LES ACTES DE SAINT CHRYSANTHE ET DE SAINTE DARIE


( L'an de Jésus Christ 256)

fêtés le 19 mars


Un habitant d'Alexandrie, nommé Polémius, homme illustre de l’ordre des sénateurs, et l'un des principaux de la ville, se retira à Rome avec son fils Chrysanthe. Le sénat de Rome le reçut avec courtoisie , et l'empereur Valérien lui conféra de grands honneurs; il obtint même une place dans le sénat. En même temps, il appliqua à l'étude des philosophes son fils unique Chrysanthe, qu'il avait déjà fait initier à toutes les sciences littéraires. C'était un jeune homme plein de talent et d'une étonnante facilité à s'instruire. Quant à sa prudence, on va voir ce qu'il en était. Comme il recherchait avec soin toute espèce d'ouvrages, il tomba sur les livres des Évangiles. Après qu'il les eut lus attentivement, il se dit à lui-même : «Tu t'es complu, ô Chrysanthe, à rechercher les livres de ténèbres, jusqu'à ce qu'enfin tu eusses rencontré la lumière de la vérité. Mais ce n'est point le fait d'un homme sage et prudent de retourner de la lumière aux ténèbres; car par cette conduite, tu perdrais le fruit des travaux que tu as entrepris. Or, ce fruit des travaux, c'est celle que Dieu donne à ceux qui Le cherchent; car ainsi Il l'a ordonné, comme tu l'as lu toi-même : «Cherchez, et vous trouverez.» Si donc tu laisses ce que tu as cherché et trouvé, tu deviendras semblable aux fous et aux insensés. Embrasse donc avec empressement ce qui demande d’être acquis de toutes les forces de notre esprit. Quitte toutes ces autres choses qui n'apportent avec elles qu’ennui et dégoût. Tu feras une grande perte si tu ne retiens courageusement ce que tu as cherché par tant de travaux : tu as trouvé de l'Or, tu as trouvé de l'argent, tu as trouvé les pierres les plus précieuses. Tu as cherché pour trouver, et tu as trouvé pour posséder; prends donc garde qu'on ne t'enlève ce que tu as découvert. Use, jouis des prémices de tes travaux, et considère bien que, si tu les négligeais, tu aurais perdu ton temps à les désirer et à les chercher.»
Après s'être ainsi convaincu Iui-même, il se mit à la recherche d'un maître qui lui expliquât les divines Écritures; et comme autrefois il courait après les hommes éloquents et lettrés, ainsi présentement il désirait trouver pour l'instruire des ignorants et des pêcheurs; car il avait lu dans l’Apôtre : «Où est le savant ? où est l'écrivain ? où se trouve l'érudit de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas rendu insensée la sagesse de ce monde ? Car, puisque le monde n'a point connu Dieu par la sagesse, il a plu à Dieu de sauver par la folle de la prédication ceux qui croient.» Chrysanthe, s'occupant journellement dans ces pensées, tout en cherchant des serviteurs du Christ, rencontra un jour quelqu'un qui lui dit qu'il connaissait un certain chrétien, nommé Carpophore, très versé dans les divines Écritures, lequel, à cause de la persécution qu'on faisait aux chrétiens, habitait dans les montagnes une caverne connue d'un très petit nombre. Chrysanthe, à cette nouvelle, fut ravi de joie, et embrassant les genoux de cet homme il le suppliait avec larmes de lui indiquer le lieu où demeurait l'homme de Dieu. Or la divine Providence permit que celui qui cherchait avec foi méritât de trouver l'objet de ses désirs. Chrysanthe ayant donc découvert le saint prêtre Carpophore, en peu de mois il apprit toutes les saintes Écritures; et s'étant affermi dans la foi, il devint bientôt parfait dans le Christ, au point que, sept mois après avoir reçu le baptême, il prêchait publiquement Jésus Christ, Fils de Dieu. Ses parents et d'autres personnes illustres et puissantes l’ayant entendu tenir ces discours, ils allèrent trouver son père et le blâmèrent, lui disant : «Ton fils ose parler contre les dieux; cela te sera imputé à crime et retombera sur ta tête. Il dit qu'un certain Jésus Christ est le vrai Dieu. Si cela parvient aux oreilles de l'empereur, tu en porteras la peine et nous aussi. Il faut être, en effet, un impudent adversaire des lois des empereurs pour dire de semblables choses.»
