LE MARTYRE DU DIACRE SAINT VINCENT

 

fêté le 11 novembre

(L'an de Jésus Christ 303)

C'est une recommandation glorieuse au martyr Vincent, que l'envie de l'ennemi ait refusé à sa mémoire un acte officiel, monument de sa passion. Sans doute le juge, qui rougissait de se voir vaincu, avait d'excellentes raisons pour ne pas permettre qu'on écrivît les circonstances du jugement. La prudence la plus vulgaire de celui qui fait le mal est de faire taire les témoignages dont la vertu l'accable. A cause de ce silence affecté, nous avons résolu de donner ici nous-même le récit exact de tout ce qui s'est passé. Et d'abord, puisque notre but est de faire connaître aux fidèles le noble triomphe du martyr, il est juste que nous disions quelques mots de la noblesse de sa famille. Il eut pour père Eutycius, qui fut fils du très noble consul Agressus; et l'on sait que sa mère Énola était de la ville d'Osca. Dès son enfance, on l'appliqua à l'étude des lettres; et la providence divine, qui voulait s'en faire un vase d'élection, permit qu'il obtînt les plus brillants succès, sous la direction du bienheureux Valére, évêque de Saragosse.

Bientôt, en récompense de sa sainteté, il reçut les sublimes fonctions du diaconat. Alors l'évêque, dont la langue n'était pas libre dans ses mouvements, se déchargea sur le vénérable Vincent du ministère de la prédication, et se livra tout entier à la prière et à la contemplation divine. Le saint archidiacre remplissait souvent les devoirs de l'évêque, et son zèle était récompensé par de grands fruits dans les âmes.

Des monuments écrits les plus dignes de foi nous apprennent que dans la ville de Saragosse, un certain président païen et sacrilège nommé Dacien, trouvant dans les ordres de ses martres et princes Dioclétien et Maximien l'occasion de sévir contre les chrétiens, et inspiré d'ailleurs par la rage cruelle de son impiété, s'abandonna à l'esprit du mal, et ordonna d'arrêter les évêques, les prêtres et les autres ministres de l'ordre sacré. Aussitôt donc l'évêque Valére et son archidiacre Vincent, appuyés sur leur inébranlable foi et sur l'espérance de remporter la victoire, s'empressèrent d'accourir pour rendre témoignage à la Divinité; car ils savaient que leur bonheur serait d'autant plus grand qu'auraient été plus cruels les supplices dont triompherait leur pieuse constance. Aussi regardaient-ils tout délai mis à leur lutte et à leurs tourments comme une diminution apportée à leur récompense.

Le juge Dacien ordonna d'abord de conduire les saints à Valence, sans leur épargner ni la garde sévère de la prison, ni les épreuves de la faim, ni le bruit des chaînes. Il voulait les épuiser par les fatigues de la marche, espérant, par de telles injustices, venir plus facilement à bout de ceux dont il pensait ne pouvoir triompher que par la douleur. Déjà les mains et le cou des deux victimes avaient fléchi sous un poids immense de fer; les tortures de la mort semblaient avoir envahi tous leurs membres. Le juge espérait que la longueur de la souffrance aurait épuisé leur courage, et qu'après être restés si longtemps séparés de tout commerce avec les hommes, l'esprit, aussi bien que le corps, aurait perdu son son énergie. Il craignait donc de les voir mourir avant d'avoir pu les appliquer à la torture, et de perdre ainsi la jouissance qu'attendait sa cruauté. C'est pour cette raison qu'il donna ordre qu'on les lui amenât de la prison, bien résolu du reste de ne pas les épargner, même après leur mort, s'ils refusaient d'embrasser le culte des dieux. Mais quand il les vit sains et entiers, en sorte que les mauvais traitements semblaient les avoir rendus plus vigoureux, il fut effrayé, et dit à ses officiers : "Pourquoi leur avez vous donné si largement le vin et la nourriture ?" L'insensé, il s'étonnait, dans sa fureur aveugle, de trouver plus robustes ceux que Dieu Lui-même avait nourris. Bientôt se tournant vers l'évêque : "Et toi, Valére, lui dit-il, que fais-tu ? Pourquoi, sous prétexte de religion, veux-tu agir contre nos princes ? Ne sais-tu pas que mépriser les décrets impériaux, c'est exposer sa vie : Nos princes, les maîtres de l'univers, vous ont donné l'ordre de sacrifier aux dieux, ne voulant pas laisser dégrader la dignité de l'ancien culte par des institutions nouvelles et inouïes jusqu'aujourd'hui. Reçois donc avec obéissance l'avertissement que nous te donnons; les inférieurs à ton exemple recevront sans résistance les décrets, s'ils voient que toi, l'évêque de leur religion, tu ne les as pas rejetés. Et toi, Vincent, écoute mes paroles; elles t'apportent le salut; la noblesse de ta race, les charmes de ta jeunesse, t'ont rendu cher à tout le monde. Formulez donc ensemble votre résolution définitive. Si vous consentez enfin, vous serez comblés d'honneurs; mais si vous méprisez mes menaces, vous allez être soumis aux horreurs de la torture."

