupes, innombrables qui couronnaient ses remparts.
Le roi des Himyarites ordonna de soumettre Nedjrân à un blocus rigoureux : il défendit de laisser entrer ou sortir personne, fit chasser tous les habitants des faubourgs, en mit plusieurs à mort et en donna un bon nombre à ses généraux pour leur servir d'esclaves. Enfin, reconnaissant qu'il lui était impossible d'emporter la ville d'assaut il invita le serpent homicide, qui porte toujours envie à ceux qui vivent pieusement. Il jura et en prit à témoin le Dieu du ciel et de la Loi, et les Puissances les plus sacrées, qu'il ne ferait aucun mal aux citoyens et ne contraindrait personne à blasphémer sa religion, à la seule condition que la ville se rendrait, ouvrirent ses portes et paierait le tribut annuel ordinaire, c'est-à-dire un helcas par tête. L'helcas est une monnaie d'or du pays des Himyarites, valant douze kérats; et l'impôt que payait chaque année la ville de Nedjrân montait à cent trente talents d'or.
La population de Nedirân, désireuse de suivre en tout les saintes prescriptions de notre Dieu Sauveur, fit répondre à Dhou-Nowas : «Sire, la loi, les prophètes et les saints apôtres nous enseignent à honorer Dieu et à obéir aux rois en tout ce qui est conforme au droit et à la justice. Confiants en la foi de ton serment, nous t'ouvrons les portes de la ville. Tu entreras quand tu le voudras. Mais sache bien que si tu nous réduis en esclavage, Dieu est là pour nous porter secours, et pour faire retomber ta malice sur ta propre tête. Et si Dieu ne te punit pas sur-le-champ, nous autres au moins, empruntant le langage d'Ananias, Azarias et Misaël, nous te montrerons que nous ne céderons pas à ta volonté tyrannique : nous n'embrasserons pas ta religion, nous ne souscrirons pas à tes blasphèmes; car nous estimons que mourir est un gain, puisque c'est obtenir la vie dans le Christ qui est mort et ressuscité pour nous. Que le Christ vive en nous.»
Cela dit, ils ouvrirent les portes de la ville, et le roi des Himyarites, ce rusé serpent, y pénétra après avoir réitéré son serment d'accorder la vie sauve et pleine liberté à tous les habitants, s'ils lui livraient spontanément la cité. Le lendemain, tous les principaux de Nedjrân, ayant à leur tête leur prince Aréthas, allèrent trouver le roi et se prosternant à ses pieds, lui offrirent leurs hommages. Dhou-Nowas leur ordonna de se réunir tous autour de lui, après avoir porté, hors de la ville leurs richesses, et de lui présenter leur évêque, nommé Paul. Les grands répondirent que Paul était mort depuis deux ans; mais Dhou-Nowas refusant d'ajouter foi il leurs paroles, ordonna de fouiller à l'endroit où l'on disait l'avoir enterré; et lorsqu'on eut extrait ses ossements, il les fit brûler et jeter les cendres au vent.
Le lendemain il donna ordre à tous ses soldats de ramasser du bois, d'allumer un immense bûcher qui occuperait un stade entier de terrain, et d'y jeter tous les prêtres, les diacres et les ministres sacrés de Nedjrân, les moines, les diaconesses et les vierges; celles enfin qui célébraient nuit et jour par leurs chants les louanges divines dans la maison de Dieu. Il fit brûler ainsi toutes les personnes consacrées de la ville et de la banlieue, sans distinction aucune et sans procès préalable, afin, disait-il, de terrifier le reste des chrétiens.
Le nombre des victimes s'éleva à 427. Dhou-Nowas fit alors charger de chaînes l'illustrissime prince Aréthas et tous les principaux de la ville, et, par son ordre, un héraut cria en langue himyarite : «Reniez celui que vous appelez Christ; embrassez le judaïsme, conformez-vous à mon sentiment, et vous aurez la vie sauve.» — Les saints martyrs répondirent : «Dieu nous garde de jamais renier la foi de notre baptême.» — Le roi reprit : «Les Romains savent bien que nos pères, qui étaient prêtres et docteurs de la Loi en Jérusalem, ont crucifié un homme qui blasphémait Dieu; qu'ils l'ont flagellé, l'ont accablé d'outrages et l'ont fait périr d'une mort honteuse; que c'était par conséquent un homme et non pas un Dieu. Pourquoi vous obstinez-vous dans l'erreur, en persistant à suivre cet homme ? Vous n'êtes pas meilleurs que les Nestoriens, qui vivent maintenant au milieu de nous, et disent que Dieu lui-même n'est pas descendu au milieu de nous, mais seulement un prophète de Dieu. Remarquez bien d'ailleurs, habitants de Nedjrân, que je ne vous demande pas de renier le Dieu du ciel et de la terre, ou d'adorer le soleil, la lune et les autres astres du ciel, ou encore une créature quelconque de la terre, de la mer ou des fleuves. Mais j'exige seulement que vous reniez celui qu'on appelle Jésus, qui a osé pousser le blasphème jusqu'à se dire Dieu; dites seulement que c'est un homme et non un Dieu qui a été attaché à la croix, et je me déclare satisfait.»
Les saints martyrs du Christ répondirent : «Dans notre propre intérêt, dans l'intérêt de notre nation, de tous les citoyens de cette ville, et de tous ceux que nous chérissons, nous voulons défendre, attester et professer la foi salutaire dans laquelle nous avons été baptisés au nom du Père, du Fils et du saint Esprit; nous ne consentons donc pas à rejeter le mystère de l'Incarnation. Mais ce Jésus que vous blasphémez, ce Dieu Verbe, deuxième personne de la sainte Trinité, qui s'est incarné sur le déclin des temps pour opérer notre salut, et est né de la Vierge Marie par l'opération du saint Esprit, nous a donné à l'avance cet avertissement : «Vous serez traînés à cause de moi devant les rois et les présidents, afin que vous rendiez témoignage de moi en leur présence et à la face des nations.» Ce que nous repoussons et condamnons, Sire, c'est toi et ton gouvernement, parce que tu violes la loi de Dieu et tu mens à la vérité.» Le roi des Himyarites prescrivit alors à ses officiers d'employer a leur égard des caresses de tous genres et de douces paroles pour les décider à renier le Christ. Mais eux ne se laissèrent pas prendre au piège, et se contentèrent de répondre : «Quand même tu nous ferais mourir dans le feu et au milieu des tourments, nous ne renierons point la foi en la sainte Trinité; car le Christ est l'unique raison de notre vie, et mourir nous est un gain.»
Le principal entre les martyrs, celui qui les dirigeait et les animait à confesser leur foi, était saint Aréthas, fils de Caneph, prince de Nedjrân et de ses dépendances. À la nouvelle que le misérable roi des Himyarites avait violé ses serments, beaucoup de chrétiens s'enfuirent et allèrent se cacher dans les montagnes, au fond des antres et des cavernes. Ils agirent ainsi non pas parce qu'ils redoutaient le martyre, mais parce qu'ils espéraient qu'au milieu de leurs afflictions et de leurs angoisses, lorsqu'ils erraient nus dans le désert, Celui qui entend les cris des petits et des corbeaux et leur procure la pâture, exaucerait leurs prières, et qu'en échappant à la cruauté du persécuteur, ils demeureraient comme un monument de la puissance du Seigneur des armées et serviraient de semence à la race de ses serviteurs.
