MARTYRE DU PAPE SAINT MARTIN Ier

 

EN CHERSONESE, LE 16 SEPTEMBRE 655

 

fêté le 12 novembre

Le pape saint Martin sentit bientôt les effets de l'indignation de l'empereur Constance. Avant que l'on eût connaissance à Constantinople du concile de Latran, l'empereur envoya pour exarque en Italie Olympius, son chambellan, avec ordre de faire souscrire le Type à tous les évêques et propriétaires de terres. "Si vous pouvez, ajouta-t-il, vous assurer de l'armée d'Italie, vous arrêterez Martin, qui a été légat à Constantinople. Si vous trouvez de la résistance dans l'armée, tenez-vous en repos jusqu'à ce que vous soyez maître de la province et que vous ayez gagné les troupes de Rome et de Ravenne pour faire exécuter nos ordres."

Olympius arriva à Rome, trouva le concile assemblé, et voulut d'abord exciter un schisme dans l'Église par le moyen des troupes qu'il amenait; il y travailla longtemps, mais inutilement. Ne pouvant réussir par la violence, il eut recours à la trahison. Comme le pape lui présentait la communion dans l'église Sainte-Marie-Majeure, il voulut le faire tuer par son écuyer. Ceci était d'autant plus facile, que le pape, comme il a été dit, allait communier chacun à sa place. Mais l'écuyer assura depuis avec serment qu'il avait été frappé d'aveuglement et n'avait point vu le pape, quand il vint donner la communion à l'exarque. Celui-ci, voyant la protection de Dieu sur le pape, lui déclara les ordres qu'il avait reçus, fit la paix avec lui, et passa en Sicile avec son armée pour combattre les Sarrasins, qui s'y étaient déjà établis. Mais l'armée romaine y périt, et l'exarque mourut ensuite de maladie.

L'empereur envoya pour lui succéder Théodore, surnommé Calliopas, avec un de ses chambellans, nommé aussi Théodore et surnommé Pellure, et leur donna ordre d'enlever le pape qu'il accusait d'hérésie, parce qu'il avait condamné le Type, ou l'accusait aussi de ne pas honorer la sainte Vierge en qualité de Mère de Dieu, ce qui était une conséquence de la calomnié précédente; car les monothélites, comme les eutychéens accusaient les catholiques de nestorianisme. On chargeait encore le pape de crime d'État et d'avoir envoyé des lettres et de l'argent aux Sarrasins. Le pape, averti des desseins formés contre lui, s'était retiré avec son clergé dans l'église de Latran, quand l'exarque Calliopas arriva à Rome avec le chambellan Théodore et l'armée de Ravenne. C'était le samedi là juin 653. Le pape, qui était extrêmement malade depuis le mois d'octobre, envoya au-devant de l'exarque quelques personnes de son clergé. L'exarque les reçut dans le palais, croyant que le pape était avec eux. Mais, ne lui trouvant pas, il dit aux premiers du clergé : "Nous voulions l'adorer; mais demain dimanche, nous l'irons trouver et saluer; car aujourd'hui nous n'en avons pas eu le loisir."

Le lendemain dimanche, 16 juin, la liturgie fut célébrée dans la même église de Latran, et l'exarque, craignant la multitude du peuple, envoya dire an pape : "Je suis si fatigué du voyage, que je ne puis vous aller voir aujourd'hui; mais j'irai demain sans faute adorer votre sainteté." Le lundi matin, il envoya son cartularius et quelques autres de sa suite dire an pape :

"Vous avez préparé des armes et amassé des pierres pour vous défendre, et vous avez des gens armés chez vous." Le pape leur fit visiter toute la maison épiscopale pour témoigner s'ils y auraient vu des armes ou des pierres. Ils revinrent sans avoir rien trouvé, et il leur dit : "Voilà comme on a toujours agi contre nous, par des faussetés et des calomnies. Quand Olympius vint, il y avait aussi des meuteurs qui disaient que je pouvais le repousser à main armée."

