LES SAINTS RUDÉRIC, PRÊTRE, ET SALOMON, MARTYRS

(à Cordoue, en lÕannée 857)
 
fêtés le 13 mars

 Le bienheureux Rudéric, prêtre, naquit au bourg de Cabra et, y ayant étudié notre sainte Loi, parvint au sacerdoce. Rudéric avait deux frères, dont l'un conserva dans sa pureté la foi du Christ; l'autre, se laissant corrompre par l'erreur des gentils, abjura la religion catholique. Cette discorde entre les deux frères au sujet de notre sainte foi s'étendait à toutes leurs relations et se manifestait dans toutes les occasions. Une nuit, que la discussion, élevée à propos de je ne sais quoi, était plus vive que de coutume entre les deux frères, et qu'ils s'outrageaient honteusement l'un l'autre, le saint prêtre intervint pour rétablir la paix. La surexcitation des deux combattants était telle, qu'ils se tournèrent contre le prêtre, et, sans trop savoir ce qu'ils faisaient, ils l'accablèrent tellement de coups, qu'il fut réduit à l'extrémité.
Tandis que, tout rompu par les coups, le bienheureux gisait sur son lit, sans mouvement et presque sans vie, son frère apostat, vrai imitateur du diable, trouva un moyen infernal de faire servir son frère mourant au triomphe de l'iniquité. Il déposa le prêtre agonisant dans un cercueil et le fit promener dans toutes les rues de la ville, en disant : «Mon frère, le prêtre que voici, touché de repentir par une visite de Dieu, a embrassé notre religion, et, touchant à sa fin, comme vous voyez, il n'a pas voulu sortir de ce monde sans vous faire connaître sa conversion.» Il continua donc à circuler partout, débitant de tous côtés les mêmes mensonges criminels, sans que le chrétien, qui était privé de sentiment, eût conscience de ce que le misérable machinait contre lui. Au bout de quelques jours, le prêtre malade fut hors de danger et recouvra ses forces. Lorsqu'il connut l'infâme supercherie de son frère, il imita notre Seigneur, qui, pour notre instruction, échappa aux embûches d'Hérode; il se rappela le passage du saint évangile qui nous ordonne de fuir de cité en cité pour éviter la persécution; il quitta son village, et alla servir ailleurs le Christ en toute liberté. Mais il ne pouvait échapper au supplice temporel, celui qui, dès le commencement du monde, était prédestiné au martyre; il lui était facile de se dérober au persécuteur profane, mais impossible d'échapper aux regards du pieux Rédempteur qui l'appelait en son royaume.
À cette époque, la folie des juges musulmans sévissait cruellement sur nous, à tel point que dans Cordoue, autrefois ville patricienne et actuellement la plus florissante du royaume arabe, ils firent démolir les tours des basiliques, les clochers des temples, les terrasses des maisons qui servaient à convoquer les chrétiens aux offices canoniques. Cette race de vipères connaissait bien les désirs de son père le diable; et ils cherchaient tous les moyens d'attaquer et de vexer l'Église; les fils de ténèbres profitaient avec empressement de toutes les occasions de molester les fils de lumière : et pour eux c'était démériter que de ne pas travailler avec fureur à la ruine des fidèles. Toutes ces persécutions avaient du reste été prédites à ses disciples par la Vérité elle-même : «Ils vous chasseront des lieux de réunion, avait annoncé le Christ, et quiconque tuera l'un d'entre vous pensera avoir fait un acte agréable à Dieu.» Et encore : «Je vous prédis ces événements afin que vous vous mainteniez dans la paix; car dans le monde vous aurez à subir toutes sortes de vexations.»
