LA VIE DE SAINTE NATALÈNE

écrit par l'abbé Labios en 1872

fêtée le 10 novembre

LE GOUVERNEUR FRÉDÉLAS

Dans la seconde moitié du 15e siècle de l'ère chrétienne, la ville de Pamiers, aujourd'hui siège épiscopal du diocèse de ce nom, faisait partie de la Gaule narbonnaise. C'était, avant la conquête de Jules César, une des cités les plus populeuses de la Confédération Aquitanique; on l'appelait Frédélas (frigidus lacus), à cause des nombreux étangs dont les eaux toujours froides bordaient ses murs. Son château, qui plus tard fut appelé Castella, était une forteresse importante, que les Romains utilisèrent pour la sécurité de leur conquête. Ils en firent l'habitation d'un gouverneur qui portait le nom de la ville, dont il était comme le seigneur.
Vers l'an 360, Frédélas, issu d'une noble famille romaine, ainsi que son épouse, Éléonore Godona, administrait la future Appamia, en véritable proconsul.
Quoique la lumière de l'Évangile eût déjà pénétré dans ce pays, ils n'avaient pas abandonné le culte des idoles. Par conviction ou par intérêt politique, ils étaient de zélés païens. D'un caractère dur et inflexible, Frédélas faisait exécuter à la lettre les édits de persécution que l'empereur Julien venait de réédicter contre les chrétiens. Jaloux de plaire à l'Apostat couronné, il essayait, lui aussi, de galvaniser dans notre pays le paganisme moribond. Mais le christianisme avait tellement envahi les Gaules depuis la conversion de Constantin, que, malgré ce dernier essort des fureurs païennes, on trouvait, jusques dans les plus petites bourgades du pays, des chrétiens pieux et fervents qui savaient se mettre à l'abri des investigations tyranniques du gouverneur et, à l'occasion, faire du prosélytisme.
C'était le temps où saint Martin, qui devait régir l'église de Tours en 374, méritait, par ses nombreuses missions, le titre glorieux d'Apôtre des Gaules.
Une pieuse tradition nous autorise à croire qu'il a évangélisé le pays de Frédélas, avant l'apôtre que la divine Providence devait donner pour patron à l'Église de Pamiers. Ne pourrait-on pas expliquer par ce fait l'existence de nombreux oratoires dédiés à saint Martin dans notre pays, dès le commencement du 5e siècle ?
On sait d'ailleurs que plusieurs localités ont tenu à honneur de porter son nom, et que l'Église de Frédélas l'avait choisi pour patron, avant saint Antonin, comme on l'établit par une bulle de Boniface VII et par le premier sceau de l'Abbaye de saint Antonin, il est figuré à cheval, partageant son manteau pour en donner la moitié à un pauvre.
La divine Providence ménageait à saint Martin, jusque dans le château du gouverneur, comme la plus belle récompense de ses travaux apostoliques, le salut de Natalène, couronnée de l'auréole des vierges et revêtue de la pourpre des martyrs.

NAISSANCE DE NATALÈNE

Frédélas avait eu, de son mariage avec Éléonore Godona, huit filles et point d'enfant mâle. Désireux depuis longtemps d'avoir un fils qui pût lui succéder dans son commandement, il mit toutes ses espérances dans l'enfant que son épouse était au moment de lui donner encore. Son attente s'animait de toute l'énergie d'un homme habitué à obtenir l'obéissance passive, l'obéissance de l'esclave. Il lui fallait un fils pour satisfaire son orgueil paternel, et il avait juré par ses grands dieux que, s'il lui naissait une neuvième fille, il la ferait noyer dans un gouffre de l'Ariège. La paganisme ne lui avait point appris que Dieu seul est le Maître absolu de la vie humaine.
Son serment, plusieurs fois renouvelé, était pour Éléonore un sujet de continuelles angoisses. Connaissant mieux que personne le caractère inflexible de son époux, elle redoutait le moment fatal. Le coeur d'une mère ne connaît pas les calculs égoïstes de l'ambition paternelle : Dieu a mis en elle un fonds inépuisable d'amour pour tous ses enfants, et ce n'est que dans l'extrême barbarie que l'on rencontre parfois des femmes assez dénaturées pour se défaire du fruit de leurs entrailles, avec le calme d'une action indifférente.
Le jour de la délivrance étant arrivé, les angoisses d'Éléonore redoublèrent avec le pressentiment d'un malheur prochain. Elles furent à leur comble lorsqu'elle apprit qu'elle avait donné le jour à une fille. Les femmes attachées à son service cherchaient en vain à la consoler; en vain songeaient-elles à toutes sortes de combinaisons que leur suggérait la tendresse de leur coeur et le regret de perdre une enfant dont la beauté les avait ravies; Éléonore resta inconsolable : elle comprenait qu'il était impossible de cacher à son époux la naissance d'une enfant qui venait tromper d'orgueilleuses espérances. Il fallut se décider à courir le risque de livrer cette innocente et belle créature à la fureur de son père, en lui apprenant qu'une nouvelle fille lui était née. Le gouverneur parut l'accepter avec le calme du stoïcien, et son épouse put espérer un instant que, le sentiment paternel ayant étouffé un cruel dépit, le fatal serment ne serait pas réalisé. Mais, hélas ! ce n'était que le calme précurseur de l'orage ! Tout d'abord rêveur et pensif, comme un homme qui ne peut se mouvoir sous le poids accablant d'un grand malheur, ce père dénaturé se relève soudain de l'abattement où l'avait plongé cette nouvelle inattendue, se livre à une fureur extrême, appelle une servante, et d'un ton qui ne permettait aucune observation : «Prends, lui dit-il, la fille qui vient de naître dans mon palais; va la noyer dans l'Ariège, après lui avoir mis au cou une grosse pierre.»
Dieu, qui se joue des projets des hommes et se plaît à faire échouer leurs desseins impies, n'avait pas ratifié la sentence barbare portée par Frédélas. Il en avait décidé autrement; Il avait adopté cette enfant que son père rejetait avec tant d'inhumanité. Un signe merveilleux de l'adoption providentielle vint s'offrir à Éléonore; il aurait pu la consoler si elle avait eu le bonheur de professer la religion chrétienne.

