MARTYR D'UN JEUNE ENFANT QUI SOUFFRIT AVEC SAINT ROMAIN

 

fêté le 17 novembre

(L'an de Jésus Christ 303, sous l'empereur Dioclétien)

 

Que le peu que nous venons de vous découvrir des mystères de notre salut et de l'espérance qui nous est donnée du bonheur éternel vous suffise, continua saint Romain; on doit sur ces matières garder un silence respectueux, et Jésus Christ notre Maître nous défend de jeter les perles devant les animaux immondes, de crainte qu'ils ne les foulent aux pieds, et qu'ils n'en ternissent l'éclat et la blancheur. Mais puisqu'il ne nous est pas permis de vous donner une connaissance plus claire de ces profonds et divins secrets de notre religion et que d'ailleurs la raison seule, sans le secours de la foi, est inutile pour en pénétrer la profondeur, contentons-nous de consulter les choses qui nous environnent. Voulez-vous que nous fassions parler la nature, qu'elle s'explique dans toute sa naïveté ? Je ne veux point d'autre témoin des vérités que j'ai avancées, que celui que cette nature simple et sans fard fera parler elle-même : je l'accepte pour juge; faites venir un enfant de sept ans, de moins si vous voulez, pourvu qu'il ne sache encore rien de l'art de flatter; qu'il n'ait ni penchant ni aversion, et que cette petite âme, étant encore dans une parfaite indifférence, n'agisse que par les mouvements tout purs d'une nature innocente. Faisons-en l'expérience : que l'enfance aujourd'hui devienne la maîtresse de l'âge parfait; apprenons d'une langue qui ne fait que bégayer ce que nous devons croire de la Divinité, je suis prêt à souscrire au témoignage qu'elle en rendra.

Le gouverneur accepte le parti; il se fait a mener un enfant qu'on arrache presque à la mamelle de sa mère. Eh bien ! interrogez-le, dit-il à Romain, et soumettons-nous, j'y consens, à tout ce que les dieux nous annonceront par sa bouche. Romain brûlant d'impatience d'en faire l'épreuve : Dis-nous un peu, mon fils, lui dit-il, lequel des deux croyez-vous le plus raisonnable et le plus conforme à la vérité, ou d'adorer un seul Dieu et un Jésus Christ, ou bien d'adorer plusieurs dieux. L'enfant sourit, et répondit sans hésiter : Ce que les hommes adorent et ce qu'ils appellent Dieu, quel qu'il soit, doit être un : or ce Dieu a un Fils unique, qui ne fait qu'un Dieu avec son Père, et c'est Jésus Christ. Mais qu'il y ait plusieurs dieux, ajouta-t-il, les enfants mêmes n'en croient rien. Une réponse si précise et si peu attendue jeta l'étonnement et la fureur dans l'âme du tyran, en même temps que la rougeur et la confusion lui couvraient le visage. D'un côté, les lois ne lui permettaient pas de faire violence à un âge si tendre; et d'un autre, le fol entêtement qu'il avait pour ses dieux le pressait de punir des paroles qui leur étaient si injurieuses. Qui vous a si bien instruit, lui dit il enfin, petit impie ? Seigneur, répondit l'enfant, c'est ma mère qui m'a appris ces vérités, et c'est Dieu qui les a apprises à ma mère. Cela a été la première nourriture qu'elle m'a donnée; j'ai sucé la connaissance d'un seul Dieu en suçant le lait de ses mamelles, et le Nom de Jésus Christ est la première parole qu'elle m'a appris à prononcer. Qu'on aille quérir cette mère, s'écrie le gouverneur en furie, qu'elle vienne pour être témoin de l'heureux succès que vont avoir ses belles instructions. La mort de ton enfant va être la récompense de la doctrine que tu lui as inspirée, et il est bien juste que tu pleures la perte de celui que ton impiété a déjà perdu. Mais aux dieux ne plaise qu'un sang si vil et si méprisable rougisse l'épée de nos bourreaux; la mort finirait trop tôt son supplice, celui de son fils en sera un pour elle, et plus long et plus sensible et l'on sait que le tourment le plus rigoureux qu'on puisse faire souffrir à une mère, est de faire souffrir son fils sous ses yeux.

Il commande donc qu'on suspende en l'air ce petit martyr, après lui avoir fait ôter ses habits; il livre ce corps délicat à une cruelle et sanglante flagellation. Bientôt les verges coupent sa chair innocente en mille endroits, et tirent plus de lait que de sang des blessures qu'elles font. Un rocher se serait attendri à un pareil spectacle, et il aurait pu faire perdre au marbre et au bronze leur insensibilité naturelle. Chaque fois que l'osier impitoyable allait frapper cette tendre victime, il revenait couvert d'un nouveau sang. Tous les assistants fondaient en larmes; il n'y eut pas jusqu'aux bourreaux qui ne donnassent des marques de compassion; on vit couler des pleurs le long de ces faces menaçantes, et ces yeux, toujours secs à la vue des plus horribles tourments, en répandirent alors pour la première fois. Tout pleure, hors le tyran et la mère : cette généreuse femme fait paraître une joie tranquille; l'amour de Jésus Christ soutient en elle l'amour maternel; il lui ôte sa faiblesse naturelle; il le rend plus fort que le coeur même des bourreaux. La grâce triomphe de la nature dans le coeur d'une mère; elle l'endurcit, et étouffant en lui tous les sentiments d'une piété trop molle, elle l'affermit par une constance toute chrétienne qu'elle lui inspire.