Or donc, le bienheureux prêtre, ayant été contraint par des nécessités domestiques de quitter les montagnes de Cordoue, au milieu desquelles il s'était réfugié, pour venir au marché, où se faisait un commerce général, fut rencontré et reconnu par son frère impie. Dès que celui-ci aperçut le prêtre, la vue des insignes de notre religion le rendit furieux. Il se mit à l'accabler d'outrages, et, comptant faire un présent agréable au juge en lui livrant son frère, il vint déposer devant le tribunal une accusation de prévarication contre lui, attendu qu'il avait promis publiquement d'embrasser la religion mahométane et qu'il l'avait ensuite répudiée. Le soldat de Dieu, illuminé maintenant par la grâce d'en haut, ne tourna plus le dos à ses adversaires comme précédemment, mais, animé d'un grand courage, il déclara au juge que jamais il ne se séparerait du Christ, jamais il ne consentirait à embrasser un dogme pervers : enfin il s'avoua non seulement chrétien, mais encore ministre du Christ.
Le juge, espérant le gagner par de douces paroles, lui dit d'abord : «Tu peux te procurer des richesses abondantes et les insignes des plus hautes dignités, et en outre échapper à la sentence de mort qui te menace, si, revenant avec une ardeur nouvelle à la religion que tu avais embrassée, tu consens à croire que notre prophète a véritablement été envoyé par le Tout-Puissant et à affirmer que le Christ n'est point Dieu.» Le prêtre répondit : «Juge, fais tes propositions à ceux qui, préférant les avantages temporels à la gloire éternelle, sont soumis à vos lois et livrés à vos rites profanes. Mais nous pour qui la vie n'est que l'union au Christ, et la mort un gain; nous qui avons pour Dieu celui à qui le saint portier du royaume futur disait : «Seigneur, à qui irions-nous ? vous seul avez les paroles de la vie éternelle», et qui donnait à son précurseur Jean, retenu dans les fers, cet avertissement : «Bienheureux celui qui ne sera point scandalisé à mon occasion», comment voulez-vous que nous délaissions l'eau limpide de la fontaine éternelle pour aller puiser à la mare troublée par la vase du mensonge et les ordures des vices ? Quel châtiment ne mériterait pas la perversité audacieuse du fils qui, méprisant la douce autorité de ses parents, irait chercher un refuge chez une marâtre ?» Le juge entra dans une violente colère en entendant ces paroles, il ordonna de mettre aux ceps le martyr et s'écria : «Qu'il aille rejoindre la troupe des condamnés à mort; qu'il aille maigrir au fond d'un noir cachot; là il jouira de l'agréable compagnie des parricides et des voleurs. Peut-être que ce dénuement absolu et ces souffrances parviendront à briser son orgueilleuse témérité.
Le serviteur de Dieu se rendit, la joie sur le visage et l'allégresse dans le coeur, dans ce cachot des condamnés; car il savait bien que l'auteur de notre salut est partout où on l'invoque, et qu'on ne peut écarter d'aucun lieu celui dont la puissance pénètre l'univers entier. En outre, n'a-t-il pas fait à ses disciples une promesse dont sa puissance divine assure la fidélité : «Voici que je suis avec vous, a-t-il dit, jusqu'à la consommation des siècles.»
Voilà donc, ô diable, les lois qui nous menacent de tes, rigueurs; voilà les terreurs suprêmes que tu inspires. Mais il nous a été dit : «Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent rien faire de plus. Craignez plutôt celui qui peut perdre l'âme et le corps, en les précipitant en enfer.» Et ailleurs : «Ils vous traduiront devant leurs conseils et vous flagelleront devant leurs assemblées; ils vous traîneront en la présence des présidents et des rois, afin que vous rendiez témoignage de moi à la face de ces juges et de toutes les nations. Et quiconque persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé.» Si tu le peux, prince infernal, entre donc en lutte avec mon âme; essaie de vaincre ma volonté déterminée à persister fermement dans la confession de ma foi; tu verras que tes tortures tourneront à mon avantage. Plus tu t'acharneras, plus tu éprouveras ta débilité, et plus tu m'élèveras vers la gloire et la béatitude.»
