ABROSIME, PRETRE, ET SINA, DIACRE
Le 13 novembre de l'année 341
Saint Milès naquit au pays des Razichites. Il passa sa jeunesse à la cour; mais Dieu ne voulait pas laisser plus longtemps dans la fange ce vase d'élection, et le fit entrer dans les rangs de la milice du Roi du ciel. Purifié par le baptême, et rempli de l'effusion du saint Esprit, Milès apprit à se préserver des souillures du corps, à se conserver chaste et pur, à dompter sa chair par les jeûnes et les veilles, à marcher avec fidélité sur les Traces de Jésus Christ.
Telle était la sainte vie du bienheureux Milès, quand la Providence le choisit pour l'accomplissement des plus grandes Ïuvres. Dévoré du feu sacre, et n'en pouvant contenir l'ardeur, il résolut de quitter son pays, et de suivre l'attrait divin qui le poussait à travailler au salut des âmes. Dans ce but il quitta Lapeta, sa patrie, et vint à Elam, ville peu éloignée de Suse. La, par des entretiens particuliers, par des discours publics, il s'appliquait à porter les âmes à la vertu, et à les détourner des vices. Qui croirait combien de fatigues il essuya, combien de persécutions il souffrit dans ces exercices de zèle ? Cependant, dans le but d'être plus utile à l'Église, il se laissa promouvoir à la dignité épiscopale, après avoir reçu les ordres inférieurs, et Gadiales, évêque de Lapeta, qui devint martyr, lui imposa les mains. Il passa trois années entières dans d'immenses travaux et toutes sortes de privations, et, loin de réussir selon ses désirs à procurer la Gloire de Dieu, il fut cent fois traîné par les rues et les places publiques, et enfin jeté à demi mort hors de la ville. Le saint homme souffrait avec un courage admirable ces indignités; cependant, voyant tous les habitants adonnés à l'idolâtrie et aux superstitions des mages, et désespérant de les éclairer, il résolut d'abandonner cette ville, et d'exercer son zèle ailleurs. On dit que le saint évêque, en sortant de Suse, lui annonça la vengeance divine. "Malheureuse cité, dit-il, la Bonté de Dieu t'offrait l'occasion de changer ton sort, et de t'élever à la plus haute prospérité; tu ne l'as pas voulu ! tu as foulé aux pieds cette grâce! Le jour approche ! un ennemi cruel te détruira, tes superbes édifices seront renversés, tes habitants fugitifs iront demander à la terre étrangère un asile incertain."
Il y avait trois mois à peine qu'il avait menacé de la sorte, quand, pour punir une conspiration des principaux citoyens de Suse, le roi Sapor y envoya une armée avec trois cents éléphants: les édifices furent rasés, les habitants égorgés, toute la ville dévastée; on y fit passer la charrue, et maintenant c'est une plaine qu'on laboure et qu'on ensemence.
Cependant saint Milès, n'ayant rien de plus que le livre des Évangiles, se rendit à Jérusalem; de là à Alexandrie pour voir Ammonius, disciple d'Antoine, chef des Pleureurs, ou solitaires. Il y passa deux ans à visiter les moines du désert; puis il retourna en Perse d'ou il passa à Nisibe.
Saint Jacques, évêque de cette ville, y faisait alors bâtir une église. Milès, également charmé et du grand esprit de l'évêque, et de la beauté de l'édifice, demeura quelque temps avec lui; et, étant passe de là dans la province d'Habiade, il envoya à Jacques en présent une grande quantité de soie, pour contribuer aux frais de la construction de son église.
