fêtée le 1 novembre
(Vers l'an de Jésus Christ 150)
Baluze a donné ces Actes dans ses Miscellanea.
Les empereurs Adrien et Antonin rendirent un édit qui ordonnait de contraindre les chrétiens à sacrifier dans toute l'étendue de l'empire, et de punir de mort ceux qui refuseraient d'obéir. Or en ces temps Marie, brebis fidèle du Seigneur, souffrit un admirable martyre. Car étant esclave du décurion Tertullus, elle surpassa par sa grandeur d'amie la noblesse de son maître, et prouva que le Christ lui avait donné la liberté, ainsi qu'il est écrit : "L'esclave qui est appelé de Dieu est affranchi par le Seigneur." Tertullus, en effet, pour célébrer le jour de la naissance de son fils, avait immolé des victimes aux impures idoles et aux vaines images des faux dieux. Marie, pendant ce temps, jeûnait, et usait de ruse pour se cacher de sa compagne, afin de n'être point dénoncée à sa maîtresse. Mais elle ne put échapper longtemps aux embûches que cette servante lui tendait. Dénoncée, elle est aussitôt appelée par sa maîtresse qui lui demande le motif de son jeûne. "La naissance de ton nouveau maître serait-elle donc, lui dit-elle, la cause de ta tristesse ?" Marie répondit : "Y a-t-il quelque chose de nouveau dans ma conduite ? j'ai toujours jeûné ainsi. Pourquoi attribuer à la tristesse ce que je fais par habitude ? Je suis chrétienne, née de parents chrétiens; le culte du Christ est pour moi un culte héréditaire."
Sa maîtresse lui ordonna néanmoins de prendre quelque nourriture; mais Marie, remplie de l'Esprit saint, invoqua le nom de Dieu, et se souvenant du Pain du ciel, elle répondit courageusement à sa maîtresse : "Tu peux commander au corps, mais non pas à l'être. Dieu mérite plus d'hommages que ton fils. Pour égayer cet enfant, il faut des chants impurs, des danses lascives, mille inventions de la soucieuse tendresse des nourrices. Le culte de mon Dieu m'est ni vain ni puéril; mais il est la source de saintes joies et de grâces. Il faut conserver la chasteté, aimer la tempérance, fuir la bonne chère." A ces mots sa maîtresse, enflammée de colère, lui promet de cruels châtiments, si elle n'obéit pas à ses ordres, la menace même de mort, si elle résiste. "Fais ce qu'il te plaira, répond-elle : je désire tout souffrir pour le Christ." Pendant cette discussion entre la maîtresse qui commandait et la servante qui résistait, Tertullus revint du forum et entra : il se fit tout raconter par son épouse, et ordonna de fouetter sur-le-champ cette servante indocile, de la frapper longtemps aux parties les plus sensibles du corps, de l'enfermer ensuite en lui donnant un peu de grossière nourriture, non pas tant pour rassasier sa faim que pour lui conserver un dernier souffle de vie. Mais cette âme dévouée au Christ ne fut point abattue par ces douleurs. Bien plus, elle priait sans cesse pour obtenir la grâce de souffrir de nouveaux tourments.
Trente jours après, on annonça au gouverneur que, contrairement aux ordres des empereurs, Tertullus le décurion cachait en sa maison une esclave chrétienne. Aussitôt on amena Tertullus au tribunal. Les principaux de la ville furent convoqués; le peuple se réunit autour d'eux, et alors le gouverneur ordonna de lire l'édit des empereurs, dont voici la formule :
"Adrien, Antonin le pieux, heureux, augustes, à tous ceux qui vivent sous notre empire, salut. Il est venu jusqu'à nous que l'on a inventé une religion nouvelle. Quelques hommes méprisent, dit-on, les sacrifices et le culte que nous pratiquons; si la crainte des châtiments ne les arrête pas promptement, ils étoufferont les anciennes croyances et détruiront le respect des ancêtres. Nous publions donc cette loi pour tous nos peuples, et nous envoyons cet édit à tous les gouverneurs, afin que ces impies soient tous contraints à sacrifier, et qu'ils soient, s'ils résistent, frappés d'un glaive vengeur; car nous préférons la mort de quelques-uns à l'égarement de tous nos sujets ne doivent point errer à leur guise comme des bêtes, mais vivre unis par les mêmes croyances. Que si quelqu'un ose cacher un sectateur de cette religion ou de ce culte, de quelque âge ou de quelque condition qu'il soit, il perdra par le fer la vie dont il se sert pour résister aux lois, et ses biens seront employés aux besoins du fisc. Enfin, le dénonciateur d'un si grand crime recevra du trésor public une récompense de quatre cents deniers, afin que tous apprennent que l'on sait punir les crimes et récompenser les bonnes actions. "