Rudéric, en arrivant dans la prison, y trouva Salomon, que la cruauté des persécuteurs y avait relégué quelques jours auparavant, à cause de la confession de sa foi. On l'accusait du même crime que Rudéric; on disait que, après avoir autrefois renié la religion du Christ et suivi pendant quelque temps celle de Mahomet, il avait ensuite abandonné cette dernière. Les coeurs des deux prisonniers s'unirent promptement par une étroite amitié; ils se consolèrent mutuellement, s'exhortèrent réciproquement à lutter courageusement, et prirent tous deux la ferme résolution de fouler aux pieds les affections du monde, pour adhérer chaque jour davantage à Dieu par une pieuse servitude. Tous deux, agissant d'accord dans la crainte de Dieu, se mettent à mortifier leurs membres par les jeûnes, à s'exténuer par les veilles, à se perfectionner par les cilices l'être spirituel, à s'exciter à la componction par les longues et fréquentes méditations, à s'aguerrir et fortifier par les oraisons. Brûlant ainsi tous deux du désir de la patrie céleste, ils désirent la mort afin d'être avec le Christ. Ils ont hâte de voir la face de celui qu'ils ont servi; et l'amour qu'ils ressentent pour lui leur fait mépriser la perte de ce siècle et considérer la vie d'ici-bas comme un danger redoutable.
Nos deux saints, persévérant ainsi dans leurs pieux exercices et rendant chaque jour à notre Rédempteur un tribut abondant de louanges, en vinrent à considérer leur cachot comme un lieu de délices. Le juge cruel fut jaloux de leur bonheur; il réprimanda sévèrement le geôlier, ordonna de séparer sur-le-champ les deux amis, et défendit avec force menaces qu'on permît à qui que ce fût de les venir visiter. Mais tu te trompes, démon, si tu penses par cette séparation affaiblir et briser la constance des saints, qui demeurent unis par un seul et même désir : celui de mourir pour le Christ. Ces deux confesseurs, en effet, différents de condition et de nationalité, mais unis par les liens d'une même charité, vont descendre dans l'arène à des époques différentes, mais lutter avec la même ardeur pour la défense de leur foi, et offrir ainsi à l'univers, par leur martyre, le plus admirable exemple.
Quelques jours après, le juge ordonna d'amener les deux saints en sa présence. Il les invita aussi à prendre part aux cérémonies de son culte, leur promettant, pour les allécher, richesses et dignités en abondance; mais Dieu les avait de toute éternité choisis et prédestinés à bénéficier de l'adoption des fils de Dieu. Voyant leur inébranlable attachement à leur culte, le juge les exhorta une seconde puis une troisième fois, et enfin il décréta que, conformément à l'édit du roi, ils seraient décapités. Avant de sortir pour aller au supplice, les deux condamnés se jetèrent aux pieds de leurs compagnons de captivité et les conjurèrent de les aider par de continuelles et instantes prières, de peur que, la faiblesse humaine se laissant entraîner à la tentation, ils ne vinssent à regarder en arrière et à chanceler dans leur résolution de conquérir l'étendard de la victoire. Ils se donnèrent donc le baiser de paix, et tous, pleurant de joie, se recommandèrent aux faveurs des saints. Les bourreaux les pressant de sortir, ils s'élancèrent avec allégresse et se hâtèrent vers le lieu où ils devaient consommer leur martyre.