Polemius, à cette nouvelle, entra en colère et fit enfermer son fils dans une prison obscure et fétide, commandant en même temps de ne lui donner que très peu de nourriture, et le soir seulement. Mais Chrysanthe regardait tout cela, non point comme un supplice, mais comme un exercice de vertu : ce qui fut bientôt connu de tous. Quelqu'un donna alors ce conseil au père : «Si tu désires que ton fils renonce à ses nouvelles idées, emploie un moyen, procure-lui des délices et des voluptés; donne-lui pour épouse quelque fille belle et éloquente, afin que, se voyant bientôt engagé avec elle dans les liens du mariage, il oublie qu'il est chrétien. Car, quant à cette prison ténébreuse et à ces tourments, les chrétiens s'en font un sujet de gloire, et non de peine.» Polémius suivant ce conseil, fit orner de tentures de soie le triclinium, et après avoir fait revêtir son fils d'habits précieux, il ordonna de l'y introduire; puis il choisit parmi ses servantes les plus belles, qu'il fit parer avec un grand luxe, et les enferma avec son fils, leur procurant les mets les plus recherchés, et leur faisant des menaces si elles ne réussissaient pas par leurs séductions à détourner Chrysanthe de la religion chrétienne. L'homme de Dieu vivait ainsi au milieu des jeux voluptueux de ces jeunes filles; mais il demeurait tellement ferme dans son premier dessein, qu'il méprisât les mets délicieux étalés à sa vue, et évitait tout contact avec ces vierges comme il eût fait avec des aspics. Il prenait son repos sur la terre nue repoussait avec le bouclier de la foi les caresses de ces filles comme des flèches, et se livrait à une prière assidue, disant : «Venez, Seigneur, à mon secours; dites à mon âme : Je suis ton salut. Car qui pourrait soutenir cette guerre que le diable a suscitée, si votre Droite victorieuse ne déploie sa Puissance ? Grande est l'erreur de celui qui croirait pouvoir, par ses seules forces, surmonter la concupiscence et garder la chasteté, si la rosée de votre Miséricorde ne vient éteindre les ardeurs de la chair. L'âme ne saurait parvenir à votre céleste cour si elle ne vous a pour guide; car la volupté est une bête féroce qui se tient cachée dans la forêt de la vie pour dévorer les âmes. Si quelqu'un évite ses morsures, il doit vous en rendre d'infinies actions de grâces, ô Dieu Sauveur ! C'est à vous qu'il appartient de nous délivrer de tels périls. Et c'est ainsi que votre bienheureux serviteur Joseph, par votre secours, s'échappa des mains d'une femme dissolue, comme des griffes d'un monstre farouche. Et maintenant, Seigneur, moi aussi je vous prie de me secourir contre ces bêtes qui m'assiègent; en sorte que, comme les serpents s'endorment à la voix de l'enchanteur, ainsi, à ma prière, ces filles soient saisies du sommeil, et qu'elles cessent leurs attaques.» À peine avait-il achevé sa prière, qu'elles furent prises d'un sommeil si profond, qu'on ne put les réveiller qu'en les transportant hors de l'appartement. Elles prirent alors de la nourriture; mais dès qu'elles furent rentrées dans la chambre où se trouvait Chrysanthe, elles se livrèrent encore forcément au sommeil.