L'évêque se taisait; car il était d'une merveilleuse innocence et d'une rare simplicité. Il était docte cependant; mais parce qu'il avait la langue embarrassée, comme nous l'avons dit plus haut, Vincent prit la parole : "Père, lui dit-il, si vous l'ordonnez, je me chargerai de répondre au juge." Le bienheureux Valére lui répondit : "Depuis longtemps, très-cher fils, je t'avais confié la fonction de la divine parole; et maintenant que nous avons à répondre ici de notre foi, je veux que tu le fasses en notre nom." Alors Vincent, dont l'âme n'aspirait plus qu'à la couronne du ciel, se tourne vers Dacien : "Jusqu'à présent, lui dit-il; tes discours n'ont eu d'autre but que de nous faire renoncer la foi; apprends enfin qu'aux yeux des chrétiens c'est une coupable prudence que celle qui entraîne à blasphémer et à abjurer le culte de Dieu. Je ne veux pas te faire attendre plus longtemps : nous faisons profession de la religion chrétienne, nous sommes les serviteurs et les témoins du Dieu unique et véritable, qui vit dans les siècles des siècles. En son Nom, contre les arguments dont s'entoure ta subtile perfidie, nous avons revêtu pour le combat les armes spirituelles. Loin de craindre les menaces et les supplices, nous embrassons avec bonheur la mort pour la vérité; car tes supplices nous préparent à la couronne; la mort nous conduit à la vie. Nous abandonnons au démon et à ses fureurs cette chair qu'il se prépare à faire périr dans les tortures; mais en nous l'homme intérieur conservera pure et intacte la foi qu'il a reçue de son Créateur. C'est bien, en effet, le serpent au mortel venin, l'homicide toujours insatiable de nouvelles victimes qui vous force à poursuivre l'innocence par les tourments et la mort, lui qui, enviant aux premiers hommes la félicité du paradis, les dépouilla du privilège de l'immortalité, pour les soumettre à une mort misérable. C'est lui qui, par les séductions trompeuses de sa malignité, apprit aux hommes à honorer des idoles au lieu du vrai Dieu, parce qu'il souffrait avec peine de voir que l'homme pût revenir par l'obéissance à l'état d'où l'orgueil l'avait fait tomber. Lui avec ses satellites, nous le chassons du corps des hommes par la seule invocation du Nom de notre Dieu; tandis que vous prodiguez un culte sacrilège aux vaines images sous lesquelles vous le représentez; et par une nouvelle folie d'un genre nouveau, vous préférez la créature au Créateur. Le diable s'est enflammé de fureur contre la foi chrétienne, parce qu'il souffre de se voir abandonné et méprisé."