Ils s'en allèrent avec cette réponse; mais une demi-heure ne s'était pas écoulée qu'ils revinrent avec des troupes. Le pape, malade, était couché sur son lit à la porte de l'église. Les soldats entrèrent armés d'écus, de lances et d'épées, et les arcs bandés, Ils brisèrent les cierges de l'église et en jonchèrent le pavé avec un bruit effroyable, joint à celui de leurs armes. En même temps, Calliopas présenta aux prêtres et aux diacres un ordre de l'empereur pour déposer le pape Martin, comme indigne et intrus, et l'envoyer à Constantinople, après avoir ordonné un autre évêque à sa place, Alors le pape sortit de l'église, et le clergé s'écria en présence de l'exarque et du chambellan Théodore : "Anathème à qui dira ou croira que le pape Martin a changé un seul point dans la foi et à quiconque ne persévère pas jusqu'à la mort dans la foi catholique !" Calliopas, voulant se justifier devant les assistants; commença à dire : "Il n'y a point d'autre foi que la vôtre, et je n'en ai point d'autre moi-même."

Le pape se livra donc sans résistance pour être conduit à l'empereur. Quelques membres du clergé lui criaient de n'en rien faire; mais il ne les écouta pas, aimant mieux mourir dix fois, comme il dit lui-même, que d'être cause qu'on répandît le sang de qui que ce fût. Il dit seulement à l'exarque : "Laissez venir avec moi ceux du clergé que je jugerai à propos." Calliopas répondit : "Tous ceux qui voudront, peuvent venir; à la bonne heure, nous ne contraignons personne." Quelques-uns des évêques s'écrièrent : "Nous mourrons et vivrons avec lui." Ensuite Calliopas dit au pape : "Venez avec nous au palais". Il y alla donc le même jour, et le lendemain mardi, 18 juin, tout le clergé vint le trouver avec plusieurs autres qui s'étaient préparés à s'embarquer avec lui, et avaient déjà mis leurs bardes dans les barques. Mais la nuit suivante, vers la sixième heure, c'est-à-dire à minuit, on tira le pape du palais, et l'on referma tous ceux de sa suite et diverses choses qui lui étaient nécessaires pour son voyage, on lui laissa seulement six jeunes serviteurs et un pot à boire.

On le fit, en cet équipage, sortir de Rome, dont on referma les porte, aussitôt, de peur que quelqu'un ne le suivît; et on l'emmena dans une barque sur le Tibre. Ils arrivèrent à Porto vers la quatrième heure du jour, le 13 des calendes de juillet, c'est-à-dire le mercredi 19 juin, à dix heures du matin. Ils en partirent le même jour et arrivèrent à Misène le 1er de juillet. De là ils passèrent en Calabre, puis en plusieurs îles où ils furent arrêtés pendant trois mois. Enfin ils arrivèrent à l'île de Naxos, ou ils demeurèrent un an. Pendant tout ce voyage, le pape fut travaillé d'un cours de ventre qui ne lui donnait point de repos, avec un dégoût effroyable; toutefois, on ne lui accorda aucun soulagement, excepté à Naxos, où il se baigna deux ou trois fois et logea dans une maison de la ville. Hors de là, il ne sortit point du vaisseau, qui était sa prison, quoique ceux qui le conduisaient prissent terre à toute occasion pour se reposer. Cependant, à Rome, Eugène fut établi pape par autorité de l'empereur. Il était romain, fils de Rufinien, et clerc dès son bas âge; il ne fut élu que le 9 septembre 655, et tint le saint siège près de trois ans.

Le pape saint Martin était prisonnier dans l'île de Naxos, ou on envoyait de la part des évêques et des fidèles tout ce qui lui était nécessaire pour ses différents besoins. Mais ses gardes ne souffraient pas que rien de tout cela lui fût remis; ils pillaient tout, même en sa présence, le chargeant des reproches les plus outrageants. Ils maltraitaient même de paroles et de coups ceux qui apportaient les présents et les chassaient en disant :