Quelque temps après, il alla en Syrie, et trouva l'Église de Séleucie-Ctésiphon déchirée par un schisme. Papas, son évêque, était cause de cette déplorable division. Homme fier et arrogant, il regardait avec hauteur les évêques assemblés pour juger sa cause, et traitait durement les prêtres et les diacres de son Église. Milès le reprocha publiquement à cet homme odieux: "Qu'ont donc fait tes frères, lui dit-il, pour agir ainsi à leur égard, pour les traiter avec tant de mépris, de haine et de violence ? Te crois-tu un dieu ? N'est-il pas écrit : Que le premier parmi vous soit votre serviteur ?" Papas lui répondit : "Est-ce à toi, insensé, de me faire la leçon, et penses-tu m'apprendre quelque chose ?" Alors Milès, tirant d'un étui le livre des saints Évangiles, le posa sur un coussin, et regardant Papas : "Si tu dédaignes mes leçons, car je ne suis qu'un homme, n'aie pas honte au moins d'en recevoir de l'Évangile du Seigneur, que je mets sous tes yeux, puisque l'Ïil intérieur de ton âme est aveugle sur ses commandements." Papas, transporté de colère, osa porter une main impie sur le saint livre, en disant : "Parle, parle donc, Évangile." Milès, effrayé de ces paroles, accourt, prend l'Évangile dans ses mains, le baise avec respect, et le porte à ses yeux; puis, en présence de tout le peuple, il dit à haute voix à Papas : "Puisque, insolent, tu t'es porté à de tels excès contre les paroles de vie de notre Seigneur, à l'instant même son ange, qui est ici, va te dessécher la moitié du corps pour inspirer une terreur salutaire à tous; tu ne mourras pas cependant, tu vivras, comme un effrayant exemple des châtiments célestes." Au même moment Papas, frappé de Dieu, fut paralysé d'une moitié de son corps, et, tombant sur l'autre côté, il resta dans d'incroyables douleurs jusqu'à sa mort, qui eut lieu douze ans après. Cet événement frappa tout le peuple de terreur.
Saint Milès se retira ensuite dans le pays de Maïsan, et alla demeurer avec un ermite. Le seigneur du lieu, qui depuis deux ans était gravement malade, l'ayant appris, envoya un de ses serviteurs prier le saint évêque de daigner le venir voir. "Retournez, répondit le saint homme au serviteur, entrez dans la chambre de votre maître, et dites à haute voix : Voici ce qu'a dit Milès : "Au nom de Jésus de Nazareth, soyez guéri; levez-vous et marchez." Le serviteur obéit, et le malade à l'instant même obtint une guérison parfaite et il alla trouver le saint évêque avec tous les gens du pays, pour en rendre à Dieu de solennelles actions de grâces. Ce miracle convertit plusieurs païens.
Il y avait dans le même pays un jeune homme qui, depuis son enfance, était possédé d'un malin esprit : Milès pria et, ayant fait sur le possédé le signe de la croix, le délivra. Il opéra en ces lieux plusieurs miracles pour la gloire de Dieu.
Quelque temps après, il retourna dans la province des Razichites, son pays natal. Une dame noble, qui depuis neuf ans souffrait d'une cruelle infirmité et avait perdu l'usage de tous ses membres, apprenant la présence en ces lieux du grand serviteur de Dieu, se fit porter par ses esclaves à sa demeure. Milès la regarda, et vit qu'elle osait à peine demander sa guérison, n'espérant pas pouvoir être délivrée de son mal. "Voulez-vous, lui dit-il, croire au seul vrai Dieu, et espérer de Lui votre guérison ?" - Oui, dit-elle, je crois au seul et unique Dieu." Alors, saint Milès fit une courte prière, prit la main de la dame, et lui dit : "Au nom du Dieu, en qui vous avez cru, levez-vous et marchez, et bénissez-Le de votre guérison." Aussitôt la dame fut guérie; les forces revinrent, la paralysie cessa, et elle retourna toute seule à la maison, sans le secours de ses esclaves. Ce miracle excita, parmi les habitants de cet endroit, une admiration et une joie universelles.
