LE MARTYRE DE SAINT NICON ET DE SES COMPAGNONS

(Vers l’an de Jésus Christ 250)

fêtés le 23 mars


En ce temps où l'impie Quintianus exerçait la préfecture, vivait un homme appelé Nicon, né, auprès de Naples. Enrôlé dans une cohorte de l'armée, il s'était si bien conduit, que sa bravoure dans les combats était égale à sa bonne mine et à la fleur de jeunesse qui animait tous ses traits. Il était de race grecque par son père; mais sa mère, une pieuse chrétienne, ne cessait nuit et jour de l'instruire, et lui disait : «Mon très doux fils, si jamais, dans les hasards de la guerre, tu te trouves exposé à quelque danger pressant, munis-toi du signe de la croix du Christ, et tu échapperas à tes ennemis; bien plus, tu seras à l'abri de leurs flèches, et ni la lance ni l'épée n’auront de pouvoir contre toi.»
Bientôt en effet, au milieu d'un combat, se voyant serré de très près par l'ennemi qui avait décimé tous ses compagnons autour de lui, il leva les yeux au ciel, et poussant un profond soupir il munit son front du signe de la croix sainte, en s'écriant : «O Christ, Dieu tout-puissant, montrez en moi aujourd'hui la puissante protection de votre sainte croix, afin que terrassant tous ces barbares, je sorte victorieux de la lutte, et je Vous servirai désormais, et je me consacrerai à votre culte comme celle qui m'a donné le jour.» Tout aussitôt plein de confiance, il s'élance sur les bataillons ennemis, et son glaive immole plus de cent quatre-vingts hommes; les autres, épouvantés, prennent la fuite, car ils ne pouvaient résister à la vertu de la croix qui résidait en lui. En cette journée Dieu glorifia Nicon et celui-ci disait : «Il est grand le Dieu des chrétiens qui a terrassé les barbares par le signe de sa croix.» Et toute l'armée dans l'admiration s'écriait à son tour : «O miracle de la Providence ! Jamais a-t-on vu parmi nous, jamais nos pères nous ont-ils raconté des exploits aussi merveilleux que les prodiges de valeur accomplis par Nicon sous nos yeux.
Quand l'armée fut licenciée, Nicon bénissant le Seigneur retourna à sa demeure, et apprit à sa mère tout ce que la vertu du signe vivifiant de la croix avait opéré en lui dans la bataille. Elle au comble de la joie s'écria : «O Seigneur, grâces soient rendues à votre saint Nom; car Vous voulez le salut de tous les hommes, et les appelez à la connaissance de la vérité. Maintenant, ô mon Dieu, écoutez la prière de votre servante; daignez admettre mon fils à ce bain salutaire de la régénération que Vous nous avez accordé pour la rémission de nos péchés; apprenez-lui à faire votre Volonté, pour qu'il se rende agréable à vos Yeux, et mérite les éternelles récompenses que Vous nous avez promises.» Quand elle eut fini de prier, Nicon lui demanda ce qu'il fallait faire pour devenir un parfait chrétien. Elle lui répondit : «Il te faut, mon fils, jeûner durant quarante jours, et, après les instructions que te donnera le pontife, être admis au bain de la régénération, en confessant ta foi au Christ, et en renonçant à Satan et à ses pompes; c'est ainsi que tu deviendras un vrai chrétien, serviteur du Christ.»