Ceux qui avaient été chargés de conduire cette affaire prévinrent le père de ce qui se passait. Celui-ci se mit dès lors à pleurer son fils comme déjà mort. Un de ses amis lui dit : «Ton fils a appris des chrétiens l'art magique, et ses enchantements réussissent sans peine sur des filles simples. Mais introduis près de lui une femme habile et rusée, elle ne manquera pas de lui faire changer d'avis et de l'engager dans les voluptés.» «Où trouver, répondit Polémius, une fille de cette sorte qui puisse réussir à nos souhaits ?» «Parmi les prêtresses de Minerve, ajouta son ami, j'en connais une, déjà nubile, très gracieuse d'une beauté ravissante, pleine d'esprit et de finesse, et qui s'exprime avec une facilité merveilleuse. Il n'y a pas à différer, faisons-la venir, puis nous lui dirons comment elle doit s'y prendre pour changer les idées du jeune homme et le faire consentir à s'unir à elle.» Ce projet est aussitôt mis à exécution; on amène cette vierge de Minerve nommée Darie, et après qu'on l'a ornée de vêtements somptueux tout resplendissants de pierres précieuses, elle se présente hardiment devant Chrysanthe, et par de douces et flatteuses paroles, elle s'efforce de le faire renoncer à ses idées chrétiennes. Mais Chrysanthe, muni du secours de Dieu, repoussa par le bouclier de la foi les traits du diable, et invoquant l'Esprit saint, il lui parla ainsi : «Ô vierge illustre, si, en vue d'une union temporelle, tut emploies de si beaux vêtements et des paroles si douces et si élégantes, pour me faire abandonner mes sentiments, à moi homme mortel, qui suis épris d’un autre amour, et pour changer les dispositions de mon âme, combien plus devrais-tu donner tes soins pour te concilier l'amour du roi immortel, le Fils de Dieu? Cependant, si tu le veux, la chose serait facile. En effet, si tu conserves ton âme et ton corps dans la pureté et dans l'intégrité, si tu les préserves de toute souillure, travaillant en même temps à les sanctifier l'un et l'autre; si enfin, comme tu es présentement toute brillante à l'extérieur, tu rends aussi ta conduite sage et édifiante, les anges te combleront de leurs faveurs, les apôtres et les martyrs seront tes amis, et ils obtiendront que le Christ Lui-même soit ton époux; et alors Il te préparera dans le ciel une couche nuptiale ornée de perles et de pierres précieuses incorruptibles, et te donnera, dans son paradis, des délices sans fin. De plus, Il te conférera une fleur de jeunesse immortelle, et inscrira ta dot dans le livre de la vie éternelle.» Darie, émue de ces paroles, lui répondit : «Ce n'est point la passion qui m'a amenée ici parée comme tu vois; mais, cédant aux larmes de ton père, je suis venue pour te rendre à son amitié et au culte des dieux.» Chrysanthe lui dit alors : «Si tu as quelques arguments pour me convaincre et me persuader, je t'écouterai volontiers. Formons ensemble un entretien pour notre avantage réciproque.»
Il n'y a rien, dit Darie, de plus utile et même de plus nécessaire aux hommes que de pratiquer la religion, et il faut prendre garde qu'en la négligeant nous ne provoquions le courroux des dieux.» Chrysanthe : «Dis-moi donc, vierge si sage, quel culte il faut rendre aux dieux ?»
Darie : «Celui-là même qui nous les assure pour protecteurs.» Chrysanthe : «Comment pourraient-ils être nos protecteurs, eux qu'il faut confier à la garde des chiens, de peur qu'ils ne soient pillés par des voleurs de nuit, et qu'il faut fixer avec des clous et consolider avec du plomb, de crainte qu'ils ne viennent à tomber au moindre ébranlement.»
Darie : «Si la multitude grossière des humains pouvait honorer les dieux sans simulacres, il ne serait pas nécessaire d'en fabriquer ni d'en exposer en publie. On en fait donc avec de l'or, de l'argent, du marbre, de l'airain, afin que les adorateurs des dieux voient de leurs yeux ceux qu'ils doivent, par la pensée, aimer, craindre et vénérer.»