"Quiconque aime cet homme est ennemi de l'État." Le saint pape sentait plus vivement les injures de ses bienfaiteurs que les douleurs de sa goutte et de ses autres incommodités. Étant partis de Naxos et arrivés à Abydos, ceux qui le conduisaient envoyèrent à Constantinople donner avis de son arrivée, le traitant d'hérétique, d'ennemi de Dieu et de rebelle, qui soulevait ,tout l'empire. Enfin saint Martin arriva à Constantinople le 17 septembre 654. On le laissa au port, depuis le matin jusqu'à quatre heures après midi, dans le vaisseau; couché sur un grabat, exposé en spectacle à tout le monde. Plusieurs insolents, et même des païens, s'approchaient et lui disaient des paroles outrageantes. Vers le coucher du soleil, vint un scribe nommé Sagolève, avec plusieurs gardes. On tira le pape de la barque, on l'emporta sur un brancard, on le mena dans la prison nommée Prandéaria, et Sagolève défendit que personne de la ville ne sût qu'il s'y trouvait. Le pape demeura donc enfermé dans cette prison, sans parler à personne, pendant quatre-vingt-treize jours, qui font trois mois, c'est-à-dire depuis le 17 septembre jusqu'au 15 décembre.

Ce fut apparemment de là qu'il écrivit les deux lettres à Théodore. Dans la première, il se justifie contre les calomnies dont on le chargeait : premièrement, par le témoignage que le clergé de Rome avait rendu de sa foi en présence de l'exarque Calliopas; ensuite par la protestation qu'il fait lui-même de la défendre jusqu'à la mort. Puis il ajoute : "Je n'ai jamais envoyé aux Sarrasins ni argent, ni lettres, ni l'écrit que l'on dit, pour leur marquer ce qu'ils doivent croire. J'ai seulement donné quelque peu de chose à des serviteurs de Dieu qui venaient chercher des aumônes; mais ce n'était pas pour les Sarrasins. Quant à la glorieuse Vierge Marie, Mère de Dieu, ils ont porté faux témoignage contre moi; car je déclare anathème, et en ce monde et en l'autre, quiconque ne l'honore pas au-dessus de toutes les créatures, excepté son Fils, notre Seigneur."

Dans l'autre lettre, il raconte comme il fut enlevé de Rome, et comme l'exarque Calliopas présenta un ordre de l'empereur pour faire élire un autre pape à sa place. Sur quoi il dit : "On ne l'a encore jamais fait, et j'espère qu'on ne le fera jamais; car, en l'absence de l'évêque, l'archidiacre, l'archiprêtre et le primicier tiennent sa place." Ayant raconté ce qu'il a souffert dans le voyage, il ajoute à la fin : "Il y a quarante-sept jours que je n'ai pu obtenir de me laver ni d'eau chaude ni d'eau froide; je suis tout fondu et refroidi, car le flux de ventre ne m'a point donné de repos jusqu'à présent, ni sur mer, ni sur terre; j'ai le corps tout brisé, et quand je veux prendre de la nourriture, je manque de celle qui me pourrait fortifier, et je suis entièrement dégoûté de celle que j'ai. Mais j'espère en Dieu, qui voit tout, que quand il m'aura tiré de cette vie, il recherchera ceux qui me persécutent pour les amener à pénitence."

Le vendredi 15 décembre 654, le pape saint Martin fut tiré de sa prison dès le matin et amené dans la chambre de Bucoléon, sacellaire, c'est-à-dire grand trésorier, où, dès la veille, on avait donné ordre à tout le sénat de s'assembler. Saint Martin y fut apporté dans une chaise, car la navigation et la prison avaient augmenté ses maladies. Le sacellaire, le regardant de loin, lui commanda de se lever de la chaise et de se tenir debout. Quelques officiers représentèrent qu'il ne pouvait, et le sacelaire cria en colère qu'on le soutînt des deux côtés, ce qui fut fait.

Alors le sacellaire lui parla ainsi : "Dis, misérable, quel mal t'a fait l'empereur ? T'a-t-il ôté quelque chose ? T'a-t-il opprimé par violence ?" Le pape ne répondit rien. Le sacellaire lui dit d'un ton d'autorité : "Tu ne réponds pas ? Tes accusateurs vont entrer." Aussitôt on les fit entrer au nombre de vingt, la plupart soldats et gens brutaux. Quelques-uns avaient été avec l'exarque Olympius, entre autres André, son secrétaire. Le pape, les voyant entrer, dit en souriant : "Sont-ce là les témoins ? Est-ce là votre procédure ?" Puis, comme on les fit jurer sur les évangiles, il dit aux magistrats : "Je vous prie, au nom de Dieu, ne les faites point jurer; qu'ils disent sans serment ce qu'ils voudront, et faites ce que vous voudrez. Qu'est-il besoin qu'ils perdent ainsi leurs âmes."

