LES ACTES DE SAINT ALEXANDRE, PAPE

(L'an de Jésus Christ 119)


fêté le 16 mars


Alexandre, personnage d'une haute sainteté, s'assit le cinquième depuis le bienheureux apôtre Pierre sur la chaire de l'Église de Rome; jeune encore il avait la foi du vieillard. La grâce divine lui ayant concilié l'affection profonde de tout le peuple, il avait converti au Seigneur une grande partie des sénateurs, et même il baptisa Hermès, préfet de la ville, avec son épouse, sa sœur et ses fils; ainsi que douze cent cinquante esclaves, leurs femmes et leurs enfants, auxquels le préfet accorda la liberté le saint jour de Pâques, pour qu'ils fussent régénérés ensuite dans les eaux du baptême. Après les avoir ainsi affranchis, Hermès leur accorda de grands avantages.
Ces faits parvinrent à la connaissance de l'empereur Trajan, et il envoya de Séleucie , ville d'Isaurie, Aurélien, commandant de l'une et l'autre milice, avec l'ordre de faire périr tous les chrétiens; mais, par la Volonté de Dieu, Trajan mourut cette même année. Aurélien étant entré dans Rome, tout le sénat le reçut avec tant de déférence, que l'on eût cru que c'était l'empereur lui-même. Aussitôt, les pontifes et les sacrificateurs allèrent le trouver, et, par leurs rapports pleins d'envie, excitèrent si vivement sa colère, qu'il ordonna de jeter dans les fers Hermès, préfet de la ville, et d'emprisonner aussi le saint pape Alexandre; ce qui excita dans Rome un grand soulèvement. Les uns criaient : «Qu'Alexandre soit brûlé tout vif !» d'autres disaient que l'on devait livrer aux flammes cet Hermès qui avait détourné tant de milliers de personnes du culte des dieux, en leur faisant déserter les temples, et qui engageait tant de citoyens à briser les dieux lares de leurs foyers.
Cependant Hermès, préfet de la ville, était en prison sous la surveillance du tribun Quirinus. Cet officier lui dit : «Est-il raisonnable qu'un homme, illustre comme toi, qui exerce une magistrature sacrée, se laisse réduire à cet état misérable, et après s'être exposé à perdre les honneurs du prétoire, supporte si tranquillement d'être chargé de chaînes comme un simple particulier ?» Le bienheureux Hermès répondit : «Je n'ai pas perdu la charge de préfet, je l'ai échangée; car les dignités de la terre sont fragiles et variables, mais les dignités du ciel participent de l'éternité.» Quirinus dit : «Je m'étonne qu'un homme aussi sage que toi devienne insensé, au point de croire qu'il y a encore quelque chose après cette vie, quand nous voyons le corps humain réduit en cendres, sans que l'on puisse même en retrouver les ossements.» Hermès dit : «Il y a quelques années, je me moquais aussi de ces idées; je soutenais que cette vie grossière est une douce chose.» Quirinus dit : «Prouve-moi que ta croyance est fondée, et moi aussi je croirai.»
Hermès répondit : «Le bienheureux Alexandre qui est retenu dans les fers a été mon maître.» Quirinus entendant ces paroles se prit à maudire Alexandre; il dit ensuite : «Très noble seigneur, illustre Hermès, reviens à de plus sages pensées; n'abandonne pas ta préfecture, ton patrimoine, ta famille et tout cet éclat de ta maison. C'est pour te sauver que mon maître Aurélien, chef de l’une et l'autre milice, m'envoie vers toi; car si tu veux sacrifier, ta préfecture te sera rendue, et tu pourras te venger de ces ennemis qui insultent maintenant à ton malheur.» Hermès dit : «Tu ne me permets pas de parler de ce que tu désirerais connaître.» Quirinus répondit : «Je t’ai demandé de m'expliquer sur quoi la croyance est fondée; et tu me parles d'un magicien que je tiens enchaîné dans la prison la plus profonde; aussi, dès que je t'ai entendu nommer ce scélérat qui t'a entraîné dans l’erreur, je n'ai pu t'écouter davantage. Car je te considère comme un paysan séduit par un misérable jongleur qui s'est égaré lui-même en te trompant, que l'on a chargé de fers, jeté dans un cachot obscur, pour être bientôt livré aux flammes en expiation de ses crimes. S'il en a le pouvoir, qu'il te délivre et se sauve lui-même.» Hermès répondit : «Les Juifs disaient à Jésus Christ, mon Maître, quand Il était attaché à la croix   «S'il est si puissant, qu'il descende de la croix, et nous croirons en Lui.» Il serait descendu, s'il les avait vu disposés à croire, s'il n'avait pas eu horreur de la noire perfidie de leurs âmes.» Quirinus reprit : «Si tes paroles sont vraies, je cours à lui pour lui dire : Veux-tu que je te croie le véritable héraut de Dieu, que j'appelle vrai Dieu celui que tu adores ? fais en sorte que je te trouve auprès d'Hermès, ou Hermès auprès de toi, et j'aurai foi en toutes tes paroles.» Hermès répondit : «Qu'il en soit ainsi.» Quirinus ajouta : «Je vais à l'instant tripler ses chaînes et ses gardiens, et je lui dirai de se trouver auprès de toi à l'heure du repos; s'il se rend présent ici pendant toute cette nuit, je croirai qu'il peut aussi m'instruire.»