Chrysanthe : «Eh bien ! examinons ce que signifient ces images, afin de voir si on leur doit le culte de l'adoration. Celui-là ne saurait être réputé Dieu, en qui on ne voit pas éclater une sainteté parfaite et une gloire inaltérable. Or, quelle probité apercevons-nous dans Saturne armé de sa faux, lui qui enleva, ou plutôt dévora ses propres enfants aussitôt après leur naissance, ainsi que le racontent ses adorateurs eux-mêmes ? et que trouves-tu de louable dans Jupiter même, qui, autant de jours qu'il a vécu, a commis autant de crimes, d'adultères et d'homicides ? Jupiter, ce traître à son père, l'assassin de ses propres enfants, le corrupteur des femmes, le mari de sa sœur, l'usurpateur d'un royaume, l'inventeur de l'art magique, l'auteur de mille autres artifices, le satellite des démons, le pourvoyeur de la mort, enfin souillé de crimes et de turpitudes qu'il n'est pas permis de raconter. Et tu croiras qu’un homme de cette trempe puisse être un dieu ? Or, qu'il ait été tel, c'est ce qu'attestent les écrivains, lesquels racontent que ceux que ces insensés et pervers appellent dieux, ont été des rois , qu'ils étaient habiles et courageux à la guerre, et qu'ils sont morts en leur temps. Montre-moi donc quelle était la vertu de Jupiter, qui jusqu'à son dernier moment a été tellement l'ennemi de toute pudeur, qu'il a souillé les airs par le rapt de Ganymède, et la terre par ses incestes avec ses sœurs, comme je l'ai déjà dit. Et à l'égard de Mercure, quelle trace de divinité peux-tu découvrir en lui ? Sa tête imite celle d'un porc et d'un monstre; on y aperçoit seulement des cheveux et des ailes. Cet homme, par ses arts magiques, s'occupait à découvrir l'argent que recèle le sein de la terre, et par ses enchantements et sa baguette, il neutralisait le venin des serpents; en tout cela il était aidé par les démons, auxquels il immolait, chaque jour, un coq ou une truie. Et que dirons-nous de la sainteté d'Hercule ? Fatigué de tuer ses voisins, un beau jour, par une divine inspiration, dit-on, il se jeta tout vif dans le feu, et ce misérable y fut bientôt consumé avec la massue et la peau de lion dont il se couvrait. Il y a peut-être de la vertu dans Apollon ? Serait-ce par hasard dans ses sacrifices bachiques, ou dans ses ivrogneries et son incontinence ? Venons maintenant à la reine Junon, à la sotte Pallas, à l'impudique Vénus. L'histoire nous les montre se disputant avec aigreur et en venant même aux coups, lorsqu'il s'agit de décider laquelle d'entre elles surpassait les autres en beauté. Tous les poètes, les orateurs, les historiens se sont plu à raconter ce jugement célèbre qui, pour une beauté méprisée ou méconnue, eut des résultats si lamentables. Pourquoi donc, tandis que l'une tressaillait d'aise, les autres se sont-elles si fortement indignées ? Il n'y eut pas d'autre motif qu'une honteuse volupté : la sentence du berger choisit celle-là, et dédaigna celle-ci. Concluons.
«Puis donc que tous ces personnages ne peuvent revendiquer les honneurs de la divinité, à qui le consentement de tous les peuples doit-il les attribuer ? Il n'y a pas de raison de S'arrêter aux dieux inférieurs; il ne doit y avoir qu'une seule tête à laquelle s'adapteront les autres membres : en effet, lequel d'entre eux serait assez fou pour vouloir être dieu ou déesse, tandis que ni Saturne, ni Jupiter, ni Vénus ne le sont pas, eux pourtant que les impies regardent comme les plus grands ? Que si ceux qui tiennent le plus haut rang sont des misérables, des scélérats, ainsi que nous l'avons démontré, combien à plaindre sont ceux qui les honorent et les révèrent comme des dieux ?»
Darie répondit à ce discours : «Je conviens que les fictions des poètes ne sont d'aucune valeur; mais recourons aux philosophes, dont la haute sagesse, après avoir dompté, tous les vices, s'est attachée fortement à la vertu. Ils enseignent que toutes ces divinités si diverses ont été imaginées pour expliquer le gouvernement de l'univers; et, interprétant par l'allégorie les noms des dieux, ils disent que Saturne est le temps; Jupiter, l'intensité de la chaleur; Junon, l’air; Vénus, le feu, Neptune, la mer; Cérès, la terre, et ainsi des autres divinités,» Chrysanthe répliqua : «Mais alors pourquoi se donner la peine de fabriquer leurs images ? La terre n'est absente nulle part; le feu aussi est toujours sous votre main; l'air est répandu partout. Dès lors je ne puis comprendre en aucune manière pourquoi vous adorez ces simulacres faits de main d'homme; par quel motif leur rendez-vous un culte, et non pas à ce qu'elles représentent ? Est-il un roi, un potentat, qui consente à se voir méprisé, honni, pourvu qu'on adore sa ressemblance ? Si donc personne n'est ennemi de lui-même à ce point, et si aucun prince n’a encore toléré une telle dérision, il faut bien avouer que ces images, ces statues, ne représentent ni les éléments, ni des dieux, mais simplement des hommes mortels.»
Darie reprit : «Tes arguments, ô Chrysanthe, confirment mon dire; car j'ai avancé que, si les gens de bas étage adorent les images des choses réelles, nous autres nous rendons nos hommages à ces choses mêmes.»
