LES SEPT MARTYRS DE SAMOSATE
(L'an de Jésus Christ 291)
fêtés le 16 mars
L'impie Maximien, la cinquième année de son règne, ordonna que, dans toutes les villes de la domination romaine, on ferait en l'honneur des dieux des sacrifices et des cérémonies solennelles. L'empereur, qui se trouvait par hasard à Samosate, aux approches d'une grande fête païenne, profita de cette conjoncture pour y publier son édit. Il ordonna au peuple de se rendre au temple de la Fortune, situé au centre de la ville. Toute la cité retentit bientôt du chant des trompettes et du bruit des tambours; et les airs se remplirent des parfums de l'encens qui se mêlait à l'odeur des victimes que le feu consumait.
Peu de temps avant la promulgation de cet édit, Hipparque et Philothée avaient, d'un commun accord, embrassé la religion chrétienne. Il y avait dans la maison d'Hipparque une chambre disposée en oratoire, où la croix était peinte sur la paroi orientale. C'est devant cette image de la croix que, sept fois le jour, le visage tourné vers l'orient, ils venaient tous deux adorer le Seigneur Jésus Christ.
Il arriva qu'un jour Jacques, Paragrus, Habibus, Romain et Lollien vinrent chez Hipparque visiter les deux amis. Du même âge qu'Hipparque, mais plus jeunes que Philothée, ils entretenaient avec ces deux chrétiens une étroite liaison. Comme c'était la neuvième heure du jour, et qu'ils les trouvaient en prière devant la croix de leur cénacle, ils s'empressèrent de les interroger à ce sujet : «Toute la cité, dirent-ils, court an temple de la Fortune, pour obéir aux ordres de l'empereur; c'est là que, pour solenniser la fête, on a transporté tous les dieux de la ville, et que doivent se rendre leurs sacrificateurs. Et vous, comme si vous étiez séquestrés du monde par quelque chagrin ou quelque deuil domestique, vous vous renfermez dans cette retraite écartée, et vous préférez prier loin du peuple, comme si vous n'étiez dans votre propre patrie que des hôtes ou des voyageurs.» Hipparque et Philothée leur répondirent que par leur culte ils adoraient le souverain Créateur du monde. «Eh quoi ! s'écria Jacques, est-ce que vous pensez que cette croix de bois, que nous vous voyous adorer, a créé l'univers ?» «Nous adorons, répondit Hipparque, celui qui fut attaché à la croix; c'est lui que nous affirmons être Dieu, Fils de Dieu, engendré et non point créé; il est consubstantiel au Père, et c'est sa puissance qui, après avoir créé l'univers, le conserve et le soutient. Trois ans se sont déjà écoulés depuis qu'un prêtre de la vraie foi, nommé Jacques, nous a baptisés au nom du Père, et du Fils et du saint Esprit; et depuis lors, il n'a point cessé de nous faire participer au corps et au sang du Christ. Ce serait donc un crime pour nous de sortir pendant ces trois jours et de nous produire en publie : nous ne pouvons qu'exécrer cette profane odeur des victimes, dont toute la ville est infectée.» À ces mots, Paragrus et ses compagnons interpellèrent Hipparque : «Ainsi donc vous affirmez qu'il existe un Dieu plus puissant que tous ceux qu'on vient de réunir dans le temple de la Fortune ?» Hipparque leur répondit : «Est-ce que vous n'avez pas vu que ces simulacres muets ont été transportés par les sacrificateurs qui profitent de la folle erreur du vulgaire ? Qu'est-ce donc que des dieux qui ne peuvent pas même se porter eux-mêmes ?» «Je sens déjà le désir, dit Jacques, de participer aux mystères de votre religion et de voir votre Dieu, puisque vous m'assurez qu'Il est l'auteur de l'univers.»
Alors Philothée s'adressant à Habibus : «Et toi, que dis-tu a ce sujet ?» Habibus répondit : «J'avoue que jusqu'alors, retenu dans l'erreur, j'ai cru que les dieux auxquels notre cité décerne aujourd'hui de suprêmes honneurs, avaient été les créateurs du monde.» - «Eh bien ! dit Hipparque, si la vérité a des charmes pour vous , je vous apprendrai sur-le-champ quelle est la puissance et la sagesse de Dieu.» Jacques, Habibus, Paragrus, Romain et Lollien dirent alors : «Nous comprenons que n'adorant point les dieux de l'empereur, et ne participant point à leurs profanes sacrifices, vous fuyiez les plaisirs et l'éclat de leur fête. Mais vous êtes revêtus d'une magistrature; vous jouissez d'une grande considération auprès de l'empereur et de sa cour; vous pouvez donc sans aucune crainte vous produire en public, revêtus des insignes de votre dignité, tout en vous abstenant de rendre honneur aux dieux. Rien de fâcheux ne peut en résulter pour vous. Quant a nous, nous voudrions bien être initiés à vos mystères, mais pourvu que cela ne nous fît courir non plus aucun danger.» Hipparque, et Philothée répondirent : «La brique, avant d'avoir été cuite au feu et détrempée dans l'eau, n'est qu'un amas de boue sans consistance; mais dès qu'elle a été soumise à l'action du feu et de l'eau, elle résiste à la gelée comme à la pluie. De même, si vous voulez être confirmés inébranlablement dans la vraie religion, recevez le baptême du Christ; et vous n'aurez à craindre aucune vicissitude de la fortune.» Tous répondirent : «C'est ce que nous voulons réaliser sans délai, si vous y consentez. Depuis qu'étant entrés chez vous, nous vous prêtons une oreille attentive et que nous contemplons la croix que vous vénérez, une ardeur inconnue a pénétré notre âme, et la comme embrasée de ses feux.» Hipparque et Philothée ajoutèrent : «Nous aurons soin d'appeler bientôt le prêtre qui nous a marqués du sceau du Christ, pour qu'il accorde le même don à vos sollicitations.» Ils répondirent : «C'est là notre désir; nous demandons tous ardemment le baptême.» Hipparque leur dit : «Si cette pensée est entrée dans votre esprit, il est bon que vous quittiez votre demeure, pour délibérer entre vous; vous reviendrez demain nous faire part de ce que vous aurez décidé ensemble.» «Pourquoi, s'écrièrent-ils, opposer à nos désirs le retard des heures et des jours : c'est sur-le-champ et sans aucun retard que nous voulons être enrôlés sous l'étendard du Christ.»