Le premier de ses accusateurs fut Dorothée, patrice de Cilicie, qui dit avec serment, parlant du pape : "S'il avait cinquante têtes, il mériterait de les perdre, pour avoir seul renversé et perdu tout l'Occident," Il était de concert avec Olympius et ennemi mortel de l'empereur et de l'État. Un des témoins dit aussi que le pape avait conjuré avec Olympius, et pris le serment des soldats. On demanda au pape s'il en était ainsi. Il répondit : "Si vous voulez entendre la vérité, je vous la dirai. Quand le Type fut finit et envoyé à Rome par l'empereurÉ" Alors le préfet Troïle l'interrompit, en criant : "Ne nous parlez point ici de la foi, il est question du crime d'État. Nous sommes tous chrétiens et orthodoxes, les Romains et nous. - Plût à Dieu ! dit le pape; toutefois, au jour terrible du jugement, je rendrai témoignage contre vous sur cet article même."

Troïle lui dit en colère : "Quand vous voyiez le malheureux Olympius former de tels projets contre l'empereur, que ne l'empêchiez-vous, loin d'y consentir ?" Le pape répondit : "Dites-moi, seigneur Troïle, quand Georges, qui avait été moine et depuis magistrat, vint ici du camp et fit ce que vous savez, où étiez-vous et ceux qui sont avec vous ? Non seulement vous ne résistâtes point, mais il vous harangua et chassa du palais qui il voulut. Et quand Valentin se revêtit de la pourpre avec un ordre de l'empereur et s'assit avec lui, où étiez-vous ? que ne l'empêchâtes-vous ? pourquoi, au contraire, prîtes-vous tous son parti ? Et moi, comment pouvais-je résister à Olympius, qui avait toutes les forces d'Italie ? Est-ce moi qui l'ai fait exarque ? Mais je vous conjure, au nom de Dieu, faites au plus tôt ce que vous avez résolu de moi; car Dieu sait que vous me procurez une grande récompense." Je ne vois point qui était ce Georges dont parle le pape; mais pour Valentin, il fut le chef du parti contraire à l'impératrice Martine. Le pape parlait, et ce qu'il disait était expliqué en grec par le consul Innocent, fils de Thomas, originaire d'Afrique. Mais le sacellaire, ne pouvant souffrir les réponses du saint pape, dit en colère à Innocent : "Pourquoi nous expliquez-vous ce qu'il dit ?" Puis il demanda au scribe Sagolève s'il y avait encore dehors d'autres témoins. "Oui, seigneur, dit le scribe, il y en a plusieurs." Mais ceux qui présidaient à l'assemblée dirent que c'en' était assez.

Le sacellaire se leva et entra au palais pour faire son rapport à l'empereur. On fit sortir le pape de la chambre du conseil, toujours porté sur une chaise, et on le mit dans la cour, qui était devant, près de l'écurie de l'empereur, où tout le peuple s'assemblait pour attendre l'entrée du sacellaire. Le pape était environné des gardes, et c'était un spectacle terrible. Peu de temps après, on le fit apporter sur une terrasse, afin que l'empereur pût le voir par les jalousies de sa chambre. On leva donc le pape, en le soutenant des deux côtés, au milieu de la terrasse, en présence de tout le sénat, et il s'amassa une grande foule autour de lui. Alors le sacellaire sortit de la chambre de l'empereur, et fendant la presse, vint dire au pape : "Regarde comme Dieu t'a livré entre nos mains. Tu faisais des efforts contre l'empereur, avec quelle espérance ? Tu as abandonné Dieu, et Dieu t'a abandonné." Aussitôt il commanda à un de ses gardes de lui déchirer son manteau et la courroie de sa chaussure, puis il le mit entre les mains du préfet de Constantinople, en lui disant : "Prenez-le, seigneur préfet, et le mettez en pièces sans plus tarder." Il commanda aux assistants de l'anathématiser. Mais il n'y eut pas vingt personnes qui crièrent anathème; tous les autres baissaient le visage et se retiraient accablés de tristesse.