Nicon dit à sa mère : «Vive Dieu, mieux vaut être son serviteur qu'adorateur des idoles, et soldat chez les gentils. Je ne veux plus sacrifier à des pierres ou à toute autre créature, mais au seul vrai Dieu, qui a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent.» Se prosternant alors aux pieds de sa mère, il lui dit : «O ma mère, prie le Seigneur de donner à ton fils un ange qui soit le guide et le gardien vigilant de son âme et de son corps; qui me conduise à un de ces serviteurs du Très-Haut pour me faire descendre dans ce bain régénérateur, pour m'apprendre à accomplir les Volontés du Christ, notre vrai Dieu, pour me faire entrer dans son troupeau spirituel. O ma vénérable mère, sans tes pieuses instructions, qui m'ont arraché aux erreurs de la gentilité, et amené à la connaissance du Dieu suprême, bientôt peut-être j'allais devenir la proie de l'enfer, et y partager le supplice de ceux qui n'ont pas voulu connaître le Christ, et qui sont tourmentés dans ces lieux épouvantables, selon la parole du prophète : «Les pêcheurs seront précipités dans les enfers, ainsi que les nations qui ont oublié le Seigneur.» Et c'est pour cela, ma mère, que je remercie Dieu,qui, par tes paroles, m'a introduit dans sa bergerie spirituelle, en me délivrant clés ténèbres de l'idolâtrie.» Ensuite il se prosterna de nouveau vers l'orient, et dit en suppliant à sa mère : «Prie donc, ô tendre mère, pour que ton fils puisse bientôt atteindre le but de tous ses désirs.» Elle, lui serrant affectueusement les mains, le laissa partir, l'accompagnant de ses bénédictions, et lui faisant jurer de retourner aussitôt après son baptême.
Les soldats, après le départ de Nicon, le cherchèrent en tout lieu; mais nul ne le put trouver. Sa mère, s'étant adressée à un officier du gouvernement, lui dit : «Tu sais que mon fils a disparu, et pour moi j'ignore absolument ce qu'il est devenu.» Mais le serviteur de Dieu, conduit par la grâce, était descendu sur le rivage, et, trouvant un navire prêt à mettre, à la voile, muni d'une forte somme d'argent, il s'embarqua pour Byzance. Arrivé dans l'île de Chio, il monta sur une montagne très élevée; et, durant huit jours entiers, il s'y livra au jeûne et à l'oraison, afin que Dieu voulût bien lui déclarer en quel lieu il trouverait l'objet de ses désirs. Pendant la nuit, un homme vénérable, qui avait tout l'extérieur d'un ministre du Très-Haut, lui apparut, et l'appelant, lui dit : «Reçois ce bâton, surmonté, comme tu vois, d'une croix; il te conduira vers celui que tu cherches.»
Nicon, plein de joie et bénissant le Seigneur, descendit sur l’heure au rivage, où le conduisait ce bâton donné par l'ange. Les matelots et leur pilote, qui s'y trouvaient, le voyant venir de loin, lui crièrent : «Salut, ô Nicon, digne serviteur du Christ; nous te prions de monter sur notre navire, et, avec l'aide de Dieu, nous te conduirons sain et sauf au but de ton voyage; ce même ange, qui t'a donné cette nuit ton bâton, nous a avertis que dans ce jour un homme, tenant à la main un bâton surmonté d'une croix, viendrait vers nous. ‘Il vous demandera, nous a-t-il dit, de partir avec vous; recevez-le avec bonté, conduisez-Ie en toute sûreté au mont Ganos, et Dieu vous récompensera.‘ Ainsi donc, si tu es
Nicon, le serviteur de Dieu, faisons route ensemble, sous la garde du Très-Haut; car le vent est déjà favorable, et, avec le secours du ciel, il nous conduira sans péril.»
Nicon, ayant entendu ces discours, s'arrêta quelques moments pour prier; et, prosterné à terre, il versa beaucoup de larmes, en disant : «Grâces vous soient rendues, ô Seigneur, mon Dieu, qui veillez ainsi à mon salut, et qui daignez combler de tant de bienfaits un être aussi inutile que je le suis. Je sais maintenant que Vous voulez le salut de tous ceux qui invoquent votre Nom.» Ayant ainsi longuement prié, il monta sur le navire; et, après deux jours et deux nuits de navigation, ou aborda au pied de cette montagne élevée qui s'appelle Garros. Au même moment, parut sur le rivage un abbé revêtu avec majesté, et accompagné de quinze de ses frères. Ayant salué Nicon, selon l'usage des moines, ces bons religieux le prirent par la main, et le conduisirent dans une grotte où leur abbé, qui était aussi leur évêque, avait établi sa demeure avec tous ses moines.