Le roi des Himyarites put cependant saisir, soit dans la ville, soit dans la campagne environnante, des hommes, des femmes, des enfants, des jeunes filles, des jeunes gens et des vieillards au nombre de quatre mille deux cent cinquante-deux : tous reçurent l'un après l'autre la couronne du martyre, après avoir courageusement confessé leur foi. Parmi ces victimes se trouvaient beaucoup de prêtres, et le prince lui-même de la ville, le juste Aréthas. Mais donnons quelques détails sur cette atroce exécution.
Le barbare Dhou-Nowas fit rassembler toutes les femmes et les enfants des grands de la ville, qui étaient détenus dans les fers et avaient par conséquent déjà commencé leur martyre. Il les mit en présence de leurs maris, et essaya, par toutes sortes de moyens, de persuader à tous les martyrs de lui obéir et de blasphémer le Christ. Mais les femmes et leurs enfants s'écrièrent unanimement : «Que Dieu nous fasse miséricorde ! Nous sommes prêts à abandonner enfants, parents, patrie et richesses, pour suivre Celui qui, sous Ponce Pilate, a enduré pour nous le supplice de la croix.» Le persécuteur revint à la charge, et leur adressa de douces et flatteuses paroles pour les gagner : «Voyons, ne vous obstinez donc pas dans l'erreur, en suivant celui qu'on appelle Christ et que nos pères ont mis a mort par le ministère des licteurs; rendez-vous à mes invitations, judaïsez, et vous pourrez vivre en paix avec vos enfants. Sachez bien que si vous ne consentez pas à faire ce que je vous demande, vous périrez au milieu des plus atroces supplices.» Les femmes et les enfants se mirent à pleurer et à sangloter : «Nous sommes prêts, répétaient-ils, à mourir pour le Christ. Le Christ, notre Dieu, est le Fils du Dieu vivant; nous lui appartenons; nous adorons sa croix, et nous désirons ardemment mourir pour lui. Dieu nous préserve de renier jamais le Christ, le Roi des siècles, et de survivre au meurtre de nos époux.» Le roi reprit alors : «Eh bien ! femmes insensées, vous choisissez donc de mourir pour un homme charlatan et trompeur ?»
Dix d'entre ces femmes qui étaient moniales et avaient reçu le voile des vierges répondirent au roi avec indignation : «Puisse devenir muette la bouche qui vient de blasphémer Celui qui règne an ciel et sur la terre.» Dhou-Nowas, indigné, ordonna d'emmener toutes les femmes vers une fosse où l'on avait décapité les martyrs précédents, et de leur trancher semblablement la tête. Les serviteurs du tyran saisirent par les cheveux ces courageuses martyres qui étaient au nombre de 227, et les entraînèrent vers le lieu du supplice. Lorsqu'on y fut parvenu, les moniales s'adressèrent en ces termes à leurs compagnes : «Permettez-nous, saintes femmes craignant Dieu, de cueillir les premières la palme du martyre; car, malgré notre indignité, nous sommes marquées du sceau dé la virginité, et ornées de la chaste beauté des anges. Vous savez bien qu'au moment d'aller recevoir les saints mystères, les ministres de l'autel nous appelaient à la table sacrée les premières, comme étant les épouses du Christ, et après nous venaient les laïques, conformément à l'institution de l'Église. Il est donc convenable que nous recevions aussi les premières le calice de la mort.» — Les femmes répondirent avec vivacité : «Il n'en sera point ainsi; car étant les épouses et les mères de ceux qui doivent être prochainement immolés, il est mieux qu'on nous fasse mourir les premières, afin que nous ne soyons pas témoins des supplices de nos maris et de nos enfants.» Et chacune d'elles suppliait, contraignait presque les bourreaux qui les entraînaient à leur infliger immédiatement la mort. À ce spectacle, les étrangers de toute tribu et de toute langue qui se tenaient en foule autour du misérable roi des Himyarites, émus de compassion, se frappaient la face, et poussaient des gémissements entrecoupés de grincements de dents. — Toutes les femmes, invoquant le nom du Père, du Fils et du saint Esprit, eurent l'une après l'autre la tête tranchée. Le roi, s'adressant alors à ses officiers, leur dit avec un sourire de dépit : «Voyez comme cet imposteur de Jésus a répandu et enraciné profondément son erreur dans l'univers entier.»
On amena alors une femme nommée Ruma, qui tenait par sa noblesse et sa distinction le premier rang dans la cité. Le dragon infernal, qui agissait en la personne de Dhou-Nowas, la traita avec honneur et déférence, espérant bien triompher d'elle par des moyens de persuasion. Cette femme était d'une incomparable beauté. Le tyran la fit conduire en prison, ainsi que ses deux filles; dans son astuce, il se disait intérieurement : «Il faut ménager cette femme, ses filles et ses biens; ou pourra par ce moyen l'amener à blasphémer le Fils de Dieu.» Ruma et ses filles s'acheminèrent vers la prison, pleines de tristesse et d'angoisse, se demandant si elles seraient privées du bonheur de subir le supplice avec les autres femmes. Le troisième jour, le roi envoya un appariteur à la prison, pour signifier à la mère les conditions suivantes : «Si tu m'obéis et renies celui que vous appelez Christ, tu vivras entourée d'honneurs, ainsi que tes filles, et vous jouirez de ma faveur. Sinon, sache que tu vas périr de mort violente.» En entendant ces paroles, Ruma s'écria : «Conduisez-moi au roi; je vais lui obéir en ce qu'il me demande.» Les serviteurs l'emportèrent dans une chaise à bras bien fermée car les rayons du soleil ne l'avaient jamais atteinte qu'à travers sa fenêtre. La mère se présenta donc avec ses filles en présence du roi cruel qui leur parla en ces termes : «Femme, ne te laisse plus tromper par les prestiges du Crucifié; ne te laisse pas entraîner par la folie de tes concitoyens; hommes et femmes ont été punis de mort. Tu es issue de parents nobles. À cause de ta race, de ta dignité personnelle et de tes richesses, mais surtout à cause de ta beauté et de celle des filles, je veux vous épargner. Nous avons ouï dire que tu n'as jamais consenti à avoir de rapports charnels avec aucun homme autre que ton mari, encore que tu eusses dans ta maison plus de trois cents hommes pour administrer tes biens et gérer tes affaires. Obéis-moi donc, et comme je viens de te le dire, tu seras comblée d'honneurs dans mon palais, et par moi et par la reine.» La sainte femme répondit : «Je ne puis pas accepter d'honneurs de la part d'un homme qui a renié son Dieu, et qui, ajoutant le blasphème à l'apostasie, contraint tous les autres à blasphémer, et ose appeler magicien notre Dieu, de qui il a reçu son royaume.»