Chrysanthe répondit : «Ainsi , tu crois pouvoir raffermir ton opinion par nos arguments. Voyons, mettons sur le tapis tous les adorateurs des éléments. S'ils honorent la terre dans le seul dessein de lui rendre hommage, qu'ils emploient donc à son égard un culte digne d'elle; par conséquent, qu'ils cessent de la cultiver, de déchirer son sein et de la remuer en aucune façon, et qu'ils jettent de côté la charrue et le hoyau. Mais qu'un autre, qui ne la regarde point comme une déesse, y enfonce le soc et la herse, comme fait tout bon cultivateur, et que celui-là ne lui rende aucun honneur, comme font ces stupides adorateurs. Dis-moi, Darie, auquel d'entre eux rapportera-t-elle d'abondantes récoltes ? N'est-ce pas à celui qui la cultive soigneusement, sans se mettre en peine de l'honorer ? Mais si c'était une déesse, comme vous l'assurez, ne devrait-elle pas plutôt prodiguer les biens de son sein à ses adorateurs ? De même pour Neptune; si c'est un dieu, il faut que tu l'adores de manière à naviguer dessus en hiver; puis, pleine de confiance, non pas dans la pêche, mais dans le culte que tu lui rends, attends que les poissons arrivent. Mais voici un homme qui, sachant bien que la mer est inanimée, et qu'elle ne mérite aucunement les honneurs divins, se confie, à cet élément en temps opportun, jette ses filets et se procure des aliments, non pas en adorant la mer, mais en y pêchant. Est-ce toi ou lui qui retirera du profit de la navigation ou de la pêche ? C'est celui sans doute qui connaît le mieux le métier de pécheur.
«Il en est ainsi des autres éléments. Ils ne peuvent rien donner à leurs adorateurs; ils sont pour servir aux besoins des hommes, non de leur propre mouvement, mais par l'ordre de Dieu. C'est, en effet, en vertu des lois qu'il a posées Lui-même, que la terre produit par la chaleur du soleil, que les semences et les plantes sont nourries par les fécondes influences de l'air, prennent de l'accroissement dans les temps favorables, et qu'enfin elles donnent des fruits et des moissons. Donc celui-là seul mérite nos hommages et nos adorations, qui nous viennent de sa bonté. Je ne sache pas que les écoliers révèrent les lettres de l'alphabet, ni leurs tablettes ou leurs livres; ils réservent leurs hommages pour ceux qui les instruisent; de même que les malades n'honorent point le fer ou les médicaments, mais bien le médecin.»
Cette aimable discussion persuada la jeune prêtresse, qui crut aussitôt; et après en avoir délibéré ensemble, ils convinrent de s'unir par le lien conjugal, se promettant de garder la virginité avec la crainte de Dieu. Chrysanthe, ayant déclaré son intention pour le mariage, fut mis en liberté par ordre de son père; puis il fit baptiser Darie dans sa propre maison. Elle reçut ensuite secrètement le voile de virginité, et se conduisit en tout avec une parfaite continence; en peu de temps elle apprit toutes les saintes Écritures. Ils vivaient ainsi ensemble heureux, non de la joie des sens, mais de la société du saint Esprit qui les unissait. Par leur exemple et leurs exhortations beaucoup de personnes embrassèrent la foi du Christ, et un grand nombre de vierges, oubliant leurs fiancés, se consacraient à Dieu; de jeunes hommes, à leur imitation, méprisant les délices du monde et foulant aux pieds la volupté, embrassaient la continence et se donnaient au Seigneur.