Le moment de l'exécution arrivé, le juge leur fit une suprême exhortation, leur promettant richesses et dignités s'ils consentaient à revenir à Mahomet. Les saints refusèrent comme précédemment ses offres; et saint Rudéric, rempli d'une ardeur divine, et déjà illuminé par les reflets du ciel, répondit avec hardiesse : «Comment peux-tu nous exciter à abandonner notre religion et à décliner du droit chemin, nous qui, instruits par les mystères de la sainte foi, déplorons amèrement votre ignorance, et gémissons de vous voir plongés dans une si profonde et si infecte erreur ? Car sachez que nous jugeons si abominable votre secte, que nous ne permettrions même pas à nos chiens d'en faire partie. Nous sommes donc loin de nous soumettre à vos inventions fallacieuses. Comment aussi, par ailleurs, pourrions-nous trouver le bonheur dans des richesses et des honneurs périssables, que la mort survenant peut nous enlever au moment même où nous commencerions à en jouir, nous qui savons que le Christ, qui va nous couronner, tient en réserve pour ceux qui l'aiment des richesses ineffables que l'oeil n'a jamais vues, dont l'oreille n'a jamais entendu l'énumération complète, que le coeur de l'homme est même impuissant à soupçonner ? Hâte-toi donc d'exercer sur nous les effets de ta vengeance cruelle, puisque tu vois que nous sommes déterminés à rester attachés au Christ jusqu'à la mort : de cette façon tu mettras le comble aux châtiments que Dieu te réserve comme à tous ses ennemis, et tu hâteras pour nous la récompense qui ne s'est déjà que trop fait attendre.»
Le juge scélérat rugit en entendant ces paroles et prononça la sentence : «Allons, cria-t-il aux licteurs, hâtez-vous de couper le cou à ces misérables et d'infliger promptement aux têtes de ces contempteurs le châtiment qu'elles méritent.» Les deux martyrs furent placés sur les bords du fleuve (Bétis); ils firent le signe de la croix, et quelques instants après, leurs têtes tombaient. On frappa d'abord le prêtre de Dieu, Rudéric, qui entra le premier au ciel. Le juge avait ordonné d'agir ainsi dans l'espoir que la vue du cadavre tronqué ferait peut-être faiblir le courage de Salomon. Mais c'est en vain qu'il essaya de gagner celui-ci; le trouvant ferme et invincible, il ordonna enfin au bourreau de le tuer. Le cou n'ayant pas été complètement tranché, la tête demeura adhérente au corps, et la mort arriva moins promptement pour Salomon que pour Rudéric.
Comme le rusé serpent ne peut en aucune manière entraver l'essor des âmes qui s'envolent vers les cieux, il voulut au moins s'acharner sur leurs cadavres : n'ayant rien gagné sur les âmes, il voulut triompher des cadavres comme si on les pouvait vaincre encore. Mais il fallait que les martyrs participassent, même après leur mort, aux souffrances du Christ. Le juge qui tyrannisait toute la ville de Cordoue, poussé par le diable qui attisait sa férocité, ordonna de clouer en sens inverse les corps des saints tout ensanglantés et de les jeter dans le fleuve. Le misérable s'imaginait pouvoir commander à l'élément liquide, qui depuis longtemps avait appris à n'obéir qu'à l'ordre de son Créateur. Aussi non seulement ces eaux préservèrent les corps des martyrs de la dent des animaux voraces, mais elles emportèrent doucement vers le lieu de leur sépulture ces précieuses dépouilles que des poids énormes s'efforçaient en vain de retenir. Cependant moi, Euloge pécheur, qui ai entrepris de raconter les actes des bienheureux, ayant appris leur martyre par la rumeur publique, je me rendis, après avoir célébré la liturgie, au lieu où se trouvaient ces reliques afin de les vénérer, et, plein d'audace, je ne craignis point de m'approcher d'elles plus que tous les autres spectateurs. Je prends à témoin de la vérité de ce que je vais dire mon divin Rédempteur qui examinera un jour cet ouvrage : ces corps tronqués resplendissaient d'une beauté si éclatante, qu'on était tenté de leur adresser la parole, assuré qu'ils allaient répondre.
Plusieurs des païens mêlés à la foule ramassaient des cailloux du fleuve teints du sang des martyrs, les lavaient et les jetaient au loin dans les flots, de peur que les chrétiens ne les recueillissent comme relique. Le bienheureux Rudéric fut enseveli dans un monastère situé au bourg de Tercios, et celui du bienheureux Salomon fut déposé à Colubris dans la basilique des Saints-Cosme-et-Damien.
Ils consommèrent leur martyre le 3 des ides de mars, l'ère 895 de notre Seigneur Jésus Christ régnant dans les siècles des siècles. Amen.