Hipparque et Philothée, comblés de joie par l'ardeur de leurs compagnons, écrivirent aussitôt à Jacques, prêtre du Christ. Leur lettre, scellée de l'anneau d'Hipparque et portée par son serviteur, était a peu près conçue en ces termes : «Hâtez-vous de venir chez nous; apportez un vase d'eau une hostie et la fiole de huile pour l'onction. Vous êtes attendu par des brebis qui, transfuges de leur ancien troupeau, sont entrée dans le bercail du Christ et désirent ardemment être marquées de son sceau.»
À la lecture de cette lettre, Jacques fit enivré d'une joie extrême; son visage enflammé rayonna de l'allégresse de son âme, et il bénit Dieu, en s'écriant : «Père de notre Seigneur Jésus-Christ , ô vous qui l'avez envoyé pour régénérer le monde, vous qui êtes l'espoir des chrétiens, je vous en conjure, fortifiez par votre grâce Hipparque, et Philothée, pour qu'ils deviennent des colonnes de la vérité dans votre vraie religion qui est également celle de votre Fils, notre Seigneur Jésus Christ, et celle de l'Esprit saint, dans les siècles des siècles. Amen.»
Après cette prière, il enveloppa aussitôt sous son manteau l'appareil des saints mystères, et se rendit a l'appel que lui avaient fait ces hommes fortunés. Il les trouva tous sept réunis dans l'oratoire, savoir : Hipparque, Philothée, Jacques, Papagrus, Habibus, Romain et Lollien. En les voyant à genoux et en prières, il les salua par ces paroles : «La paix soit avec vous, serviteurs de Jésus Christ, qui mourut sur la croix pour l'ouvrage de ses mains.» Tous se levèrent, et Jacques, Paragrus, Habibus, Romain et Lollien, tombant aux pieds du prêtre, s'écrièrent : «Nous t'en supplions, seigneur, aie pitié de nous, et marque-nous du sceau du Christ que tu adores.» «Mais, dit le prêtre, s'il arrivait un jour que vous fussiez exposés aux persécutions, aux tortures, avez-vous résolu de tout endurer pour Jésus Christ, comme il a tout enduré pour vous ? Sachez-le, si nous souffrons quelque chose pour lui, ce n'est qu'une dette que nous payons à sa bonté et à sa majesté. N'est-ce pas lui qui nous a tirés du néant, qui a formé nos membres dans le sein maternel, et qui a posé ses mains sur nous, comme disent les saintes Écritures : «Vous m'avez créé et vous avez posé votre main sur moi ?» Notre Seigneur Dieu, qui ne nous devait rien, est descendu à cause de nous du haut des cieux jusque à notre néant; Il s'est incarné dans le sein de la vierge Marie, Il est mort dans la chair qu'il avait prise au sein de cette Vierge pure; il est ressuscité le troisième jour, et il a vaincu le démon qui, en séduisant Adam, notre premier père, l'avait banni du paradis.» Nullement effrayés par ces paroles, ils s'écrièrent tout d'une voix : «Ni ce qu'il y a de plus haut ou de plus profond, ni le présent ni l'avenir, ne pourront nous séparer de l'amour de Dieu en notre Seigneur Jésus Christ.» «Mes frères, dit le prêtre, mettons-nous en prière.»
S'étant mis aussitôt à genoux, ils prolongèrent leur oraison pendant près d'une heure. Quand ils se furent relevés, le prêtre leur dit : «Que la grâce de notre Seigneur Jésus Christ soit avec vous tous ! Amen.» Après qu'ils eurent professé leur croyance au Dieu vivant, et qu'ils eurent abjuré les dieux faits de la main des hommes, et qui ne sont point des dieux, il les baptisa au nom du Père, et du Fils et du saint Esprit, et il leur donna aussitôt le Corps et le Sang du Christ. Tout étant terminé, le prêtre enveloppa comme auparavant sous son manteau l'appareil des saints mystères, et retourna promptement chez lui, en s'entourant des plus grandes précautions. Il craignait d'être surpris par quelque païen dans la maison d'Hipparque. Il était vieux, et déguisait son caractère sacerdotal sous un habit grossier. Hipparque et Philothée, au contraire, étaient fort considérés dans la ville; car ils y jouissaient de places honorables. Leurs compagnons étaient également des hommes de premier rang.
Trois jours après, l'empereur demanda au préfet si quelqu'un des magistrats de la ville n'avait point méprisé les dieux, en s'abstenant des solennités qu'on venait de leur offrir. Le préfet répondit : «Il est avéré pour nous que, depuis trois ans, Hipparque et Philothée n'invoquent plus les dieux, et ne participent plus à leurs sacrifices.» L'empereur ordonna aussitôt de les arrêter, de les conduire au temple de la Fortune, situe, comme nous l'avons dit, au milieu de la ville, et de les contraindre à sacrifier. Les satellites de Maximien envahirent bientôt la maison d'Hipparque où se trouvaient les sept chrétiens, et ils leur déclarèrent les ordres de l'empereur. Hipparque et Philothée leur dirent : «Est-ce seulement nous deux ou nous tous que vous venez chercher ? car nous sommes sept.» «C'est seulement Hipparque et Philothée, répondirent-ils, à qui l'empereur ordonne de nous suivre.» Philothée s'adressant aux cinq nouveaux chrétiens, leur dit : «Mes frères, mes fils dans le Seigneur, je crains que vous ne puissiez pas soutenir le combat auquel nous sommes convoqués tous deux pour le nom de notre Seigneur Jésus Christ de Nazareth. Dès le moment où nous avons fait profession de la religion chrétienne, nous avons résolu d'accepter tous les outrages pour le nom du Christ. Quant à vous, puisque vous n'êtes point mandés par l'empereur qui ignore entièrement ce que vous avez fait, et comme il est à présumer que vous obtiendrez facilement de ces satellites qu'ils gardent le silence sur votre compte, fuyez de la ville, et cherchez un refuge dans les campagnes voisines, jusqu'à ce que la tempête se soit un peu calmée.» Mais les nouveaux chrétiens réclamèrent tout d'une voix : «Est-ce que nous n'avons pas, s'écrièrent-ils, le même but et la même croyance ? Nous sommes prêts à mépriser les douleurs et la mort pour le nom de notre Seigneur Jésus Christ, et à tout braver pour soutenir sa cause !»
