LES SAINTS MARTYRS VINCENT, ABBÉ, RAMIRE, PRIEUR, ET DOUZE MOINES, à LÉON, EN ESPAGNE, EN L'ANNÉE 555

fêtés le 11 mars


Les Suèves, les Alains et les Vandales, après avoir conquis la plupart des provinces d'Espagne, se partagèrent les conquêtes : les Vandales passèrent en Afrique et les Suèves s'établirent dans la Galice et le nord du Portugal actuel. L'Espagne fut ensuite gouvernée par des rois catholiques, auxquels succédèrent des rois ariens. Les derniers rois hérétiques furent Hermenéricus et Ricilianus. Ce dernier (qu'on appelle encore Richila), fils du féroce Hermenéricus, persécuta avec furie tous les catholiques qui habitaient ses États; il ne se contenta pas de renverser leurs temples, mais encore il arracha la vie, au milieu des supplices, à ceux qui refusèrent d'embrasser l'hérésie. En outre, il réunit tous les sujets qui avaient quelque teinture des lettres, décora ce conciliabule du nom de concile, et essaya, par la sanction de cette assemblée, de procurer de l'autorité à ses paroles et à ses actes indignes. Son intention était de dévaster l'Église, et même, s'il pouvait y parvenir, d'exterminer tous les catholiques. Autrefois la Galice s'étendait non seulement sur le territoire du Léon actuel, mais encore jusqu'à celui de Sahagun. Ricilianus interdit donc, dans le Léon, les assemblées sacrées. Il alla même jusqu'à remettre en honneur les rites du paganisme. Les ariens avaient jusque-là supporté l'existence des monastères; c'est ainsi que celui de Saint-Claude, que gouvernait saint Vincent à l'époque où Ricilianus tint son synode, avait été épargné par les Suèves.
Quelques impies excitèrent le roi contre cet abbé, lui représentant qu'il tenait, ainsi que toute sa communauté, pour le parti catholique, et qu'il refusait d'accepter les lois nouvelles promulguées par le synode. Le roi fit mander l'abbé Vincent. Le saint se présenta au roi, qui lÕaccueillit avec un mauvais regard et lui cria en présence de l'assemblée : «Es-tu donc ce Vincent qui foule aux pieds les lois que je porte, et ose répandre une fausse doctrine ?» — Saint Vincent : «Je professe la foi des saints apôtres Pierre et Paul; ma doctrine est aussi celle de saint Julien, qui pria Dieu, tandis qu'on le conduisait au supplice, de détruire les temples de ses ennemis; de Julien qui entourait de témoignages d'affection et défendait contre leurs adversaires tous ceux qui professaient sincèrement l'égalité des Personnes divines; qui disait avec l'évêque Athanase : Le Père, le Fils et le saint Esprit sont une même et unique Divinité; leur gloire est égale, leur majesté semblablement éternelle. À l'aide de cet argument, le bienheureux Julien a démasqué l'affreuse larve de l'hérésie arienne, qui va, semblable aux charlatans, prêchant par le monde l'inégalité des Personnes.
Le roi fut indigné de voir qu'il y avait, dans son royaume, un homme assez hardi pour accuser et condamner l'erreur. Aussi, pour satisfaire sa colère, il ordonna aux licteurs d'emmener sur-le-champ Vincent et de le battre de verges jusqu'à ce que les chairs déchirées missent les os à nu. Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais ni le corps du saint tout déchiré par les coups, ni la terre inondée de son sang ne furent capables d'apaiser la colère du roi. Il ordonna de le jeter en prison et d'apposer le sceau royal sur la porte du cachot, se proposant de le soumettre, le lendemain, à de nouveaux supplices, s'il refusait de hurler avec les loups ariens.
En faisant sceller la porte de la prison, le tyran voulait en écarter les mortels; mais la bonté divine y pénétra, et saint Vincent fut favorisé d'une abondance de grâces telle que les martyrs en ont reçu rarement de semblable. Dieu envoya un ange, qui inonda de lumière l'obscur cachot, dégagea des chaînes le bienheureux Vincent, remit en place la peau et les chairs pendantes, fit rentrer les entrailles en leur cavité, releva le courage du saint et remonta aux cieux. Vincent, plein de reconnaissance pour cet insigne bienfait du ciel, passa toute la nuit à chanter les louanges de Dieu et à lui rendre grâces.