LES CROIX LUMINEUSES

Il n'est pas rare de trouver dans l'histoire des saints des signes providentiels faisant pressentir, dès le berceau, leur glorieux avenir. Dieu Se manifeste souvent par Lui-même dans un enfant qui doit être la vivante manifestation de sa Grâce. C'est ainsi qu'Il entoura le berceau du Précurseur de prodiges si merveilleux, qu'on se disait en les voyant : Que sera un jour cet enfant ? car la Main du Seigneur est avec lui. (Lc 1,66) C'est ainsi qu'à la naissance de saint Ambroise, contemporain de Natalène, Il fit éclater des signes de divine élection. Un jour que le nouveau-né, couché dans le berceau, s'était endormi la bouche ouverte, des abeilles vinrent, en essaim, se poser sur son visage. Elles entraient dans sa bouche et en sortaient, puis s'envolaient vers le ciel. Sa mère, en compagnie de sa nourrice, demeurait émerveillée et comme en extase devant ce prodige; et le père en tira ce présage que l'avenir vérifia si bien : Cet enfant sera un jour quelque chose de grand.
C'est par un prodige semblable que Dieu fit connaître d'avance la glorieuse destinée de notre future sainte. Pendant que le gouverneur se livrait aux excès de son dépit, on vit paraître sur le berceau de l'enfant un rayon de lumière, en forme de croix, qui brilla, par trois fois, d'un éclat extraordinaire. La chambre qui avait entendu ses premiers cris et reçu ses premières larmes, en fut illuminée d'une manière toute céleste. La mère et les femmes païennes qui l'entouraient, crurent y voir une énigme inexplicable, que chacune voulait deviner à sa façon : ce n'était que l'annonce des grandes merveilles que Dieu voulait opérer dans cette enfant abandonnée des siens.
La croix devait être son partage; c'est par elle qu'après avoir été sur la terre la fille chérie du Père, la chaste épouse du Fils, le temple vivant du saint Esprit, elle devait aller au ciel faire cortège à l'Agneau qui a été immolé dès l'origine du monde (Apoc 13,8), et participer au triomphe réservé aux âmes généreuses qui ont combattu courageusement et remporté la victoire sur l'enfer, sur le monde et sur leurs propres passions.

SAINT MARTIN SAUVE NATALÈNE

La servante de Frédélas, se voyant dans la dure nécessité de mettre à exécution le détestable commandement qu'elle en avait reçu, prit l'enfant, l'enveloppa dans son tablier, et, mêlant ses larmes aux larmes de la mère éplorée, descendit lentement et comme à regret les pentes du château du Castella, pour aller le long de l'Ariège près du gouffre que le gouverneur lui avait indiqué.
La voie romaine, qu'elle était obligée de suivre, côtoyait alors la rivière qui semblait disparaître et se reposer dans les étangs qu'elle traversait avant de reprendre son cours rapide vers la Garonne.
Arrivée près du gouffre profond, qui devait être l'Estang blaou (étang bleu), ainsi appelé à cause de la couleur de ses eaux profondes, elle se disposa à exécuter l'ordre parricide de son maître.
La divine Providence veille toujours sur ceux qu'elle a destinés à son service; elle voulut que saint Martin passât en ce moment sur cette route, et s'aperçût des tristes préparatifs du crime que la malheureuse servante allait commettre. Mû par un sentiment de charité, saint Martin s'approcha d'elle comme pour lui demander un renseignement. Sa vue jeta sur tous les sens de la servante coupable un trouble qui justifia les soupçons du saint voyageur. Le crime, cet enfant des ténèbres, supporte rarement, sans une agitation révélatrice, le regard de l'homme vertueux.
Martin ne demandant, à l'exemple de son divin Maître, qu'à sauver les pécheurs en les ramenant au bien, la rassura avec cette douceur qui inspire la confiance. Après l'avoir calmée, il lui dit d'un ton paternel et persuasif : «Ma fille, pourquoi voulez-vous commettre une action si détestable ? Qui vous oblige à vous rendre «meurtrière de cette innocente créature ? Aurez-vous le courage d'étouffer dans votre coeur la voix de la nature ? Ne craindrez-vous pas de noircir votre âme d'un crime si affreux ?
La servante, touchée de la modestie el de la gravité du saint homme qui lui parlait avec tant de bonté, ne put retenir ses larmes et n'eut pas même le courage de nier son noir dessein, comme elle en avait tout d'abord conçu la pensée.
Elle lui fit l'histoire de la petite enfant qu'elle venait de remettre dans son tablier, le priant de ne pas la compromettre auprès du gouverneur, qu'une telle révélation rendrait furieux et inexorable. Puis, au milieu des sanglots qui étouffaient sa voix : «J'ai reçu, dit-elle, l'ordre formel de la noyer dans ce gouffre; je suis dans l'impossibilité de la sauver, sans exposer ma propre vie; en désobéissant à un maître tel que Frédélas, j'attirerais sur moi les plus terribles, peut-être les derniers châtiments.»
Cette franchise et cette sensibilité firent concevoir à saint Martin, toujours heureux de saisir l'occasion d'exercer son zèle apostolique, l'espoir d'une double conquête pour le ciel. Il lui exposa donc les principes essentiels de la foi chrétienne, lui fit comprendre combien elle deviendrait coupable par une aveugle obéissance aux ordres évidemment injustes de son maître, et quels regrets amers elle se préparait, pour le jour où elle aurait le bonheur, comme il l'espérait, de connaître et de professer la religion du vrai Dieu. Enfin, lui dit-il, d'un ton qui ébranla toutes les fibres de son âme déjà si émue : «Le repos de votre conscience n'est-il pas préférable aux bonnes grâces de votre maître ? La servante, ballottée entre la persuasion qui envahissait son âme et la crainte de son maître, n'osait rien promettre; elle tergiversait encore et ne pouvait prendre une détermination qu'elle croyait toujours devoir lui être funeste. «Eh bien ! lui dit alors le saint, qui avait pénétré le fond de sa pensée, donnez-moi cette enfant; je vous promets que vous ne serez jamais compromise par mes paroles; votre maître en sera délivré, et vous ne serez pas homicide.»
C'était la solution qu'attendait la servante; elle en paraît complètement satisfaite; son coeur se dégage du poids énorme qui pesait sur lui comme un affreux cauchemar. Sans autre réflexion, elle prend l'enfant, la presse sur son coeur, la baise avec tendresse en l'arrosant de ses larmes de joie, et la livre tout heureuse au saint homme qui voulait la sauver; puis, elle retourne chez son maître, combinant une réponse à la question qu'il ne manquerait pas de lui adresser. En effet, à peine était-elle rentrée dans le château du Castella, que Frédélas, en homme qui veut en finir avec une mauvaise action, la fait appeler et lui demande si elle a fidèlement exécuté ses ordres. La servante, ne connaissant pas encore toutes les délicatesses de la sincérité, lui répond, avec l'assurance de la préméditation : «Vos ordres sont fidèlement exécutés; votre fille ne paraîtra plus devant vous.»