Sur ces entrefaites, il s'élève tout à coup une sédition dans la ville, et le peuple se rend auprès du prêteur Célérinus. Là, on entend des jeunes gens se plaindre hautement que Darie leur a enlevé leurs fiancées,les femmes crier que Chrysanthe les a privées de leurs maris, leur enlevant ainsi l'espoir d'avoir des enfants; à quoi l'on ajoutait des accusations odieuses, qui ne faisaient qu'augmenter le tumulte et le trouble. Le prêteur ordonne aussitôt de saisir les accusés, et de leur faire subir divers tourments, s'ils ne consentent pas à sacrifier aux dieux. Chrysanthe fut livré au tribun Claude, qui le mit entre les mains des soldats, en leur disant : «Conduisez-le au temple de Jupiter; là, s'il refuse de sacrifier à l’invincible Hercule, tourmentez-le fortement jusqu'à ce qu'il obéisse.» Les soldats le lièrent avec des nerfs encore humides, afin que, ces liens venant à se dessécher et pénétrant jusqu'aux os, il en éprouvât un supplice plus douloureux. En effet, à peine on était lié de la sorte, que ces nerfs disparaissaient à l'œil dans les chairs; car les soldats faisaient ces ligatures avec beaucoup d'art et d'adresse. Mais dès qu'on les eut serrés de cette manière sur les membres de Chrysanthe, au même instant ils se rompirent. Les soldats, furieux de leur mésaventure, le jetèrent en prison, et lui mirent les pieds dans les ceps jusqu'au troisième trou; et comme ils l'insultaient en sa présence, ces entraves tombèrent en poussière. Les militaires l’ayant fait lever, l'aspergèrent d'une eau fétide, en disant : «Maintenant tes maléfices ne te serviront de rien.» Mais la mauvaise odeur fut subitement changée en un suave parfum, comme si on eût répandu de l'eau de rose. Alors ils imaginèrent de l'enfermer nu dans la peau d'un taureau fraîchement écorché, et le laissèrent ainsi toute une journée exposé aux brûlantes ardeurs du soleil; mais l'homme de Dieu n'en éprouva pas la moindre incommodité. Ils l'enchaînèrent ensuite, et le plongèrent dans un obscur cachot; mais les chaînes se brisèrent incontinent, et une vive lumière éclaira la prison, comme si on y eût allumé des lampes. Ils se décidèrent alors à donner avis de tout ceci au tribun Claude.
Le tribun étant arrivé à la prison, et apercevant cette lumière éclatante, ordonna qu'on lui amenât Chrysanthe. «Et quelle est donc, lui dit-il, la puissance de tes prestiges, qui te font opérer de telles choses ? J'ai exterminé tous les magiciens et enchanteurs, et jamais je n'ai vu de magie aussi puissante : cependant j'ai vaincu tous ces gens-là, et toute leur malice a cédé à ma volonté. Du reste, comme je m'aperçois que tu es un homme sage et illustre , je ne te demande qu’une chose, c'est que tu quittes cette audacieuse école des chrétiens qui excite du tumulte et des séditions parmi le peuple romain, et que tu te montres digne de ton origine; enfin que tu offres aux dieux tout-puissants les sacrifices qu'on leur doit.»
Chrysanthe lui répondit : «S'il y avait en toi une étincelle de prudence, tu comprendrais facilement que je suis aidé et secouru, non par l'art magique, mais par la Puissance de Dieu. Mais tu me regardes du même œil que tu considères tes dieux que tu honores à tort; car si ta vue était saine, tu reconnaîtrais que tes dieux n'ont point la faculté de voir; et si tes oreilles écoutaient la vérité, tu remarquerais qu'ils ne peuvent entendre la voix de ceux qui crient vers eux; s'il y avait dans ton esprit quelque lueur d'intelligence, tu t'apercevrais qu'ils ne sont qu'une vile matière.»
Le tribun ordonna alors de l'attacher au poteau et de le battre de verges. On apporta donc des verges qui, entre les mains des soldats, étaient fort dures; mais, appliquées au corps du saint homme, elles devinrent molles comme un papyrus. Ce que voyant le tribun, il le fit détacher, puis il dit aux soldats : «J'ai, comme vous savez, découvert tous les artifices et les ruses des magiciens et des enchanteurs; mais j'avoue qu'il n'y a ici aucun maléfice humain : tout doit être attribué à la Puissance divine. En effet, comment expliquer que des liens de nerfs se soient rompus d'eux-mêmes, des ceps brisés, l'humidité du cuir conservée, bien qu'exposée aux ardeurs d'un soleil brûlant, et des verges très dures devenues molles comme un papyrus ? Comme donc en tout cela apparaissent la sincérité, la justice et la vérité, que nous reste-t-il autre chose à faire que de nous prosterner tous aux pieds de cet homme pour lui demander pardon de l'injustice dont nous avons usé envers lui, et le prier de nous réconcilier avec ce Dieu qui rend victorieux en tous leurs combats ceux qui L'honorent ? À mon avis, il triomphera de nos princes et de nos empereurs, comme il nous a vaincus nous-mêmes.»
Après ces paroles, le tribun Claude, avec tous ses soldats, se jeta aux genoux de Chrysanthe, en disant : «Nous reconnaissons sincèrement que ton Dieu est le vrai Dieu. C'est pourquoi nous te prions de nous le faire connaître et de nous réconcilier avec Lui, de la manière que tu le jugeras convenable.»