Le roi ordonna alors de découvrir la tête à Ruma et à ses filles, et de les obliger de se tenir, les cheveux épars, à la vue de toute l'armée. La sainte avant aperçu, en se retournant, une
multitude de femmes qui pleuraient, se lamentaient sur son sort et se frappaient la poitrine, leur adressa ces paroles : «Femmes nobles et libres, qui pensez en tout comme moi, et avez vécu en ma compagnie, juives et grecques, écoutez ce que j'ai à vous dire : Vous savez que moi et toute ma famille avons embrassé le christianisme. Vous connaissez le haut rang que j'occupe, les biens immenses en or, en argent, en esclaves de l'un et l'autre sexe, en terres et en troupeaux que je possède : rien absolument ne me manque. Si j'avais voulu, après la mort de mon mari, épouser un autre homme, personne n'aurait tourné en dérision ma jeunesse, et n'aurait trouvé en cela une transgression de la loi de Dieu; car la doctrine des apôtres nous enseigne qu'il vaut mieux se marier que de se laisser consumer par la concupiscence. Je vous le déclare en vérité, je possède actuellement plus de dix mille pièces d'argent et d'or. Vous n'ignorez pas que le plus beau jour pour une femme est celui de ses noces; car aussitôt après viennent pour elle les tribulations, les douleurs, les gémissements, les tristesses, surtout lorsqu'elle enfante : et pourtant ces enfants qui lui ont causé tant de peines, elle les pleure quand la mort les lui ravit. Sachez donc qu'à partir d'aujourd'hui je renonce à tous ces biens, et la joie que j'en éprouve est égale à celle du jour de mes noces.
Mes deux filles, qui sont encore vierges, n'ont point péri avec les femmes qui ont confessé le nom du Christ, car le misérable roi ne nous a pas fait saisir, mais seulement les épouses et les enfants des martyrs qu'on a tout d'abord rassemblés et qui sont maintenant dans les fers. Comme je suis veuve, je n'ai point eu l'honneur d'être réunie avec mes filles aux femmes qu'on a mises à mort. Mais maintenant nous allons être, par le martyre, réunies au véritable époux, Jésus Christ Fils du Dieu vivant, qui a préparé un lit nuptial aux cinq vierges prudentes.
Vous le savez, mes sÏurs très chères, voici la seconde fois que vous me voyez la tête découverte : une première fois quand j'ai célébré mes noces temporelles et caduques, et maintenant que je vais prendre possession du lit nuptial spirituel et éternel. Regardez-moi donc, ainsi que mes filles; nulle de vous ne nous surpasse en beauté. Toutefois, n'allez point croire que ce soit par cette beauté plastique et charnelle que nous veuillons triompher de vous, nobles femmes, et de toute la multitude présente; mais c'est bien plutôt par cette beauté de la sagesse, cultivée et fécondée par notre Seigneur Jésus Christ, et par l'éclat de la virginité que nous avons conservée intacte, mes filles d'abord et moi aussi, qui n'ai jamais connu que le mari qui m'avait été donné dans le Christ : j'en prends à témoin Dieu et ma conscience. Nous ne nous sommes point non plus laissé séduire par les propositions d'apostasie que nous a faites l'impie; car cet homme n'a pas pu nous persuader de renier le Christ : vous en êtes aujourd'hui même témoins. Mon or et mon argent que j'abandonne témoigneront, dans le siècle futur, que je ne les ai jamais aimés, mais que je les ai distribués aux indigents selon leurs besoins.»
Le roi, ayant appris par quelques Juifs, ennemis jurés du Christ, que Ruma et ses filles adressaient la parole au peuple et que les auditeurs, tant hommes que femmes, fondaient en larmes, ordonna de les lui amener de nouveau toutes trois et parla ainsi à la mère; «Vois de quelle patience, de quelle longanimité j'ai usé à ton égard, te laissant ainsi dire au peuple
tout ce que tu voulais. C'est parce que j'ai espéré que, en voyant les larmes et l'affection de ceux qui prennent pitié de toi, tu te prendrais toi-même en pitié et tu m'obéirais.» — La sainte répondit : «Tu m'exhortes, Sire, à renoncer à la vie éternelle, et à prolonger ma vie d'ici-bas; mais je crains le feu éternel, je redoute le ver qui ne meurt jamais, et j'ai en horreur la confusion qui est la conséquence de l'apostasie. Il nous est préférable de mourir que d'obéir : car si nous mourons en confessant notre foi, nous entrons dans la vie. Détournant alors la tête Ruma se mit à pleurer, en disant : «Ne permettez pas, ô Roi céleste. Jésus Christ, Fils de Dieu, qui siégez sur les Chérubins et êtes glorifié par les Séraphins, ne permettez pas que nous réunions jamais votre règne et votre divinité.» Le roi, exaspéré, s'écria : «Tu blasphèmes, maudite vieille femme ! je vais m'attaquer à tes chairs et à tes entrailles; je pénétrerai jusqu'à la moelle de tes os, et je verrai si ce farceur de Nazaréen viendra t'arracher de mes mains.»
La plus jeune des filles de Ruma, qui avait alors environ douze ans, s'approcha, et, remplissant sa bouche de crachat, le lança avec indignation à la face du misérable tyran. À la vue de cet outrage, les gardes du roi tirèrent leur épée et tranchèrent la tête des deux filles de la sainte. Le roi ordonna alors à un des assistants de recueillir dans ses mains du sang des victimes et de contraindre la mère à le boire. Quand la sainte eut goûté de cet affreux breuvage, elle s'écria : «Je vous rends grâces, ô Fils de Dieu, du bienfait que vous venez d'accorder à votre servante, en me jugeant digne de goûter au sacrifice que viennent de vous offrir mes humbles enfants.» Le roi ordonna de trancher également la tête à la mère, et s'adressant aux grands de son entourage, il leur dit, par manière de serment : «Mon âme est noyée de tristesse par la pensée de la beauté de cette femme et de ses filles. En vérité, jamais je n'avais rien vit de si ravissant. Je me demande avec étonnement d'où provient cette folie des chrétiens qui s'obstinent à croire follement en un homme qui s'est appelé Dieu.»
Le lendemain, Dhou-Nowas se fit amener saint Aréthas et les 340 qui étaient retenus avec lui dans les fers : «Voyons Aréthas, scélérat fieffé, lui dit-il, réponds-moi. Pourquoi n'as-tu pas suivi l'exemple de ton père, qui gouvernait cette ville avec sa banlieue au temps où mes ancêtres étaient sur le trône, et jouissait de leur estime ? Tu as préféré exercer la tyrannie sur les habitants de Nedjrân, et plein de confiance en un homme enchanteur et trompeur, tu as espéré te soustraire à ma domination ! Allons, maintenant au moins épargne ta vieillesse, aie pitié de tes cheveux blancs; car tu es un vieillard vénérable. Par ce moyen non seulement tu te procureras la vie sauve, mais encore tu délivreras tous ceux qui sont prisonniers et enchaînés avec toi. Renie celui que vous appelez Christ, sinon tu mourras dans les plus atroces supplices, comme les femmes d'hier et des jours précédents. Car le Fils de Marie et de Joseph n'a pas pu sauver ceux qui ont été exécutés par moi, soit dans ma capitale, soit dans tout le pays des Himyarites.»
Aréthas répondit : «En vérité, je gémis du fond de mon cÏur sur le sort des chrétiens qui habitent cette ville. Je leur avais bien dit qu'il ne fallait point ouvrir les portes de la cité, ni avoir foi en tes paroles. Mais ils n'ont point voulu m'écouter. Je leur ai donné alors un autre avis, à savoir de sortir hors des murailles, et de lutter hardiment contre toi dans l'intérêt du peuple du Christ; mais ils l'ont également rejeté. Pour moi, en effet, j'avais pleine confiance que mon maître, le Christ, te vaincrait et te taillerait en pièces, comme autrefois Gédéon avec ses trois cents hommes, fort de la parole de Dieu, mit en fuite des myriades d'ennemis. Mais que la volonté de Dieu soit faite; je sais d'ailleurs que c'est en punition de nos péchés que nous avons été livrés entre tes mains et nous souffrons ces maux. Car tout le monde savait bien que jamais la vérité n'est sortie de ta bouche.»