A ce discours, le préfet Dacien, dans la colère qui le transporte, n'est plus maître de lui-même : "Qu'on enlève d'ici cet évêque, s'écrie-t-il. Il est juste qu'il subisse l'exil, puisqu'il a méprisé l'édit impérial. Quant à ce rebelle qui vient en public nous outrager, qu'on ait recours à des tortures plus sévères; contre tant d'animosité, je ne vois d'autre remède que la rigueur des supplices; d'autant plus que, dans ses rêves, tout ce qu'il aura de châtiments à subir, il s'en fait comme un degré pour arriver à la gloire. Élevez-le sur le chevalet, étendez violemment ses membres et disloquez tout son corps; ce sera le prélude de ses tortures." Pendant qu'on exécutait ses ordres, le préfet Dacien criait au martyr : "Que dis-tu, Vincent ? Vois à quel état est réduit ton misérable corps." Vincent, fortifié par la Présence de Dieu, répondit avec un joyeux empressement : "C'est là ce que j'ai toujours désiré; c'est ce que j'ai ambitionné de tous mes voeux; je n'ai point d'ami, même parmi les plus chers, qui me veuille plus de bien que toi. Toi seul tu as répondu à mes désirs. Je me sens emporté vers le ciel; désormais supérieur au monde, je méprise tous tes princes. Surtout ne va pas diminuer ma gloire, ne porte pas atteinte à mon honneur. Serviteur de Dieu, je suis prêt à tout souffrir pour le nom du Sauveur. Lève-toi donc, et livre-toi tout entier à l'inspiration de ta malice. Par la vertu de Dieu, tu me trouveras plus puissant dans les tortures que tu ne peux l'être, toi, dans l'office de bourreau. La cruauté qui t'anime fera ma gloire, lorsque mes supplices auront triomphé d'elle. C'est ainsi que dans mes souffrances je serai vengé, et cette pensée augmente ma joie." Dacien se mit alors à crier, et à frapper à coups de bâton et de verges ses propres bourreaux. Les tortures pour un moment furent suspendues; c'était Dieu qui secourait son serviteur, tandis que le diable tourmentait les siens, je veux dire ceux qu'il tient sous sa dépendance. Vincent prit la parole : "Dacien, dit-il, que t'en semble ? voilà que je suis déjà vengé de la cruauté de tes ministres; et c'est toi-même, au milieu des châtiments que tu m'infliges, qui m'as préparé cette vengeance." A ces mots, le ministre du diable, élevant la voix, pousse des cris féroces, il grince des dents, et tout en déchirant le martyr de Dieu, il se déchirait lui-même. Enfin les bourreaux, que sa fureur avait excités, tombent d'épuisement; le bras des licteurs est fatigué; à force de se lever sur le bienheureux martyr, il retombe impuissant et vaincu. Leur visage pâlit; la vigueur des plus forts s'éteint, des ruisseaux de sueur coulent de leurs membres et les énervent; leur poitrine fatiguée n'a plus qu'une respiration tremblante et pénible; vous diriez qu'elle-mêmes subissent la torture à la place du saint martyr. Dacien est pâle de colère; sa poitrine est haletante, ses yeux sombres et menaçants; il crie aux soldats : "Que faites-vous ? je ne reconnais plus votre bras. Souvent vous avez vaincu les homicides les plus rebelles; vous avez triomphé du profond mutisme des magiciens et des parricides. Sous vos coups le voile mystérieux qui couvrait l'adultère a été rompu; enfin tous ceux qui pouvaient craindre la mort dans la confession de leurs crimes, vous les avez réduits à mourir en les forçant à s'avouer coupables. Et voilà qu'aujourd'hui, vous les soldats de mes princes, vous ne pouvez obtenir qu'au moins par respect pour notre personne, cet homme cesse de vomir des outrages contre nos empereurs. Nous savons forcer les autres à des aveux qui les conduisent à la mort; et nous sommes impuissants à faire taire ceux qui nous outragent. Mais arrêtez quelques instants vos bras; reprenez vos forces; bientôt, soldats renouvelés par un moment de relâche, vous recommencerez avec plus d'énergie le supplice d'un ennemi pervers. Vos ongles de fer, devenus plus incisifs, iront sonder jusqu'aux organes de la vie que les côtes protègent, et la douleur pénétrant profondément en arrachera, non plus des mépris, mais des soupirs." Le diacre Vincent répondit avec un nouveau sourire : "C'est là sans doute l'accomplissement de cette parole : "Ils ont des yeux et ils ne verront pas; ils entendent et ils ne comprendront pas." Je confesse que le Christ est le Seigneur, qu'il est le Fils du Très-Haut, Fils unique d'un Dieu unique; je confesse qu'Il est en unité avec le Père et l'Esprit saint, le seul et unique Dieu; et parce que je rends hommage à la vérité, tu veux me contraindre à la renier. Si je mentais, si j'appelais tes princes du nom de Dieu, c'est alors que tu devrais me torturer. Mais que dis-je ? continue à faire souffrir celui qui confesse sa foi, et n'arrête pas, je t'en conjure, tes violences contre moi; tu pourras du moins, par un instinct sacrilège sans doute, mais enfin tu pourras faire toi-même l'épreuve de la vérité, et reconnaître que son martyr est invincible. Toi qui veux me contraindre à proclamer dieux des idoles de bois et de pierre, tu leur serviras de témoin; pontife des morts, tu mourras. Pour moi, je ne sacrifie qu'au Dieu unique et vivant, qui est béni dans les siècles."

