VINGT SAINTS MOINES MARTYRS : JEAN, SERGIUS, PATRICIUS, COSME, ANASTASE, THÉOCTISTE ET 14 AUTRES, MARTYRISÉS DANS UNE LAURE SITUÉE AUX ENVIRONS DE JÉRUSALEM

(EN L'ANNÉE 797)

(fêtés le 20 mars)

... Les Sarrasins, ayant fait invasion dans la laure de Saint-Sabas, près de Jérusalem, commencèrent à battre sur les saints comme le forgeron frappe sur son fer, puis, poussant des cris sauvages, ils firent pleuvoir sur eux une grêle de pierres et les chassèrent vers l'église.
Plusieurs d'entre les moines, ne pouvant supporter de telles violences, essayèrent de se cacher, et gagnèrent les cavernes et les fentes des rochers. L'hégouméniarque, c'est-à-dire celui qui a la charge de veiller sur les pèlerins qui logent dans l'hégoumenium, était un jeune homme de moeurs régulières et saintes. Dès que les barbares l'aperçurent, ils le rouèrent de milliers de coups, l'écrasèrent sous les pierres, et, l'abandonnant tout rompu et à demi mort, ils ne lui permirent même pas de pénétrer dans l'église sur ses pieds. En effet, soit que les forces lui manquassent à cause de ses plaies, soit que les barbares voulussent encore augmenter son supplice, ils le saisirent par les pieds et le traînèrent cruellement sur les pierres aiguës des rochers, depuis le haut de la montagne jusqu'au bas où se trouve l'église. Ils le tirèrent comme ils eussent fait d'une poutre ou d'un cadavre d'animal. Comme le chemin était long et les rochers escarpés, le malheureux moine en fut tout écorché, et il n'avait plus qu'un souffle de vie quand ils le déposèrent dans l'atrium de l'église. Les bourreaux l'asphyxièrent plus tard par la fumée, et il rendit son âme au Christ, son Seigneur, ainsi que les autres pères dont nous parlerons bientôt.
Les Sarrasins avaient placé en vedette quelques-uns des leurs pour voir si, parmi les moines, il y en avait qui prenaient la fuite, afin qu'on pût les arrêter et les ramener de gré ou de force dans la laure et l'église. On reconnaît bien là les suppôts du détestable maître de toute malice, les fils du serpent habile
en l'art de nuire, la race de vipères. Un certain Sergius, originaire de Damas, voyant la barbarie, avec laquelle les Sarrasins poussaient les pères vers l'église, se douta que les misérables agissaient ainsi pour torturer ensuite leurs victimes dans le lieu saint. Comme il connaissait dans les environs une cachette profonde où l'on avait déposé antérieurement bon nombre d'objets sacrés appartenant à l'église (ce Sergius était un disciple du saint higoumène), il craignit que la faiblesse humaine, vaincue par la violence des tourments, ne lui fit révéler le secret qu'il connaissait : ce qui lui ferait encourir le jugement de Dieu comme ayant jeté aux chiens des choses saintes et livré aux ministres de Satan les offrandes faites à Dieu. C'est pourquoi, ce bienheureux crut qu'il était plus prudent pour lui de prendre la fuite et d'éviter par ce moyen le péril de tomber dans un si grand crime.