Un assesseur du roi prit alors la parole : «Est-ce donc que les Écritures des chrétiens enseignent à outrager ainsi les maîtres de la terre ? Ne sais-tu pas que les rois des Juifs ont reçu l'onction du Seigneur lui-même ?» Le saint répondit : «Tu fais sans doute allusion, seigneur, à ce passage de l'Écriture où le roi d'Israël, Achab, ayant dit au prophète Élie : «C'est donc toi qui troubles ainsi le royaume d'Israël ?» Le prophète répondit : Ce n'est pas moi qui trouble Israël, mais c'est toi et la maison de ton père.» Il résulte de ce passage qu'il n'y a point péché à réprimander un roi qui fait le mal. Or, Dhou-Nowas n'a pas rougi de nous exhorter à renier le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, au ciel et sur la terre, les choses visibles comme les invisibles. Ce Dieu qui, peiné de voir sa créature tombée au pouvoir du diable, non seulement ne l'a point abandonnée, mais lui a témoigné sa compassion par toutes sortes de moyens : en produisant le déluge, en lui octroyant sa loi et ses commandements pour instruire tous les hommes, pour les mettre en garde et les écarter du mal, et lorsque plus tard il châtia Israël à cause de ses crimes, en le laissant emmener en captivité, il se laissa ensuite toucher et lui rendit sa patrie. Mais enfin cette créature qui avait été façonnée à l'image du Créateur, s'étant corrompue et rendue difforme, le Verbe-Dieu lui-même descendit du ciel par ordre du Père, revêtit la chair de cette créature déchue, et cloua, en même temps que son propre corps, le péché à la croix. C'est ainsi que, par le moyen de ce corps qu'il avait pris, il devint une hostie offerte à Dieu le Père pour le salut de tout le genre humain. — Comment donc pourrais-je renier un Dieu si bon ? Comment pourrais-je, alors qu'il me reste à peine une heure ou deux à vivre, me rendre indigne dit royaume des cieux ?
Un roi qui meurt, perd son pouvoir. — Or, tu as fait serment, tu as engagé ta foi, ensuite tu as violé ta promesse. J'ai vu dans l'Inde, en Perse et en Éthiopie, des rois qui l'emportaient sur toi en puissance; mais jamais ils ne se sont ainsi parjurés, et ils ont toujours tenu à honneur d'accomplir la parole qu'ils avaient donnée. Aussi les peuples et les nations, les villes et les contrées, les soldats des armées, tous à l'envi les appelaient des dieux, et leur obéissaient comme à Dieu de qui ils tenaient leur autorité. Sache donc bien que nous ne voulons pas obéir à un roi qui, comme toi, blasphème le Seigneur de gloire, car ma volonté m'appartient, et je suis bien déterminé à ne point faiblir dans ma foi au Christ, mais à engager le combat pour l'honneur de son nom. — C'est véritablement un grand bonheur pour moi que dans ma vieillesse, l'âge de plus de 95 ans, je sois, par mon maître le Christ jugé digne de mourir pour lui ! Je sais indubitablement maintenant que le Seigneur m'aime. Mes jours en cette misérable vie sont déjà nombreux; j'ai eu des enfants et j'ai vu les enfants de mes enfants jusqu'à la quatrième génération; j'ai lutté généreusement et courageusement dans maintes et maintes batailles. Mais aucune joie, Sire, n'a égalé celle que je ressens aujourd'hui, quand je songe que ma vieillesse va prendre fin au milieu des saints martyrs; et je suis assuré que ma mémoire en cette ville ne périra pas. Je tiens également pour certain que, semblable à la vigne qui, taillée en son temps, porte des fruits plus abondants, cette ville de Nedjrân et tout le pays des Himyarites verra un jour, par la grâce de Dieu, se multiplier le peuple chrétien. Je te le déclare en présence de Dieu : cette cité que tu viens de réduire en cendres se relèvera; un royaume nouveau s'établira en ce lien, et sera confié aux mains des chrétiens. Quant à ton empire, il tombera en ruines, et ta religion sera abolie.»
Puis, se tournant vers les saints martyrs, il se mit à crier avec force : «Avez-vous entendu, mes frères, ce que je viens de dire au roi ?» Tous ensemble répondirent : «Nous avons entendu, vénérable père, nous avons entendu.» Aréthas reprit : «Si quelqu'un d'entre vous redoute les ordres de ce roi impie, qu'il quitte nos rangs.» Les saints martyrs répondirent : «Tiens bon, père, dans la lutte que tu viens d'engager, car tous nous mourrons pour le nom du Christ, et personne de nous ne s'éloignera de toi.» Saint Aréthas prit de nouveau la parole : «Écoutez-moi, chrétiens, juifs et grecs : si quelqu'un de mes parents ou de mes amis a renié le Christ, qu'il sache que ce Christ le reniera à son tour, quand il viendra juger les vivants et les morts, et qu'au jour de la résurrection, je n'aurai plus avec lui aucun rapport. Maintenant je veux et l'ordonne que l'on consacre tous mes biens à la construction de l'église qu'on élèvera après ma mort. J'établis mes héritiers ceux de mes fils ou de mes proches qui persisteront fermes dans la foi immaculée. Mais je veux que trois de mes plus belles propriétés reviennent à la sainte Église.»
Le vieillard, s'adressant alors au tyran, lui dit : «Il y a un point, mais un seul, sur lequel tu mérites des éloges, et je me fais un devoir de te les adresser : tu as observé fidèlement l'étiquette en usage de toute antiquité entre rois et princes : tu ne m'as point interrompu, et tu as écouté patiemment tout ce que je voulais dire. Maintenant donc cesse de nous interroger davantage; car l'heure est venue de consommer notre martyre. Quiconque d'entre nous refusera de subir ce martyre, sera renié par le Dieu qui l'a créé. Qu'il soit à jamais exclu de la terre des vivants, celui qui ne s'élance pas gaiement à la conquête de cette palme, qui n'a pas le courage de confesser le Christ, Fils de Dieu et auteur de toute créature. Oui, que quiconque pense comme toi, Sire, et comme tous les Juifs, soit frustré des biens futurs; qu'il soit comme Dathan et Abiron, que la terre entrouverte a engloutis dans son sein béant. De même qu'autrefois, quand j'étais à table en compagnie de mes frères, c'est à moi qu'on présentait le premier la coupe, de même aujourd'hui je vais boire le premier au calice du martyre. Je signe donc tout mon peuple du signe de la croix au nom du Père, du Fils et du saint Esprit.» Tous les martyrs se signèrent semblablement; mais comme leurs mains étaient enchaînées, ils formèrent avec la tête le signe de la croix. Tous en chÏur poussèrent alors cette exclamation : «Puissent nos âmes devenir agréables comme le parfum que l'on répand sur la tête des prêtres du Seigneur; puisse notre sang plaire à Dieu, comme celui de l'hostie de louange dont on asperge les cornes de l'autel !» Puis ils ajoutèrent : «Ô père vénérable, voici que le patriarche Abraham nous reçoit dans son sein. Puisions-nous obtenir la grâce de ne point te survivre !»