Ils se levèrent donc tous, et se laissèrent conduire par les satellites devant l'empereur. Arrivés en sa présence, ils ne voulurent point le saluer par l'inclination accoutumée; mais le front élevé vers le ciel, ils semblaient contempler la majesté divine, et la suppliaient avec ardeur d'être propice à leurs prochains combats. L'empereur se crut offensé. «Méprisez-vous les lois, leur dit-il, et abjurez-vous les dieux, au point de ne pas vouloir même incliner la tête devant moi ? Vous auriez dû vous rappeler que je tiens dans cette ville la place des dieux tout-puissants.» Hipparque répondit : «Rien ne peut nous obliger à nous ranger sous la servitude; car tu n'es qu'un homme semblable à nous.» «Mais, dit l'empereur, si vous refusez d'obéir à mes ordres, sous prétexte que je ne suis qu'un mortel; pourquoi, impies que vous êtes, méprisez-vous les dieux immortels ?» «C'est à tort, dit Hipparque, que tu raisonnes ainsi : car tu vaux mieux que tes dieux. Ces dieux, après tout, ne sont que l'Ïuvre des hommes; ils ont une bouche, et ils ne parlent point; ils ont des yeux, et ils ne voient point. Puissent devenir semblables à eux et ceux qui les l'ont et ceux qui, comme toi, placent en eux toute leur espérance !» «Tu plaisantes, dit l'empereur.» «Qu'ordonnes-tu ?» répartit Hipparque. «Sacrifie, dit l'empereur, et après, tu philosopheras tout à ton aise.» «Puissent ces dieux, s'écria Hipparque, qui ne sont certes point les auteurs du monde, être bannis au plus vite de la terre !» «Adore-les, dit l'empereur, si tu ne veux pas que ton imprudente effronterie t'attire, les plus atroces supplices.» «J'ai vraiment honte pour toi, répliqua Hipparque, de t'entendre appeler dieux des pierres, du bois, et les plus vils objets destinés à l'usage des hommes.»
L'empereur, furieux de voir qu'en sa présence on maudissait les dieux, commanda de dépouiller Hipparque, et de flageller son dos de cinquante coups de fouets garnis de plomb. Il ordonna ensuite qu'on le renfermât dans une prison ténébreuse : ce qui fut exécuté aussitôt.
On fit ensuite comparaître Philothée. «Ton nom, lui dit l'empereur, indique que tu aimes les dieux.» «C'est avec raison, répondit-il , qu'on m'appelle Philothée, c'est-à-dire qui aime un Dieu unique, et non pas plusieurs dieux.»
L'empereur répliqua : «Laisse de côté, je te prie, les subtilités; que l'exemple de ton compagnon soit une leçon pour toi, et ne va point par ta témérité provoquante attirer sur ta tête la sévérité des juges. Sacrifie aux dieux sur-le-champ, et je te comblerai des plus grands honneurs. La Prêture de la ville sera la récompense de ta soumission.» «Empereur, dit Philothée, tu n'es qu'ombre et néant, tu es semblable à l'herbe des champs qui se fane si vite; tes discours ne serviront à rien; tu jettes de la poussière aux vents.»
L'empereur, qui commençait à s'irriter, lui dit : «Est-ce ainsi que tu outrages celui qui t'honore. en accueillant par des insultes l'offre de mes bienfaits ?» Philothée répondit : «Il est écrit : Je glorifie ceux qui me glorifient; ceux qui me méprisent seront méprisés, dit le Seigneur.» «Finissons-en, dit l'empereur; je n'ai pas le loisir d'écouter ces puérilités.» «Ainsi donc, répliqua Philothée, tu es fâché d'entendre les oracles du Dieu vivant ?» L'empereur, après avoir ordonné à ses serviteurs d'apporter de l'encens, dit à Philothée : «Brûle cet encens pour le grand sacrifice des dieux, et je te comble aussitôt des plus grands honneurs.» Philothée, répondit : «Les honneurs que tu m'offres ne sont à mes yeux qu'ignominie.» «Mais, demanda l'empereur, si tu regardes comme un déshonneur les dignités que je te promets, de quel nom appelleras-tu l'ignominie, elle-même ?» «Si je l'endure pour la cause du Christ, répondit Philothée je l'appellerai un honneur.» L'empereur dit alors : «Je te l'ai déjà dit, et je te le répète, je n'ai pas de temps à perdre en paroles inutiles.» Philothée reprit : «N'est-il pas convenable que je réponde à ton interrogatoire ?» «Philothée , dit l'empereur, tu perds tes paroles; voyons, laisse de côté ces niaiseries, rappelle-toi ton devoir, et brûle de l'encens aux dieux; si tu obéis à mes ordres si justes, je te promets que tu ne seras l'inférieur de personne dans l'État.» Philothée répondit : «Le Christ que nous adorons et pour qui nous sommes mis en cause a été accusé comme nous, pour le rachat des pécheurs, du nombre desquels je suis. Et pourtant par une seule parole créatrice, il a tiré du néant ce magnifique univers enrichi de tant de splendeurs; il pourrait, par un ordre semblable, le faire à son gré rentrer dans le néant; sa main pèse les montagnes et met les collines dans la balance. Cependant, arrêté par des impies, dont le sort présage le tien, il a permis qu'on le traduisit devant Pilate, pour répondre aux accusations portées contre lui; il aurait pu, pour se délivrer, frapper d'impuissance et même exterminer les bourreaux par qui il fut attaché à la croix. Mais les saintes Écritures nous apprennent que, comme un agneau, il se laissa conduire à la boucherie, et qu'il resta muet comme la brebis devant celui qui la tond. Je devais l'enseigner ces vérités dans la crainte que tu ne supposes que la puissance de notre Dieu est brisée ou amoindrie, parce qu'il te laisse agir à ton gré. C'est lui-même qui nous a appris à mettre en lui seul notre confiance, à prendre pour guides la piété et la sagesse, et à ne chercher que son royaume qui durera éternellement. Quant à toi, une mort certaine et inévitable te frappera un jour, et mettra fin à ton empire.»