Le tribun Quirinus étant allé auprès du bienheureux Alexandre pour tripler ses gardiens et ses chaînes, le saint se mit en prières et dit : «Seigneur Jésus Christ, qui m'avez fait asseoir sur la chaire de votre apôtre Pierre, permettez que votre ange, sans me dérober au martyre, me conduise aujourd'hui, vers le soir, auprès de votre serviteur Hermès, et qu'il me l’amène ici au matin, sans que personne s'en aperçoive, jusqu'à mon retour.» Dès que le silence de la nuit commença à s'établir, un enfant parut dans la prison portant une torche ardente, et dit au bienheureux Alexandre : «Suis-moi.» Le saint répondit : «Vive Jésus Christ, mon Maître ! mais je ne te suivrai pas que tu n'aies fléchi le genou et récité l'oraison de Jésus Christ mon Maître.» Cet enfant ne semblait pas avoir plus de cinq ans; il fléchit le genou et pria durant une demi-heure, et s'étant levé il récita l'oraison dominicale; ensuite, saisissant la main du bienheureux Alexandre, il le conduisit à la fenêtre qui était fermée, et l’ouvrant comme une porte, transporta le saint auprès d’Hermès enfermé chez Quirinus dans une chambre bien close.
Lorsque Quirinus vint ouvrir la porte, et qu'il les vit ensemble priant les mains étendues, avec cette torche allumée auprès d'eux, il fut saisi d'effroi. Les bienheureux le voyant hors de lui, lui adressèrent ces paroles : «Puisque tu as décidé dans ton esprit que tu croirais, si tu nous voyais réunis de corps, nous deux dont les âmes n'ont pas cessé d'être en communication, tu nous vois , crois donc maintenant. Cependant, ne t'imagine pas que c'est pour nous évader que nous nous présentons devant toi débarrassés de nos liens; car demain tu nous trouveras encore enchaînés comme nous l'avons été par ton ordre; mais cela a été fait pour ta propre délivrance; afin que tu croies que Jésus Christ Fils de Dieu est le vrai Dieu, qui exauce ceux qui ont foi en Lui, et qui t'accordera tout ce que tu Lui auras demandé.»
Quirinus dit : «L'art magique peut aussi faire de ces choses.» Hermès répondit : «Est-ce par notre pouvoir que nous avons forcé nos cachots ? Tu as dit que tu croirais, si tu nous voyais réunis après nous avoir enfermés sous une triple garde; crois donc; car notre Seigneur Jésus Christ S'est manifesté par des bienfaits semblables, quand Il éclairait les aveugles, purifiait les lépreux, guérissait les paralytiques , chassait les démons et ressuscitait les morts. C'est aussi de cette manière que je suis arrivé à croire aux paroles du bienheureux pape Alexandre. Je n'avais qu'un fils qui, se livrant encore à l'étude des belles-lettres, était miné depuis longtemps par la maladie; sa mère et moi nous le conduisîmes au Capitole, et quand nous eûmes offert pour lui des sacrifices à tous les dieux et porté des offrandes à tous les pontifes, il mourut. Sa nourrice ne cessait de me reprocher son trépas, en me disant : «Si tu avais conduit ton fils au tombeau du bienheureux Pierre, et si tu avais eu foi dans le Christ, ton fils serait encore plein de vie.» Je lui répondis : «Tu es aveugle, et tu n'as pas encore été guérie , comment tu oses-tu prétendre que tu me rendras mon fils plein de vie.» Elle répondit : «Bien que j'aie perdu la vue il y a plus de cinq ans, si je croyais au Christ, mes yeux me seraient rendus.» Je lui dis : «Va donc et crois; et si Alexandre peut ouvrir tes yeux, je ne douterai plus qu'il ne puisse aussi me rendre mon fils.» Elle partit donc aveugle vers la troisième heure, et voilà qu'à la sixième heure elle revint à moi complètement guérie, et prenant aussitôt le corps de mon fils sur ses épaules, elle se mit à courir avec tant de vitesse, que mes jeunes gens et mes esclaves avaient peine à la suivre. Arrivée auprès d'Alexandre, elle jeta le corps de l'enfant à ses pieds, en disant : «Seigneur, que je redevienne aveugle, pourvu que cet enfant soit rappelé à la vie.» Alors le bienheureux Alexandre dit : «Daigne le Christ le ressusciter, sans t'enlever la lumière, qu'il t'a rendue !» Il se mit alors en prières, rendit la vie à mon fils, et vint en personne le remettre entre mes bras, plein de santé. Aussitôt je me jetai à ses pieds, le priant de me faire chrétien, et depuis ce jour j'ai eu foi dans le Christ. J'ai prié Alexandre d'être le tuteur de mon fils, et je lui remis en conséquence tout le patrimoine de la mère qui était morte, et aussi quelque partie de mes biens, dont je distribuai le reste avec la liberté à mes esclaves devenus chrétiens comme moi; le surplus fût donné aux pauvres. Maintenant, dépouillé de tout, je ne crains ni la confiscation, ni les injures d'aucun homme mortel, ayant la confiance de partager l'heritage de ceux qui obtiennent pour le Nom dit Christ la couronne du martyre.»