ENFANCE DE NATALÈNE

Après avoir arraché la petite innocente aux mains de ses bourreaux, Martin s'empressa de la délivrer de la tyrannie du démon. Avant de devenir son père nourricier, il voulut être son père spirituel; il lui tardait de la voir naître à la vie surnaturelle. Du reste, il savait que l'Église, se préoccupant du danger auquel on expose l'âme d'un enfant qui vient de naître, en retardant son baptême, fait un devoir aux parents de lui procurer au plus tôt la grâce de ce sacrement. C'est pourquoi il se mit en mesure de la baptiser, avant de la livrer à une nourrice qui devait lui tenir lieu de mère. Il lui donna le nom de Natalène, pour montrer que Dieu, en la sauvant des eaux, l'avait, en même temps, par une grâce particulière de sa Providence, délivrée des ténèbres du paganisme.
Ce premier devoir accompli, Martin la mit entre les mains d'une nourrice chrétienne qui, d'après ses ordres, devait prendre de son éducation un soin tout spécial.
L'éducation chrétienne doit commencer au berceau; c'est alors qu'une âme, vierge de tout contact, reçoit, pour ne plus s'y soustraire, la bonne ou la mauvaise impulsion qui doit être comme le moteur de toute sa vie.
L'enfant, dans les bras de sa nourrice, est comme une cire molle destinée à durcir au grand air de la société. Il conservera jusqu'au tombeau les formes qu'on lui aura imprimées. Une mère chrétienne, heureuse, en accomplissant un devoir sacré, du bonheur spirituel et temporel de son enfant, ne saurait déployer trop de zèle dans la surveillance de cette première éducation de famille, persuadée qu'elle doit être la base, le soutien et le régulateur de l'éducation sociale.
Notre divin Sauveur, en restaurant l'humanité, s'est en quelque sorte préoccupé d'une manière toute spéciale de cette profonde vérité : il en a fait le thème d'une de ses principales leçons; il l'enseigne avec une insistance capable d'inspirer une crainte salutaire aux mères et pères si peu soucieux, de nos jours, de l'éducation religieuse de leurs enfants. «Prenez garde, dit-il, de scandaliser les petits enfants; traitez-les avec le plus grand respect, vous souvenant que Dieu, pour sauvegarder leur innocence, a commis la garde de leur âme à un messager céleste (cf. Mt 18,6 et ss.).»
Les païens eux-mêmes ont prescrit de respecter l'enfance, tant l'accomplissement de ce devoir est conforme aux instincts de la nature humaine. Il faut, disait un poète romain, professer le plus grand respect pour l'enfance (Juvénal, Satire 14,47).
L'oubli de cette vérité capitale dans le sanctuaire de la famille est, sans aucun doute, la cause première de la décadence des moeurs publiques dans nos sociétés modernes, et sera, s'il persévère, nous le disons après des penseurs plus autorisés que nous, la cause de leur chute inévitable. Elles menacent ruine de toutes parts, parce qu'elles n'ont plus pour les soutenir le fondement nécessaire et providentiel, le respect de l'autorité; et nous savons que si l'autorité s'effondre pour ainsi dire, sous le mépris de l'insubordination, c'est parce qu'on ne sait plus la mettre sous la sauvegarde de cette révérence dont parle Juvénal, et que
l'Évangile nous commande expressément. Les supérieurs ne sont plus obéis, parce qu'ils ne sont plus chrétiens, ni dans leurs paroles ni dans leurs actions.
La mère adoptive de Natalène était convaincue de ces principes d'ordre moral et religieux; elle les mettait en pratique avec toute la ferveur des premiers âges de l'Église. C'est pourquoi elle lui fit sucer avec le lait l'amour de la vertu. Notre sainte commençait à peine à bégayer, qu'elle fut instruite, avec le plus grand soin, des vérités de la religion chrétienne. Elle y fit des progrès rapides. Plus elle avançait en âge, plus elle se fortifiait dans les sentiments de piété dans lesquels on la nourrissait. L'humilité, la douceur, la patience, la charité croissaient de jour en jour dans son jeune coeur. Elle faisait l'admiration de tous et les délices de sa mère d'adoption. À peine parvenue à l'âge de six ans, elle était devenue un modèle de prière.
La prière, a dit saint Jean Chrysostome, est le signe de la sainteté; c'est une sorte de vêtement spirituel et divin qui fait ressortir la beauté, et, pour mieux dire, la grâce de l'âme; elle met l'harmonie dans toute notre conduite; elle nous empêche de nous porter à quoi que ce soit de répréhensible et d'inconvenant; elle nous inspire la crainte de Dieu et l'estime de l'honneur qu'il nous fait de converser avec lui; elle nous apprend à déjouer les ruses de l'esprit infernal; elle écarte de notre esprit les mauvaises pensées et nous porte à dédaigner les voluptés sensuelles; car c'est le seul orgueil permis aux disciples de Jésus Christ de ne vouloir servir aucune mauvaise passion et de conserver leur âme dans une sainte liberté. Il est impossible d'être vertueux ou de persévérer à l'être, sans la prière (De la prière, hom. 16. passim). Aussi, les saints ont tous été des hommes de prière.