L'empereur interrompit Philothée qui continuait d'exposer des vérités du même genre : «Philothée, lui dit-il, tu n'es point sans connaissances ni étranger aux lettres : aussi je ne veux point te soumettre à la torture; je me borne à te renvoyer en prison, les mains liées derrière le dos. La raison corrige le sage, et les verges l'insensé. J'espère que la raison, dont tu n'es point dépourvu, te ramènera bientôt à de meilleurs sentiments.» Philothée lui répondit : «Tu peux, sans aucun retard, faire exécuter contre moi les ordres que tu auras prescrits; sois certain qu'on ne m'amènera jamais à renoncer au Christ, mon Seigneur, et à reconnaître comme dieux des simulacres muets.» On lui mit aussitôt les chaînes aux mains, et il fut entraîné dans une prison séparée de celle d'Hipparque.
Jacques, Paragrus, Habibus, Romain et Lollien subirent ensuite leur interrogatoire. L'empereur leur dit : «Ces vieillards insensés, Hipparque et Philothée, méprisent la jouissance de la vie, parce que leurs forces épuisées leur font sentir qu'ils ne sont pas éloignés de la mort; mais quant à vous qui êtes jeunes, je ne doute pas que vous ne vous empressiez tous d'obéir à mes ordres.» Les bienheureux martyrs répondirent : «Tu te trompes, empereur : la vie nous est bien moins chère que la foi en Dieu, Père de notre Seigneur Jésus Christ, qui a été envoyé vers nous par son Père, qui est mort sur la croix, et qui a ramené de l'erreur à la vérité et de la mort à la vie les mortels qu'il avait créés. Nous croyons que c'est sa grâce qui a converti Hipparque et Philothée de leur ancienne impiété, et que c'est sa bonté qui leur prépare la couronne du martyre. Aussi nous jurons par Dieu le Père et par notre Seigneur Jésus Christ que nous suivrons les traces de nos pères dans la foi, et que nous ne nous laisserons point tomber dans tes embûches. Nous portons en nous maintenant le Corps et le Sang de Jésus Christ, de l'auteur de notre salut, qui nous a défendu de jeter les perles aux pourceaux. Nos corps qui ont été consacrés par le contact du Corps de Jésus Christ, sont devenus comme des pierres précieuses ajoutées à son diadème. Il ne convient pas que des corps sanctifiés et admis à l'espérance du royaume céleste se dégradent, et s'asservissent au culte des faux dieux. Ne serait-il pas honteux de marcher, les yeux ouverts, vers sa propre ruine.»
L'empereur dit alors : «Jeunes gens, je vous épargne en faveur de votre âge; mais, vous aussi, ayez pitié de votre jeunesse, de peur que votre obstination inconsidérée ne me pousse à des voies de rigueur qui ne pourront avoir d'autre issue que votre perte. Si vous avez résolu de persévérer dans votre dessein, je jure par les dieux que je ferai déchirer vos flancs par de cruelles flagellations, et que vous périrez dans d'atroces supplices.» Les saints martyrs répondirent : «Tes paroles ne nous émeuvent pas plus que tes tortures ne nous effraient; car nous tenons cette maxime de notre Maître : «que nous ne devons nullement craindre ceux qui peuvent donner la mort au corps, mais qui ne peuvent en aucune façon nuire à l'âme.» «Si je ne me trompe, dit l'empereur, ce sont là, en effet, les dogmes de votre Maître, de celui que les Juifs ont fait périr à Jérusalem du dernier supplice. Quant à moi, je prends les dieux à témoin, que si vous n'obéissez sur-le-champ à mes ordres, je vous ferai subir à tous, sous les yeux de vos concitoyens, dans votre ville de Samosate, le même supplice dont votre Maître est mort, sans qu'il ait pu échapper aux mains des bourreaux qui l'attachèrent à la croix. Voilà le sort que je vous réserve, afin que les partisans de vos superstitions, avertis par l'exemple de votre supplice, dépouillent enfin leur audace.»
Les bienheureux martyrs répondirent : «Notre Sauveur nous a dit aussi que le serviteur ne doit pas s'élever au-dessus de son Seigneur, ni le disciple au-dessus de son maître, mais qu'il doit être content de partager le même sort.» «Eh bien ! dit l'empereur, je vous répète, que vous serez semblables à votre Maître, et que vous subirez bientôt le même supplice.» Les saints martyrs répondirent : «Nous avouons que notre Maître est mort; mais il est ressuscité le troisième jour; il est monté au ciel d'où il était descendu; et là, assis à la droite du Père qui l'avait envoyé sur la terre, il se rit de toi, empereur, qui menaces ainsi ses serviteurs. C'est ce que nos Écritures nous enseignent par ces paroles: «Celui qui est assis dans les cieux se rira d'eux, et le Seigneur leur insultera.» Il a renversé de fond en comble Jérusalem, où il fut mis en croix, il a dispersé par tout l'univers les Juifs, auteurs de sa mort. Il renversera des vaines divinités que portent vos autels, et qui écraseront sous leurs ruines leurs propres adorateurs. C'est encore un oracle de nos saintes Écritures qui nous en avertit : «Il part de l'extrémité du ciel, et il va jusqu'à l'autre extrémité; rien ne peut se dérober à sa chaleur. Son règne est éternel et s'étend de génération en génération.»
