HOMÉLIE DE SAINT BASILE LE GRAND

SUR SAINT BARLAAM, MARTYR

fêté le 17 novembre

Dans les premiers temps, mes frères, les larmes faisaient partie des honneurs funèbres qu'on rendait aux saints; Joseph arrosa des siennes le corps de son père Jacob; les Juifs pleurèrent plusieurs jours la mort de Moïse; et tout Israël honora de ses regrets le tombeau du prophète Samuel. Les choses ont bien changé; et depuis la mort de Jésus Christ, on ne voit plus répandre de pleurs aux obsèques des saints; la joie y éclate parmi les chants d'allégresse, et les fidèles qui y viennent en foule forment autour de leurs monuments sacrés divers choeurs de musique et de danse. En effet : la mort n'est qu'un sommeil pour les justes; ou plutôt un passage à une meilleure vie. Et comment témoigner de la tristesse à la mort des martyrs; les martyrs mêmes ne montrant que de la joie lorsqu'on les fait mourir ? L'attente d'un bonheur prochain infini émousse toutes plaintes de la douleur. Croit-on qu'un martyr s'arrête à considérer les tourments ? Il ne voit que les couronnes. Il compte les prix qu'il va recevoir et non les plaies qu'il reçoit. Il n'aperçoit pas les bourreaux qui tirent du sang de toutes ses veines : il ne pense qu'à une troupe d'anges qu'il croit entendre autour de lui applaudir à sa victoire. À peine sent-il les divers supplices qu'on lui fait endurer; du moins il les méprise pour leur peu de durée; mais il est tout occupé de la grandeur et de l'éternité des récompenses qui lui sont promises. La terre alors se joint au ciel, et les hommes se mêlent aux esprits bienheureux pour chanter les louanges du martyr.

C'est ce que nous voyons arriver aujourd'hui en la personne de l'illustre martyr Barlaam. Au premier son de la trompette, des troupes de fidèles accourent de toutes parts pour s'enrôler au service de Dieu et de son serviteur. On publie la valeur d'un athlète de Jésus Christ, et en un instant l'Église devient un amphithéâtre qu'un nombre incroyable de spectateurs remplit. "Celui qui croit en moi vivra, quoique mort", dit le Seigneur. Barlaam est mort, et il préside à nos assemblées. Son tombeau ne retient plus de lui qu'un peu de cendres, et ce peu de cendres devient l'objet d'une fête publique. C'est aujourd'hui, mes frères, que vous pouvez vous écrier : Que sont devenus les sages ? Que sont devenus les docteurs de la Loi ? Où sont ceux qui recherchent avec tant de curiosité les sciences de ce siècle ? Un homme grossier, un pauvre villageois nous fait une leçon admirable de religion et de piété. Un tyran se saisit sans peine de cette innocente proie; elle se laissa prendre, et ne se défendit point; mais après que le tyran en fut le maître, il vit cette paisible colombe se changer en un épervier plein de valeur et de force. Il se moque du langage rustique de cet homme champêtre; il en plaisante, il s'en raille; mais il le voit combattre avec un courage de héros, et il en est épouvanté. Son âme ne se sent point de la bassesse de son origine, ni de la barbarie de ses expressions, et sa raison ferme et droite ne bronche pas comme son discours. Il peut dire avec saint Paul : Si je parle mal, je pense bien; et si mon langage a peu de politesse, ma science a beaucoup d'étendue. Déjà les bourreaux sont rendus à force de frapper : et le martyr n'en est que plus frais. Les bras de ceux qui déchirent tombent de faiblesse, et celui qui est déchiré est beaucoup plus fort. Le bruit des fouets ne s'entend presque plus, les nerfs dont ils sont faits se sont relâchés, et la foi du martyr est plus vigoureuse. Ses flancs épuisés de sang paraissait tout desséchés, et son âme est plus florissante que jamais. Une partie de sa chair est déjà morte, et il est plus vif qu'au commencement du combat. C'est là l'effet que l'amour de Dieu produit dans une âme : quand elle en est toute préoccupée. Alors les supplices les plus affreux ne lui semblent inventés que pour la divertir et plus elle souffre pour Celui qu'elle aime, plus elle trouve de plaisir à souffrir. Demandez-le aux apôtres: Que pensaient-ils des coups de fouet que les Juifs leur firent donner ? Ne leur furent-ils pas infiniment agréables ? Ils sortirent du conseil, se réjouissant de ce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le Nom de Jésus Christ.