LA PIEUSE ASSOCIATION

Celui qui a dit : L'union fait la force, n'a fait qu'amoindrir la doctrine formulée par l'Ecclésiaste avec plus d'énergie : Malheur à celui qui est seul, dit l'écrivain inspiré, parce que lorsqu'il tombera, il n'aura personne pour le relever (Eccl 4,10). La vie de l'homme sur la terre est, en effet, une lutte incessante (Jb 7,1). Il faut qu'il guerroie nuit et jour contre les ennemis de son bonheur, soit temporel, soit éternel.
Malheur à lui, s'il est seul dans cette lutte pleine d'angoisses et de périls ! Qui le relèvera, s'il vient à recevoir des blessures mortelles ? Cette idée a présidé, dès les premiers temps du christianisme, et même auparavant, à la formation des pieuses associations qui sont devenues plus tard les corps religieux. On y trouvait, dans les prières, les conseils et les exemples des confrères, la consolation, la force et le soutien qu'on n'aurait pas eus dans l'isolement. L'Église les a toujours favorisées dans un but moral et religieux : tout en sauvegardant, par des règles sages et volontairement consenties, soit la liberté individuelle, soit le droit de propriété, elle a fortement encouragé la mise en commun des biens spirituels et temporels.
Natalène, parvenue à sa quinzième année, eut le bonheur de pouvoir s'associer, elle aussi, avec quelques saintes filles qui pratiquaient en commun les conseils évangéliques. Elle s'adonna de coeur et d'âme au soulagement des pauvres et des malades. Sa règle principale, son premier devoir, après son oraison, était d'aller les visiter pour leur donner, avec le fruit de ses épargnes, les consolations de la charité. Elle aimait surtout à prodiguer ses soins affectueux à ceux qui étaient encore païens, espérant les convertir à la foi chrétienne. Peut-être aussi voulait-elle se montrer par là plus reconnaissante envers Dieu de la grâce particulière qu'Il lui avait accordée en l'appelant, d'une manière si extraordinaire, à Le connaître, L'aimer et Le servir. Elle était parfaitement instruite, comme nous le verrons plus bas, du mystère de sa naissance; sa nourrice le lui avait révélé, sans doute, pour lui faire aimer avec plus d'énergie le Dieu qui l'avait adoptée pour son enfant, lorsque son père et sa mère l'avaient abandonnée (Ps 5,17).
Quoi qu'il en soit, elle était tellement dévouée à son père céleste, qu'elle ne vivait plus que pour lui, et que tous ceux qui la voyaient se livrer aux oeuvres de charité avec tant de zèle, de douceur et de patience, ne pouvaient s'empêcher de la vénérer comme une sainte. Elle avait d'autant plus de mérite, qu'en lui prodiguant les grâces spirituelles, Dieu ne lui avait pas donné avec parcimonie les grâces du corps. Natalène, en effet, dit son premier historien, était d'une grande et noble stature, qui décelait sa haute origine selon le monde; d'un visage doux et bien proportionné, qui paraissait refléter, dans des traits purs, toute la beauté de son âme. On comprend qu'une foule de mondains adorateurs ne lui épargnèrent pas les flatteries; mais elle avait appris du sage que la grâce et la beauté n'attirent à la femme qu'une louange vaine et dangereuse, si elle ne la mérite d'ailleurs par la crainte de Dieu (Prov 31,30).
Ce fut cette conviction, fortifiée dans son âme par la correspondance à la grâce, qui lui fit remporter sur l'ennemi de sa virginité la victoire signalée dont nous aurons à raconter les incidents.

LA VIRGINITÉ

La vierge chrétienne n'est pas un mythe, comme veulent bien le dire ces hommes au coeur dépravé pour qui la vertu n'est qu'un nom; c'est une réalité toujours vivante dans notre sainte Église, dont elle est une des gloires, à la confusion du sensualisme. La profession de la virginité était honorée même chez les païens; toutefois, elle était alors fort rare, et pour ainsi dire extérieure. Il fallait une lumière et une grâce surnaturelles pour en aimer et en pratiquer ce qui en constitue l'essence et la beauté. L'Homme-Dieu fit descendre ces dons du ciel en S'incarnant dans le sein d'une vierge. C'est Lui qui vînt illuminer et purifier non seulement l'âme, mais aussi le corps de l'homme déchu. Il mit en pleine lumière cette vertu angélique, par son exemple et par celui de sa divine Mère, la Vierge immaculée. Ses apôtres, après lui, l'accréditèrent dans le monde, la rendirent chère à certaines âmes d'élite, et lui donnèrent un splendide éclat dans l'Église catholique. De toutes parts, on vit bientôt germer cette fleur du paradis. Nous trouvons, en effet, des vierges à côté des apôtres et des premiers envoyés apostoliques; des vierges sous la hache, sur les bûchers, dans les cirques des persécuteurs; des vierges dans le palais de César et dans la chaumière des premiers chrétiens.
En fouillant dans les ruines des catacombes, on remet à la lumière des épitaphes qui nous disent que là reposent dans la paix de saintes épouses de l'Agneau, des vierges du Seigneur, des vierges illustres par leur courage.
Dans son Traité des Vierges, saint Ambroise nous apprend que la fin du 4e siècle vit fleurir un grand nombre de ces lis de la vallée. «Ce n'est pas ma faute,» disait-il aux mondains de son siècle, qui se plaignaient de son zèle à propager cette sainte et surnaturelle contagion, «ce n'est pas ma faute, si je parle continuellement d'une vertu qui se propage parmi nous avec une rapidité qui tient du prodige. Tous les jours, il nous vient de tous les pays des vierges désireuses de recevoir le voile qui les distingue. Les païens eux-mêmes les ont en vénération; quelque corrompus qu'ils soient, ils vénèrent la virginité; quelqu'étrangers qu'ils soient à la véritable piété, ils n'ont que des éloges à décerner à cette vertu (De Virginibus lib.1.).»
Les vierges, dit l'auteur de la vie de sainte Marcelline, soeur de saint Ambroise, se consacraient à Dieu ou par un voeu particulier, ou, le plus souvent, par un voeu solennel qu'elles proféraient devant l'évêque, ou devant le prêtre, bien des fois en présence de toute l'assemblée chrétienne. En prenant le voile sacré, symbole de chasteté perpétuelle, elles continuaient à vivre avec leurs parents, ou bien elles vivaient réunies en petits groupes de trois ou quatre. Elles s'appliquaient à la prière, au travail des mains et aux bonnes oeuvres.
Toutes d'ailleurs, comme le reste des fidèles, sortaient de leurs maisons et allaient par les rues pour se rendre à l'église ou à leurs affaires. Dans leurs habits et dans leur chevelure, elles gardaient un genre simple et modeste, ne se faisant remarquer par aucune singularité ni par aucune différence notable d'avec les communs usages. Ce qui distinguait leur vie et la rendait vraiment vénérable, ce n'était pas tant un habit pauvre et négligé, que la modestie et la mortification.
Natalène fut une de ces fleurs de pureté que le saint Esprit fit éclore sur la tige de Jessé. Elle devait être, pour l'Église de Pamiers, ce qu'étaient pour les Églises de Rome et d'ailleurs les Agnès, les Cécile, les Lucie et tant d'autres.