Cependant ce pauvre enfant, brûlé d'une soif ardente que lui cause la rigueur des tourments qu'il endure, demande à boire. J'ai soif, s'écrie-t-il, qu'on me donne un peu d'eau. Mais sa mère s'avançant, et prenant un air sévère et un ton de voix plus animé que de coutume : À quoi penses-tu, mon fils, lui dit-elle; la peur te trouble-t-elle le jugement, cèdes-tu ainsi à la douleur ? j'attendais de toi plus de fermeté, et j'avais répondu à Dieu de ta constance. Le fruit de mon sein manque de courage, et ne t'ai-je pas donné la vie que pour avoir le déplaisir de te voir craindre la mort ? Tu demandes un peu d'eau, et tu vas être dans un moment à la source des eaux vives; de ces eaux qui, coulant sans interrompre leur cours dans les âmes saintes, apaisent leur soif et en éteignent toute l'ardeur. C'est là, mon fils, c'est là qu'il faut aller boire une heureuse éternité. Encore un peu de temps, et tu te trouveras sur ces courants délicieux, si toutefois tu ne ressens point ici-bas d'autre soif que celle de voir Jésus Christ. Ah ! mon fils, si jamais tu peux approcher tes lèvres altérées de cette divine fontaine, si jamais ta langue desséchée peut seulement y toucher, il n'y a plus pour toi de soif à craindre, et ton coeur pleinement rassasié sera dans un éternel rafraîchissement. Maintenant il faut que tu boives les eaux amères du calice du Sauveur; mille enfants bien plus jeunes que toi y ont bu avant toi, mon fils; cette troupe de martyrs au berceau préféra l'amertume de ces eaux à la douceur du lait; mais à peine en eurent-ils goûté que cette amertume fut changée en une douceur qu'on ne peut exprimer. Que cet exemple t'anime, ô généreux enfant ! ô mon fils, mon unique consolation ! La vertu est pour tous les âges, et le père commun des hommes n'en a pas exclu l'enfance; il veut qu'elle ait ses triomphes, aussi bien que l'âge le plus avancé. Je te l'ai dit plusieurs fois, lorsque je t'enseignais à exprimer tes petites pensées par des sons encore imparfaits, et tu t'en souviens sans doute : Isaac était fils unique; mais sur le point d'être immolé au Seigneur, jetant les yeux sur l'autel où il devait consommer son sacrifice, il y monta hardiment; et sans marquer aucune répugnance : il présenta sa tête à son père, qui devait être le sacrificateur. Je te contais aussi quelquefois le fameux combat de ces sept frères contre le tyran Antiochus; tous sept étaient sortis d'un même sein; et celle qui leur avait donné la vie, voyant d'un côté les supplices qu'on leur préparait, et de l'autre les récompenses qui leur étaient offertes, ne balança pas un moment; on sait qu'elle choisit les supplices pour ses sept fils : n'appréhendez pas, mes enfants, leur dit-elle, de verser mon propre sang qui coule dans vos veines; répandez-le généreusement pour la Gloire du Dieu que nous adorons, du Dieu de nos pères. Ses yeux furent témoins des tourments qu'on leur fit endurer, sans qu'on vît tomber une seule larme; elle leur vit donner à tous sept une mort cruelle, sans qu'on lui entendît pousser le moindre soupir. La joie éclatait sur son visage lorsque les bourreaux en plongeaient un dans l'huile bouillante, ou qu'on appliquait à l'autre des lames de cuivre ardentes. Sa joie redoublait quand on arrachait à celui-ci la peau de la tête, et que par une raillerie inhumaine on la lui couvrait ensuite d'un pot de terre en guise d'un bonnet royal. Courage, mon fils, lui disait-elle, ce pot de terre deviendra bientôt sur ta tête une couronne tout étincelante de pierreries. Et quand par l'ordre du tyran on coupait à celui-là la langue, cette admirable femme disait : Nous voilà enfin arrivés au comble de la gloire, puisque Dieu veut bien accepter en sacrifice la partie de notre corps la plus digne de lui être offerte. Oui, Seigneur, une langue qui a eu l'honneur de confesser ton saint Nom est une victime digne de Toi. Que cette fidèle interprète des pensées, que cette ambassadrice du coeur, que cette sage confidente de l'âme, qui s'en sert si heureusement ou pour soulager ses peines, ou pour confier ses secrets, que cette langue, dis-je, que Tu nous as donnée pour chanter tes louanges, soit mise sur ton Autel, comme les prémices du sacrifice entier que nous sommes prêts à Te faire de tout notre corps. Qu'elle obtienne le même honneur pour tous les autres membres; qu'elle Te les présente, Seigneur, comme étant leur chef et leur conductrice.