Le lendemain matin, le conciliabule des hérétiques se réunit de nouveau, et Ricilianus fit tirer de son obscur cachot saint Vincent, pour le mettre dans l'alternative ou bien de changer de sentiment, ou bien de subir le dernier supplice. Saint Régulus, fidèle à son nom de catholique, et encouragé par la victoire qu'il avait remportée la veille, se garda bien d'abandonner la moindre parcelle de la foi catholique, et même il se mit à invectiver de toutes ses forces contre l'hérésie arienne, avec la même liberté que s'il avait été le président du concile, et il défendit chaleureusement la cause de l'Église. Enfin, pour terminer, il lança ce trait contre ses ennemis : «Je hais l'assemblée des méchants et je ne siégerai pas avec les impies.» — Ceci dit, il demanda la charte des décrets du conciliabule et la déchira. Un membre de cette assemblée ne put modérer sa colère, et appliqua un violent soufflet sur la joue du bienheureux; puis il excita ses confrères à réclamer la mort de l'insolent, ajoutant que ce serait être infidèle à Arius que d'épargner un tel ennemi. Un tolle de malédictions vint fondre sur le saint; la profession de foi catholique qu'il publiait fut un moment couverte par les cris de rage des ariens; mais enfin, réunissant toutes ses forces, il cria à ces furieux les paroles suivantes du symbole de saint Athanase : «Dans la Trinité, il n'y a rien d'antérieur et de postérieur, de plus grand ou de moins grand, mais les trois Personnes sont coéternelles et égales en toutes choses.» — Le délire s'empara alors de ces forcenés; ils hurlèrent que le moine était digne de mort, et poussant des cris de bêtes sauvages, ils jetèrent hors de la salle du concile. Le roi, aussi indigné que le autres, confirma la sentence de mort contre cet innocent.
C'est une coutume ancienne d'infliger le châtiment aux criminels à l'endroit même où ils ont commis le délit, afin d'inspirer une crainte salutaire à ceux qui seraient tentés de les imiter. On entraîna donc l'abbé Vincent jusqu'aux portes de son monastère, pour lui infliger là son supplice, afin que ses moines terrifiés par cet exemple consentissent à embrasser la doctrine d'Arius.
Vincent entra de bon gré, avec bonheur et empressement, dans la carrière; non seulement il donna volontiers aux licteurs toute permission de le conduire à la suite de Jésus Christ, mais encore il pria pour eux en se servant des paroles du Sauveur : «Seigneur, dit-il, pardonnez-leur, car ils ne savent et qu'ils font.» Ces paroles charitables ne firent qu'attiser la fureur de ses ennemis. L'un d'eux tira subitement son glaive, en frappa à la tête le bienheureux Vincent, et lui fit une blessure si profonde, qu'il s'affaissa et rendit sur-le-champ sa belle âme. Ses moines, tout en regrettant la perte d'un si grand maître, se félicitèrent cependant de la fin glorieuse qui avait couronné sa vie. L'amour qu'ils portaient à ce tendre père leur fit affronter le péril, et pendant la nuit suivante, ils dérobèrent son cadavre. Ils l'ensevelirent à la hâte dans le temple, du côté du couchant, tout près des saints Claudius, Lupercin et Victoriens. Il méritait bien, en effet, de prendre place au milieu des martyrs.
Les moines passèrent la nuit en prières sur le tombeau de leur père chéri, tandis que les loups ariens aiguisaient leurs crocs et convoitaient l'occasion de se jeter sur les brebis, pour déchirer et dévorer le troupeau. Soudain le bienheureux Vincent apparut à ses fils, tout resplendissant de lumière et entouré d'une troupe nombreuse de martyrs : «L'heure du sacrifice a sonné, mes enfants, leur dit-il. Que ceux d'entre vous qui sont résolus à endurer les tourments pour le Christ, se maintiennent courageusement dans le monastère. Les supplices sont imminents, mais ils sont accompagnés des palmes. Que ceux qui ne se sentent pas le courage d'affronter le danger, s'enfuient promptement dans les montagnes. Pour moi, je jouis maintenant du bonheur éternel, je suis associé, comme vous voyez, aux chÏurs des martyrs.» En achevant ces mots, il remonta vers les cieux.
Les moines se divisèrent en deux groupes. Ceux qui doutaient de pouvoir résister s'enfuirent, mais non pas cependant de divers côtés. Tous se rendirent en un même lieu, et bâtirent en Galice un monastère qu'ils dédièrent à saint Claudius.
Le prieur Ramire et douze moines courageux prirent le parti de livrer leurs corps aux tourments, quels qu'ils fussent. Ils étaient alléchés par l'ambroisie céleste qu'ils avaient goûtée, en contemplant leur père tout ruisselant de lumière, entouré des bienheureux martyrs, et débordant de joies ineffables. Le prieur anima au combat ses compagnons, les exhortant non seulement à ne pas fuir, mais encore à se porter en avant avec ardeur dans la voie qui devait les mener au royaume des cieux. Les bourreaux ne tardèrent pas à satisfaire leurs vÏux; car leur cruauté, loin d'être assouvie par le sang versé du bienheureux Vincent, n'en était devenue que plus aiguë. Cet infâme ramassis de parricides ne cherchèrent même pas à gagner les moines, qui pleuraient la perte de leur père. Ils firent irruption dans le monastère et tuèrent tous ceux qu'ils rencontrèrent. Les corps des saints moines qui avaient brillé de tout l'éclat des vertus et étaient maintenant ornés de la palme du martyre restèrent gisant çà et là sûr le pavé, et leurs âmes s'envolèrent vers les cieux. Comme leurs confrères avaient fui, il n'y avait plus personne pour leur rendre les devoirs de la sépulture, et pour indiquer le lieu de leur tombeau à la vénération de la postérité. Aussi on déplore encore aujourd'hui, dans le monastère de Saint-Claude, la perte de tant de pierres précieuses : car personne ne sait où les martyrs furent ensevelis. On retrouva seulement les corps de l'abbé et du prieur, qui étaient plus connus que les autres, et on les ensevelit en un lieu honorable.