Il prit donc son élan et déjà il était à une grande distance de la laure, quand ceux qui étaient en observation l'aperçurent, descendirent à la hâte, saisirent le moine et voulurent le contraindre, en le piquant avec leurs glaives, à rebrousser chemin vers la laure. Le moine ne se laissa pas intimider, et il leur répondit avec assurance : «Non, je ne ferai pas ce que vous m'ordonnez, je ne retournerai pas sur mes pas; car assurément ce n'est pas pour vaquer à la prière ou aux exercices du culte divin que vous nous forcez à aller à l'église.» Les barbares demeurèrent stupéfaits à la vue de ce courage et de cette énergique résistance sur laquelle ils n'avaient pas compté. Ils redoublèrent de menaces et d'insultes, et lui ordonnèrent, en le frappant à coups de pierres, de retourner à la laure. Ne pouvant décider le saint moine à exécuter leurs ordres, les barbares le dépouillèrent de ses vêtements, et, proférant les plus affreux blasphèmes, ils déclarèrent qu'ils allaient lui trancher la tête s'il n'obéissait pas. Mais le généreux athlète ne faiblit point et, élevant les yeux de son âme et de son corps vers le Christ qui habite dans les cieux : «Jamais je ne consentirai à vous obéir et à rebrousser chemin; s'il vous plaît, avec la permission du Christ, de me trancher la tête, je ne ferai aucune résistance.» En même temps, il tendit la tête, ainsi que nous le raconta un de ses frères qui avait été saisi en même temps que lui et qui recouvra la liberté après la mort de ce dernier. — Un des barbares qui entouraient le bienheureux ne put pas contenir plus longtemps sa colère, et, poussé par le diable qui dominait en lui, il s'élança sur le martyr et lui trancha la tête. Non content de lui avoir fait une blessure, il lui en fit une seconde, puis une troisième pour satisfaire sa rage insensée. Les bourreaux écrasèrent ensuite le cadavre de leur victime avec dĠénormes pierres jusquĠà ce qu'il fût réduit en bouillie. C'est ainsi qui Sergius, luttant vaillamment contre la malice de l'antique ennemi, et résistant jusqu'au sang dans sa lutte contre le péché, sut se maintenir sans faiblesse aucune au comble du courage, ne se laissa ébranler ni par de honteux sentiments de peur ni par la mort dont on le menaçait, et enfin, admirable d'énergie et doué d'une force d'âme vraiment divine, il mérita de conquérir le premier la couronne du martyre. Nous avons déposé dans des châsses consacrées, en compagnie des autres saints pères martyrisés le même jour, la dépouille du saint, toute teinte et empourprée de son sang, ou pour parler avec plus d'exactitude, purifiée dans son propre sang. Mais cette sépulture n'eut lieu que plus tard; reprenons donc le fil de notre narration.
Les rusés auteurs de cette inique machination déployèrent jusqu'au bout la même malice pour en assurer le succès. Ils postèrent sur une éminence située à l'orient un certain groupe des leurs, afin que, découvrant de là toute la partie occidentale, ils pussent indiquer par la voix et les gestes à leurs complices tous les moines qui chercheraient à fuir ou à se cacher dans une caverne ou une fissure de rocher. Aussi aucun d'eux ne put-il échapper à leurs filets mortels; tous, recherchés et découverts par ces moyens, tombèrent sous la main de l'ennemi.
Au point où nous en sommes arrivés du récit, il est de notre devoir de faire connaître à quel degré de charité héroïque leva un des moines : ce serait un crime de ne pas décerner les louanges qu'il mérite si bien à ce parfait imitateur du Christ son maître.
Plusieurs des frères, ayant réussi à échapper aux mains et aux yeux de leurs persécuteurs, s'étaient réfugiés dans un antre; et, blottis au fond de cette cachette sûre, ils espéraient pouvoir échapper aux cruels larrons. Malheureusement les barbares qui étaient en vedette à l'orient les découvrirent au fond de la caverne et, poussant un grand cri, il les dénoncèrent à leurs compagnons. Quelques instants après, un Sarrasin s'approchait en brandissant son glaive de l'ouverture de l'antre, et ordonnait, en vociférant de terribles menaces, à ceux qui y étaient cachés de sortir immédiatement. À la pensée de tomber au pouvoir des bourreaux et d'être traînés à leur affreuse boucherie, leur âme fut envahie par le trouble; et de vrai, c'en était fait de ces sept moines infortunés (c'était leur nombre), si l'un d'eux, nommé Patricius et originaire d'Adra, vraiment digne d'être signalé aux éloges de la postérité, n'eût pris en pitié ses confrères que le péril jetait dans une si grande anxiété; embrasé de l'amour divin, et plein d'une tendre compassion pour ses frères, il s'efforça de relever leur courage par l'exhortation suivante : «Confiance, mes frères très chers, qui m'êtes comme la moitié de mon âme. Je vais à l'instant affronter pour vous le péril et la mort; je vais me livrer entre les mains des barbares pour sauvegarder votre liberté. Seulement, si vous voulez ne pas courir le même risque que moi, gardez un profond silence et surtout ne sortez de la caverne sous aucun prétexte.»