Les bourreaux prirent le pape, lui ôtèrent son pallium sacerdotal et le dépouillèrent de tousses habits, ne lui laissant qu'une seule tunique sans ceinture; encore la déchirèrent-ils des deux côtés depuis le haut jusqu'en bas, en sorte que l'on voyait son corps à nu. Ils lui mirent un carcan de fer au cou et le traînèrent ainsi depuis le palais par le milieu de la ville, attaché avec le geôlier, pour montrer qu'il était, condamné à mort; un autre portait devant lui l'épée dont il devait être exécuté. Malgré ses souffrances, il conservât un visage serein, mais tout le peuple pleurait et gémissait, hormis quelques insulteurs. Étant arrivé au prétoire, il fut chargé de chaînes et jeté dans une prison avec des meurtriers. Mais, environ une heure après, on le transféra dans la prison de Diomède, on le traînait si violemment, qu'en montant les degrés, qui étaient hauts et rudes, il décorcha les jambes et les jarrets, et ensanglanta l'escalier. Il semblait prêt à rendre l'âme, tant il était épuisé; et, en entrant dans la prison, il tomba et se releva plusieurs fois. On le mit sur un banc, enchaîné comme il était et mourant de froid, car l'hiver était insupportable, et c'était, comme il a été dit, le 15 décembre. Il n'avait personne des siens qu'un jeune clerc qui l'avait suivi et se lamentait auprès de lui.

Deux femmes qui gardaient les clefs de la prison, la mère et la fille, touchées de compassion, voulaient soulager le saint pape; mais elles n'osaient à cause du geôlier qui était attaché avec lui, et elles croyaient que l'ordre allait venir de le mettre à mort. Quelques heures après, un officier appela d'en bas le geôlier, et, quand il fut descendu, une de ces femmes emporta le pape, le mit dans un lit et le couvrit bien pour le réchauffer.

Mais ils demeura jusqu'au soir sans pouvoir parler. Alors l'eunuque Grégoire, qui, de chambellan, était devenu préfet de Constantinople, lui envoya son maître d'hôtel, avec quelque peu de vivres, et, lui en ayant fait prendre, il lui dit : "Ne succombez pas en vos peines, nous espérons en Dieu que vous n'en mourrez pas." Le saint pape, qui désirait le martyre, n'en fut que plus affligé; aussitôt on lui ôta les fers.