Après deux à trois jours passés à observer les travaux et les veilles si courageusement supportés par ces moines, leurs chants et leurs lectures assidues, et surtout les larme de pénitence qu’ils ne cessaient de répandre, le serviteur de Dieu fut profondément saisi de la crainte du Seigneur, et un amour si ardent embrasa son coeur, qu'il ne pouvait contenir les transports de joie et d'admiration que lui causait cette vie tout angélique. L'abbé, qui était aussi évêque, le voyant ainsi touché de la grâce, lui dit : «Mon fils, d'où viens-tu, et quel sujet t'amène parmi nous ? Réponds-moi dans toute la sincérité de ton âme.» Nicon lui dit avec un visage joyeux et d'un ton modeste : «Très-saint père, j'arrive ici d'Italie pour me faire chrétien, et pour être agrégé au troupeau sacré de Jésus Christ.» Tombant alors aux pieds de l'évêque, il lui dit les yeux baignés de larmes : «Je t'en supplie, ô saint pontife du Très-Haut, accorde-moi au plus tôt l'accès à ce bain régénérateur, et enseigne-moi ce qu'il faut faire pour plaire à Dieu.» Le, prélat le fit instruire; puis il l'oignit de l’huile sainte des catéchumènes; et bientôt après, dans cette même grotte, il le baptisa au Nom du Père, du Fils et du saint Esprit, le fit participer à la communion divine, et lui donna l'onction du saint chrême.
Nicon, après son baptême, passa trois années dans la grotte de cette montagne qui servait de monastère, s'adonnant à l'étude, à l'observance, des règles, à la psalmodie, à l’oraison, à la lecture, à la pratique de toutes les vertus. Ses progrès furent tels, qu'il partit évident à chacun que le Seigneur Se l'était choisi comme un vase d'élection, et plusieurs disaient que le calme de son âme et sa parfaite douceur le rendaient semblable à un ange. En effet, sa bonté pour tous était sans égale, sa charité des plus ardentes, ses jeûnes continuels; rien ne pouvait apaiser en lui la soif de s'instruire; jamais la psalmodie nocturne ne le trouvait nonchalant; enfin toutes ses actions semblaient marquées du sceau de la perfection; l'abbé lui-même ne pouvait assez admirer la sainteté du serviteur de Dieu. À la fin de ces trois années, comme cet abbé devait bientôt monter vers le Seigneur, un ange lui apparut la nuit, et lui dit : «Avant de mourir, tu confieras ta charge et ton troupeau à Nicon, que tu as toi-même baptisé; tu l'avertiras de partir avec ses moines pour la Sicile, vers l'occident; car, s'ils demeuraient dans cette île, ils seraient massacrés par les barbares qui doivent bientôt la ravager.
Le très saint évêque Théodose s'empressa d'élever Nicon au diaconat; il le fit prêtre ensuite; enfin il lui imposa les mains pour le consacrer évêque, et lui confia la conduite de ses religieux, au nombre de près de cent.
Peu de jours après, il s'endormit dans le Seigneur, c'était de Cyzique qu'il avait fui dans cette île, quand la persécution et les troubles de l'État étaient montés à leur comble. On l'ensevelit auprès de la grotte dont l'ouverture est du côté de l'orient. Après l'oblation du sacrifice et les prières accoutumées, le serviteur de Dieu rassembla auprès de lui ses frères, et ayant tous prié, ils montèrent sur un navire qu'ils avaient frété et partirent pour Mytilène. Deux jour après leur arrivée dans cette ville, ils mirent encore à la voile, et abordèrent à Naxos; enfin, toujours protégés par la puissance d'en haut, ils purent, après vingt-deux jours de navigation, atteindre l'Italie et débarquer à Naples, patrie du bienheureux Nicon.