Après la lecture de cet édit, le gouverneur dit aux assistants : "Que puis-je faire à cela ? m'est-il possible de résister à ces ordres ?" Les principaux de la curie répondirent : "Daigne nous écouter avec bienveillance." Alors le gouverneur ordonna d'écrire ce qu'ils allaient dire. Le rhéteur Rigagore se lève; éloquent et exercé dans l'art de bien dire, il parle au nom de tous. "Radieux soleil, dit-il, lumière de cette ville et de tout ce peuple, nous te supplions de nous écouter avec bienveillance. Cet homme, aussi distingué par son illustre naissance que par plusieurs charges publiques, est un puissant appui de notre curie. Il a été pontife des Augustes, puis préposé aux jeux publics; enfin, par les emplois dont il s'est chargé pour le bien commun, il s'est acquis à la fois notre affection et notre respect. Bien plus, ses largesses ont accru la chose publique; car il a dépensé des sommes immenses pour la construction et l'entretien des thermes; je tais de plus grandes choses encore. Car, dans ce premier âge où le chemin est glissant et l'âme dévorée par le feu ardent de la jeunesse, il a dominé l'emportement de l'âgé par sa fidélité au culte des dieux, et dompté l'impétuosité de la nature par le frein de la modération. Plus tard, mûri par les années et assuré d'avoir satisfait aux préceptes divins, il a su trouver les moyens de réjouir le peuple. Ainsi il a fourni aux dépenses des jeux qui se célèbrent au commencement de chaque année, il a rassasié les yeux du peuple par de grands spectacles organisés par ses soins et à ses dépens. Il a donné souvent à cette ville de Césarée le plaisir des jeux des lutteurs, et n'a pas même refusé aux citoyens ces joies d'un combat de gladiateurs, aussi douces que les voluptés d'un combat. Il a toujours préféré l'intérêt de sa patrie aux nécessités particulières de sa famille et à l'accroissement de sa propre fortune; enfin il est entré volontiers dans les charges publiques, en acceptant le sacerdoce. Et ainsi, jeune, il a vaincu son âge; prêtre, il a enseigné, montrant qu'il ne fallait pas dans l'âge mûr mépriser les plaisirs." Le préfet répondit au rhéteur : "Tu nous rappelles des mérites anciens et des actions passées; mais tu ne repousses pas l'accusation dont on le charge." L'avocat répondit : "Cette jeune fille, dont le crime a fait accuser son maître, lui a été donnée par sa femme comme le prouve l'acte de son mariage." Le préfet dit : "L'épouse de Tertullus est-elle de condition libre." L'avocat répondit : "Elle est libre, et mémé de noble origine; car Cléonide est son père." Le "préfet dit : "Cette esclave a-t-elle été achetée, ou est-elle née dans la maison de ses maîtres ?" Tertullus dit : "Elle est née dans la maison; mais ses parents avaient été achetés." Le préfet dit à Tertullus : "Ton beau-père est-il vivant, ou est-il il déjà sorti de ce monde ?" Tertullus répondit : "Il a payé son tribut à la destinée." Le préfet dit : "Les parents de celle servante opiniâtre sont-ils vivants ?" Tertullus répondit : "Ils sont morts." Le préfet dit : "Étaient-ils attachés à cette infâme religion, ou immolaient-ils aux dieux ?" Tertullus répondit : "Ils étaient atteints de la même folie; ils adoraient le crucifié. " Alors l'avocat dit : "'Tous les châtiments ont été infligés à cette fille pour la détourner de ses superstitions; mais on n'a jamais pu ni la séduire ni l'ébranler. Plus on sévissait contre elle, plus son opiniâtreté croissait." Sur cela, le gouverneur, après une longue délibération, rendit cette sentence longtemps pesée et méditée : "Tertullus est loué au nom de l'État, et honneur lui est dû pour ses mérites et sa naissance. Excellent préfet des jeux, illustre sénateur, aussi fidèle aux dieux qu'aux empereurs, il a satisfait à la fois aux lois et aux devoirs de la religion; j'ai souvent vu moi-même son image dans la ville; qu'il se retire donc en liberté, qu'il ne craigne aucun calomniateur, qu'il ne redoute aucun juge; car tout ceci parviendra aux oreilles sacrées des empereurs. Mais j'ordonne que cette abominable jeune fille soit amenée à mon tribunal, afin que le crime reçoive un châtiment et le peuple un exemple." Aussitôt on livre aux bourreaux cette vierge dévouée au Christ; plus son sexe et la faiblesse de son âge la font mépriser, plus elle grandit par l'énergie de sa foi. Enfin elle est devant le juge; ses yeux sont tournés vers lui, mais son âme est attachée au Christ. Le peuple frémissant crie de tous côtés : "Qu'un feu terrible la dévore toute vive." Elle intrépide, car elle connait le secours de son Dieu, lève les yeux au ciel et s'écrie : "Seigneur Jésus Christ, Fils du Dieu vivant, salut assuré des hommes, seul engendré par un seul, dont nul ne peut dignement comprendre la nature ni exposer la puissance, ni les Anges, ni les Archanges, ni les Trônes, ni les Dominations, ni les Vertus, ni les Puissances, ni les Chérubins, ni les Séraphins; car tout a été fait par Toi, ô Christ, et rien n'a été fait sans Toi, qui seul as connu le Père, que ton Père seul a connu; Seigneur, Sauveur des âmes, sois avec moi. Tu as toujours été avec ceux qui T'ont invoqué. Je n'ai point d'autre défenseur que Toi. Qu'ils connaissent ta Puissance, Seigneur, et qu'ils apprennent qu'on ne peut nuire à ceux que T'aimez."