Le roi Dhou-Nowas, bien convaincu alors qu'il ne pouvait espérer de ramener les hommes à résipiscence, ordonna de les emmener vers le torrent appelé Obedianus, où une vaste fosse avait reçu les corps des martyrs immolés les jours précédents, de précipiter leurs têtes dans la fosse, et d'abandonner leurs corps aux oiseaux du ciel et aux bêtes sauvages de la terre. Arrivés au lieu de l'exécution, les saints martyrs du Christ s'arrêtèrent, et tenant leurs yeux et leurs cÏurs élevés vers Dieu, ils firent cette prière : «Jésus Christ, viens à notre secours, et aide-nous à achever notre course. Jésus Christ, fortifie-nous et fais-nous la grâce de supporter courageusement le martyr. Jésus-Christ, que le sang de tes serviteurs devienne une source de grâces et de pardon pour les chrétiens que persécute ce roi impie. Jésus Christ, voici que nous t'avons confessé en présence des hommes; confesse-nous à ton tour à la face de tes saints anges. Jésus Christ, relève ton temple renversé et incendié par le tyran. Jésus Christ, fais miséricorde à tous ceux qui se souviendront de nous; bénis tous ceux qui apprécient et estiment notre confession et accorde-leur la rémission de leurs péchés. Jésus Christ, affermis la puissance des chrétiens romains, et fais passer l'empire des Juifs, impies aux chrétiens qui accompliront ta volonté. Jésus Christ, frappe cet impie et sa lignée comme tu as fait à Pharaon, Amalec, Sehon et Og. Jésus Christ, accorde-nous la grâce de jouir du spectacle de ta gloire, et daigne nous faire annoncer par tes saints anges la ruine du tyran, et la confusion de l'orgueil des Juifs. «Après cette prière, tous s'écrièrent : «Paix à vous tous dans un saint baiser !» Saint Aréthas dit : «Que la paix laissée par le Christ à ses saints disciples, soit avec vous, mes frères. Amen.» — Puis il inclina la tête. Tous les martyrs inclinèrent également la tête à son exemple, et quatre d'entre eux le soutinrent par les bras et les épaules, comme on avait fait à Moïse sur la montagne. Un des soldats s'avança alors, et lui trancha la tête.
La troupe entière des martyrs se précipita vers la dépouille d'Aréthas; chacun trempa ses doigts dans le sang du martyr et s'en oignit le corps : ce qui toucha jusqu'aux larmes les bourreaux eux-mêmes. Les saints eurent l'un après l'autre la tête tranchée, et conquirent la couronne du martyre, au mois d'hyperbérétie, c'est-à-dire d'octobre, le 24 e jour et en l'indiction deuxième.
Une femme chrétienne, qui tenait par la main son fils de quatre à cinq ans, frappée de l'enthousiasme que les saints excitaient parmi la foule des spectateurs, et profondément touchée en voyant avec quelle dévotion les martyrs se frottaient le visage avec le sang de saint Aréthas, accourut elle aussi, et trempant son doigt dans le même sang, elle en traça un signe de croix sur elle et sur son fils, en s'écriant : «Qu'il arrive à ce roi des Juifs, comme autrefois à Pharaon». Les bourreaux saisirent aussitôt cette femme et l'amenèrent devant le roi juif. Celui-ci ordonna de creuser la terre, de remplir la fosse de bois, de soufre et de poix, d'y mettre le feu, et de jeter cette femme dans le brasier. L'enfant voyant lier sa mère, se tourna vers le roi qui siégeait sur une éminence voisine, courut vers lui, pénétra jusque sous la tente royale (car le roi, craignant d'habiter la ville, ne vivait que sous la tente), et se jetant aux pieds du roi lui saisit les pieds et les tint embrassés. Le roi tendit la main, et attirant l'enfant vers lui, le couvrit de caresses : «Dis-moi, mon petit, lui demanda-t-il, qu'est-ce que tu préfères : ou bien aller mourir avec ta mère, ou bien demeurer avec moi et devenir mon fils ?» L'enfant répondit : «Je préfère suivre maman; car elle m'a dit : ÒViens, mon enfant; soyons martyrs comme tous les autres.Ó Et je lui ai dit : ÒMaman, qu'est-ce que c'est qu'être martyr ?Ó Et elle m'a répondu : ÒC'est mourir, afin de revivre.Ó L'enfant ajouta aussitôt : «Allons, laisse-moi aller vers ma maman, je vois que les hommes l'entraînent. Et il se mit à crier : «Maman, Maman ! » — Le roi lui dit alors : «Mais, marmot, est-ce que tu connais celui qu'on appelle Christ.» — L'enfant : «Oui, je le connais.» — Le roi : «Et comment le connais-tu ?» — L'enfant : «Je le connais parce que je l'ai vu tous les jours dans l'église, quand j'y allais avec maman et si tu veux venir avec moi, je, te le montrerai.» Le roi : «Qui aimes-tu mieux, moi ou celui que vous appelez le Christ ?» — L'enfant : «J'aime mieux le Christ, parce que nous l'adorons.» — Le roi : «Qui aimes-tu mieux, moi ou ta mère ?» — L'enfant : «J'aime mieux maman. Mais enfin laisse-moi aller avec elle !» — Le roi : «Mais alors pourquoi donc l'as tu abandonnée, et es-tu venu baiser mes pieds ? Tu ne savais pas que je suis juif ?» — L'enfant : «Je pensais que tu étais chrétien, et j'étais venu à toi pour que tu délivrasses maman.» — Le roi : «Oui, je suis juif. Et si tu veux demeurer avec moi, je te donnerai des noix, des amandes, des figues, et tout ce que tu voudras.» — L'enfant : «Laisse-moi partir avec maman; je ne veux rien accepter d'un juif comme toi.» — Le roi, se tournant alors vers les grands de son entourage, leur dit : «Voyez quelle mauvaise race que ces chrétiens !» Comme ce gamin répond habilement un des seigneurs dit alors : «Viens avec moi, mon petit; je vais te mener à la reine.» — «Non, répondit l'enfant.» Et apercevant au loin sa mère qu'on emmenait et qu'on jetait dans la fournaise, il se mit à pleurer en criant : «Je veux maman ?» Mais les officiers l'empêchèrent de s'en aller et le roi lui-même le retint. L'enfant saisit alors la jambe du roi et la mordit violemment. Dhou-Nowas le remit à un de ses grands, en lui disant : «Prends cet enfant, élève-le dans la religion juive.»
L'officier emmena par la main l'enfant, et à tous les grands qu'il rencontrait il racontait comment avait parlé ce petit et comment il avait mordu le roi. À un moment, comme on n'était pas bien éloigné du brasier, l'enfant échappa à son conducteur, courut vers la fournaise et s'y précipita. C'est ainsi qu'il endura le martyre en compagnie de sa mère. Les grands et les seigneurs, profondément touchés à la vue de cet héroïsme, se jetèrent aux pieds du roi, et le conjurèrent de faire grâce à tous les autres chrétiens, quitte à reprendre un peu plus tard la persécution, s'il lui semblait bon.

Lettre que Siméon, évêque de Beit-Arscham, qui était à la tête des chrétiens établis dans le pays des Perses, écrivit à Mar-Siméon, abbé de Gabboula, et dans laquelle il raconte le martyre des Himyarites.


