CATHOLICOS D'ARMÉNIE
fêté le 20 novembre
A KHAKH, CANTON D'ÉGÉGHIATZ, AVANT L'ANNÉE 374
Le pontife des Arméniens, Nersès, renouvela tout ce qui était détruit dans le pays des Arméniens. Se chargeant de consoler, de nourrir et de surveiller les pauvres, il accueillait en même temps les lépreux. Il construisit partout des églises, restaurant celles qui avaient été démolies, en y rétablissant l'ordre renversé. Ici, il édifiait le peuple et l'affermissait dans la foi; là il le reprenait et le châtiait. Il accomplit beaucoup de miracles, de grands prodiges et des guérisons merveilleuses. Sévère dans tout ce qui concernait la religion, quand il bénissait quelqu'un, sa bénédiction produisait son effet; quand il maudissait quelqu'un, il était maudit. Il multiplia le nombre des serviteurs de Dieu sur tous les points du territoire d'Arménie, en instituant des évêques dans chaque canton, et en se réservant pour lui la surveillance générale et la juridiction, qu'il exerça jusqu'à ses derniers jours.
Saint Nersès, pontife des Arméniens, ne cessait de réprimander souvent le roi Bab, en présence même de témoins. A cause de la multitude de ses péchés, il lui interdit non seulement l'entrée de l'église, mais aussi l'approche du vestibule. Il lui adressait des reproches continuels et lui infligeait des pénitences. Nersès croyait, par ce moyen, mettre un terme aux actes abominables du roi, et pensait le faire rentrer dans la voie de son propre salut; aussi ne cessait-il de lui inspirer la pensée du repentir. Il lui faisait des citations de l'Écriture sainte, lui rappelant les châtiments éternels qui l'attendaient au jugement dernier, afin qu'il se rendît sage et meilleur, en vue de progresser dans les voies de la justice et de prendre quelque soin des oeuvres saintes.
Le roi Bab, non seulement ne prêta pas l'oreille à ces exhortations, mais au contraire il s'arma contre Nersès d'une haine implacable, et il n'attendait que le moment favorable pour le tuer, et cela sans déguiser ses projets. Par crainte de l'empereur des Grecs, il n'osa pas exécuter ce meurtre contre Nersès, ni même se permettre de l'injurier publiquement. Du reste, aucun habitant de son royaume, et aucun soldat de son armée n'aurait consenti à accomplir un tel forfait, car Nersès était un homme sur qui les regards de tous les Arméniens étaient tournés, à cause de ses oeuvres équitables, de sa vie sainte, de son administration animée d'un esprit de paix, et surtout à cause des prodiges qu'il accomplissait en face de tous, ce qui le faisait regarder comme un ange du ciel. Cependant, le roi nourrissait toujours une haine implacable contre lui et cherchait tous les moyens de le faire périr, quoiqu'il n'osât point en parler, attendu que ses troupes l'auraient massacré. Tout le monde recourait aux prières de Nersès, qui était aimé généralement des grands et des petits, des personnes notables et des hommes de basse extraction, des nobles et des gens du peuple.
Cependant, le roi Bab s'était déclaré l'ennemi irréconciliable du grand pontife Nersès, de cet homme de Dieu, qui le reprenait toujours sur l'énormité de ses péchés. Il ne voulait ni se corriger, ni marcher dans le sentier droit; mais comme il était fatigué de s'entendre réprimander sans cesse par Nersès, il conçut le projet de faire mourir le grand pontife de Dieu. Ne pouvant le faire ouvertement, il feignit de se repentir, en priant le saint homme de lui imposer une pénitence. Il l'invita à venir dans son palais situé dans le bourg de Khakh, dans le canton d'Égéghiatz, où il prépara un souper à l'homme de Dieu, en le faisant asseoir sur le siège royal. C'était comme un commencement de la pénitence qu'il allait s'imposer dès ce moment, pour se purifier de ses péchés.
L'ayant fait asseoir à sa table, le roi se leva lui-même de son siège et alla présenter à l'homme de Dieu, à Nersès, la coupe et l'acide empoisonnés. A peine Nersès avait-il vidé la coupe qu'il comprit la perfidie du roi et dit : "Sois béni, Seigneur Dieu, pour m'avoir jugé digne de vider cette coupe et de subir pour toi cette mort que j'ai tant désirée dès mon enfance! J'accepte cette coupe de salut, j'invoque le Nom du Seigneur, car moi aussi je vais participer dorénavant à l'héritage des saints dans la lumière. - O roi, maintenant c'est à toi que je m'adresse : n'était-il pas en ton pouvoir de me faire tuer ouvertement ? car personne ne pouvait t'en empêcher; personne ne pouvait arrêter ton bras au moment de l'accomplissement de ton forfait. - Mais, Seigneur, pardonne-lui le crime qu'il vient de commettre sur ma personne, reçois l'âme de ton serviteur, Toi qui es le refuge de tous les affligés et le dispensateur de tous les biens!"