Après avoir prononcé tout bas ces paroles à l'oreille de ses frères tremblants, il s'élança hors de la caverne et dit au barbare avide de sang : «Eh bien, allons où tu voudras.» — «Tu vas maintenant, répondit le Sarrasin, amener dehors tous ceux qui étaient cachés avec toi dans cette caverne.» Mais le généreux soldat du Christ, le fier combattant, affirma le contraire sans se troubler, et s'efforça de persuader au bourreau par tous les arguments possibles et imaginables qu'il était tout seul au fond du repaire. Il finit par y réussir, et alors ce héros de la charité fraternelle s'achemina vers l'église, courant même devant le barbare, tant il avait soif d'achever son sacrifice. Ô âme forte et toute remplie de Dieu ! Ô charité admirable et divine, qui, atteignant le faite de la perfections absolue, s'est avancée jusqu'aux limites extrêmes de l'amour telles que les avait définies notre divin Sauveur : «C'est en cela, avait-il dit, que l'on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres.» Et puis, donnant la mesure de cette dilection, il ajoutait : «La parfaite charité consiste à donner sa vie pour ses amis.» C'est précisément ce qu'a fait notre excellent Patricius, qu'on ne louera jamais assez.
Oh ! que vous êtes heureux et trois fois heureux, ô saint martyr, qui ne vous êtes pas contenté d'étudier la loi, mais qui l'avez mise en pratique — spécialement ce commandement nouveau que le Christ nous avait laissé, en disant : «Voici un nouveau commandement que je vous donne : aimez-vous les uns les autres.» Vous avez donc marché sur les traces du Christ, vous l'avez suivi comme un bon serviteur et un disciple docile; et comme vous avez participé à ses souffrances, il est juste que vous partagiez avec lui son triomphe dans le royaume des cieux. Souvenez-vous donc de nous, ô vénérable martyr; souvenez-vous de nous qui célébrons vos louanges. Certes rien ne m'est plus cher et plus agréable que de m'étendre à célébrer vos louanges; mais vous n'avez nul besoin de nos félicitations, vous leur êtes bien supérieur; et pourtant vous méritez qu'on vous loue à l'infini. Mais les autres martyrs me réclament; eux aussi ont manifesté au milieu des tortures une force d'âme semblable à la vôtre, eux aussi ont été fermes dans leurs saintes résolutions, et jusqu'à leur dernier souffle ils ont témoigné à Dieu, dans les supplices, l'amour le plus parfait. Il advint donc, mes frères très chers, que le Dieu des sciences, que le Christ, qui sonde les reins et les coeurs, récompensa la ferveur de ce généreux jeune homme, en lui accordant la couronne du martyre. Il fut en effet un de ceux qui périrent étouffés par la fumée, et dont je vais maintenant raconter l'histoire.