La mère du serviteur de Dieu ayant appris son arrivée, vola aussitôt à sa rencontre, et, s'adressant à lui, sans le reconnaître, elle dit  : «Je te conjure, ô père très vénérable, de m'apprendre, si tu le sais, où est mon fils. On l'a beaucoup cherché ici, pour le renvoyer à l'armée.» Le bienheureux répondit : «Je suis Nicon que tu cherches.» Elle ajouta tout en larmes : «O serviteur de Dieu, je te parle dans la douleur de mon âme, et tu me traites comme une vieille femme en délire.» Le bienheureux reprit : «Ma mère, je suis bien ton fils Nicon, que tu as envoyé chercher le baptême; la promesse que tu me fis faire m'a forcé de revenir vers toi; maintenant tu peux accomplir ce que tu désires.»
Alors cette heureuse mère se jeta dans les bras de son fils, et le baisa en versant des larmes de joie; puis, levant les yeux au ciel, elle dit au Seigneur : «Grâces soient rendues, mon Dieu, à votre saint Nom, pour m'avoir montré ce fils chéri revêtu d'une si haute dignité, sous ce vêtement angélique; maintenant, exaucez tous mes voeux, et recevez mon âme avec ma vie.» Avec cette prière elle rendit paisiblement son esprit à son Créateur; et tous louaient Dieu, qui les avait rendus témoins d'un si beau spectacle. Les saints religieux, inondés de consolations célestes, célébrèrent ses funérailles avec des psaumes et des hymnes, et déposèrent son corps dans un tombeau consacré.
Le bruit de tous ces événements s'étant répandu dans la ville, parvint aussi aux oreilles de quelques uns des compagnons d'armes de Nicon. S'étant donc rendus auprès de lui sur le rivage, ils le tirèrent à part, et lui dirent : «Nous t'adjurons par cette providence céleste qui gouverne toutes choses, de nous apprendre ce qui t'a donné cette force prodigieuse que tu fis paraître dans la bataille; car, si tu as obtenue de quelque art magique, nous en userons, nous aussi, pour faire les mêmes choses; si c'est une autre cause, explique-la devant nous.» Le serviteur de Dieu leur répondit : «Croyez-moi, mes frères, ce n'est ni la magie ni aucun art diabolique qui m'a donné cette force dont vous êtes surpris; je n'ai fait que munir mon front du signe vénéré de la croix; mais alors la vertu du Très-Haut, dont la croix est la marque, a renversé tous mes ennemis.» Ces guerriers, apprenant que la vertu de Dieu produisait cette force étonnante, se jetèrent aux pieds du saint évêque, et le conjurèrent en ces termes : «Aie pitié de nous, ô bienheureux serviteur de Dieu; daigne nous prendre à ta suite, afin qu'après nous avoir préservés de la mort dans la fureur des combats, tu nous fasses arriver avec toi au royaume des cieux, notre commun héritage.»
Ils abandonnèrent alors leurs femmes, leurs enfants, leurs frères, tous leurs biens, pour suivre le Christ. Étant montés sur un navire, ils naviguèrent de concert avec Nicon et sa troupe sainte, et abordèrent auprès d'une montagne très élevée, appelée Tauroménium. Après s'être avancés quelque peu dans l'intérieur du pays, ils rencontrèrent un fleuve, l'Asinus, près duquel étaient d'anciens bains nommés encore Hygie, à cause des effets salutaires qu'ils produisaient sur les malades; c'est là que sans être vus de personne, ils établirent leur demeure. Le bienheureux Nicon instruisit les neuf soldats qui l'avaient suivi, les baptisa ensuite, et les revêtit enfin de l'habit angélique, leur enjoignant de se livrer à l'étude des saintes lettres et de la psalmodie, comme les moines la pratiquent. Ces nouveaux religieux plantèrent dans les champs voisins du fleuve toutes les espèces d’arbres fruitiers; ils tirent des jardins pour les plantes légumineuses, et vécurent ainsi dans cette solitude durant plusieurs années.