Après avoir ainsi parlé, Nersès se leva et rentra dans sa demeure. Tous les grands satrapes arméniens, le sbarabed Mouschegh, Haïr le martbed, enfin ceux qui avaient assisté à cette scène, quittant le palais du roi, suivirent Nersès dans sa demeure. Rentré chez lui, Nersès, relevant son manteau, montra aux assistants la tache bleu foncé, grande comme un gâteau, qui se dessinait à l'endroit de son coeur. Aussitôt les satrapes, pour le sauver, se hâtèrent de lui présenter l'antidote contre le poison meurtrier, mais il refusa de le prendre, et le rejeta en disant : "C'est le plus grand bien qui m'arrive, car je meurs pour avoir surveillé l'accomplissement des préceptes du Christ. Vous savez bien vous-mêmes que tout ce que je vous ai dit a été dit publiquement, et cela a été toujours mon unique désir. Je suis content du sort qui me réunit aux élus, et c'est avec joie que j'embrasse mon héritage! Oh! avec quelle joie je vais quitter bientôt ce monde pervers et impie!" Ayant parlé de la sorte, Nersès leur donna des conseils, et pria tous les assistants d'avoir soin d'eux-mêmes et de garder les commandements du Seigneur.
Après cela, un sang caillé commença à lui sortir de la bouche ce qui dura presque deux heures. Il se mit en prière et, fléchissant le genou, il pria Dieu de pardonner à son meurtrier. Il pria ensuite pour tous les hommes, pour les présents et les absents, pour les dignes et les indignes, même pour les inconnus. Après avoir terminé sa prière, il éleva ses bras et ses yeux vers le ciel, en disant : "Seigneur Jésus Christ, reçois mon âme!" Ayant achevé ces mots, il rendit l'esprit. Alors les serviteurs de l'Église, ayant à leur tête l'évêque Faustus, le maître des offices Dertadz, le sbarabed Mouschegh, Haïr le martbed et tous les nobles du camp royal, prirent le corps de saint Nersès, de cet homme de Dieu, et le transportèrent du village de Khakh, où le crime avait été commis, dans son propre bourg de Thil, avec des torches allumées et avec une grande pompe, en récitant des psaumes et des prières. Le corps n'était pas encore enseveli, quand on vit arriver le roi Bab qui l'enveloppa et le mit dans le sépulcre des martyrs. Cependant le roi Bab faisait semblant de ne rien comprendre, comme s'il était complètement étranger a la mort de Nersès.
Le meurtre du saint patriarche Nersès, commis par le roi Bab, plongea le pays entier dans une profonde tristesse. Tous les habitants de l'Arménie disaient entre eux : "La gloire de l'Arménie s'en est allée, puisque le juste de Dieu a été enlevé à notre pays!" Les princes et les satrapes disaient également : "C'en est fait, notre pays est perdu : c'est en vain que le sang du juste a été répandu, d'autant plus que c'est pour Dieu que Nersès a été tué". Le sbarabed des Arméniens, Mouschegh, disait de son côté : "Le sang du saint de Dieu a été versé sans raison. Dorénavant je ne puis plus marcher contre les ennemis ni diriger ma lance contre qui que ce soit. Je sais d'avance que Dieu nous a déjà abandonnés, que nous sommes abattus, et que nous ne pouvons plus relever nos têtes. Maintenant nous ne remporterons plus de triomphes sur nos ennemis; je le sais bien, car la victoire nous venait de la prière de celui qui a été tué et de ceux de sa race." Tous les habitants de la maison de Thorgom, tous ceux qui parlaient l'arménien, les nobles comme les paysans, d'un côté à l'autre du pays, déploraient amèrement cette perte.
Quoique Bab, roi des Arméniens, eût déjà tué le patriarche Nersès, cependant il ne se contenta pas de sa mort, car il cherchait à détruire entièrement tout l'ordre établi dans l'Église par Nersès. Animé d'un esprit de vengeance, il ordonna ouvertement de fermer les asiles destinés aux veuves et aux orphelins, que Nersès avait construits dans plusieurs cantons du pays et de démolir les monastères de filles, fondés par ce dernier dans les bourgs de plusieurs cantons et qui étaient entourés de murailles flanquées de tours. Le pontife arménien avait construit ces monastères pour qu'ils pussent recevoir dans leur enceinte les filles de tout le royaume, afin qu'elles s'adonnassent au jeûne et à la prière, en recevant leur nourriture ou des habitants du pays ou de leurs parents. Bab fit démolir tous ces monastères et livra les religieuses à la prostitution.