Racontons encore un prodige non moins éclatant opéré par le saint dans le même lieu. Deux hommes vinrent le trouver. L'un d'eux accusait l'autre de vol, et lui demandait de prouver son innocence par le serment; celui-ci avait accepté la condition. Milès l'avertit de ne pas commettre de parjure. "Gardez-vous, mon fils, lui disait-il, de tromper votre frère, et de prendre Dieu à témoin d'un mensonge." Mais l'impie, se souciant peu de l'avertissement du saint évêque, ne craignit pas défaire un faux serment. Alors Milès, le regardant fixement : "Si tu as pris Dieu à témoin de la vérité, lui dit-il, retourne sain et sauf à ta maison; mais si tu es parjure, sois, comme Giezi, frappé de lèpre, et publiquement confondu." Et aussitôt le parjure fut couvert d'une lèpre si affreuse, que tous les habitants en furent épouvantés, et qu'un grand nombre, abjurant l'idolâtrie, se fit instruire dans la religion chrétienne.
L'évêque fugitif passa en d'autres pays. Deux moines l'accompagnèrent. Après qu'ils eurent fait assez de chemin, un torrent leur barra le passage. Ils attendirent tout un jour pour voir si les eaux n'allaient pas décroître, ou s'ils ne trouveraient pas un gué; mais ce fut en vain. Alors saint Milès conseilla à ses deux compagnons de s'en retourner à leur monastère et leur dit adieu. Ceux-ci firent semblant de partir et se tinrent cachés, pour observer ce que le saint allait faire, et comment il
passerait le torrent : ils le virent d'abord prier debout avec ferveur, et puis, sans ôter sa chaussure, se confier au courant, et, marchant avec confiance sur les eaux, gagner sain et sauf l'autre rive.
Arrivé au village prochain, il se trouva qu'on y accusait un diacre d'un crime énorme. Saint Milès lui adressa, au milieu même de l'église, une charitable exhortation : "Si tu es coupable de cette faute, mon fils, avoue-le, et mets-toi en devoir d'apaiser Dieu par la pénitence : Dieu est miséricordieux, et Il te pardonnera; mais garde-toi, si tu n'es pas pur, de le servir à l'autel : tu provoquerais sa juste Colère." - "Seigneur, répondit le diacre avec assurance, prends garde de ne pas te rendre criminel toi-même, en te faisant complice d'une accusation qui n'est qu'un impudent mensonge et une odieuse calomnie contre moi." Ayant dit cela, il prit hardiment le livre des psaumes, et monta à l'ambon pour chanter. Mais tout à coup on vit sortir du sanctuaire une main qui vint frapper la bouche du diacre impur : le malheureux tomba raide mort. Tous les spectateurs furent terrifiés.
Le saint fit un autre miracle. On lui amena un pauvre jeune homme qui avait, depuis son enfance, les jambes et les pieds tellement tordus, qu'il ne marchait pas, mais rampait sur les genoux. Le saint évêque le prit par la main, et le guérit en disant : "Au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi et marche." Et sur-le-champ les pieds et les jambes reprirent leur forme naturelle. Ce jeune homme avait vingt ans.
Nous ne pouvons raconter toutes les guérisons merveilleuses, tous les prodiges manifestement divins opérés par le saint. Ceux mêmes dont nous avons parlé, nous n'avons fait que les rappeler sans nous y étendre. Hâtons-nous d'arriver au plus illustre de ses miracles, à celui qui les couronna tous, le miracle de son martyre, le glorieux témoignage du sang qu'il rendit a Jésus Christ.
Tandis que le bienheureux Milès procurait ainsi la Gloire de Dieu, Hormisdas, gouverneur de la province, homme orgueilleux et violent, irrité d'apprendre que l'apôtre faisait des disciples, le fit arrêter et conduire à Maheldagdar, capitale de la satrapie. On arrêta avec lui deux de ses disciples, le prêtre Abrosime et le diacre Sina. Tous trois furent emprisonnés, on les flagella deux fois jusqu'au sang, et on voulut les forcer de sacrifier au soleil. Ils se moquèrent du tyran, montrèrent dans les tourments une constance inébranlable, et ne cessèrent de louer Dieu.