Cependant le préfet s'agite dans les accès d'une aveugle rage; son visage a perdu les traits de l'homme. Son regard, comme l'éclair, comme la flèche empoisonnée, plonge dans le corps du bienheureux martyr, et se repaît du sang qui coule, non plus des flancs entrouverts, mais du corps entier du saint diacre. Car les entrailles avaient été déchirées; la multitude des tourments avait séparé les nerfs qui rattachent les membres. Dacien ne pouvait plus se plaindre de ses ministres, et il s'étonnait de se voir vaincu. Cependant il criait au martyr : "Vincent, aie pitié de toi. Ne perds pas aujourd'hui la fleur d'une vie encore à son printemps. Ne prodigue pas tes premières années, comme si déjà tu avais trop vécu. Épargne-toi de nouveaux supplices; quoiqu'il soit tard sans doute, tu peux encore échapper à ceux que te réserve ma vengeance." Le bienheureux, rempli de l'Esprit saint, répondit : "Langue diabolique, que ne sauras-tu pas faire contre moi, quand déjà tu as voulu tenter notre Dieu et Seigneur ? Mais je ne crains aucun des supplices, que ta colère voudra m'infliger. Ce qui m'effraie bien plus , c'est la compassion dont tu feins de vouloir m'entourer. Fais apparaître tous les châtiments; enfin épuise toutes les tortures : les prestiges, les ressources de ton art perfide, en un mot, tout l'effort de ta malignité; déploie-le en ce jour; il faut que tu sois à même de découvrir dans l'âme d'un chrétien, en retour de ton amère cruauté, les douceurs promises à la foi et au courage. Le courage, il nous est donné par Celui qui a dit à ses disciples dans son Évangile : "Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent faire aucun mal à l'âme." Ne diminue donc en rien les tourments, afin que tu puisses être réduit à t'avouer vaincu sur tous les points." Alors Dacien dit : "Qu'on l'applique à la question, telle que la loi l'a voulue, afin qu'il ait parcouru un à un les supplices les plus cruels. Si son âme peut résister jusqu'au bout, que du moins ses membres s'épuisent dans les tourments. Non, jamais cet homme, tant qu'il vivra, ne pourra se vanter de m'avoir vaincu." Vincent répondit : "Oh ! que je suis heureux ! Tes menaces sont un chemin d'honneur et de gloire que tu ouvres devant moi; plus sont cruelles les terreurs dont tu veux m'effrayer, plus mon bonheur est grand; et c'est quand tu crois ta colère plus violente, que tu commences vraiment à comprendre ce que c'est que la bonté que je réclame de toi." Cependant on enlève du chevalet le diacre Vincent; on veut le traîner au lit de fer qu'on lui a préparé, mais lui, devançant les bourreaux, accuse leur lenteur, et court joyeusement vers l'affreux instrument. Par les ordres du cruel officier qui préside l'exécution, le gril de fer était là, dressé sur un amas de charbons ardents, pour rôtir le martyr. L'intrépide athlète du Christ monte de lui-même sur ce fer que le feu a rougi, et là il est en même temps torturé, flagellé, brûlé; ses membres, rallongés par la violence, sont agrandis pour le supplice. Sur sa poitrine, sur tous ses membres on applique des lames brûlantes, et la graisse de ses chairs en fondant coule le long du fer embrasé, arrose les charbons ardents et s'élève en flammes pétillantes. Ainsi les blessures elles-mêmes créent de nouvelles blessures, les tourments enfantent des tourments. Des grains de sel qu'on sème sur les charbons ardents rejaillissent en pétillant sur les membres du martyr,r. Enfin ce ne sont.bien tôt plus les chairs, ce sont les entrailles même dans leurs profondes retraites que les crochets des ongles de fer vont atteindre. Et quand il ne reste plus une partie du corps que la douleur n'ait entamée, on se plaît à renouveler les premières blessures. Cependant le serviteur de Dieu demeurait immobile, et, les yeux levés au ciel, il invoquait le Seigneur.