Le lendemain l'empereur alla voir le patriarche Paul, qui était malade à la mort, et lui conta tout ce que l'on avait fait au pape. Paul soupira et, se tournant vers la muraille, il dit : "Hélas ! c'est encore pour aggraver ma condamnation." L'empereur lui demanda pourquoi il parlait ainsi. Paul répondit : "N'est-ce pas une chose déplorable de traiter ainsi un évêque ?" Ensuite il conjura instamment l'empereur de se contenter de ce que le pape avait souffert. Paul mourut en effet, après avoir tenu le siège de Constantinople treize ans; et Pyrrhus, qui était présent, voulut y monter. Mais plusieurs s'y opposaient et publiaient dans le palais le libelle de rétractation qu'il avait donné au pape. Théodore, soutenant qu'il s'était par là rendu indigne du sacerdoce, et que le patriarche Paul l'avait anathématisé. Comme le trouble était grand à cette occasion, l'empereur voulut être éclairé sur ce que Pyrrbus avait fait à Rome, et pour cet effet, il envoya Démosthène, commis du sacellaire, avec un greffier, pour interroger le pape dans la prison. Quand ils fuient entrés, ils lui dirent : "Voyez en quelle gloire vous avez été, et en quel état vous êtes réduit. C'est vous seul qui vous y êtes mis." Le pape répondit seulement : "Dieu soit loué de tout !" Démosthène dit : "L'empereur veut savoir de vous ce qui s'est passé ici à Rome à l'égard de Pyrrhus, ci-devant patriarche. Pourquoi alla-t-il à Rome ? Fût-ce par ordre de quelqu'un, ou de son mouvement ? - De son propre mouvement", répondit le pape. Démosthène dit : "Comment fit-il ce libelle ? Y fut-il contraint ?" Le pape répondit : "Non, il le fil de lui-même." Démosthéne dit : "Quand Pyrrhus vint à Rome, comment le pape Théodore, votre prédécesseur, le reçut-il comme un évêque ?" Le pape répondit : "Et comment donc ? puisqu'avant que Pyrrhus vînt à Rome, Théodore avait écrit nettement à Paul qu'il n'avait pas bien fait d'usurper le siège d'un autre. Pyrrhus, venant ensuite de lui-même aux pieds de saint Pierre, comment pouvait-il , s'empêcher de le recevoir et de l'honorer comme évêque ? - Il est vrai, dit Démosthène. Mais d'où tirait-il sa subsistance ?" Le pape répondit : "Sans doute du palais patriarcal de Rome." Démosthène dit : "Quel pain lui donnait-on ?" Le pape répondit : "Vous ne connaissez pas l'Église romaine. Je vous dis que quiconque y vient demander l'hospitalité, quelque misérable qu'il soit, on lui donne toutes les choses nécessaires, saint Pierre ne refuse personne. On lui donne du pain très blanc et des vins de diverses sortes, non seulement à lui, mais aux siens. Jugez par là comme on doit traiter un évêque."

Démosthéne dit : "On nous a dit que Pyrrhus a fait ce libelle par force, qu'on lui a mis des entraves et fait souffrir beaucoup de maux." Le pape répondit : "On n'a rien fait de semblable. Vous avez à Constantinople plusieurs personnes qui étaient alors à Rome, et qui savent ce qui s'y est passé, si la crainte ne les empêche de dire la vérité. Vous avez entre autres le patrice Platon, qui était exarque et qui envoya ses gens à Pyrrhus. Mais à quoi bon tant de questions ? me voilà entre vos mains, faites de moi ce qu'il vous plaira. Quand vous me feriez hacher en pièces, comme vous avez ordonné au préfet, je ne communique point avec l'Église de Constantinople. Est-il encore question de Pyrrhus, tant de fois déposé et anathématisé ?" Démosthène et ceux qui l'accompagnaient, étonnés de la constance du pape, se retirèrent après avoir mis par écrit toutes ses réponses.

Le pape saint Martin demeura donc dans la prison de Diomède quatre-vingt-cinq jours, qui font près de trois mois, et avec les trois mois de la première prison, près de six mois, c'est-à-dire depuis le 17 septembre jusqu'au 10 mais 654. Alors le scribe Sagolève lui vint dire : "J'ai ordre de vous transférer chez moi et de vous envoyer dans deux jours où le sacellaire commandera.," Le pape demanda où on le voulait mener; mais on ne voulut pas le lui dire, ni lui permettre de demeurer dans la même prison jusqu'à son exil. Vers le soir le pape dit à ceux qui étaient auprès de lui : "Venez, mes frères, disons-nous adieu; on va m'enlever d'ici." Mors ils burent chacun un coup, et le pape, se levant avec une grande constance, dit à un de ses assistants 'qu'il aimait : "Venez, mon frère; donnez-moi la paix." Celui-ci, qui avait déjà le coeur serré, ne put retenir sa douleur et fit un grand cri; les autres s'écrièrent aussi. Le saint pape, les regardant d'un visage serein, les en reprit, et mettant les mains sur la tête du premier, il dit en souriant :

"Tout ceci est bon; mon frère, il est avantageux; faut-il en user ainsi ? Vous devriez plutôt vous réjouir de mon état." Celui-ci lui répondit : "Dieu le sait, serviteur de Jésus Christ, je me réjouis de la gloire qu'Il vous prépare, mais je m'afflige de la perte de tant d'autres." Après donc l'avoir salué tous, ils se retirèrent. Aussitôt vint le scribe, qui l'emmena dans sa maison, et il fut dit qu'on l'envoyait en exil à Cherson.