A ces mots, le gouverneur resta une heure entière plongé dans l'étonnement; enfin il lui demanda son nom. Marie répondit : "Pourquoi me demandes-tu mon nom, et ne dis-tu rien de la foi que je professe ? L'accusé doit être interrogé sur ce qui fait son crime. Ce n'est point au sujet de mon nom, mais de ma religion que je suis accusée. Je réponds donc d'avance à tes questions cruelles : je suis chrétienne." Le gouverneur dit : "Ton maître attend ici pour récompenser ton obéissance ou punir de mort ton obstination; choisis donc ce que tu préfères. " Marie répondit : "Il est le maître de mon corps, mais ni de mon âme. "Le gouverneur dit : "Pourquoi étant esclave ne suis-tu pas la religion de ton maître ?" Marie répondit : "Je suis chrétienne; je suis éclairée des lumières de la sagesse, et je sais ce qui est raisonnable. Je méprise des idoles sans vie, j'honore celui qui m'a créée, et non celui que j'ai fabriqué de mes mains. "Le gouverneur dit : "D'où t'est venue cette vaine religion ? " "Marie répondit : "Je"crois ainsi selon que mes pères me l'ont enseigné." "Le gouverneur dit : "Tes parents ont donc été dans ces sentiments ? " Marie répondit : "Ils sont toujours restés fidèles à cette religion. " Le gouverneur dit : "Ainsi, s'il faut t'en croire, ce sont les siècles passés qui t'ont légué cette croyance insensée. Malgré cela, sacrifie, et vous serez innocents, toi et ton maître. " Marie répondit : "Est-il possible de comparer le Maître du ciel avec une pécheresse sa servante ? Que peut craindre celui qui gouverne à son gré tous les hommes et les éléments eux-mêmes ? Je souffrirai tous les tourments; ils me seront doux pour l'amour de Jésus Christ, mon Seigneur, qui ici sera mon appui, et là-haut me donnera la récompense. C'est Lui qui, par son apôtre Paul, nous a affermis contre les traits de ceux qui nous tendent des embûches; car cet Apôtre a dit : "Qui nous séparera de l'amour du Christ ? sera-ce la tribulation, les angoisses, la persécution, la faim, le pillage, le danger, le glaive ? Si nous avons une force invincible, un courage insurmontable, une sérénité d'âme qui domine l'horreur des supplices, c'est que toutes ces souffrances nous ont été prédites, et que les récompenses sont plus grandes que les douleurs. Puisque rien ne doit nous séparer de l'amour du Christ, je prends à témoin Celui que j'aime, que je persévérerai dans sa crainte, que je quitterai la terre pour m'envoler au ciel en Le confessant dans les tortures. " Le gouverneur, dit : "Sacrifie, si tu veux éviter les tourments. " Marie répondit : "Les supplices dont tu me menaces sont courts et légers; je te prie donc de ne pas retarder ce que tu me prépares. J'ai le Christ, avec Lui je ne crains rien."