Cependant le préfet Quintianus fût averti qu'il y avait des
hommes dans le pays qui adoraient le Dieu du ciel, encouragés par leur maître, l'évêque Nicon, et qui refusaient d'obéir aux ordres des divins empereurs, méprisant la religion de l'empire. Cette dénonciation transporta de colère le cruel Quintianus, et, dans sa fureur, il fit partir une troupe de soldats pour les saisir et les amener devant son tribunal. Les satellites s'empressèrent d'exécuter cet ordre, et, arrivés auprès des chrétiens, ils leur demandèrent : «Où donc se trouvent Nicon et ses compagnons, qui ne veulent pas obtempérer aux volontés des sublimes empereurs et aux ordres des dieux souverains ?» Le serviteur de Dieu leur répondit : «Soyez les bienvenus, mes fils, soyez les bienvenus; le Christ, mon chef suprême, vous envoie pour nous conduire à Lui.» Mais les soldats, sans pitié, obligèrent sur l'heure tous les frères, qui cherchaient dans la prière la force de soutenir le combat, de les suivre devant le préfet. Ils partirent alors, conduits par cette troupe, comme des brebis que l'on va immoler, et comme des agneaux qui ne poussent pas un cri, pendant qu'on les tond.
Le bienheureux Nicon, leur zélé pasteur, ne cessait dans la route de les exhorter par ses paroles; il leur disait : «Frères, montrez-vous courageux devant le tyran. Notre course va bientôt s'achever; déjà s'ouvrent pour nous les portes du royaume céleste; résistez énergiquement à ce magistrat barbare qui voudrait enlever de nos coeurs la foi en Jésus Christ; parlons hardiment devant lui et rappelons-nous les paroles du bon Pasteur, qui disait : «Ne craignez pas ceux «qui peuvent tuer le corps, mais qui n'ont pas de pouvoir sur l'âme; craignez bien plus celui qui peut précipiter le corps et l'âme dans l'enfer.» Et encore: «Quand vous serez devant les rois et les gouverneurs, ne pensez pas à ce que vous direz et comment vous le direz; car c'est Moi qui parlerai en vous.»
Quand ils arrivèrent, Quintianus, ce préfet aussi impie que cruel, avait quitté le prétoire; il ordonna qu'ils lui fussent amenés, au théâtre, devant son tribunal, et leur adressa ces paroles : «Est-il vrai que vous vous livrez aux folles et ridicules espérances dont vous a bercé ce magicien qu'on appelle Nicon ? Est-il vrai que vous refusez aux dieux immortels le culte qui leur est dû, et que vous méprisez leurs ordres ?» Ils répondirent tous d'une commune voix : «Nous sommes, avant tout, chrétiens; notre foi est inébranlable. Nous n'avons pas placé nos espérances en des choses vaines, mais dans le Seigneur, qui a fait le ciel, la terre, la mer, et tout ce qu'ils contiennent. Tes dieux ne peuvent ni parler ni entendre, car ce sont des marbres inanimés travaillés de main d'homme. Ainsi que le dit un de nos prophètes, les dieux des nations sont d'or et d'argent, ouvrages de la main des hommes; ils ont des yeux et ne voient pas, des narines et lie sentent pas, des pieds et des mains et ne marchent pas; leur bouche est sans parole. Et il ajoute : Que ceux qui les font leur deviennent semblables.»
Le préfet, voyant alors que rien ne pourrait changer leur détermination, dit : «Si je ne les fais mourir sur-le-champ, plusieurs sans doute embrasseront leur religion insensée.» Et aussitôt il ordonna de déchirer leurs corps à coups de nerfs de boeuf; ils supportèrent courageusement ce supplice. Quirirais ordonna ensuite de les jeter dans ces bains qui leur servaient de demeure, d'y entretenir le feu nuit et jour, afin de les consumer. Mais quand ils y eurent été amenés, il commanda qu'on leur tranchât la tête, et que l'on jetât ensuite leurs cadavres dans les flammes, pour imprimer une terreur plus grande chez tous les assistants. Les bienheureux martyrs s'empressèrent de présenter la tête aux bourreaux, en disant : «Seigneur, nous remettons nos âmes entre vos Mains; car c'est pour Vous que nous sommes livrés aujourd'hui à la mort, comme des brebis destinées à l'immolation.»