Déjà les barbares avaient réuni tous les pères soit dans lĠéglise, soit dans l'hêgouménium. Les chefs de ces voleurs, et ceux qui étaient ornés d'une dignité quelconque, commencèrent par trier tous ceux des moines qui paraissaient avoir le plus d'intelligence et leur dirent : «Vous allez racheter 4.000 réaux vos personnes et votre église. Si vous refusez, nous allons vous faire trancher la tête sur-le-champ et livrer aux flammes votre temple.» Les moines répondirent avec douceur : «Ô nos bons amis, ayez pitié de nous pour l'amour de Dieu, et ne répandez pas notre sang aujourd'hui sans qu'il y ait aucune raison. Cette somme d'or que vous nous réclamez, nous ne la possédons pas, et nous ne l'avons jamais possédée. Si cela peut vous être agréable, nous vous abandonnerons jusqu'aux vêtements que nous portons sur nous. Nous ferons plus : nous vous conduirons nous-mêmes dans nos cellules, et sans rien cacher de ce qui sĠy trouve, nous vous livrerons tout sur-le-champ. Dépouillez nous de tout, mais laissez-nous au moins la vie.»
En entendant ces paroles, les barbares poussèrent des cris de rage, comme si on venait de les accabler d'injures. Ils traînèrent les moines dans la cour de l'hégouménium, et appelant les Éthiopiens (car ils en avaient dans leur troupe), ils leur ordonnèrent de tirer leurs glaives et de trancher immédiatement la tête aux pères, Les noirs, dont l'âme était aussi affreuse que le corps, hurlèrent de joie et accoururent en brandissant leurs glaives. Ils saisirent d'abord l'économe, qui tenait les bras étendus en forme de croix pour implorer la pitié de ses bourreaux; ils le fixèrent à la muraille, puis, tendant leurs arcs et disposant leurs flèches, ils s'apprêtèrent à le percer, menaçant en même temps tous les autres d'une mort instantanée, s'ils n'apportaient sur-le-champ la somme qu'on leur réclamait. «En outre, ajoutèrent-ils, vous allez nous apporter tous les vases sacrés et les autres objets d'art en or ou en argent qui composaient le trésor de cette église.» Les pères s'efforcèrent par tous les moyens possibles de calmer ces furieux, et de leur persuader qu'ils ne possédaient ni or ni argent; mais ils ne purent y réussir.
«Eh bien! vous, allez au moins nous désigner tous vos chefs, vos supérieurs, vos cellériers, ceux qui administrent les biens de la laure et de l'église, sinon nous vous arrachons la vie sur-le-champ.» Les moines répondirent de nouveau : «Nous vous avons déjà dit que nous ne possédons rien de ce que vous nous réclamez. Quant à notre higoumène, sachez qu'il est absent; et tous les autres moines sont pareils et égaux en dignité.» En réalité notre saint higoumène avait été obligé de nous quitter pour aller traiter une affaire urgente. Après avoir essayé pendant longtemps de les intimider par les menaces les plus terribles, les barbares tirèrent les moines hors de l'hégouménium, les réunirent dans une plaine où l'on avait coutume de décharger les chameaux, et là ils renouvelèrent avec la même fureur et la même rage et leurs sommations et leurs menaces. Les pères sĠexcusèrent en faisant les mêmes réponses. Enfin, voyant qu'ils nĠaboutissaient à rien, et que tous les pères étaient prêts à endurer la mort, ils les entassèrent pêle-mêle les uns sur les autres dans l'église

(Plusieurs feuilles dit manuscrit manquent.)

Il ne faut pas omettre ici ce qui arriva au médecin dont nous avons parlé plus haut. Je veux parler de l'abbé Thomas, homme remarquable par ses vertus chrétiennes, qui gouvernait à cette époque l'ancienne laure. Comme il était célèbre, les esclaves du diable, poussés par je ne sais quel démon, se persuadèrent qu'ils trouveraient de lĠargent et s'adressant à lui. Comme ils ne le connaissaient pas de vue, ils allaient de l'un à l'autre, demandant qu'on leur indiquât le médecin. Mais les pères vénérables, qui étaient des hommes religieux et honnêtes et qui avaient par-dessus tout à coeur de pratiquer la charité fraternelle, se gardèrent bien de faire le moindre signe, le moindre geste de la main, de prononcer la moindre parole qui pût le trahir — car il se trouvait au milieu d'eux. Ces hommes naturellement violents devinrent encore plus furieux à la vue de la charité mutuelle des saints et l'affection qu'ils avaient tous pour ce frère; ils se mirent donc à les fustiger de plus belle, à les piquer de leurs glaives et de leurs javelots, pour les contraindre à le leur manifester. Enfin, las d'interroger en vain, ils les enfermèrent tous dans une caverne souterraine.