Dans chaque bourg, Nersès avait construit un hospice que les habitants d'alentour étaient obligés de pourvoir de vivres. La surveillance des malades et des pauvres, dans ces hospices, était confiée à la sollicitude de gens dévoués, et à ceux qui avaient la crainte de Dieu et la foi dans le jugement universel et l'avènement du Christ. En détruisant ces établissements, le roi fit chasser de leurs emplois les surveillants désignés par Nersès pour avoir soin des indigents et des malheureux, et en même temps il publia un édit dans tout le royaume, en vertu duquel les pauvres pouvaient aller tendre la main et mendier partout, et il faisait défense à tous de leur porter dorénavant quoi que ce fût dans les hospices. C'était aussi un usage établi par les anciens, de donner au clergé les fruits et les dîmes; cependant le roi Bab défendit a chacun de se conformer à cet usage.
Du temps du patriarche Nersès, personne dans tout le pays des Arméniens n'osait répudier sa femme, qui avait porté le voile ou la couronne du mariage béni par le prêtre; c'était une chose à laquelle personne n'eût osé arrêter sa pensée. De son vivant, personne ne se permettait de pleurer un mort avec désespoir et d'une manière interdite par les règles ecclésiastiques; personne n'osait faire entendre des lamentations et des cris de douleur. A la cérémonie des funérailles, on versait seulement des larmes, on entendait réciter les psaumes et les prières, et on ne voyait que des torches ou des cierges allumés. Mais, après la mort de Nersès, chacun eut la permission du roi d'abandonner sa femme; il y eut même des cas où un homme changea dix fois de femme; en un mot, l'impiété devint générale en ce temps-là. On faisait les obsèques des morts en poussant de grandes lamentations, accompagnées de trompettes, de guitares, de harpes et de danses. Les femmes et les hommes ayant les bras ornés de bandelettes, le visage bariolé de diverses couleurs, se tenant les uns devant les autres et battant des mains, se livraient à des danses abominables et monstrueuses. Du temps de Nersès, dans tout le territoire de l'Arménie, on ne voyait nulle part les pauvres mendier, car tout le monde avait soin de leur porter tout ce dont ils avaient besoin dans leurs asiles mêmes, de sorte qu'ils étaient pourvus abondamment de tout ce qui leur était nécessaire. Après la mort de ce pontife, s'il arrivait à quelqu'un de procurer du repos aux pauvres, il encourait de graves punitions, d'après l'ordre du roi.
Du temps de Nersès, dans tout le pays des Arméniens, l'exercice du culte se faisait dans les églises avec la plus grande pompe, et le nombre des saints serviteurs de l'autel était considérable. Alors on célébrait partout et toujours la mémoire des saints martyrs devant une affluence considérable du peuple; la considération dont on entourait les évêques dans toutes les provinces de l'Arménie allait croissant, les institutions monastiques florissaient en général dans les lieux habités et inhabités. Tout cela fut oublié et détruit après la mort de Nersès.
Du temps du pontificat de Nersès, dans toutes les provinces de l'Arménie, dans les campagnes et dans les villages, des hospices et des hôpitaux avaient été construits au moyen des aumônes et de la charité envers les pauvres, les affligés, les étrangers, les outragés et les voyageurs. Saint Nersès avait désigné des surveillants pour leur procurer des vivres de différents lieux. Après sa mort, le roi Bab abolit tout cela et foula aux pieds l'honneur dû à l'Église; car toutes les règles qui y étaient établies par le patriarche, étant rejetées par lui, allaient tomber dans l'oubli. Après sa sortie de ce monde, plusieurs provinces d'Arménie et bon nombre de leurs habitants retournèrent à l`ancien culte des dieux, et, avec le consentement du roi Bab, ils dressèrent des idoles dans plusieurs endroits, car il n'y avait personne qui leur inspirât quelque crainte ou qui pût les réprimander. Chacun faisait sans pudeur ce que bon lui semblait. On avait même dressé plusieurs statues qu'on adorait ouvertement.
En outre, le roi Bab réunit au fisc les terres que le roi Tiridate, du vivant du grand pontife Grégoire l'Illuminateur, avait concédées au profit de l'Église, dans tout le pays des Arméniens. Des sept terres appartenant à l'Église, il en donna cinq au fisc, et n'en laissa que deux à l'Église. Dans chaque village dépendant de ces terres, il institua deux prêtres et autant de diacres, dont les frères et les fils étaient obligés d'entrer au service du roi. En agissant ainsi, il croyait insulter à la mémoire de Nersès qu'il haïssait d une haine invétérée, et se vengeait ainsi des morts en tyrannisant les vivants. Il ne songeait pas qu'il marchait ainsi à la perdition. A cette époque, l'ordre de l'Église et le culte allaient en s'affaiblissant dans tout le pays des Arméniens.