LA TENTATION

Près du cimetière de Frédélas et aux portes même de la ville, était un camp romain, où, selon l'habitude de ce peuple guerrier, s'étaient retranchées les légions destinées à consolider la conquête de cette partie de la Gaule narbonnaise.
Alydanus en était le lieutenant général, sous les ordres du gouverneur. Notre sainte, toujours portée aux oeuvres de charité, se faisait un devoir de se rendre tous les jours à l'hôpital du camp, pour y visiter les malades et leur prodiguer les soins empressés et délicats dont une femme vraiment chrétienne a si bien le secret. Elle n'était jamais plus heureuse que lorsqu'elle pouvait se livrer, dans cette visite journalière, aux emplois les plus vils. À l'exemple de son père adoptif, elle aimait tout particulièrement les plus pauvres, ne voyant en eux que les membres souffrants de Jésus Christ, les amis privilégiés de celui qui, durant sa vie mortelle, n'avait pas même où reposer sa Tête (Mt 8,20) et qu'elle avait choisi pour son époux en faisant voeu de virginité.
Alydanus, la voyant passer tous les jours près de sa tente, fut épris de sa beauté. Son maintien et sa modestie lui inspirèrent tout d'abord le respect qu'on ne garde guère dans la vie des camps; mais bientôt, la passion l'emporta sur la raison; elle lui fit oublier toute réserve et former le projet impie de la rechercher. Pour y réussir, il se rendit avec assiduité aux endroits qu'elle visitait ordinairement, essaya de s'insinuer auprès d'elle, lui témoigna beaucoup d'intérêt et voulut la combler de faveurs. Natalène, ne voyant dans ces attentions qu'un excès de politesse et un fonds de bonté qu'elle pouvait exploiter au profit de ces chers malades, lui répondait toujours avec sa modestie ordinaire; elle conçut même le projet de se servir du facile accès que le lieutenant lui donnait auprès de sa personne, pour le gagner à la vraie religion. Ce n'était pas le but que voulait atteindre l'orgueilleux Romain.
De même que la charité a ses ruses innocentes, la passion a ses ruses perfides. Alydanus voulut à son tour prendre Natalène dans ses propres filets : il feignit une maladie qui devait l'attirer dans le secret de sa tente et lui permettre de réaliser dans l'ombre ses infâmes projets; mais on ne ruse pas avec une âme que le saint Esprit éclaire; notre sainte déjoua tous ses plans; elle se retira modestement et alla continuer ses soins pieux envers les pauvres.

LA CALOMNIE

Alydanus, furieux de se voir ainsi déjoué et méprisé, passe du plus vif amour à une haine acharnée : il forme le projet de dénoncer Natalène au gouverneur pour la faire condamner à mort comme coupable de prosélytisme chrétien auprès de ses soldats.
À peine a-t-il conçu son projet, qu'il le met à exécution. Poussé par la jalousie, qui n'admet pas les lenteurs de la réflexion, il se rend immédiatement auprès de Frédélas, dénonce Natalène comme faisant tous ses efforts pour attirer ses soldats à la religion du Christ, et, afin de mieux irriter le gouverneur, lui dépeint notre sainte sous les couleurs les plus noires.
La calomnie suit de près les emportements de la jalousie; un homme qui se laisse dominer par cette basse passion, ne connaît plus de mesure, ni dans ses paroles, ni dans ses actes; il devient facilement homicide; il souille de sa langue venimeuse ce que tout homme d'honneur met au-dessus de la vie même, l'estime de ses semblables, la bonne réputation. On l'a vu dès l'origine du monde, on le voit encore tous les jours : l'innocent Abel sera toujours la victime de Caïn le jaloux; la chaste Suzanne sera toujours la flétrie des vicieux de Babylone. Presque tous les saints, après notre divin Maître, ont eu à subir ce genre de persécution.
Natalène devait passer, elle aussi, par ce creuset où la vertu s'épure avant de devenir héroïque; elle devait être calomniée, avant d'être condamnée.
Frédélas crut aisément tout ce que lui dit l'hypocrite légionnaire. Le coeur qu'une passion domine se laisse facilement persuader par un dénonciateur qui flatte cette passion; une fille chrétienne ne pouvait être pour le gouverneur païen qu'une fille capable de tous les forfaits. Du reste, en désobéissant aux édits de César, elle commettait un crime qui pouvait en laisser supposer bien d'autres; elle était digne de tous les châtiments. Il ordonne donc à ses gardes d'aller au plus vite s'emparer d'elle et de l'amener devant son tribunal pour y être jugée, suivant les lois, et condamnée comme elle le méritait.

LE CACHOT

Natalène, le coeur toujours fixé sur son divin modèle, n'opposa aucune résistance aux soldats venus en nombre pour se saisir de sa personne : heureuse d'avoir à souffrir persécution pour la justice (Mt 5,10), elle se laissa lier sans proférer aucune plainte. Après l'avoir garrottée comme une criminelle, les gardes la conduisirent, en la maltraitant, au château du Castella.
Frédélas, soit qu'il n'eût pas le temps de la juger en ce moment, soit qu'il fût encore la dupe du rusé calomniateur, la fit enfermer préventivement dans un affreux cachot.
Alydanus voyait arriver le moment de tenter un effort suprême pour arriver à bout de sa folle entreprise; c'était du moins la pensée qu'il avait caressée, lorsque le calme s'était fait dans son âme si violemment agitée par la jalousie, et que surtout il eût fixé ses regards sur Natalène entre les mains de ses soldats. Il se rendit donc au cachot de sa victime, persuadé que l'amour de la liberté l'emporterait dans le coeur de la jeune fille sur celui de la vertu. Il s'offrit à elle comme un libérateur et chercha, par toutes sortes de promesses et de flatteries, à lui faire promettre dans les fers ce qu'elle lui avait si obstinément refusé dans le camp où elle exerçait sa charité. Mais Dieu, qui la soutenait, lui donna de nouvelles forces pour triompher des nouvelles tentations.
En vain Alydanus lui promit-il de l'épouser; en vain lui fit-il entrevoir dans leur union un bonheur parfait pour le reste de ses jours; rien ne put faire chanceler son coeur; rien ne put ébranler sa fermeté et sa constance : elle avait pris Jésus Christ pour son époux; elle voulut lui rester fidèle dans son cachot, comme elle l'avait été en pleine liberté.
Alydanus, à bout de ressources, revint, plus furieux que jamais, auprès de Frédélas, et l'abordant d'un air insinuant que sut lui inspirer le désir de la vengeance : «Seigneur, lui dit-il, Natalène est invincible; j'ai travaillé en vain à l'amener à de meilleurs sentiments; elle persiste dans sa superstition; elle ne veut à aucun prix abjurer la foi du crucifié. Je m'étais flatté, en me rendant auprès d'elle, de vous épargner le souci de la condamner; mais elle est plus opiniâtre que jamais; plus que jamais, par sa désobéissance aux édits de notre immortel empereur, elle a mérité la mort réservée à ces infâmes chrétiens.
Ces paroles envenimées réveillèrent dans Frédélas toute la haine du sectaire; il ordonna donc à ses gardes d'amener de nouveau Natalène devant son tribunal, avec un appareil militaire propre à la frapper de terreur. Elle n'avait pas voulu céder à la persuasion; peut-être fléchirait-elle devant les menaces.
Le paganisme ne se doutait pas de la surhumaine énergie dont le saint Esprit arme les âmes qu'Il revêt de sa force; rien n'avait pu le convaincre de l'indomptable courage de la vertu chrétienne; ni les premiers martyrs, ni les nouveaux chrétiens dont leur sang avait été la féconde semence.
Pour obéir aux ordres du gouverneur, un détachement de l'armée romaine prit notre sainte dans son cachot et la traîna comme une criminelle insigne dans toutes les rues de la ville, avant de la conduire au tribunal de Frédélas. Ce nouveau trait de ressemblance avec son divin Époux, loin de la terrifier, comme on se l'était promis, redoubla sa force et son courage.
Se voyant chargée de chaînes et traînée dans les rues de Pamiers, avant de comparaître devant ses juges, elle se sentait heureuse d'avoir à imiter le Sauveur traîné dans les rues de Jérusalem. Son âme fortement secouée par les humiliations qu'elle eut à subir dans ce long trajet, s'enracinait davantage dans la foi chrétienne, et son coeur puisait une vigueur nouvelle au coeur du divin Crucifié, devenu, en cet abandon général, son unique soutien, sa seule espérance.
Ainsi préparée par la grâce, elle revint au château du Castella, pour y soutenir une lutte presque aussi redoutable que celle qui venait de lui mériter la couronne des vierges.