Quant au préfet Dacien, sa cruelle sollicitude ne lui laissait point de repos. Aux soldats qui revenaient de l'exécution, il demandait ce que faisait, ce que disait le martyr. Ceux-ci, affligés et presque tristes de l'inutilité de leurs efforts, répondaient qu'il avait parcouru le cercle entier des supplices avec une visage gai et un courage invincible, proclamant avec plus de fermeté que jamais sa première profession de foi, que le Christ est le Seigneur. "Comment ! s'écrie Dacien, nous voilà vaincus. Mais si nous sommes impuissants à fléchir tant d'obstination; si elle persévère au milieu de tels supplices, il nous reste encore un moyen de dompter l'esprit qui s'obstine. Cherchez donc, en dehors des prisons publiques, un lieu ténébreux sur lequel pèse un toit qui intercepte tous les rayons du jour, un lieu qui, par son éternelle nuit, soit la digne punition d'un si grand forfait; couvrez-en le sol d'une épaisse couche de têts de pots cassés, afin que leurs pointes acérées pénètrent les membres en lambeaux du coupable qu'on y étendra; qu'il ne puisse même changer de côté sans renouveler toutes ses souffrances, rencontrant toujours ce qu'il espérait éviter en se retournant. De plus, étendez-lui violemment les jambes, et fixez ses pieds dans des entraves de bois; les membres écartelés ainsi, qu'il expire, ce malheureux rebelle à la volonté de nos princes. Après l'avoir enfermé, laissez-le dans les ténèbres; que la lumière ne vienne plus consoler ses yeux; qu'aucun homme ne reste avec lui; qu'il n'ait plus même la consolation d'échanger une parole; que tout soit clos et muni de fortes serrures; votre sollicitude se bornera à épier le moment de sa mort pour me l'annoncer."