Quand on eut ainsi fait mourir ces moines fidèles, et jeté leurs corps dans les flammes du bain nommé Hygie, le, bienheureux Nicon fut enfermé dans une obscure prison. car le tyran se proposait de lui faire endurer les plus cruelle tortures qu'il pourrait inventer. Mais l'ange dit Seigneur apparut en songe au vaillant soldat du Christ, et lui dit : «Nicon, généreux athlète, prends courage; déjà le Christ, notre Dieu, a reçu comme un holocauste de suave odeur tes cent quatre-vingt-dix-neuf disciples, immolés pour son nom; maintenant ils sont entrés dans la chambre nuptiale où repose l'époux céleste.» Au même moment partit devant le bienheureux Nicon une jeune fille dont le visage resplendissait et jetait comme un soleil des rayons de lumière; l'or, le saphir formaient sa parure; elle tenait par la main un lion blanc comme la neige, qui avait une tête de léopard ; elle s'arrêta sur la rive du torrent que l'on nomme Psémistus, du côté de l'orient.
Mais voici que, du côté de l'occident, s'avancent deux guerriers d'une stature prodigieuse, qui touchaient le ciel de leur tête; en leurs mains brillaient des lances de feu; ils s'adressèrent à la jeune fille, et lui dirent : «Nous perdons notre temps à attendre ce Quintianus que le Roi du ciel nous a envoyé, combattre; il tarde à venir.» La jeune fille leur répondit: «Hier, Quintianus a fait périr cent quatre-vingt-dix-neuf de mes serviteurs, et voilà qu'il médite d'infliger des tourments encore plus affreux à Nicon, leur maître, qui a su défier déjà toute sa rage; mais il va bientôt paraître, vous pourrez l'attaquer, comme il vous a été dit.» Puis, lâchant la bête féroce qu'elle tenait, elle ajouta : «Prenez avec vous ce terrible animal; Il vous aidera à triompher du tyran.»
Le bienheureux Nicon s'étant réveillé, sentit une véritable joie, et rendit au Seigneur de grandes actions de grâce. Il raconta ensuite toute sa vision à son serviteur (ce Chéromène qui le servait et qui plus tard écrivit sa vie); il lui révéla qu'il mourrait dans ce même jour, et qu'il irait rejoindre ses bienheureux disciples. Pour Quintianus, il devait périr dans le torrent Psémistus. Toutes ces prophéties furent confirmées par l'événement. En effet, dès le matin, le préfet ordonna de faire comparaître Nicon devant le tribunal et lui dit : «Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Quelle est ta religion ? N'est-ce pas toi qui as séduit par tes enchantements cette foule de malheureux qui viennent de subir la peine capitale et d'être consumés par les flammes. Leurs folies, que tu as inspirées, les ont privés pour jamais de la douce lumière.» Le bienheureux Nicon répondit : «C'est bien à tort que tu me demandes ma patrie et ma religion; déjà je te l'ai dit, et tu l'as encore entendu de la bouche de tous ces saints martyrs immolés hier à ton aveugle fureur; pourtant, à cette heure, apprends-le de nouveau par moi-même: je suis chrétien; rien ne pourra me faire changer; j'ai mis toutes mes espérances en Dieu, Créateur du ciel et de la terre. Pour toi, bientôt tu seras livré, en punition de tes crimes, aux plus épouvantables supplices.» À ces mots, le préfet, rugissant de colère, commande qu'on l'étende sur le chevalet; puis, quand son corps fut ainsi tiré par les quatre membres, il le fit brûler avec des torches enflammées. Durant ce supplice, le bienheureux reposait sur ces flammes comme sur l'herbe tendre d'une verte prairie; il chantait ces paroles du psalmiste : «Vous êtes, Seigneur, mon rempart et mon refuge. Vous m'avez délivré de la fureur de mes ennemis.» À ce moment, les bourreaux dirent au préfet : «Seigneur, nos torches vont bientôt s'épuiser; et Nicon ne sent pas leurs atteintes.»