L'empereur furieux croyant que les accusés voulaient abuser de sa patience, ordonna qu'on leur liât les mains derrière le dos, et qu'on les détint séparément dans la prison publique jusqu'à la fête des dieux dont nous avons parlé plus haut. Ils furent renfermés dans les cachots les plus ténébreux el les plus souterrains de la prison, où ils séjournèrent environ quinze jours.
L'empereur s'étant rendu dans un champ voisin des murs de la ville, fit dresser un tribunal près des rives de l'Euphrate; de riches tapisseries y formaient une espèce de tente. Il fit comparaître aussitôt devant lui le gardien de la prison et lui adressa ces paroles : «Apprends-moi si quelqu'un a fourni des vivres à ces contempteurs des dieux que j'ai condamnés à la prison, et affirme par serment la véracité de ta déposition.» Le geôlier, après avoir invoqué les dieux, affirma que depuis le jour où ils étaient entrés en prison, ils n'avaient ni bu ni mangé, et qu'au fond de leurs cachots, ils étaient restés inaccessibles au regard de tous les mortels. «En approchant l'oreille des portes de la prison, ajouta-t-il, je les entendais de temps à autre répéter ces mots : «La croix sera notre secours !» Mais, leur voix s'éteignait de jour en jour.» «Allez, dit l'empereur, et amenez ici chargés de chaînes ces impies contempteurs des dieux.» Les licteurs se rendirent à la prison et tirèrent chaque martyr de son cachot pour les conduire tous à l'interrogatoire. Hipparque et Philothée étaient traînés la chaîne au cou; les cinq jeunes néophytes dont nous avons parlé plus haut, venaient après eux, les mains liées derrière le dos.
Quand ils furent arrivés devant l'empereur, celui-ci leur dit : «Je me persuade que votre long séjour dans la prison vous a inspiré de plus saines idées sur le sujet dont je vous ai parlé dans mon premier interrogatoire.» «C'est en pure perte, répondirent les martyrs, que tu veux nous en faire subir un second. Tes persécutions incessantes ne nous laissent point de force pour répondre.» En effet, Hipparque, qu'on avait longtemps flagellé avec des fouets garnis de plomb, pouvait à peine soutenir sa tâte sur ses épaules. L'empereur leur dit alors : «Voulez-vous ou me voulez-vous pas accomplir ce que je vous ai prescrit dès le premier jour de votre interrogatoire ? prononcez-vous sur-le-champ.» Hipparque répondit : «À quoi bon tant de paroles ? nous t'avons cent fois répété que nous ne voulons pas sacrifier; c'est à toi maintenant d'user de ta puissance pour faire exécuter au plus tôt les décrets que tu as portés contre nous.» «Hipparque, dit l'empereur, est-ce que je t'ai interrogé seul ? qui donc t'a institué l'interprète de tes compagnons ?» Alors ils s'écrièrent tous : «Tyran stupide, as-tu donc entièrement perdu la raison ? es-tu devenu semblable à tes dieux qui ont des oreilles et n'entendent pas ? si tu avais les oreilles moins bouchées, tu te rappellerais que nous t'avons déjà dit que rien, dans le présent ni dans l'avenir, ne pourrait nous séparer de l'amour du Christ notre Seigneur.»
L'empereur, exaspéré par cette liberté de langage, fit étendre les accusés sur le chevalet. On leur appliqua vingt coups de fouet sur les flancs et de violents coups de courroie sur le ventre. C'est ainsi que finit ce second interrogatoire. Chacun d'eux fut ensuite reconduit dans son cachot par les satellites, qui leur prodiguaient les coups et les insultes; et défense fut faite d'aller visiter les prisonniers et de leur porter des vivres. Mais dans la crainte qu'ils ne mourussent d'inanition, et qu'ils n'échappassent ainsi aux tortures qu'on leur réservait encore, les geôliers reçurent l'ordre de leur donner le pain nécessaire pour soutenir leur frêle existence. Les saints martyrs furent soumis à ce régime et à d'autres vexations du même genre, depuis le dix-sept des kalendes de mai, jusqu'au sept des kalendes de juillet.
C'est alors que par l'ordre de l'empereur, ils furent conduits au prétoire, tellement changés et tellement amaigris, qu'ils ressemblaient à des squelettes. «Misérables, leur dit l'empereur, vous n'êtes pas encore morts ? Je m'étonne que vous n'ayez point succombé sous le poids de vos maux ? Mais je vais ordonner qu'on vous rase, qu'on vous conduise aux bains, et que de là on vous introduise dans mon palais, pour y entendre en ma présence l'arrêt solennel qui vous rendra la liberté : mais auparavant il faut abjurer vos opinions et offrir de l'encens aux dieux. Si vous le faites, je vous promets en retour les honneurs les plus élevés de la république.» Tous répondirent à la fois : «Puisse devenir muette la bouche qui suggère un tel crime ! Puissent tes yeux se fermer pour toujours ! puisque tu te sers de ces organes, cruel tyran, pour essayer de nous enlever à la voie de vie qu'a ouverte devant nous notre Sauveur Jésus Christ, Fils du Dieu vivant.»
L'empereur entra en fureur et s'écria : «Misérables, vous recherchez la mort, et c'est pour l'obtenir que vous m'accablez d'injures. Eh bien ! je vais souscrire à vos vÏux, afin que vous cessiez de déblatérer contre les dieux.» Se tournant ensuite vers ses satellites: «Puisque j'ai juré aux dieux, leur dit-il, de condamner ces chrétiens au même supplice dont le Christ, leur Maître, est mort à Jérusalem, allez, bâillonnez la bouche de ces criminels avec des mors, et entraînez-les hors de la ville pour subir bientôt leur arrêt.»