Alors, par l'ordre du gouverneur, on l'applique à la torture. La pitié arrache des larmes à la foule des spectateurs; ils demandent à grands cris grâce pour la vierge. Le cruel juge répond par l'ordre d'activer les supplices. Mais voilà que la voix du peuple s'élève de nouveau pour condamner la sentence du gouverneur. Un seul cri sortait de toutes les bouches : cette vierge est injustement tourmentée, et plutôt pour satisfaire à la cruauté de son juge que pour expier son crime; tout ceci se fait contrairement aux lois et au mépris des règles de la justice. Le gouverneur est ébranlé par la force de ces cris; il lui semble que les murailles vont être renversées par ces clameurs d'une force plus qu'humaine; il commande de délier Marie; puis il donne l'ordre de la garder avec soin, mais libre de ses chaînes. Marie alors se munit du signe de son Sauveur, et s'échappant du tribunal, elle prie les yeux levés au ciel, et voit l'armée des anges, la multitude des saints et le Fils de Dieu assis à la Droite du Père : à cette vue, elle est inondée de tant de joie qu'elle se croit entrée déjà dans le paradis. Ceux qui la poursuivent dans sa fuite sont frappés d'une subite stupeur par ce prodige. Mais bientôt se voyant entourée par ses persécuteurs, la vierge crie avec larmes vers le Seigneur : "Dieu tout-puissant, qui avez rendu la parole au muet, l'ouïe au sourd, qui dois venir dans ta Force juger les vivants et les morts, reçois mon âme. Une troupe de chiens me poursuit; ne permets pas que ta servante soit saisie et déchirée par les mains des impies; mais montrant promptement ta Miséricorde, exauce ta servante; exauce-la, ô Seigneur, Roi du ciel."
Pendant qu'elle priait ainsi, et que, renonçant à la vie, elle implorait le repos de la mort, un rocher qui se trouvait devant elle offrit aux yeux un spectacle digne de mémoire. Ce roc que le hasard avait placé, ou que la Providence avait disposé en ce lieu, sur l'ordre du Seigneur, s'ouvre et présente à la vierge un refuge dans ses flancs. Comme une douce nourrice ou une tendre mère, il l'embrasse toute tremblante et semble recevoir dans son sein un cher nourrisson; et à peine est-elle entrée, il referme ses flancs à l'instant ouverts. A cette vue les bourreaux sondent toutes les parties du rocher, croyant y trouver cachée la proie si subitement dérobée à leurs yeux, Mais ils ne voient que quelques débris et des lambeaux de vêtements qui tiennent encore à la roche; et frappés d'une inexprimable stupeur, ils rapportent au gouverneur ce qui vient de se passer. Celui-ci, agité à la fois par la colère et l'effroi, ordonne à Philocome, chef des néocores, de se rendre en toute hâte au lieu du prodige, et d'emmener avec lui un grand nombre de gens pour détruire le rocher. Aussitôt la voix du héraut convoque le peuple. Mais à peine est-il assemblé près du rocher avec celui qui devait diriger le travail, à peine a-t-on mis la main à l'Ïuvre, qu'un éclair d'une splendeur inaccoutumée brille à l'orient, le tonnerre gronde avec un tel fracas que tout semble prêt à s'écrouler; la terre tremble et se dérobe sous les pas.
Or, voici que deux cavaliers étincelants de lumière descendent du ciel avec la rapidité de la foudre; leurs selles, leurs freins, leurs vêtements resplendissent d'un éclat céleste. A leur vue, la terreur s'empare de la multitude, effrayée par cette apparition céleste. Ces malheureux ferment les yeux, et beaucoup perdent la vie avec le sentiment, Ceux qui peuvent s'échapper, courent aux vaines idoles du temple; ils arrivent aux pieds de ces au tels sacrilèges, mais ils tombent jusque dans ce dernier asile. Le néocore expire aux portes mêmes du temple; et lorsque l'édifice est rempli, le feu jaillit du ciel et consume à la fois le peuple et le temple. C'est ainsi que périrent avec leurs dieux ceux qu'une folle superstition avait rassemblés et plus il y avait en ce lieu de divinités, plus il y eut d'aliments à l'incendie. Qu'ils imputent donc à leurs péchés d'avoir été brûlés, et au nombre de leurs dieux d'avoir été consumés par un feu terrible. Les morts foudroyés ou brûlés furent au nombre de deux mille sept cents. Quelques-uns s'échappèrent et rentrèrent dans la ville, en criant sur toute la route : "Le grand Dieu de Marie, le grand Dieu des chrétiens est juste, et Il est véritablement le seul Dieu." Puis prosternés sur le pavé de l'église, embrassant les genoux des clercs, ils demandaient pardon pour le passé et secours pour le présent. La terreur amena à la foi près de mille âmes qui persévérèrent dans notre religion, et la persécution finit avec ces miracles, après le martyre de sainte Marie.