LA RÉVÉLATION

Frédélas n'avait pas encore vu Natalène; il ne la connaissait que d'après les rapports malveillants du fourbe Alydanus. Lorsqu'il la vit paraître devant lui, avec ce calme et cette dignité que donne l'innocence, avec cette modestie qui ajoutait à sa beauté naturelle et aux grâces de sa jeunesse un charme tout particulier, il fut saisi d'admiration; sa colère, sans être désarmée, fléchit un peu à l'aspect de Natalène. Il jugea même qu'il ne devait pas tout d'abord employer les menaces, mais la persuasion, pour la sauver, en lui faisant fouler aux pieds la croix du Dieu qu'elle adorait.
Mais ce fut vainement qu'il la flatta et qu'il lui fit toutes sortes de belles promesses; elle fut aussi inébranlable dans la foi qu'elle l'avait été dans la virginité.
Le gouverneur, dont nous avons pu déjà apprécier le caractère, n'était pas homme à patienter longtemps; la douceur n'était pour lui qu'une qualité d'emprunt; son naturel colère et emporté reparaissait à l'instant, au moindre refus de ses avances. Voyant Natalène les refuser de la sorte, il prit le ton de sévérité qui lui était propre, et d'une voix capable de la terrifier : «D'où êtes-vous, jeune fille ?» lui dit-il. Notre sainte, disposée à tout souffrir pour la Gloire de Jésus Christ, lui répondit sans s'émouvoir et avec modestie : «Je suis née dans la cité de Frédélas». Ce mot produisit dans l'esprit du gouverneur une commotion extraordinaire dont il ne put se rendre compte. Peut-être avait-il saisi dans le regard de Natalène, qui le prononçait à dessein, le commencement d'une révélation; peut-être ce mot avait-il attiré son attention sur les traits de la jeune fille, et cette vue avait-elle réveillé dans son âme un souvenir pénible. Il y a dans la nature humaine de ces mystères que la pensée de l'homme ne pourra jamais sonder; il y a dans les coeurs unis par les liens du sang de ces courants invisibles qui les
attirent à leur insu, et qui ne demandent que le choc d'une circonstance imprévue pour produire la lumière. Frédélas la pressentait-il en ce moment ? Avait-il peur de la faire jaillir par une seconde question qu'amenait naturellement la réponse de Natalène ? Nous ne saurions le dire.
Quoi qu'il en soit, la curiosité l'emporta sur la crainte, et, s'adressant à la jeune fille, avec un ton plus radouci : «De quelle famille êtes-vous ?» lui dit-il.
Natalène n'attendait que cette seconde question pour se faire connaître et réaliser la seule ambition de son coeur en ce moment le salut de l'âme de son père. «Je suis la fille du gouverneur, répondit-elle; vous êtes mon père.» Frédélas se sentit comme foudroyé par cette réponse; la parole disparut de ses lèvres, et il laissa Natalène raconter son histoire.
«Vous aviez huit filles, continua la sainte, et vous jurâtes par vos dieux que, si ma mère en mettait au monde une neuvième, vous la feriez noyer dans l'Ariège. Je fus la victime destinée à subir ce sort; mais un chrétien pieux et charitable me tira d'entre les mains de la servante qui allait accomplir votre dessein. Je fus élevée par une nourrice chrétienne; elle prit soin de mon enfance et me fit embrasser la religion de Jésus Christ, dans laquelle je veux finir mes jours. Mon plus grand bonheur, après celui-là, ma seule ambition ici-bas, est de vous voir partager mon heureux sort, de vous voir renoncer aux idoles pour embrasser une religion qui, en me conservant la vie du corps m'a mise dans la voie du ciel, où j'espère obtenir un bonheur infini, dont le christianisme seul peut assurer la possession».
À cette révélation, Frédélas ne put méconnaître son sang dans cette jeune fille qui, du reste, était le portrait vivant de son épouse. Mais ce qui aurait dû le faire rentrer en lui-même et attendrir son coeur, ne fit que le jeter dans une fureur des plus violentes. Cette révélation publique, si elle n'était pas contredite, pouvait le compromettre doublement, auprès de ses sujets et auprès de son empereur. L'amour-propre et l'intérêt étouffèrent en lui la voix de la nature. Revenu de sa stupéfaction, il imposa silence à Natalène, d'un ton qui ne déguisait pas assez le trouble de son âme, et, sous prétexte de mieux instruire son procès, il ordonna qu'elle fût conduite de nouveau dans son cachot, et qu'on lui fît, en attendant, subir des tourments affreux, afin de la punir de sa misérable imposture. C'est ainsi qu'un froid égoïsme éteignait au coeur de Frédélas les plus doux sentiments de la nature, et faisait d'un père le tyran de sa propre fille.
Après avoir donné à son émotion le temps de se calmer, et à son coeur celui de s'endurcir, Frédélas ordonna que Natalène fût reconduite devant lui avec le même appareil que la première fois. Elle reparut devant son tribunal avec le même respect, la même douceur, la même humilité; son visage était rempli de grâces comme si elle n'avait rien souffert dans le douloureux martyre qu'elle venait d'endurer.
Le gouverneur, après avoir prétendu lui faire observer que tout ce qu'elle avait dit dans le premier interrogatoire n'était qu'un tissu de mensonges, l'interrogea de nouveau, en lui ordonnant de dire publiquement la vérité.
La cruelle insistance de Frédélas était, peut-être, selon un historien de Natalène, basée sur la conviction : d'après cet auteur, il aurait pu avoir une telle confiance dans la fidélité de sa servante, qu'il aurait dû se refuser à croire qu'elle n'avait pas exécuté ses ordres. Cette opinion mitigée serait, nous l'avouons, un adoucissement au malaise que l'on éprouve en retraçant une scène si contraire à la nature; mais il nous paraît difficile de supposer que Frédélas put s'en tenir aux assurances de sa servante, dès qu'il eut entendu, dans le récit circonstancié qui les démentait, ces accents d'inimitable sincérité, échappés aux lèvres d'une sainte. Il vaut mieux, ce nous semble, rejeter sur le compte du paganisme cette brutalité paternelle, qui froisse vivement nos coeurs façonnés par l'évangile. Le démon, par une juste Permission de Dieu, se jouait alors de la vie des âmes : il étouffait au coeur de ses esclaves les instincts moraux les plus naturels. Ce que le christianisme, qui a purifié et élevé tous nos sentiments, nous montre comme une impossibilité morale, s'explique sans peine sous la cruelle tyrannie du maudit.
Quoi qu'il en soit, la seconde question de Frédélas n'obtint de la part de Natalène qu'une réponse identique à la première. Sans se déconcerter, elle lui redit, circonstance par circonstance, l'histoire de sa vie.
Frédélas prit alors le ton de l'ironie, le seul qui lui permît de ne rien rétracter de ses dénégations devant un auditoire que le récit simple et naturel de Natalène avait presque convaincu du contraire : «Vous voulez être ma fille, lui dit-il, vous la serez, à condition que vous renoncerez à votre religion. »
«Eh quoi ! dit alors Natalène, dans le transport d'une sainte indignation, à ce prix, être votre fille et habiter dans votre palais ! C'est ce que je ne ferai jamais. Je serai votre fille soumise à a vos ordres toutes les fois que vous ne m'ordonnerez rien de contraire à ma religion; mais je suis chrétienne, et ma religion m'enseigne qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes» (Actes 5,29).
Frédélas ne demandait que cet aveu public de christianisme; il suffisait pour faire oublier tout le reste et justifier une condamnation. Il la condamna donc à être décapitée, et donna ses ordres pour qu'elle fût conduite immédiatement au lieu de son supplice.