Nous informons Votre Paternité que le vingtième jour de la seconde Canune (janvier), de la présente année, la huit cent trente-cinquième d'Irta (capitulation) de Naaman, nous sommes sortis en compagnie du prêtre Abraham, fils d'Euphrasius, envoyé comme légat par l'empereur Justinien vers le roi des Arabes, Mondhir, pour traiter de la paix avec lui.
Ainsi que nous vous l'avons écrit dans une précédente lettre, nous lui devons rendre grâces nous et tous les fidèles attachés à notre parti. Il sait ce que nous avons autrefois écrit et ce que nous écrivons encore maintenant.
Après avoir erré dix jours dans le désert, nous rencontrâmes Mondhir en face des monts connus sous le nom d'Arènes et que les Arabes nomment Ramlè. Nous étions à peine entrés dans son camp que des Arabes païens et des Maaddènes viennent à notre rencontre et nous disent : «Que ferez-vous maintenant que les Romains, les Perses et les Himyarites ont chassé votre Christ de leurs pays ?» — Ces paroles nous causèrent d'autant plus de douleur qu'à ce moment même se trouvait parmi nous un envoyé du roi des Himyarites, porteur pour le roi Mondbir d'une lettre arrogante ainsi conçue : «J'annonce à mon frère le roi Mondhir que le chef que les Éthiopiens avaient mis à la tête de notre pays n'est plus de ce monde. À l'entrée de l'hiver, profitant du moment où les Éthiopiens ne pouvaient tenter d'envahir notre pays, pour y établir, suivant leur usage, un roi chrétien, j'ai fait occuper le royaume entier des Himyarites. Je me suis emparé tout d'abord de tous ceux qui croyaient dans le Christ, les menaçant de mort s'ils ne se faisaient juifs comme nous. J'ai trouvé 280 prêtres, je les ai fait périr du même coup, j'ai arraché les Éthiopiens préposés à la garde de l'église. Je l'ai convertie en synagogue à notre usage. Enfin avec cent vingt mille hommes, j'ai campe devant Nedjrân, leur ville royale. Comme je l'avais vainement assiégée pendant quelques jours, je promis par serment de laisser la vie sauve aux habitants, bien que j'eusse l'intention bien arrêtée de ne pas tenir compte d'une promesse faite à des chrétiens nos ennemis. C'est pourquoi, après la capitulation, je leur ai donné l'ordre d'apporter l'or, l'argent, tout ce qu'ils avaient. Ils l'ont fait. Je m'en suis emparé. Puis, je me suis mis à la recherche de Paul leur évêque : comme ils m'affirmaient qu'il n'était plus de ce monde, je n'ai cru leur parole qu'après avoir vu son tombeau. J'en ai fait retirer les ossements que j'ai brûlés; j'ai agi de même pour leur église, leurs prêtres et tous ceux qui s'y étaient réfugiés. Mais malgré mes efforts pour faire renier par les autres le Christ et la Croix, ils n'ont jamais voulu y consentir, attestant que le Christ est Dieu et Fils du Très-Haut. Bien plus, ils affirmaient qu'ils étaient prêts à mourir pour cette cause, qu'ils le désiraient même et qu'en ce cas la mort était pour eux préférable à la vie.
Leur chef, mesurant peu ses paroles, ne craignait pas de m'accabler d'injures. Je donnai l'ordre de conduire les principaux d'entre eux au supplice, tandis que pendant ce temps nous engagions les femmes, témoins de la mort de leurs maris, à venir à résipiscence, si elles voulaient prendre une résolution conforme à leurs intérêts et à celui de leurs enfants. Mais elles furent si peu touchées de nos exhortations, qu'elles se plaignaient de ce que des jeunes filles avaient été condamnées à mort plutôt qu'elles; bien mieux, elles se mêlaient à elles avec empressement, désolées qu'elles étaient d'avoir été séparées de leurs époux; on les tua donc.
Cependant je confiai Ruma, épouse du roi désigné, à une garde choisie dans nos rangs. Dans ma pensée, elle devait être remise en liberté, si, par pitié pour ses filles, elle voulait renier la foi chrétienne et embrasser la nôtre. À cette condition elle recouvrerait ses filles, ses biens et toute sa fortune. Mais à peine nous eut-elle quittés qu'elle ôta son voile et, montrant son visage à découvert, s'avança en publie, au grand étonnement de tous, car personne n'avait vu ses traits depuis sa jeunesse. Elle parcourut les quartiers et les carrefours, répétant ces paroles : ÒFemmes de Nedjrân et vous toutes mes amies, chrétiennes, juives et païennes, ici présentes, écoutez-moi. Je suis chrétienne, vous le savez, vous connaissez mes ancêtres et ma race. Vous savez de combien d'or, d'argent, de terres, de serviteurs je dispose. Et si, maintenant que mon époux a été mis à mort pour le Christ, je voulais me remarier, j'aurais une dot de 49 milliers d'écus d'or. Outre les richesses qu'il m'a laissées, je possède une immense quantité de diamants, de pierres précieuses et de riches vêtements. Je n'exagère rien, vous le savez. Vous savez aussi comme moi combien soupire une femme après le jour de ses noces. Il est pourtant suivi de peines nombreuses, ce jour, car il amène avec lui les douleurs de la maternité, et le profond chagrin que cause la perte des enfants.
Je veux en finir. Les jours que j'ai passés dans le mariage ont été des jours heureux; et, cependant, c'est avec bonheur que, pour conserver la virginité de mes filles, je les ai fiancées au Christ. Regardez-moi, mes amies. Voyez votre ancienne compagne venant à vous une seconde fois; car la première fut lorsque, au jour de mes noces, vous m'accompagnâtes à la demeure de mon époux. Aujourd'hui, me voici de nouveau devant vous, le visage découvert; je vais vers le Christ notre Dieu, le Seigneur de mes filles et le mien, désireuse d'imiter le Christ lui-même qui, par amour pour nous, est descendu sur la terre et a souffert pour notre salut. Imitez-moi, je vous en conjure, ne vous laissez pas séduire par la beauté passagère de votre visage. Je ne vous le cède pas en beauté, mais je veux la présenter au Christ, cette beauté intacte, et pure de toute perfidie judaïque, afin que le seul aspect de mon visage prouve à mon Seigneur que non seulement je ne lui ai pas sacrifié ma foi, mais que j'ai fait passer après Lui l'or, l'argent et toutes les richesses. Le roi qui nous fait la guerre m'a promis la vie et la liberté, si je voulais abjurer le Christ. Dieu m'en garde, mes amies, qu'il me préserve d'abandonner maintenant le Christ en qui j'ai cru.