Les saints martyrs comprenant qu'ils allaient mourir sur la croix, furent ravis d'une joie incroyable; ils se disaient tout bas entre eux : «Nous sommes certes bien indignes de parvenir à une glorieuse mort par le même supplice dont mourut le Christ.» Mais Philothée reprenant avec douceur ses compagnons : «Taisez-vous, mes frères, leur disait-il, de peur qu'il ne vous échappe quelque parole qui nous détourne de la carrière de vertu où nous devons entrer aujourd'hui. Priez en silence, afin que quittions ce siècle pour aller à Dieu que nous cherchons depuis si longtemps, pour aller à notre Seigneur Jésus-Christ et au saint Esprit.»
Ils furent entraînés hors les murs, la bouche bâillonnée de chaînes comme de vils scélérats, et conduits au lieu du supplice, qu'on appelait Tétradion. Là ils furent entourés de leurs alliés, de leurs parents et de leurs nombreux domestiques, qui, à la vue d'un spectacle si émouvant, remplissaient les airs de leurs plaintes et de leurs gémissements.
Lorsque la nouvelle de ce qui était arrivé aux bienheureux martyrs eut circulé dans la ville, des hommes illustres par leur naissance allèrent trouver l'empereur. Voici quels étaient leurs noms : Tibérien, Gallus, Longinien, Félicien, Proclus, Cosmien, Mascolien et Priscus. Comme l'empereur leur avait confié par un décret l'administration de la ville, ils prétextèrent les devoirs de leur charge pour aller exposer à le souverain la cause du deuil publie. «Empereur, lui diront ils, ne sois point troublé de ce que les parents de ces hommes que ta majesté a livrés aux châtiments aient couru à la port de la ville, et de ce qu'une foule immense de citoyens remplisse la plaine, depuis le Tétradion jusqu'à cette porte. Il n'est pas possible, en effet, que quelqu'un retienne ses larmes, en voyant que de tels hommes, appartenant à un si haut rang soient tombés dans une si étrange infortune.» - «Ce sont eux, répondit l'empereur, qui ont amassé sur leur tête le poids de tous ces maux, en refusant obstinément d'obéir à mes ordres équitables et à mes justes sollicitations.» Ils lui adressèrent alors d'instantes prières pour qu'il daignât adoucir sa sentence, en faveur de la multitude, et épargner à la cite une telle affliction.
«En effet, ajoutèrent-ils, si la mort d'un simple particulier remplit toute sa famille d'une amère douleur, de quel chagrin ne devons-nous pas être affectés par la mort de sept concitoyens qui sont des principaux de la ville, surtout lorsque nous les voyons non pas s'éteindre à la suite de quelque maladie, mais marcher eux-mêmes à la mort d'un pas délibéré. Le moins que nous puissions te demander, c'est d'accorder un court délai à ces condamnés, pour qu'ils s'entretiennent avec leurs proches, qu'ils leur fassent connaître leurs dernières volontés, et qu'ils règlent leurs affaires domestiques par un testament en forme. Il nous importe beaucoup qu'on fasse trêve à leur châtiment, afin de leur demander compte de leur administration publique. Hipparque et Philothée sont nos collègues, et les cinq jeunes chrétiens sont au nombre des patriciens de la ville. C'est pourquoi il nous semble juste, seigneur, que tu leur ordonnes de régler leurs affaires et de dire un suprême adieu aux gens de leur maison, avant qu'on les conduise au supplice.»
L'empereur répondit : «J'ordonne que les coupables soient relâchés par les satellites, qu'ils se rendent à votre assemblée, et qu'ils répondent à tout ce que vous jugerez utile de leur demander, touchant les affaires publiques ou privées.»
Les magistrats, joyeux de la permission qu'ils avaient obtenue, coururent trouver les saints martyrs. Ils les arrachèrent des mains des licteurs et les conduisirent dans le vestibule du cirque; là, délivrés de tout témoin, ils les débarrassèrent de leurs chaînes, et les embrassant avec effusion : «Amis, leur dirent-ils, nous vous avons obtenu un répit de l'empereur, sous prétexte des affaires publiques; mais notre but réel a été de jouir de votre entretien, et de mériter ainsi votre intercession auprès du Dieu pour qui vous allez mourir. Réglez promptement vos affaires domestiques, pendant qu'il en est encore temps; mais n'oubliez pas de bénir vos concitoyens et la ville qui vous a donné le jour.» C'est en s'entretenant de la sorte qu'ils parvinrent ensemble, au Forum; ils y rencontrèrent les parents des bienheureux martyrs qu'on avait avertis de s'y rendre en secret; ils leur diront à l'oreille qu'aussitôt que les martyrs seraient arrivés à la porte de la ville, il faudrait leur demander à grands cris leurs volontés testamentaires et surtout des prières pour la cité.