LA SÉPARATION

Natalène entendit et accepta son arrêt de mort avec une joie intérieure dont une pensée suspendit d'abord l'élan : la pensée que cet arrêt avait été porté par son père. Mais, la grâce dominant la nature, elle fit bientôt éclater, par son empressement à voler au martyre, le secret bonheur qui s'était emparé de son âme. Délivrée de toutes les misères de cette vie, elle allait posséder pour l'éternité le bien-aimé de son coeur, Celui que, dès sa plus tendre enfance, elle avait choisi pour la portion de son héritage (Ps 15,5).
Cependant, avant de se séparer de son père, elle voulut tenter un dernier effort pour le salut de son âme. La grâce perfectionne la nature, la domine dans l'occasion; mais ne l'anéantit jamais. Si Natalène aimait toujours son père, elle l'aimait en Dieu et pour Dieu. C'est pourquoi, avant de le quitter, elle se jette à ses genoux, moins pour l'attendrir que pour le convertir; et, lui tendant ses bras : «Mon père, lui dit-elle, mon cher père, écoutez la voix de votre enfant; mon bonheur serait parfait, je serais au comble de mes désirs, si je pouvais vous attirer au vrai Dieu; abandonnez donc les idoles que les passions des hommes ont inventées, et vous goûterez bientôt le plaisir incomparable de connaître, d'aimer et de servir le seul vrai Dieu.»

Frédélas était trop endurci par l'égoïsme pour se laisser toucher. Il ne voulut plus voir sa fille, et ordonna qu'elle fût livrée au plus tôt à ses bourreaux.
Le lecteur doit se demander avec nous ce qu'était devenue la mère de Natalène, dont nous ne parlons plus. Les historiens de notre sainte n'en font plus mention depuis le jour où elle fut si brusquement séparée de sa fille. Il est probable que son coeur maternel, brisé par la douleur, ne lui permit pas de survivre à la perte si cruelle de son enfant. Le silence de Natalène à son égard et la dureté de Frédélas nous autorisent à faire cette supposition. Si Éléonore avait été dans le château du Castella pendant qu'il était le théâtre des scènes pénibles que nous venons de retracer, elle aurait, sans aucun doute, pesé sur le coeur de son époux en faveur de sa fille. Du moins, elle n'aurait pas permis qu'on la traitât avec tant d'inhumanité. On ne peut pas supposer, d'ailleurs, qu'elle fût seule à ignorer ce qui devait faire dans son château et dans la cité de Frédélas le sujet de toutes les conversations. Mais, eut-elle, avant ses derniers moments, le bonheur d'ouvrir les yeux à la lumière de l'Évangile ? Nous aimons à penser que la presciente Miséricorde de Dieu se plut à ménager à cette mère d'une sainte l'heure bénie d'une conversion.
Natalène se voyant repoussée par son père, aux pieds duquel elle s'était prosternée, se leva, sans pousser une plainte, le salua profondément pour lui donner une dernière marque de respect filial, et se jeta d'elle-même entre les mains de ses bourreaux.
Qui sait si le dernier regard de la vierge chrétienne ne prédisposa pas un coeur, tout païen encore, à s'adoucir aux inspirations de la grâce, qui devait bientôt accorder tant de conversions à la prière de la martyre ? Cependant les durs satellites de Frédélas chargent Natalène de lourdes chaînes, la poussent devant eux avec insolence et la conduisent vers le lieu qu'on appelle aujourd'hui le fond de l'Estang, jusqu'au pied d'un rivage situé près d'un tumulus romain qui porte de nos jours le nom de cimetière de Saint-Jean.
Dans ce trajet, un peu trop long pour ses désirs, elle eut à supporter toutes sortes d'injures de la part des soldats qui lui faisaient escorte et de la populace qu'ils ameutaient contre elle par des blasphèmes et des propos lascifs. Mais Natalène, uniquement absorbée dans le bonheur que lui faisait éprouver la pensée qu'elle allait verser son sang pour la Gloire de Dieu, ne se préoccupait que de la couronne immortelle qui allait ceindre son front virginal. Elle marchait recueillie et silencieuse, offrant à Jésus Christ les insultes et les outrages qu'on lui prodiguait, pardonnant, à son exemple, avec toute la charité dont son coeur était rempli, priant pour la conversion de ses bourreaux et de ce peuple plongé encore, en grande partie, dans les ténèbres de l'erreur.
Lorsqu'elle fut arrivée sur le rivage désigné pour le lieu de son exécution, elle se mit à genoux, leva les yeux au ciel, adressant à son Dieu une prière fervente, en présence d'une foule de spectateurs qui venaient repaître leur cruelle curiosité de la vue de son sang. Puis, se tournant vers le bourreau, elle lui dit, d'un ton ferme et plein d'assurance : «Maintenant, exécutez les ordres que vous avez reçus; en m'ôtant la vie, rendez-moi à mon Dieu qui me l'a donnée.»
Le bourreau, qui déjà brandissait son glaive, lui trancha la tête d'un seul coup. La vierge de Frédélas couronnait ainsi, par la gloire du martyre, une vie de peu d'étendue par le nombre des années, mais déjà longue devant Dieu et devant les hommes par la pratique héroïque de toutes les vertus.