«Si vous voulez parvenir à la connaissance de Dieu, répondit Chrysanthe, il faut que vous marchiez droit, non des pieds, mais de l'esprit; car Dieu est plus ou moins proche de nous, selon que nous le cherchons du cœur et par la foi.»
Après qu'il les eut instruits suffisamment, le tribun Claude crut, au même que sa femme Hilaria, ses deux fils Jason et Maur, et tous ses amis avec leurs familles. Les soldats pareillement embrassèrent la foi avec tous les gens de leur service; et tous, animés d'un même esprit, furent baptisés en un même jour. Ils persévérèrent dans la doctrine que leur avait inculquée Chrysanthe; ils ne se lassaient point de l'entendre discourir sur la foi en notre Seigneur Jésus Christ, et ils désiraient tous, avec une crainte respectueuse, de souffrir pour le Nom du Christ.
Après qu'ils eurent ainsi reçu la foi, la nouvelle en parvint à la cour de l'empereur Valérien. Aussitôt il donna l'ordre de jeter dans la mer le tribun Claude avec une pierre au cou, et de mettre à la torture tous les soldats convertis, qu'on devait ensuite décapiter, s'ils refusaient de renier le Christ. Mais Dieu donna une telle grâce aux néophytes, que les deux fils de Claude, sans avoir été mis à la torture, confessaient le Christ et désiraient ardemment de subir la mort pour lui. Les autres, imitant leur exemple, reçurent tous, à la même heure, la gloire du martyre.
Or, il y avait dans le lieu où ils furent mis à mort un ancien monument. Après l'avoir nettoyé, les chrétiens y déposèrent, la nuit, tous les corps des saints martyrs. Ce lieu est à peu de distance de la ville, près de la voie appelée du Maure. Hilaria, veuve de Claude, se retirait souvent en ce lieu; elle fut surprise par quelques hommes. Comme ils voulaient l'emmener, elle leur dit : «Laissez-moi achever ma prière; après j'irai partout où vous voudrez.» S'étant donc mise à genoux, et levant les mains vers le ciel, elle dit : «Seigneur Jésus Christ que je confesse de tout mon cœur, réunissez-moi présentement à mes fils que vous avez appelés de mon sein à votre service.» Après ces paroles, elle conversa encore intérieurement avec Dieu, et en priant ainsi, elle s’endormit dans le Seigneur. Ceux qui l'avaient saisie, touchés de cette mort instantanée, se retirèrent, laissant près d'elle ses deux servantes, qui l'inhumèrent avec soin en un lieu qui lui appartenait, et où elles lui érigèrent un petit monument. Comme ce lieu était voisin du sépulcre des saints martyrs, cette pieuse femme y avait fixé son domicile depuis leur mort.
L'empereur Valérien ordorna alors d'enfermer Chrysanthe dans un cachot très profond, pour le tourmenter ensuite par divers supplices avec Darie. Il fut donc jeté nu et chargé de chaînes de fer dans la prison Tullienne, cachot très profond, horrible et empesté; pour Darie, on la conduisit dans un lien de débauche. Comme leur supplice était différent, le Seigneur aussi les secourut en diverses manières : il procura à Chrysanthe une suave odeur et une brillante lumière, et à Darie le secours d'un lion qui s'était enfui de l'arène. Cet animal, étant entré dans la chambre où elle était en prière, vint s'étendre à ses pieds. Les gardiens du lieu, qui ne s'en étaient pas aperçus, envoyèrent vers la vierge un jeune homme des plus impudents et des plus débauchés. Mais à peine eut-il mis le pied dans la maison, que le lion se jeta sur lui, le renversa et le tenait sous ses griffes, regardant la vierge du Christ, comme pour lui demander ce qu'il fallait faire. Darie lui dit : «Je t'adjure par le Fils de Dieu de permettre à cet homme d'écouter mes paroles.» Le lion le lâcha aussitôt, puis il alla se placer à l'entrée de la chambre, pour ne laisser passer personne. Darie dit alors au jeune homme : «Tu as vu que cette bête féroce, ayant entendu prononcer le Nom du Christ, a honoré Dieu; et toi qui es un homme doué de raison tu ne cesses de te vautrer dans toutes sortes de crimes et d’ordures ! Malheureux, ce qui devrait faire ta honte, tu t'en vantes, tu t'en glorifies !»