Les parents suivirent ce conseil, et ce fut alors que les martyrs, se tournant vers les rangs pressés de la multitude, prirent la parole en ces termes : «Cessez vos clameurs, et prêtez l'oreille à nos paroles. Puisque le Sauveur nous a dit qu'il accueillerait les prières de ses serviteurs, et qu'il ne repousserait pas leurs supplications, nous aussi, malgré notre indignité, nous prierons Dieu, et son Christ et son saint Esprit. C'est pour l'amour de son saint Nom que nous avons subi tant de douleurs et de tortures. Nous avons refusé de tendre nos mains vers des dieux étrangers, afin que notre Dieu, dans sa munificence et sa bonté, fasse disparaître le culte des idoles dans cette cité, et y fasse triompher la religion chrétienne, qu'il renverse les temples des faux dieux pour faire place partout aux églises du Christ, qu'il augmente le nombre de ses prêtres pour chasser le sacerdoce de Satan ! Que les accents de la divine psalmodie soient substitués à l'odeur impie des holocaustes; que la pudeur remplace l'effronterie; que la continence et la chasteté fassent disparaître la licence des mÏurs; que les simulacres muets soient brisés; que des autels sacres soient érigés partout; que les sacrifices profanes soient abolis, et que notre cité s'enrichisse de collèges de prêtres et de diacres; que les assemblées de vierges consacrées s'y forment et s'y réunissent ! Mais loin d'ici ces vierges qui ne se parent que pour complaire à la malice des démons ! Loin d'ici les jeunes gens de la cour qui coupent leurs cheveux en l'honneur des faux dieux ! Que des congrégations de clercs soient instituées pour le service des autels ! Que sur les ruines des édifices païens qui couvrent le sol de notre patrie, s'élèvent des temples de la religion sainte qui puissent durer jusqu'à l'avènement du Christ !» Tout le peuple répondit : «Qu'il en soit ainsi !» Hipparque et Philothée ajoutèrent aussitôt : «Nous souhaitons encore que tous les hommes qui habitent la ville et les faubourgs soient libres, parce que les saintes Écritures nous apprennent qu'il n'y a point d'autres esclaves que les esclaves du péché.»
À ces discours d'Hipparque et de Philothée, le peuple, fondait en larmes et éclatait en sanglots. Le prêtre qui avait conféré le baptême aux bienheureux martyrs ayant caché sa condition sous le déguisement d'un pauvre, recueillit par écrit et jusque à la fin tous les actes de ces martyrs. Le précepteur de Gallus prit le même soin, d'après la louable recommandation des magistrats de la ville.
Lorsque les martyrs se furent avancés au milieu du forum, il se fit un grand mouvement dans la foule; et à leur aspect, mille voix s'écrièrent : «Le Dieu en qui vous mettez votre confiance vous restituera un jour votre corps. Quant à nous, nous le supplions d'agréer vos prières, et de daigner nous faire miséricorde.» Les magistrats, dont nous avons parlé, ne furent pas médiocrement troublés de cette agitation, qu'on aurait pu prendre pour une émeute. Ils craignaient que l'empereur ne leur reprochât d'avoir permis à des condamnés à mort d'adresser des discours à la foule assemblée. Ils appelèrent deux maîtres de gladiateurs qui se trouvaient là par hasard, et ils leur ordonnèrent d'apaiser la multitude, en encourageant leurs efforts par l'offre de deux deniers. «Saisissez des pierres, leur dirent-ils; imposez silence à vos compagnons; menacez-les, s'ils n'obéissent pas, de les lapider et d'incendier leurs maisons.» Ils criaient à tous ceux qui les entouraient : «Faites trêve à vos clameurs;» et en même temps les maîtres de gladiateurs, comme il avait été convenu, saisissaient des pierres et menaçaient d'en assaillir ceux qui ne se tairaient pas.
Ce qui se passait ne pouvait pas rester longtemps inconnu à l'empereur : car les cris tumultueux du peuple parvenaient jusqu'au palais. Il mande aussitôt les magistrats compromis : «Certes, leur dit-il, vous avez gravement failli, en abusant de la concession que je vous avais faite et en permettant à
ces criminels de prononcer des harangues.» Les magistrats s'excusèrent en répondant : «Nous avons cru qu'il ne fallait pas le leur interdire, dans la crainte que cette défense n'augmentât encore le tumulte.»
L'empereur avec toute sa suite sortit de la ville par la petite porte, et alla adorer les idoles des dieux dans le temple situé à l'orient, sur la route qui conduit à la porte principale. Là, étant monté sur son tribunal, il envoya ses gardes dans la ville pour chercher les martyrs qui devaient subir un dernier interrogatoire. Tous ceux qui apprirent cette nouvelle suivirent les martyrs dont ils portaient les vêtements à leurs yeux, en disant : «Puisque nous avons coutume de porter les morts à leur sépulcre, il est juste que, par un témoignage, d'honneur, nous vous portions aussi, vous qui allez bientôt mourir sur la croix.» L'empereur s'adressa aux martyrs en ces termes : «Renoncez à votre entêtement qui ne peut que vous conduire à la mort.» Les saints martyrs répondirent : «Le Seigneur notre Dieu que nous adorons, ne nous a point instruits de la sorte : mais il nous a enseigné tout le contraire en nous apprenant que ceux qui renoncent à la vie pour son amour, obtiendront dans son royaume une vie bien préférable.» «-Misérables, s'écria l'empereur, vous persévérez donc encore maintenant dans vos erreurs.» «Oui, répondirent les martyrs, maintenant, et qui plus est, jusqu'à l'avènement de Jésus Christ qui est notre lumière. Fais donc exécuter les arrêts que tu as portés contre nous, et remplis tes serments.»
C'est ainsi que se termina l'interrogatoire. L'empereur fit ériger sept croix vis-à-vis la porte de la ville, à l'endroit qui emprunte son nom des gibets qu'on y élève pour les malfaiteurs. Par son ordre on dressa les croix près de la route qui conduit à la ville; on mit une chaudière pleine d'huile sur un foyer ardent, nourri de paille et de sarments; et on apporta des monceaux de pierres, des poignards et des glaives nus. L'empereur espérait, par cet effrayant appareil, faire renoncer les martyrs à leur foi. Il s'adressa d'abord à Hipparque : «Malheureux, épargne ta vieillesse, lui dit-il; ne sois pas ton propre ennemi, et ne te condamne pas à la honte de mourir sur la croix.» Hipparque qui était chauve mit la main sur sa tête, et répondit : «D'après les lois de la nature, il est certain qu'une nouvelle chevelure ne peut plus repousser sur ma tâte dénudée; eh bien ! il est également certain que je n'aurai jamais pour toi la lâche complaisance que tu me demandes.»