En effet, on le fit embarquer secrètement le jeudi saint, qui, cette année 655, était le 26 mars, et après avoir passé en divers lieux, il arriva à Cherson le 15 mai. C'est lui-même qui le rapporte dans une lettre qu'il écrivit à un de ses plus chers amis à Constantinople, où il ajoute : "Le porteur de cette lettre est arrivé un mois après nous de Byzance à Cherson. Je me suis réjoui de son arrivée, croyant que l'on m'aurait envoyé d'Italie quelque secours pour ma subsistance. Je le lui ai demandé, et ayant appris qu'il n'apportait rien, je m'en suis étonné; mais j'en ai loué Dieu qui mesure nos souffrances comme Il lui plaît, vu principalement que la famine et la disette sont telles en ce pays que l'on y parle de pain, mais qu'on n'en voit point. Si on ne nous adresse des secours d'Italie ou de Pont, nous ne pouvons absolument vivre ici : car on ne peut y rien trouver. Si donc il nous vient de là du blé, du vin, de l'huile, ou quelque autre chose, envoyez-les nous promptement, comme vous pourrez. Je ne crois pas avoir si maltraité les saints qui sont à Rome, ou les ecclésiastiques, qu'ils doivent ainsi mépriser à mon égard le commandement du Seigneur. Si saint Pierre y nourrit si bien les étrangers, que dirai-je de nous, qui sommes ses serviteurs propres, qui l'avons servi du moins quelque peu et qui sommes dans un tel exil et une telle affliction ? Je vous ai spécifié certaines choses que l'on peut acheter par delà, et que je vous prie de m'envoyer avec votre soin ordinaire, à cause de mes grands besoins et de mes fréquentes maladies."

Il écrivit encore une lettre au mois de septembre, où il dit : Nous sommes non seulement séparés de tout le reste du monde, mais privés même de la vie. Les habitants du pays sont tous païens, et ceux qui y viennent d'ailleurs en prennent les moeurs, n'ayant aucune charité, pas même la compassion naturelle qui se trouve entre les Barbares. Il ne nous vient rien que de dehors, par les barques qui arrivent pour charger du sel, et je n'ai pu acheter autre chose qu'un boisseau de blé pour quatre sons d'or. J'admire le peu de sensibilité de tous ceux qui avaient autrefois quelque rapport avec moi, et qui m'ont si absolument oublié qu'ils ne veulent pas seulement savoir si je suis encore au monde. J'admire encore plus ceux qui appartiennent à l'Église de saint Pierre, du peu de soin qu'ils ont d'un homme qui est de

leur corps. Si cette Église n'a point d'argent, elle ne manque pas, Dieu merci, de blé, de vin et d'autres provisions, pour nous donner au moins quelque petit secours. Avec quelle conscience paraîtrons-nous au tribunal de Jésus Christ, nous qui sommes tous formés de la même terre ? Quelle crainte a saisi tous les hommes pour les empêcher d'accomplir les commandements de Dieu ? Ai-je paru si ennemi de toute l'Église et d'eux en particulier ? Je prie Dieu toutefois, par l'intercession de saint Pierre, de les conserver inébranlables dans la foi orthodoxe, principalement le pasteur qui la gouverne à présent, c'est-à-dire le pape Eugène. Pour ce misérable corps, le Seigneur en aura soin. Il est proche, de quoi suis-je en peine ? car j'espère en sa Miséricorde qu'Il ne tardera pas à terminer ma carrière."

Le pape saint Martin ne fut pas frustré de son espérance, car il mourut le jour de sainte Euphémie, 16 du même mois de septembre, indiction quatorzième, l'an 655. Il avait occupé le saint-Siège, à compter depuis son ordination jusqu'à sa mort, six ans un mois et vingt-six jours. En deux ordinations, au mois de décembre, il fit onze prêtres et cinq diacres, et d'ailleurs trente-trois évêques. Il fut enterré dans une église de la Vierge, à un stade de la ville de Cherson, et il y eut depuis un grand concours de peuple à son tombeau.