Mes filles et moi nous avons été baptisées au nom de la Trinité. Comme moi, elles sont résolues à adorer la Croix du Christ, et, pour elle, à échanger la vie contre la mort, car, le Christ a souffert et il est mort pour nous sur la croix. C'est donc de plein gré que j'abandonne ces biens passagers. Je l'avoue, ils frappent la vue et flattent le corps, mais leur durée est éphémère, tandis que je recevrai de mon Seigneur des biens durables et éternels. Ô que vous seriez bienheureuses mes amies, si vous pouviez me comprendre et, suivant mes conseils, donner votre amour au Christ Dieu pour qui mes filles et moi nous allons mourir. Je demande, à cette heure, la paix et des jours tranquilles pour le peuple de Dieu. Le sang de nos frères et de nos sÏurs mis à mort pour le Christ dans cette ville lui servira de rempart, pourvu qu'elle lui reste toujours attachée. C'est donc avec confiance que je quitte cette ville où nous avons vécu, mes filles et moi, comme dans une hôtellerie de passage, élevant nos pensées vers la cité éternelle où elles doivent rejoindre l'Époux auquel je les ai fiancées.Ó
Frappé par le bruit des voix qui venaient de la ville, dès leur retour, je demandai à ceux que j'avais envoyés aux informations, la cause de ces cris extraordinaires.
Ils me rapportèrent ce que je racontais à l'instant; que Ruma avait soulevé ce tumulte féminin. Grâce à leur mollesse et à leur ineptie, les gardes lui avaient laissé prendre cette trop grande liberté. Ils auraient dû être mis à mort pour ce motif; mais plus tard, sur les instances de quelques personnes, je fus amené à adoucir leur peine.
Voici donc que cette femme sort de la ville, semblable à une bacchante, la tête découverte et amenant avec elle ses filles, gracieusement et élégamment parées, comme si elles se rendaient à l'hyménée; elle se présente fièrement devant moi. Dénouant sa chevelure et l'écartant de la main, elle me montre son cou découvert en disant : ÒNous sommes chrétiennes, prêtes à mourir pour le Christ. Coupe-moi la tête et envoie-moi sans délai rejoindre mes frères et sÏurs et le père de mes filles.Ó En présence d'une telle démence, je cherche encore à la persuader de renoncer au Christ ou tout au moins d'avouer qu'il n'est pas Dieu. Peine inutile; bien plus, une de ses filles m'injuria pour avoir osé donner ce conseil.
Convaincu que ni la force ni aucun autre moyen ne pourrait amener cette femme à renier le Christ, et voulant cependant inspirer la terreur aux autres chrétiens, j'ordonnai de la renverser par terre, puis de faire égorger ses filles près d'elle de telle sorte que le sang sortant de leur blessure pût couler dans la bouche de leur mère. Bientôt je la fis elle-même mettre à mort.
Par Adonaï notre Dieu je le jure, j'ai été excessivement affecté, à la pensée d'avoir fait périr les filles si belles de cette femme. Nos pontifes et moi nous regardions comme un crime de faire expier aux enfants la faute des parents; et comme nos lois elles-mêmes portent cette défense, je fis savoir que les enfants devaient être élevés par nos soldats, afin que, devenus plus grands, ils eussent à choisir entre la religion juive ou la mort, s'ils s'obstinaient à demeurer chrétiens.
J'ai cru bon, Sire, de vous informer de ces faits et de vous engager en même temps à faire grâce de la vie, dans votre royaume seulement, à ceux des chrétiens qui échangeraient leur religion contre la vôtre.
Continuez, mon frère, à favoriser de votre bienveillance ordinaire les Juifs mes frères : je vous en témoignerai ma reconnaissance par l'empressement que je mettrai à exécuter tout ce que vos lettres m'indiqueront comme étant votre bon plaisir.»
Ainsi écrivit l'impie roi des Juifs à Mondhir. Quand nous arrivâmes auprès de Mondhir, il réunit son armée et lui fit lire les lettres du roi. La chose eut lieu en présence même de l'ambassadeur du roi juif, qui à son témoignage personnel joignait encore d'autres détails sur le meurtre des chrétiens et leur fuite du pays des Himyarites.
Alors Mondhir, s'adressant aux chrétiens qui étaient assez nombreux sous ses drapeaux : «Vous venez d'entendre, dit-il, ce qui a été décrété et fait contre les hommes de votre religion ! Pourquoi donc ne renoncez-vous pas dès maintenant au Christ ? Suis-je meilleur que les rois qui ont décidé de chasser les chrétiens ?»
À ces mots, un soldat fort distingué de l'armée de Mondhir, poussé par un zèle divin, osa lui parler ainsi : «Ce n'est pas de ton règne, Sire, que date notre christianisme, pour que nous ayons à l'abjurer aujourd'hui.» — Mondhir répondit en colère : «Comment oses-tu parler ainsi en ma présence ?» — Mais lui : «Quand je parle pour la foi, je n'ai pas pour habitude de craindre les hommes; ils ne m'en imposeront jamais assez pour me faire taire quand il s'agit d'elle. Mon épée en vaut bien une autre, et je suis prêt à tout». Mondhir se tut : tout lui en imposait, la noblesse de la naissance, l'élévation du rang que ce soldat occupait parmi les grands du royaume et aussi sa grande valeur militaire.
Nous quittâmes le camp, et le premier samedi du jeûne nous étions sur le territoire de Naaman. Un envoyé du feu roi des Himyarites vint nous y trouver. Apprenant de nous le carnage, ordonné par le tyran des Juifs, il promit une récompense à un citoyen de Naaman et le manda au plus vite dans la ville de Nedirân, pour s'enquérir, aussi exactement que possible, de ce qui s'y était passé. Quelques jours après, cet homme répéta devant nous à ce député chrétien (du roi des Himyarites) ce que nous avons raconté; il ajouta que, en même temps, on s'était emparé de trois cent quarante nobles qui, sortis de la ville, allaient à la rencontre du tyran; il dit encore que le Juif avait insulté leur chef Aréthas, fils de Caleb et époux de Ruma, en ces termes : «Ne vois-tu pas où t'a conduit ta foi dans le Christ, toi qui cherches à me faire la guerre ? Réfléchis, malheureux, renonce au Christ, et pendant qu'il en est temps encore, souviens-toi de la vieillesse, si tu ne veux pas partager le sort de tes compagnons.»
Aréthas lui répliqua : «Pour ce qui est de mes compagnons, je déplore seulement qu'ils ne m'aient pas obéi quand je leur disais qu'il ne fallait pas se fier en tes promesses, mais demeurer dans la ville, et traiter par les armes et non par des paroles. Le Christ aurait mis fin à cette guerre, comme nous le souhaitons, et la ville, abondamment pourvue de ressources, n'aurait jamais été attaquée. Assurément, s'ils ont agi de la sorte, c'est qu'ils ont été trompés par tes artifices. C'est pourquoi j'estime que tu es indigne du nom de roi, et que celui d'imposteur est le seul qui te convienne. Ceux d'entre les rois que j'ai connus, et ils sont nombreux, savent garder un serment, les embûches et les tromperies leur sont inconnues. Enfin, pour en finir, je ne renie pas la foi que j'ai vouée au Christ mon Dieu, je n'imiterai pas ton apostasie, je ne me ferai pas juif. La vie ne dépend que de moi, je le sais. J'ai déjà vécu bien longtemps et je laisse une nombreuse famille de fils, de petits-fils, de parents. De plus, dans la carrière des armes, je me suis, grâce au Christ, acquis quelque renom. Quant à l'avenir, j'espère, je suis certain qu'un jour, de même qu'une vigne, après avoir été débarrassée des sarments superflus, produit du raisin en abondance, de même notre peuple chrétien fleurira de nouveau dans cette ville, et l'église que tu as incendiée sera sous peu magnifiquement restaurée. Bien plus, la religion chrétienne, redevenue pleine de force, régnera, commandera aux rois, tandis que la secte des Juifs sera ensevelie dans les ténèbres; ton royaume périra et ta puissance avec lui.