Quintianus le fit alors détacher, et ordonna de le lier à des chevaux fougueux qui le mettraient bientôt en pièces; le saint martyr, ayant regardé ces animaux, étendit la main vers eux et les bénit, et ils devinrent plus doux que des agneaux. Ils s'arrêtèrent, comme si quelqu'un les eût tenus par le frein, et ne firent plus un mouvement, malgré les coups dont on les accablait. Les exécuteurs dirent au préfet : «Nous nous fatiguions à les frapper; mais ils ne veulent pas avancer.» Le préfet commanda alors de jeter le martyr pieds et poings liés dans un précipice; mais un ange le recueillit, et l'amena sain et sauf devant le tribunal; il n'avait même plus ses chaînes.
À ce spectacle, tous fuirent dans l’épouvante; le Préfet dit au bienheureux Nicon : «O merveilles de la providence des dieux souverains ! ne vois-tu pas le soin qu'ils prennent de ta conservation, puisqu'ils ne permettent point que ton corps périsse; maintenant donc ne refuse pas de leur sacrifier; et désormais tu les honoreras, et ils te chériront.» Le saint martyr répondit : «Anathème à toi, à ces dieux, à ceux qui mettent en eux leur confiance ! ce sont des marbres inanimés.» Le préfet lui fit alors frapper le visage avec des pierres, arracher et couper la langue, et ordonna de le conduire dans son ancienne demeure, pour y être frappé du glaive, proche du fleuve nommé Asimis, auprès d'un pin élevé, tout à fait à l'orient. Les satellites du tyran, ayant saisi Nicon, le conduisirent dans ce lieu, et abattirent cette tète vénérable; le corps fut laissé là en proie aux bêtes féroces et aux oiseaux du ciel.
Depuis deux jours ces saintes dépouilles étaient demeurées sans honneur et sans sépulture, lorsqu'un berger, possédé du malin esprit, vint à passer de ce côté. Dès qu'il aperçut le corps du martyr, il tomba la face contre terre, et fut au même instant délivré. Le démon, en s'enfuyant, criait : «Malheur à moi ! Où fuir devant l'évêque Nicon qui a été martyrisé ? À peine l'ai-je rencontré, que j'ai été frappé comme par la foudre. C 'est ce Nicon que Quintiamis a fait décapiter, et qui, après tous les tourments qu'on lui a infligés, est monté au royaume des cieux.» Le berger qui avait été délivré raconta partout ce qui lui était arrivé.
Théodose, évêque de Messine, ayant appris les détails du de son clergé, avec les cierges et martyre, vint, accompagné de son clergé avec les cierges et l'encens pour chercher les saintes reliques du bienheureux Nicon et de ses cent quatre-vingt-dix-neuf disciples, que lui montra en ce lieu le berger qui avait été guéri. L'évêque avait disposé pour le saint un cercueil digne de lui, et l'y déposa pieusement dans ce même lieu; il retira soigneusement du bain antique les corps de ses compagnons livrés aux flammes par l'ordre de Quintianus, et les plaça, dans divers sépulcres près de leur abbé. Tous ces corps furent trouvés entiers, sans qu'on y vit la trace du feu; la tête seule était séparée du tronc. Le vingt-troisième du mois de mars furent martyrisés les cent quatre-vingt-dix moines; le bienheureux évêque Nicon souffrit sa passion le jour suivant du même mois; ils reposent au lieu dit du Pasteur, près le fleuve Asinus. Que leurs prières et leurs intercessions nous délivrent toujours des embûches de l’ennemi, et nous rendent participants de la gloire dont ils jouissent dans le royaume des cieux, par la Grâce et la Miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, à qui soit, avec le Père et l'Esprit saint, gloire et louanges, maintenant et toujours, dans les siècles des siècles. Amen.