À ces mots, l'empereur fit mettre en croix les sept martyrs. Il fit couvrir la tête d'Hipparque d'une peau de chèvre qu'on y fixa avec des clous aigus. Joignant l'insulte à la cruauté, il dit au martyr : «Eh bien, voici qu'une chevelure t'est venue subitement, ce que tout à l'heure tu supposais impossible; sacrifie donc aux dieux; tu t'y es engagé.» À ces paroles, Hipparque remua les lèvres comme s'il eût voulu répondre; mais la mort vint interrompre soudain ses efforts impuissants.
L'empereur interpella ensuite Philothée et ses compagnons : «J'espère que maintenant vous êtes résolus de sacrifier aux dieux, et de ne point perdre inutilement la vie, comme vient de faire ce vieillard, dans son acharnement contre lui-même.» Les saints martyrs répondirent : «Tout au contraire, nous prions Dieu, son Christ et son Esprit saint, de nous réunir bientôt à ce saint vieillard et de nous faire partager sa couronne immortelle, en ce jour consacré à Jésus Christ; et puisque nous lui obéissions comme à un père, nous désirons lui entendre dire ces paroles de l'Écriture : «Me voici avec les fils que m'a donnés le Seigneur Dieu.» «Mais, dit l'empereur, l'ignominie de la croix où vous êtes attachés ne vous touche-t-elle point ?» Les martyrs répliquèrent : «S'il y a de l'ignominie, elle est pour toi tout entière.»
L'empereur voyant déjouer tous ses efforts, retourna dans la ville, laissant les martyrs sur la croix. Les païens qui passaient en grand nombre dans cet endroit si rapproché de la cité, leur prodiguaient des insultes : «Si celui que vous adorez est véritablement Dieu, disaient-ils, il aurait dû vous
épargner ces infortunes.»
De nobles matrones dont il est juste d'honorer la mémoire, se rendirent au lieu de l'exécution vers le milieu du jour. Elles distribuèrent de l'argent à chacun des soldats de garde, et obtinrent d'eux la permission d'essuyer le visage des martyrs avec les éponges et les linges qu'elles avaient apportés, et de recueillir le sang qui coulait de leurs membres déchirés.
Les bienheureux martyrs restèrent suspendus à la croix jusqu'au lendemain. Jacques, Romain et Lollien, étranglés par les bourreaux, avaient expiré sur leur gibet. Par l'ordre de l'empereur, on enfonça des clous aigus dans la tâte de Philothée, de Paragrus et d'Habibus. Leur cervelle jaillit par le nez et par la bouche, et tous moururent au milieu de ces cruelles tortures.
Les licteurs se rendirent au palais de l'empereur pour lui rendre compte de ce qui s'était passé : «Empereur, lui dirent-ils, de ceux que tu as ordonné de crucifier hier, l'un est mort sous tes yeux, et les six autres qui avaient survécu jusqu'aujourd'hui, attachés à leur croix, viennent d'expirer à l'instant. Nous venons demander tes ordres au sujet de leurs cadavres, qui gisent chacun devant sa croix.» L'empereur répondit : «Je veux que ces infâmes cadavres soient traînés la corde aux pieds et jetés dans le courant de l'Euphrate; toutefois qu'on n'accomplisse mes ordres qu'après le coucher du soleil, lorsque les portes de la ville seront fermées.» Les licteurs retournèrent au lieu du supplice pour exécuter l'arrêt de l'empereur.
Nous devons signaler ici la digne conduite d'un citoyen de Samosate, nommé Bassus, dont la postérité conservera précieusement la mémoire. C'était un chrétien riche et craignant Dieu, bien que l'appréhension des païens lui fit dissimuler sa foi. On peut le comparer au pieux Joseph qui ensevelit le Seigneur, mais qui cacha sa croyance, pour ne pas exciter contre lui l'envie et la haine des Juifs. Cet homme d'une éminente piété, ayant appris que les corps des martyrs allaient être jetés dans le fleuve, alla trouver les licteurs près de la ville; il leur offrit sept cents deniers pour qu'ils lui permissent d'honorer de la sépulture ces reliques sacrées. Les satellites répondirent : «Homme excellent, il nous serait aussi agréable qu'avantageux de souscrire à tes désirs; mais il serait dangereux pour nous de mépriser les ordres de l'empereur. S'il venait à l'apprendre, il nous condamnerait assurément au dernier supplice.» Mais l'excellent citoyen de Samosate rassura ainsi les gardes craintifs : «Je pense que vous n'ignorez pas que je tiens dans cette ville une place importante auprès de l'empereur, et que j'administre à mon gré les affaires publiques. J'userai de mon droit, en faisant fermer les portes de la ville à une certaine heure du jour; sous prétexte que mon esclave a pris la fuite.» L'hésitation des gardes fut vaincue par cette, considération. Cette nuit-là même, Bassus fit apprêter en toute hâte sept grands pieux. Il y fit attacher sept brebis égorgées, choisies dans son troupeau. Le sang qui en découlait devait faire prendre ces brebis sanglantes pour les corps des martyrs, attachés à la croix. Il ordonna aux satellites de les traîner jusqu'à l'Euphrate, de manière à ce que les magistrats, trompés par cette ruse, pussent croire que les corps des martyrs avaient été précipités dans le fleuve. Les soldats accomplirent ponctuellement cet ordre et retournèrent chez eux, après avoir reçu le prix convenu.
Cet habitant de Samosate avait un petit champ dans le faubourg, où le blé qu'on avait moissonné la veille et abrité dans une grange, était gardé la nuit par un esclave. Bassus lui ordonna d'aller recueillir à la dérobée les reliques sacrées des martyrs, et de les rapporter promptement dans la bière qu'il trouverait au lieu même de l'exécution. Il lui promit qu'en récompense de sa pieuse action, il l'affranchirait bientôt, lui, sa femme et ses enfants. C'est grâce à ces pieux artifices que ce vertueux citoyen de Samosate procura à grands frais les honneurs de la sépulture aux corps de nos bienheureux martyrs.