Laisse donc ton faste, et ne va pas t'attribuer quelque action d'éclat; à peine ta gloire aura-t-elle vu le jour, que tu disparaîtras à jamais.»
Ainsi parlait le grand et vénérable vieillard Aréthas. Puis s'adressant aux nombreux chrétiens qui l'entouraient : «Vous venez d'entendre ce que j'avais à dire à ce juif ?» — «Oui, père, répondirent-ils.» — «Est-ce vrai ou non ?» — «C'est vrai.» — «Qu'il s'en aille donc au plus vite, celui qui par crainte de la mort
pense à renier la foi qu'il a jurée au Christ.» Tous dirent : «Père, que Dieu nous vienne en aide et nous garde de la peur. Nous voulons tous mourir avec toi pour le Christ, nous voulons tous rester à tes côtés.»
Ensuite, Aréthas, se tournant vers la foule des chrétiens, des juifs et païens qui l'entouraient : «Écoutez, vous tous, dit-il. Si quelqu'un d'entre les miens, un membre de ma famille, un parent, abandonne le Christ pour s'attacher à ce juif, celui-là je le renie, je le déshérite, et je veux que mes biens soient employés à couvrir les frais de la construction d'une église.
Si quelqu'un d'entre les miens garde sa foi au Christ et me survit, celui-là entrera de plein droit en possession de mes biens; je le fais mon héritier; quant à l'église, les frais en seront couverts par l'un des trois champs de mon héritage qu'il destinera à cet effet.»
Puis s'adressant de nouveau au roi : «Toi, lui dit-il, et tous ceux qui ont renié le Christ avec toi, je vous renie, je n'ai rien de commun avec vous, je ne vous connais pas. Tu peux disposer de nous suivant ton bon plaisir.»
Ainsi avait parlé Aréthas; les autres chrétiens, enflammés par ses paroles, s'écrient : «Voici le plus grand de nos pères, Abraham, qui nous attend, toi et nous, pour nous recevoir à notre arrivée. Celui qui s'éloignera de toi et reniera le Christ. celui-là nous le renions tous.» Ce furent leurs dernières paroles. Elles exaspérèrent le tyran, qui les condamna tous à mort, ordonna de les exécuter sur la rive du Vadi et de jeter ensuite leurs cadavres dans les flots.
Pendant ce temps, Aréthas, les mains élevées vers le ciel, priait : «Ô Christ notre Dieu, viens à notre aide, fortifie-nous, et reçois nos âmes : agrée le sang de tes serviteurs, et rends-nous dignes de paraître en ta présence. Confesse-nous devant ton Père comme tu l'as promis, accorde-nous qu'une église soit enfin bâtie et qu'un autre évêque vienne prendre la place de ton serviteur Paul, dont les ossements ont été naguère livrés aux flammes.»
Quand ils se furent donné le baiser de paix, le vieil Aréthas
fit un signe de croix pour les bénir et présenta sa tête au bourreau pour recevoir la mort. Bientôt ses compagnons arrivèrent avec tant d'entrain et à rangs tellement pressés qu'ils furent tous arrosés du sang d'Aréthas, qui venait d'expirer; enfin ils reçurent à leur tour la couronne du martyre.

À cette même époque, un petit enfant de trois ans tenant sa mère par la main suivait péniblement pendant qu'on la conduisait au supplice. Ayant vu le roi assis, revêtu de ses habits royaux, l'enfant quitta sa mère, courut vers le roi et embrassa ses genoux. Celui-ci, frappé de cette simplicité enfantine, l'embrassa tout d'abord, comme cela se fait d'ordinaire, et lui dit : «Que préfères-tu, petit, aller avec ta mère, ou rester avec moi ?»
«Par Notre Seigneur, je préfère aller avec maman, c'est pour cela que je l'accompagne; elle m'a dit : ÒViens, nous allons mourir pour le Christ.Ó Laisse-moi donc retourner vers elle pour la voir mourir. Elle m'a dit que le roi des juifs avait publié un édit de mort contre tous ceux qui ne renonceraient pas au Christ.»
«Comment as-tu connu le Christ ?»
«Chaque jour, lorsque j'accompagne maman à l'église, je le vois.»
«Qui aimes-tu davantage, ta mère ou moi ?»
«Par notre Seigneur, j'aime mieux maman.»
«Qui aimes-tu davantage, le Christ ou moi ?»
«J'aime mieux le Christ.»
«Pourquoi es-tu venu en courant embrasser mes genoux ?»
«Je croyais que tu étais le roi chrétien que je voyais à l'église, je ne savais pas que tu étais juif.»
«Je te donnerai des noix, des amandes et des figues.»
«Non, jamais, par le Christ, je ne mangerai des fruits de chez les juifs; laisse-moi retourner près de maman.»
«Reste donc ici et deviens mon fils.»
«Jamais, toi tu sens mauvais, au lien que maman sent bon.»
Alors le roi s'adressant à sa suite : «Voyez-vous comment, dès l'âge le plus tendre, le Christ a séduit cette vilaine engeance et cela pour son malheur ?»
À ce moment un des nobles dit à l'enfant : «Viens avec moi, je te conduirai vers la reine, tu deviendras son fils.»
L'enfant répondit : «Ce que tu dis là mériterait un soufflet. Ma mère, qui me conduit à l'église, vaut mieux que la reine.» Et, voyant qu'on voulait le retenir de force il se mit à mordre la jambe du roi, disant : «Allons, juif, laisse-moi rejoindre maman et mourir avec elle.»
Le roi, confiant l'enfant à l'un de ses gens, lui ordonna de l'élever avec soin afin que, devenu grand, il eût à se décider entre l'apostasie, qui le sauverait du supplice, ou la mort, s'il demeurait fidèle à sa foi.
Pendant que le serviteur du roi emmenait l'enfant, celui-ci luttait de toutes ses forces, agitant ses pieds, et appelant sa mère : «Maman, au secours, criait-il, prends-moi et conduis-moi à l'église.» — Sa mère lui répondit : «Viens, souviens-toi que tu es sous la garde du Christ, ne pleure pas; mais attends-moi chez lui dans l'église; je t'y rejoindrai au plus vite.» Après ces paroles, elle présenta au bourreau sa tête, qui roula à l'instant.
La nouvelle de ces faits ne tarda pas à être connue, soit grâce à ces lettres, soit encore grâce à la voix publique qui la propagea rapidement. Ce fut alors un deuil général parmi tous les chrétiens demeurant ici.
Il nous a paru bon à nous aussi de vous mettre au courant de ces choses, afin que les saints et fidèles évêques, après avoir eu connaissance de ce qui s'est passé dans le pays des Homérites, puissent faire commémoraison des saints martyrs.
Pour le reste, nous sollicitons instamment de votre charité de vouloir bien, le plus vite possible, donner connaissance de ces faits aux archimandrites et aux évêques, en particulier à celui d'Alexandrie, pour qu'ils exhortent par leurs lettres le roi d'Éthiopie à porter secours aux Himyarites.
Faites également en sorte que les pontifes juifs qui demeurent en Tibériade puissent être amenés à écrire à ce roi juif qui ne fait que de monter sur le trône, pour qu'il cesse désormais de faire la guerre aux Himyarites et de les persécuter.