Aussitôt les officiers exécutent les ordres du juge, et enferment dans un horrible cachot le généreux athlète de Dieu. Mais dès que le premier repos de la nuit eut par le sommeil assoupi les gardiens épuisés de fatigue, la peine dont Dacien avait voulu faire l'instrument d'une mort cruelle se changea tout à coup, par la Toute-Puissance de Dieu, en une gloire éclatante pour son martyr. La nuit du cachot fut éclairée de l'éternelle lumière; elle fut illuminée par des flambeaux plus brillants que le soleil : le bois des entraves s'élargit et tomba, la pointe des têts cassés devint un lit doux et caressant semé de fleurs odorantes, sur lequel l'invincible athlète du Christ eut bientôt repris une force nouvelle. Il tressaillait d'allégresse, et chantait des psaumes et des cantiques. En même temps cette reclusion qu'on avait voulu lui rendre affreuse était consolée par une multitude d'anges, dont les légions, faisant au martyr un glorieux rempart, l'entouraient de leurs hommages respectueux et le réjouissaient par leurs entretiens : "Vincent, lui disaient-ils, invincible soldat du Christ, n'oublie pas que celui pour le Nom duquel tu as fidèlement combattu, après t'avoir fait triompher au milieu des supplices, te réserve une couronne dans les cieux. Sois donc désormais sans crainte de perdre ta récompense; bientôt, déposant le fardeau de la chair, tu seras réuni au collège angélique." A ces mots leurs voix éclatent en louanges au Seigneur; les suaves accents de leurs mélodies célestes se répandent au loin. Les gardes en sont troublés et saisis de crainte; dans la stupeur dont ils sont frappés, ils cherchent à s'assurer du prodige. Ils s'approchent des porter qui sont demeurées fermées, et regardant par les fentes, ils voient les ministres de Dieu tout éclatants d'une beauté céleste, et les infernales ténèbres de l'horrible cachot s'illuminant d'une immense splendeur, les aiguillons des têts cassés couverts de roses nombreuses, et le saint martyr de Dieu, libre des fers dont ils l'avaient chargé, se promener en répétant les sacrés cantiques. Saisis subitement à cette vue d'une terreur divine et touchés, de la grâce, ils renoncent aux erreurs de la gentilité pour se donner généreusement à la foi chrétienne. Leurs coeurs étaient changés; il n'avaient plus d'autre désir que de consacrer leur dévouement au service de celui dont tout à l'heure ils poursuivaient la mort avec fureur. Une multitude de fidèles était accourue des lieux voisins; longtemps elle avait compati aux supplices du martyr; aujourd'hui elle commençait à se réjouir de la gloire que le ciel lui avait assurée. Et le bienheureux Vincent leur disait : "Ne craignez rien, et gardez-vous de mépriser ce qui fait la gloire de Dieu; accourez plutôt, et désormais sans crainte goûtez des yeux les consolations que Dieu m'accorde par le ministère des anges. Vous qui avez abandonné les ténèbres, réjouissez, vous dans la lumière. Tressaillez d'allégresse de voir triompher, au milieu des louanges du vrai Dieu, celui que vous croyiez trouver gémissant au milieu des douleurs. Mes chaînes sont tombées, mes forces se sont renouvelées, un lit très-doux a reçu mon corps et lui a rendu sa vigueur. Livrez vous donc à votre admiration, et proclamez bien haut dans vos cantiques que le Christ est toujours vainqueur dans ses serviteurs. Qu'on annonce à Dacien la lumière dont je jouis. Qu'il y mette le comble, et qu'il ajoute à ma gloire, sans toutefois rien diminuer de mes titres déjà acquis; qu'il continue à exercer sur moi tout ce que sa fureur lui inspirera. Je ne crains qu'une chose, c'est que sa miséricorde ne veuille pardonner." A la nouvelle de ces événements, Dacien, tremblant et tout hors de lui, laissa échapper ces paroles : "Que pouvons-nous faire encore ? nous sommes vaincus. Qu'on le reporte sur un lit; que ses membres soient réchauffés et soulagés sur les coussins les plus mollets; non, je ne veux point augmenter sa gloire en le faisant mourir au milieu des tortures. Un peu de repos réparera son corps brisé dans les supplices; puis, quand les lèvres de ses plaies se seront fermées, il sera soumis à des tourments nouveaux et plus cruels encore." Mais tandis que Dacien s'épuisait en de vaines recherches de cruauté, le Christ, dans sa clémence, préparait la couronne de son serviteur. Car le martyr de Dieu eut à peine été déposé par les pieuses mains des saints sur une couche commode, qu'aussitôt une mort précieuse l'enleva, et son âme s'envola au ciel.