C'était avec ces sentiments que notre saint villageois recevait les coups de fouet que la cruauté d'un tyran multipliait à l'infini. Il s'imaginait que cette grêle de coups était une pluie de roses qu'une main obligeante faisait tomber sur lui : la fureur de ce juge ne lui semblait tout au plus qu'une légère fumée qui se dissipe aussitôt; les mines menaçantes des bourreaux le faisaient rire; et tout cet appareil de supplices qui environne toujours les tyrans lui paraissait un parterre de toutes sortes de fleurs. Il regardait comme des marques honorables les plaies dont il était couvert, il les recevait avec une joie aussi empressée que si c'eût été des prix. Les épées nues, les haches, les coutelas, tous ces instruments qu'il voyait teints du sang des martyrs ne lui faisaient point de peur : il se plaignait que les mains des bourreaux n'avaient pas plus de force que si elles eussent été de cire. Il embrassa de tout son coeur le chevalet. Quand on le conduisit en prison, il crut qu'on l'avait fait entrer dans une prairie délicieuse. Enfin sa main résista à toute la violence du feu et son invincible patience rendit inutile la dernière machine que ses ennemis avaient dressée contre lui. Car l'ayant mené devant un autel, où on avait allumé du feu pour un sacrifice, ils lui prirent la main et la remplirent d'encens tout brûlant; et la tenant immédiatement au-dessus du feu, ils espéraient que, ne pouvant en endurer l'ardeur, il retirerait sa main avec précipitation, et laisserait tomber l'encens sur l'autel. Oh ! que les méchants ont de sortes de ruses! Combien de ressorts ne font-ils point jouer pour venir à leurs fins! Puisque nous n'avons pu, disent-ils, réduire cet homme à faire ce que vous voulions, quoique tout son corps ne soit qu'une plaie, essayons si le feu le rendra plus traitable : il a démonté toutes nos machines, voyons si sa main sera à l'épreuve des flammes. Misérables, votre espérance sera vaine. Il est vrai que le feu n'épargnera pas sa main, il agira sur elle avec sa violence accoutumée, mais elle le supportera comme la cendre le supporte; elle le conservera comme la cendre le conserve. Notre intrépide soldat ne tourne point le dos à l'ennemi, il lui tient tête, il le combat de front, et il chante, pour s'animer, ces paroles du Prophète: "Béni soit le Seigneur qui dresse mon bras pour la guerre et forme ma main au combat." La main de Barlaam et le feu étaient donc les combattants, mais le feu avait tout le désavantage. Voici une nouvelle manière de vaincre. Le feu perce la main du martyr et la pénètre; et la main demeure étendue, et n'abandonne point le champ de bataille. O main plus opiniâtre que le feu ! ô main que le feu le plus âpre ne peut obliger à se rendre ! O toi, qui de tous les éléments es le moins endurant, toi qui ne trouves jamais de résistance, comment cèdes-tu à la main d'un homme ? Tu fais perdre au fer sa dureté; l'airain ne peut tenir contre ton activité, les pierres se calcinent, sont réduites en poudre par ta chaleur; et la la main d'un martyr au milieu des flammes te méprise, toi le vainqueur du fer, de l'airain et du marbre. Sans doute il s'écria alors avec David : "Tu m'as pris par la main, Tu m'as conduit selon ta Volonté et Tu m'as fait après entrer dans la gloire."

Mais comment osé-je entreprendre de parler de ce héros avec une langue qui ne sait que bégayer. Cédons cet honneur à celles qui le peuvent louer dignement. Embouchez la trompette, illustres panégyristes, accourez ici, et publiez les louanges de cet invincible martyr. Venez aussi, peintres éloquents, vous qui donnez l'immortalité à vos figures: représentez-nous notre martyr, employez toute la finesse de votre art à bien marquer surtout cette main brûlée; finissez cette ébauche que je viens de donner, et rehaussez par l'éclat de vos couleurs le sombre crayon que j'en ai tracé. Que le tableau que vous ferez du combat et de la victoire de notre illustre athlète efface, j'y consens, le peu que j'en ai peint : je ne serai point jaloux de votre gloire, et je vous céderai avec joie celle de savoir mieux peindre que moi.