Le jeune homme, se jetant aux pieds de Darie, se mit à crier : «Fais que je sorte d'ici sain et sauf, et je te promets d'annoncer à tout le monde que le Christ que tu adores est le vrai Dieu, et qu'il n'y a point d'autre Dieu que lui.» Darie dit alors au lion de le laisser sortir. L'animal s'étant aussitôt écarté de la porte, le jeune homme sortit; il parcourut ensuite toute la ville, disant à haute voix : «Sachez, vous tous, Romains, que Darie est une déesse.» En ce moment survinrent de l'arène des hommes hardis qui venaient pour se saisir du lion; mais l'animal, par une vertu divine, les jeta tous à terre aux pieds de la vierge du Christ, mais sans leur faire de mal. Darie leur dit alors : «Si vous croyez au Christ, vous pourrez vous en aller sans avoir de mal; sinon, que vos dieux vous délivrent.» Ils s'écrièrent tout d'une voix : «Que celui qui ne croit pas que le Christ est le Dieu vivant et véritable, ne sorte pas d'ici en vie.» Après cela, ils se retirèrent criant partout : «Croyez, peuple romain, qu'il n'y a point d'autre Dieu que le Christ que prêche Darie.» Le prêteur Célérinus ordonna alors de mettre le feu à la porte de la maison où était Darie avec le lion. L'animal, voyant le feu, donna des signes de crainte par des rugissements. Mais Darie lui dit : «Ne crains rien; tu ne seras ni pris, ni brûlé, ni tué; tu dois mourir de mort naturelle. N'aie donc pas peur, mais sors et va-t'en en paix; car celui que tu as honoré en moi te délivrera.» Le lion, baissant la tête, se retira, et traversa toute la ville sans blesser personne. Ceux qui avaient été touchés par lui reçurent tous le baptême.
Tous ces faits furent rapportés à l'empereur Valérien, qui, sans s'en émouvoir, ordonna au prêteur Pontius de tourmenter cruellement Chrysanthe et Darie, puis de les mettre à mort s'ils refusaient de sacrifier aux dieux. Le prêteur les ayant exhortés à offrir un sacrifice aux dieux, et voyant qu'après bien des paroles échangées de part et d'autre, il ne pouvait rien obtenir, les fit suspendre au chevalet pour les tourmenter; mais la machine se brisa, les liens se rompirent, et les lampes ardentes s'éteignirent. Tous ceux qui osaient toucher Darie sentaient les nerfs de leurs mains se dessécher, et ils en ressentaient de grandes douleurs. Le prêteur, témoin de ce qui se passait, en conçut de la crainte et alla aussitôt en prévenir l'empereur. Valérien, attribuant tout cela, non à la Puissance divine, mais à l'art magique, ordonna de conduire les martyrs hors de la ville, et de les jeter tout vivants dans une fosse creusée sur la voie Salaria. Chrysanthe et Darie furent amenés en ce lieu, et en descendant dans la fosse ils priaient et chantaient. On la combla avec de la terre et des pierres; et c'est ainsi qu'avec la couronne du martyre, ils trouvèrent à la fois la mort et la sépulture; et de même qu'en cette vie ils avaient été époux selon l'esprit, ainsi ils la quittèrent dans la plus étroite union. Dieu les reçut comme un sacrifice vivant, et leur distribua les récompenses de l'immortalité qu'ils avaient si bien méritées.
Après leur mort, la grâce de Dieu opéra en ce lieu des prodiges et des guérisons. Le jour anniversaire de leur martyre étant arrivé, une multitude incroyable d'hommes, de femmes et d'enfants se réunirent, pour le célébrer, dans une caverne voisine du lieu de leur sépulture. Valérien fuyant appris, commanda de boucher l’entrée de la caverne; ce qui fut exécuté aussitôt. Mais, tandis qu'on y apportait de la terre de toutes parts, ces fidèles reçurent tous la communion des divins mystères, et arrivèrent ainsi avec grande joie à la couronne du martyre. De ce nombre étaient le prêtre Diodore, le diacre Marien et d’autres clercs, avec un grand nombre de fidèles, dont il est inutile de rechercher les noms, puisqu'il n'est plus possible de les découvrir,
Nous, Varinus et Arménius, frères, avons écrit toutes ces choses comme elles se sont passées, pour obéir à l'ordre du très saint pape Étienne, et nous avons envoyé notre récit en diverses villes, afin que tous apprennent que les saints martyrs Chrysanthe et Darie ont reçu du Seigneur, dans le céleste royaume, la récompense du martyre. À Lui gloire et puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Amen.