Alors vous eussiez vu la foule nombreuse qui l'entourait baiser à l'envi les pieds du saint, toucher avec une pieuse curiosité les blessures dont son corps était déchiré, recevoir son sang sur des linges, afin de le transmettre aux âges suivants comme un objet de respect et un gage de salutaire protection.

Quand cette mort fut connue, Dacien, déjà vaincu et couvert de confusion, s'écria : "Si je n'ai pu le vaincre pendant sa vie, je veux du moins le punir après sa mort. Il n'y a plus là d'esprit pour s'opposer à mes desseins, plus d'âme qui me dispute la victoire contre un corps que la vie a quitté; il n'y a plus de combat. Je veux sévir par de nouveaux supplices contre les membres de ce cadavre où le sang ne circule plus, Je me rassasierai en punissant, si je n'ai pu gagner la victoire. Jetez-le dans un lieu découvert, dont aucun obstacle ne défende les abords, afin que ce cadavre, privé des honneurs de la sépulture, soit dévoré par les oiseaux et les bêtes sauvages et disparaisse entièrement dé la terre, de peur que les chrétiens ne viennent enlever ses restes, et ne se fassent gloire de le compter pour un martyr." Le corps de Vincent fut donc exposé sans défense à cette dernière ignominie, Mais les anges firent la garde autour de lui et l'honorèrent de leur protection. Une main humaine eût pu se laisser corrompre; elle n'était pas digne de veiller sur un tel dépôt. Cet honneur fut refusé même à la pieuse compassion des saints, pour qui c'eût été une joie de famille de garder un si grand martyr. Je pense que ce fut par un secret dessein de Dieu que tout hommage humain lui fui refusé; il fallait qu'il parût clairement que Dieu Lui-même veillait sur lui. Un oiseau lent et paresseux de sa nature, un corbeau, vint s'établir auprès du corps. Son noir plumage rappelait le deuil du trépas; et quand les autres oiseaux venaient à fondre d"un vol rapide sur le cadavre, il les chassait au loin; même il éloigna un loup cruel qui s'y jetait avec impétuosité. Puis il revenait à son poste; alors vous l'eussiez vu, la tête penchée, arrêter un regard étonné sur le corps du bienheureux Vincent; il admirait sans doute les anges qui veillaient autour du martyr. Par sa fidélité, il nous rappelle l'histoire du prophète que l'antiquité nous a conservée. Autrefois le corbeau portait dans son bec la nourriture d'Elie; aujourd'hui il rendait au martyr Vincent les hommages dus à une sainte mort.