C'était ainsi, mon fils, continue la mère de notre petit martyr, que la mère des Macchabées, par ces paroles toutes brûlantes d'un feu noble et généreux, les animait à mourir pour la loi de Dieu; et ce fut par leur mort qu'elle triompha sept fois d'Antiochus, et qu'elle se vit comblée d'une gloire immortelle. Il ne tiendra qu'à toi, mon fils, que je n'aie aucun sujet de lui porter envie, et tu peux me rendre la plus glorieuse mère du monde. Je t'en conjure par ce sein où tu as été conçu et qui durant neuf mois t'a servi de demeure et de retraite. Si tu as trouvé quelque plaisir à sucer le lait que mes mamelles t'ont si libéralement fourni; si le sommeil que tu as si souvent pris sur mes genoux et entre mes bras a eu pour toi quelque charme; si je n'ai rien épargné pour te faire posséder tous ces petits jouets qui plaisent si fort à l'enfance, ne te relâche point, et meurs, mon fils, pour Celui qui seul est l'Auteur de tous ces biens.

Pendant que cette mère vraiment chrétienne tâchait d'inspirer à son fils une force et une constance au-dessus de la faiblesse de son âge, ce généreux enfant riait des tourments et semblait insulter à la douleur. Ce que voyant, le préfet le fit détacher et conduire en prison. Mais il voulut que Romain, comme ayant donné occasion à tout ce désordre, fût tourmenté à son tour avec une extrême rigueur. Les bourreaux le prennent donc, leur fureur à peine ralentie se rallume, et ils remettent le fer dans ses plaies encore toutes sanglantes. Romain les excite lui-même, il les nomme des lâches : O hommes sans vigueur, leur dit-il, si toutefois vous méritez qu'on vous appelle des hommes, vos bras faibles et tremblants n'ont pu depuis tant de temps renverser ce méchant édifice, qui déjà tombe lui-même en ruine. Il n'a presque plus de soutien, et cependant vous manquez de force pour l'abattre; il résiste toujours à vos efforts impuissants. Voyez avec quelle activité une meute de chiens déchire un cerf dont ils font curée. Quelle ardeur ne font point paraître des vautours lorsque, ayant découvert un cadavre, ils fondent dessus, le mettent en pièces, se servant pour cela de leur bec et de leurs serres. Apprenez donc des bêtes carnassières à être plus ardents après la proie qui vous tombe entre les mains. Misérables ! la faim vous dévore, et vous ne faites rien pour l'apaiser : vous avez la voracité des loups, que n'en avez-vous donc l'impétuosité ? Ces paroles piquèrent le gouverneur jusqu'au vif, et elles le déterminèrent à prononcer sur l'heure la sentence de mort contre celui qui ne les avait dites qu'à ce dessein. Puisque tu as une si grande impatience de mourir, lui dit-il, il faut la satisfaire; eh bien ! tu seras brûlé tout vif, et dans peu ton corps sera réduit en cendres. Alors le saint martyr, comme les bourreaux l'entraînaient au lieu du supplice, se retournant vers le préfet : J'en appelle, dit-il, au tribunal de Jésus Christ, de mon Dieu. Ah ! c'en est trop, dit précipitamment le gouverneur, pourquoi différer davantage à punir l'impiété; qu'ils périssent tous deux : et le maître et le disciple, et puisque le crime est commun, que la peine le soit aussi : que l'épée venge le crime du disciple, et que la flamme expie celui du maître; que l'un et l'autre enfin meurent, mais que leur mort soit différente.

Pendant qu'on dressait le bûcher, l'exécuteur préparait son coutelas pour ôter la vie à notre petit martyr. Sa mère voulut le porter elle-même jusque sur l'échafaud; ainsi Abel, au commencement du monde, portait

un tendre agneau choisi entre mille, pour aller l'offrir à Dieu sur un autel de gazon. L'exécuteur ayant demandé l'enfant, cette sainte femme le lui mit aussitôt entre les mains; elle ne s'amusa pas à répandre des larmes, et elle ne déshonora point son sacrifice par des marques d'une tristesse peu religieuse; elle se contenta seulement de baiser ce cher fils pour la dernière fois, et elle lui dit ce peu de paroles : Va, mon fils, va où ton heureuse destinée t'appelle; mais lorsque tu seras auprès de Jésus Christ, du moins souviens-toi de ta mère: jusqu'ici je t'ai nommé mon fils, je te nommerai à l'avenir mon seigneur. Elle dit, et le bourreau prenant d'une main cette tête innocente, la coupa d'un seul coup. Cependant la pieuse mère chantait ce verset d'un des sacrés cantiques de David : Que la mort des saints est précieuse devant Dieu ! Celui-ci, ô mon Dieu ! était ton serviteur, et le fils de ta servante. Elle étendit son voile pour recevoir cette tête qui lui était si chère, pour ne rien perdre du sang qui sortait à gros bouillons des veines coupées. Elle rejoignit ensuite la tête à son corps, et chargée de ces précieuses dépouilles, elle alla les déposer dans l'endroit le plus honorable de son logis.