Tandis qu'on les tenait en prison en attendant le jour du supplice, on ordonna à Hormisdas, pour le premier jour de l'année, les préparatifs d'une grande chasse dans les montagnes. Hormisdas, ravi, fit amener les trois martyrs chargés de chaînes. Quand ils furent devant lui, le tyran demanda, d'un ton moqueur, à saint Milès : "Qui es-tu, toi ? un dieu, ou un homme ? Quelle est ta religion ? Quelles sont tes croyances ?" Voyons, expose-les devant nous, rends-nous témoins de ta sagesse, afin que nous devenions aussi tes disciples. Autrement, si tu veux nous cacher ta secte, sois sûr d'être tué ici même et sur-le-champ, comme ces bêtes."
Le saint évêque, comprenant ses intentions, répondit : "Je suis un homme, et non un dieu; quant aux vérités de ma religion, on n'en parle qu'avec un respect profond, et on n'en confie pas à des oreilles impures les saints mystères. Écoute cependant le seul mot que je vais te dire : Malheur à toi, tyran impie et cruel, et à ceux qui, comme toi, sont les ennemis de Dieu et de son Église. Ce Dieu, dans le siècle à venir, vous jugera, et il vous prépare le feu, les ténèbres éternelles, et des grincements de dents, parce que, tenant de sa Bonté vos biens et vos richesses, loin de vous en montrer reconnaissants, vous vous servez de ces biens mêmes pour L'outrager.
A ces mots, Hormisdas, hors de lui, saute de son tribunal, et, tirant le poignard qu'il portait à sa ceinture, il l'enfonce dans le flanc du martyr. Narsai, frère du tyran, transporté de la même fureur, lui perce aussi de son poignard l'autre côté. Le martyr du Christ tombe mourant; mais, avant d'expirer, il annonça aux deux frères leur destin : "Puisque votre amour fraternel, vous unissant pour le même crime, vous a fait répandre à tous deux le sang innocent, demain, à la même heure, en ce même lieu, votre sang coulera de vos propres mains, les chiens lécheront ce sang, les oiseaux de proie mangeront vos chairs, et le même jour votre mère pleurera deux enfants, et vos deux épouses seront veuves.
Pendant qu'on traitait ainsi saint Milès, Abrosime et Sina étaient conduits sur le haut de deux collines, et placés l'un en face de l'autre, et ils furent lapidés.
Hormisdas passa la nuit en ce lieu, et le lendemain, au point du jour, les bêtes s'étant montrées très nombreuses, il les poursuivit avec ardeur, sans se souvenir des menaces du saint. Et à l'heure même où le martyr avait été frappé, la vengeance divine atteignait les deux frères. Excellents chasseurs, également habiles à manier l'arc et le javelot, ils s'élancèrent l'un et l'autre des deux côtés opposés de la montagne à la poursuite d'un cerf échappé des rets, et, lançant leurs traits à la fois, ils se percèrent mutuellement; ils tombèrent donc tous deux au lieu même où ils avaient tué saint Milès. Ce châtiment épouvanta toute la contrée. Les corps des deux frères devinrent la proie des oiseaux et des bêtes sauvages; car c'est la coutume en Perse de laisser les cadavres sans sépulture jusqu'à la consomption des chairs, et de n'ensevelir que les os.
Les corps des trois martyrs furent recueillis la nuit suivante et portés au château de Malcan, où on leur éleva un tombeau. Ce tombeau fut illustré par un grand miracle. Les Arabes sabéens, qui pillaient souvent ces terres, ne purent jamais, dans la suite, parvenir à piller le château : ce que les habitants attribuèrent, avec raison, à la protection des saintes reliques.
Saint Milès et ses compagnons furent mis à mort le treizième de la lune de novembre.