Effrayé de ces nouvelles, Dacien dit à l'envoyé : "Je ne puis donc même pas triompher d'un mort! Plus je le poursuis de châtiments sévères, plus mes rigueurs accroissant sa gloire. Mais si la terre n'a pu le dévorer, qu'il soit englouti dans la mer, et qu'il cesse d'être pour nous chaque jour un objet de confusion aux yeux des hommes. Sa victoire du moins restera ensevelie sous les flots. Que ses membres, violemment repliés sur eux-mêmes, soient cousus dans un sac comme ceux d'un parricide; qu'on le dépose ensuite dans une corbeille; des matelots, s'éloignant du rivage et gagnant la haute mer le précipiteront dans les profonds abîmes, afin que ce qui reste de ce corps en lambeaux devienne la proie des poissons avides, qui achèveront de déchirer ce que la timide lenteur de nos bêtes sauvages n'a pas osé toucher. Que, fidèle à son devoir, le bourreau n'oublie pas d'attacher à sa victime une meule d'un grand poids, de peur que les courants ne portent le cadavre sur des rivages étrangers, et qu'il n'obtienne ainsi la sépulture que nous lui avons refusée. Je veux que, battu par les flots, brisé contre les rochers, il ne puisse pas même trouver le repos dans la mort." Voilà donc tes oeuvres, cruel Dacien furieux dans un autre élément faire éclater la gloire de notre martyr. Pour exécuter ces ordres, le corps du juste est cousu dans un sac, et de lourdes chaînes attachent une meule à son cou. En même temps, un homme au coeur vil et sacrilège, nommé Eumorphe, qui avait promis à Dacien de servir ses fureurs, réunissait dans la ville une troupe de matelots et pressait la consommation de l'affreux attentat. Fidèle à sa criminelle promesse; il monte sur un vaisseau avec ses complices et le exhorte à gagner le large. Les matelots, dont il excite le zèle, s'empressent d'obéir. Quand les sommets des montagnes se furent dérobés à leurs regards, que tous les points du rivage eurent. disparu, ils craignirent en avançant plus loin d'être jetés sur d'autres bords, et ils précipitèrent le martyr au milieu des flots. Après quoi ils revinrent vers Dacien, pleins de joie, comme s'ils rapportaient à leur maître le bonheur qu'il avait perdu. Ces matelots, dans la grossière expansion de leur allégresse, poussaient des cris horribles, répétant que Vincent avait disparu à tous les regards; et ils s'étaient hâtés de revenir, comme des messagers qui tiennent à honneur d'annoncer les premiers une grande nouvelle. Mais le corps du bienheureux martyr, conduit par la Main toute-puissante de Dieu, avait dépassé en vitesse les vigoureux rameurs de Dacien. on le croyait au fond des abîmes de la mer, et déjà il avait trouvé sur le rivage son lieu de repos, recevant les honneurs de la sépulture presque avant qu'on eût pu annoncer sa mort; car des miracles éclatants devaient proclamer invincible même après son trépas le soldat du Christ, que les supplices n'avaient pu vaincre, et que la mer n'avait pu engloutir. Preuve nouvelle de cette Bonté miséricordieuse du Seigneur, qui ne l'avait point abandonné au jour de son combat, et lui avait donné d'écraser la tête de l'ancien serpent, en combattant pour la loi divine avec une inébranlable fidélité.

Le saint martyr apparut à un frère dans une extase; il lui révéla qu'il avait été jeté par les flots sur le rivage, et lui fit connaître le lieu ou il gisait. Cet homme hésita un peu sur cette vision, et il apporta quelque lenteur à préparer les derniers devoirs à un aussi illustre mort. Sur ces entrefaites, une veuve nommée Jonica, pleine d'années et de vertus, connut elle-même en songe les vrais signes de ces précieuses dépouilles. Les flots, en se repliant, avaient enseveli le saint corps sous un sable fin, qui, en le couvrant d'un haut tumulus, lui avait ainsi rendu les honneurs de la sépulture. Ne pouvant douter que la vision ne lui eût été envoyée du ciel, elle la fit connaître sans bruit à plusieurs autres chrétiens, et n'oublia rien pour les porter à l'accompagner dans la mission que Dieu lui avait donnée. Elle vint ensuite vers le lieu indiqué; et cherchant des yeux les signes que la vision lui avait fait connaître, elle s'y dirigea sans hésitation, en suivant les sinuosités du rivage. Bientôt, sur l'extrême limite où la terre et les eaux semblent confondre leur Dieu par ses miracles avait manifesté la sainteté sur la terre et sur la mer. La fureur des gentils les empêchait d'accorder au saint corps des honneurs et un tombeau dignes de leur religieuse vénération; ils le portèrent dans une petite basilique et l'y ensevelirent. Enfin, quand cessèrent les cruelles perfidies des impies, les fidèles, dont le temps avait grandi la dévotion, enlevèrent le corps du bienheureux martyr pour lui donner une sépulture plus honorable, on le transporta avec un grand respect, et on le déposa sous un autel consacré, en dehors des murs de cette même ville de Valence. C'est là qu'il repose en paix, et que Dieu daigne accorder à ses mérites de nombreux bienfaits, pour la gloire et l'honneur du Nom du Christ, qui, Dieu avec le Père et l'Esprit saint, vit et règne dans les siècles des siècles. Amen.