Il ne parait pas hors d'oeuvre de donner ici la description de cette caverne, dans l'intérêt de ceux qui sont étrangers au pays. C'est un antre très profond, creusé par la nature en forme d'église et qui pour cette raison en a reçu le nom. En effet, du côté de l'orient il y a une cavité arrondie en forme d'abside; du côté du nord s'ouvre une retraite dérobée que les pères, en la taillant un peu, ont transformée en Diaconium, avec lequel communique le Cimelvarchium ou Scenophylacium (Sacrarium ou dépôt des vases sacrés, trésor). En avançant dans l'intérieur de la grotte, on aperçoit une fissure profonde du rocher, qui forme comme un ravin étroit et conduit à l'hégouménium. Notre père saint Sabas avait coutume de descendre par ce chemin quand il se rendait à l'église, ainsi que nous le lisons dans sa vie. Les higoumènes qui lui succédèrent en bouchèrent lĠissue, ce qui rendit encore plus pénible pour les pères le supplice qu'on leur fit endurer par la fumée.
Les barbares contraignirent donc les pères à entrer dans cette caverne, puis ils allumèrent à lĠorifice un grand feu d'herbes vertes. D'énormes bouffées d'une fumée épaisse s'en dégagèrent aussitôt, et pénétrèrent dans toutes les cavités du rocher. Comme elle ne trouvait point d'issue, elle s'y condensa, et tortura, hélas horriblement les pères. Au bout de quelques instants, alors que les martyrs étaient déjà presque asphyxiés, les bourreaux crièrent à l'entrée de l'antre : «Sortez, moines, sortez.» Or, quiconque voulait sortir devait passer à travers les flammes et marcher sur des charbons ardents; mais tous les autres supplices leur semblaient plus tolérables que la fumée, et ils préféraient les douleurs violentes, quelles qu'elles fussent, à celles de la suffocation. Qu'arriva-t-il ? La plupart des courageux athlètes eurent les pieds, les cheveux, la barbe, le cilice et les sourcils brûlés; puis ils tombèrent à terre presque sans vie et s'efforcèrent de respirer de l'air pur.
Mais ce n'était pas tout. Les bourreaux revinrent encore à la charge, et recommencèrent à formuler leurs réquisitions, pensant bien qu'il leur serait alors facile de leur faire tout avouer. «Vous allez maintenant, criaient-ils, nous désigner vos supérieurs, nous révéler les cachettes, de votre église, sinon vous allez périr d'une façon plus misérable encore.» Mais eux demeurèrent fermes au milieu des dangers, et se préoccupèrent beaucoup plus de prier que de répondre aux questions qu'on leur posait. L'un disait : «Seigneur, recevez mon esprit en paix.» L'autre Seigneur, souvenez-vous quand vous aurez pris possession de votre royaume.» Chacun faisait sa prière particulière. Quant aux questions que leur posaient les barbares, ils ne firent que répéter les mêmes excuses que précédemment. «Si vous voulez nos vêtements et tout ce qui se trouve en nos cellules, prenez à votre aise; personne ne vous cherchera querelle, personne ne vous fera obstacle. Mais si vous avez dessein de nous faire mourir, arrachez-nous immédiatement la vie; car vous ne tirerez jamais de nous d'autres réponses que celles que nous vous avons faites.»