LE MIRACLE

Le martyre était consommé; la couronne était méritée; mais Dieu, toujours admirable dans ses saints (Ps 4,3), voulut, avant de la poser sur la tête de Natalène, qu'après avoir été un miracle de constance et de fermeté dans la vertu, elle opérât, en faveur de ses compatriotes, un de ces frappants miracles qui deviennent des arguments irrésistibles de conversion.
Lorsque le bourreau eût tranché sa tête et l'eût fait rouler à terre, les habitants de Pamiers furent témoins d'un miracle pareil à celui que l'on trouve dans la vie de saint Denis, de saint Principin et d'autres martyrs. La vierge martyre prit sa tête dans ses mains, au grand étonnement des spectateurs, et descendit le long du rivage, par le côté opposé à celui qu'on lui avait fait suivre pour la conduire au supplice. Elle rentra dans la ville par la porte Sainte Hélène, marcha ainsi jusqu'à la place du Camp, où elle succomba après avoir arrosé de son sang tout ce long parcours (Ce trait de la vie de notre sainte est reproduit dans le grand tableau historique qui, de temps immémorial, décore sa chapelle. On l'y voit portant sa tête dans ses mains et marchant vers la ville entre deux anges qui la soutiennent par ses deux coudes.) Ce fut là qu'elle rendit sa belle âme à Dieu; ce fut là que de pieux et courageux chrétiens recueillirent ses précieuses dépouilles, pour leur décerner les honneurs dus aux martyrs. Ils ensevelirent la sainte dans le lieu même qu'elle semblait avoir choisi pour sa sépulture, et ce fut en cet endroit que, d'après une respectable croyance, on lui éleva, plus tard, un modeste oratoire, où on lui décerna le culte public qu'on lui rend encore de nos jours dans la chapelle qui porte son nom.
Cette chapelle aurait été bâtie sur l'emplacement même de l'oratoire primitif, lors de la construction de l'église Notre-Dame-du-Camp.
On croit généralement aussi que la fontaine de Sainte-Natalène, qui coule encore près du cimetière de Saint-Jean, jaillit miraculeusement au contact de sa tête, comme jaillirent les trois fontaines sous les trois bonds de la tête de saint Paul, décapité sous les murs de Rome. C'est par ce fait que les personnes pieuses expliquent la propriété curative de ses eaux, et justifient la confiance traditionnelle que plus d'un malade de Pamiers met encore dans leur efficacité.

LA TRANSLATION

La ville de Pamiers, qui avait donné le jour à Natalène et qui en avait reçu de si beaux exemples de vertu, ne resta pas dépositaire de son corps. À une époque qu'il nous a été impossible de déterminer pour des raisons qui demeurent à peu près cachées sous le voile du moyen-âge, il fut transféré dans l'église de Saint-Martin, à Blesle, diocèse de St-Flour, Haute-Loire.
L'auteur qui relate ce fait en donne une raison mystique que nous ne voulons pas passer sous silence, ne serait-ce que pour corroborer le fait de la prédication de saint Martin dans notre pays, fait dont nous avons parlé au commencement de cet opuscule. Il dit que sainte Natalène fut portée dans cette église de Saint-Martin, afin qu'elle fût réunie à son père spirituel et nourricier.
On sait, d'ailleurs, qu'à cette époque de vive foi, les Seigneurs se disputaient, quelquefois par les armes, les reliques des saints illustres, ou bien que le corps d'un martyr devenait le prix d'une alliance offensive et défensive.
Quoi qu'il en soit, voici comment raconte le fait de cette translation l'auteur de la Vie des Saints et Saintes de l'Auvergne. «Deux écoliers de la ville, voulant soustraire le corps de la vierge martyre à la fureur des ennemis de l'Église, le mirent sur leurs épaules et l'emportèrent au loin pour le déposer en lieu sûr. Arrivés près de la ville de Blesle, ils furent contraints par une force invisible de le déposer sur une pierre, d'où il ne leur fut plus possible de le retirer. Frappés de ce prodige, ils allèrent en avertir l'abbé de l'église conventuelle, qui se rendit avec tous ceux du monastère au lieu par eux désigné. On y prit la dépouille sacrée et on la porta en procession dans la ville, entourée de tous les témoignages de dévotion qu'inspirait un si frappant miracle. Elle fut reçue par les religieux de l'église abbatiale, heureux de la conserver avec honneur. Après l'avoir couverte d'un taffetas fort délié, de couleur jaune, on l'enferma dans une châsse d'argent que l'on posa sur le grand autel. M. André Paubert, curé de Blesle, certifiait, en 1643, qu'on l'y voyait encore recouverte du taffetas jaune, qui paraissait comme s'il était neuf, quoiqu'il y fût, dit-il, de temps immémorial.
Le Bréviaire de Brioude relate les mêmes faits dans l'office de la fête de Ste-Natalène qu'on célébrait le 5 novembre et dans celui de l'invention de ses reliques, le 19 du même mois.
Pourquoi faut-il que le saint dépôt ait disparu, avec tant d'autres, dans la tourmente révolutionnaire de 1793 ? Le vénérable curé de Blesle nous écrit, en effet, à la date du 12 juillet 1869, que le reliquaire d'argent a été perdu avec son précieux trésor pendant la révolution, et que le culte de sainte Natalène, très vivace dans ce pays, en a subi néanmoins comme un déclin.


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