Quand ces chiens, altérés de sang, reconnurent qu'ils aboyaient en vain, qu'ils ne pouvaient triompher de la constance et de la charité fraternelle de ces courageux chrétiens, ils poussèrent leur rage à ses dernières extrémités, ouvrirent toutes grandes les écluses de leur colère, et résolurent de jeter une seconde fois l'or dans la fournaise. Tombant donc à coups de pied et à coups de poing sur les pères, ils les poussèrent de nouveau dans les grottes. C'est en vain que les moines les supplièrent de les immoler hors de la caverne, et de ne plus les soumettre au supplice de la suffocation; rien n'était capable d'émouvoir les entrailles de ces barbares, dont la dureté dépassait celle de l'airain. Plus que jamais ils étaient déterminés à faire mourir les saints dans les tortures les plus atroces qu'ils pourraient imaginer.
Quand tous les pères furent de nouveau ramassés dans la caverne, les barbares produisirent une fumée plus abondante que précédemment, et continuèrent jusqu'à ce qu'il leur semblât que la plupart des pères devaient être asphyxiés; alors ils leur crièrent comme la première fois de sortir. On les vit aussitôt traverser les flammes et essayer à demi morts d'aspirer de l'air pur; ils eurent grand-peine à revenir à la vie, tant ils étaient à l'extrémité. Mais ceux des moines qui se trouvaient au fond de la grotte ne purent supporter l'excès de fumée et rendirent leur âme au Seigneur, au nombre de dix-huit.
Quant à ceux qui purent échapper au danger, ils ne parvinrent pas, par leur état misérable, à adoucir le coeur des barbares, durci à l'égal des pierres. Leur cruauté était plutôt fatiguée qu'assouvie; aussi se précipitèrent-ils une troisième fois sur ceux qui avaient échappé au supplice de fumigation avec tant de difficulté et qui ne gardaient plus qu'un souffle de vie. Ils les accablèrent de piqûres et de coups; et s'élançant sur ces infortunés étendus à terre, ils les foulèrent sous leurs pieds, comme auraient fait des mulets indomptés. Comme leur fureur n'aboutissait à rien, et que leur rage bestiale ne savait plus qu'inventer, ils se dispersèrent dans les cellules des moines, en brisèrent les portes avec de grosses pierres, et chargeant sur les chameaux de la laure tout ce qu'ils purent trouver dans ces cellules, dans l'hégouménium et dans l'église, ils se retirèrent enfin.
Les pères les plus robustes purent se lever au bout de quelques heures, aller au secours des blessés et panser leurs plaies; ils essayèrent de rappeler à la vie, en leur lavant le visage avec de l'eau et en leur offrant une boisson réconfortante, ceux qui avaient perdu tant de sang qu'il ne leur restait presque plus de vie; ils firent leur possible pour apporter du soulagement à ceux qui étaient tout couvertes de blessures. Vers le soir, quand la fumée fut à peu près dissipée, ils allumèrent des cierges et pénétrèrent dans la caverne, ils y trouvèrent les Pères étendus à terre, les narines tout imprégnées de fumée; quelques-uns avaient les traits tout bouleversés, et leurs corps contournés témoignaient encore des efforts qu'ils avaient faits pour se dérober à l'excès de fumée. Tous étaient morts. Les pères tirèrent avec beaucoup de difficulté les cadavres de leurs bienheureux frères de la grotte où ils avaient expiré, car la fumée s'y trouvait encore emmagasinée en grande abondance, et elle s'échappait dehors peu a peu. Puis, se laissant aller aux gémissements et aux larmes, ils les apportèrent dans l'église et joignirent à eux la dépouille du 19 e l'abbé, nommé Sergius, qui avait eu précédemment, comme nous l'avons dit, la tête tranchée. C'était un horrible spectacle que de contempler tant de blessés endormis, comme parle lĠÉcriture, c'est-à-dire tant de morts, gisant pêle-mêle tout ensanglantés. Les frères versèrent un torrent de larmes, puis, quand l'office fut terminé, ils déposèrent dans un même sépulcre tous les cadavres. Ils n'avaient pas cru devoir les laver et les entourer de linceuls, comme on fait d'ordinaire pour les autres morts; mais il leur semblait préférable de les ensevelir dans leurs propres vêtements et tout sanglants.