Quirinus, entendant ces paroles, se jeta à leurs pieds et dit : «Que le Christ daigne ainsi conquérir mon âme par votre ministère ! J'ai une fille déjà adulte, et je désire lui donner un époux; mais quoique son extérieur soit agréable, une tumeur qu'elle a au cou la dépare; guérissez-la, je lui céderai alors tous mes biens, et comme vous je confesserai le Nom du Christ.» Le bienheureux Alexandr-e dit : «Amène-la-moi sur l'heure dans la prison; alors, tu enlèveras cette chaîne de mon cou, et tu la mettras sur elle; et au matin, tu la trouveras guérie.» Quirinus répondit : «Tu es à présent dans ma demeure; comment donc pourrai-je te trouver dans la prison ?» Le bienheureux Alexandre reprit : «Hâte-toi, fais ce que j'ai prescrit; car celui qui m'a amené ici avant ton arrivée saura bien m'y reconduire.» Quirinus sortit après ces paroles, et ne voulut pas fermer l'appartement où le bienheureux Hermès était détenu; mais le pape Alexandre et Hermès lui dirent : «Ferme toutes les portes comme c'est la coutume;» et comme il s'y refusait, ils le forcèrent à le faire. Les bienheureux se dirent adieu en priant; l'enfant parut alors avec sa torche, il ouvrit la fenêtre, et dit à Alexandre : «Suis-moi;» et en un instant il le remit dans la prison, lui rendit ses chaînes et disparut.
Une heure après, Quirinus se rendit auprès des gardes qu'il avait placés devant le cachot; il les trouva veillant tous quatre avec soin, il vit les portes et les sceaux dans toute leur Intégrité comme il les avait laissés; ouvrant alors, et apercevant le bienheureux pape Alexandre, il se jette aussitôt a ses pieds en s'écriant : «Ô maître, daigne prier pour moi, que la colère du Dieu dont tu es le pontife ne m'atteigne pas.» Le bienheureux Alexandre répondit : «Mon Dieu ne veut la mort de personne, mais la conversion des pécheurs; car lorsqu'Il était en croix, Il a prié pour ceux qui L'avaient crucifié.» Quirinus dit alors, en se prosternant : «Voilà ma fille, ta servante, que tu m'as ordonné de t'amener.» Le bienheureux Alexandre reprit : «Combien de prisonniers renferment ces cachots ?» Quirinus répondit : «Vingt à peu près.» Le bienheureux Alexandre dit : «Informe-toi s'il en est quelques-uns qui aient été emprisonnés pour le nom du Christ.» Quirinus fit cette recherche, et revenant ensuite, dit : «Il y a ici le vieux prêtre Eventius, et Théodule, autre prêtre, que l'on dit venu de l'Orient.» Le pape Alexandre dit : «Tu vas te rendre auprès d'eux en diligence et les amener ici avec honneur; mais auparavant enlève cette chaîne de mon cou pour la mettre sur ta fille.» Quirinus se hâte de le délivrer de ses fers, et lui baisant les pieds dit : «Impose-lui tes mains.» Alexandre l'ayant fait, pressa de nouveau Quirinus de partir. Pendant qu'il s'éloignait, voilà que le petit enfant parait avec son flambeau, et s'approchant de la jeune fille, lui adresse ces paroles : «Sois guérie, conserve ta virginité, et je te ferai voir ton époux qui a répandu son Sang par amour pour toi.» Ayant dit ces paroles, il disparut.
Quirinus, étant arrivé avec les prêtres Eventius et Théodule, trouva sa fille guérie; il s'écria alors : «Seigneur Alexandre, sors promptement de cette prison; car pendant que tu t'y trouves encore, le feu du ciel peut tomber sur moi et me consumer.» Le bienheureux Alexandre reprit : «Si tu veux me rendre un service, persuade à tous ceux que renferme cette prison de recevoir le baptême, afin qu'ils deviennent chrétiens.» Quirinus répondit : «Vous autres chrétiens, vous êtes des saints; mais parmi ces jeunes gens, il y a des voleurs, des adultères, des magiciens, des criminels de toute espèce.» Le bienheureux Alexandre dit : «Notre Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, est descendu du ciel, et est né d'une Vierge, pour appeler tous les hommes au pardon; n'aie donc aucune crainte et fais-les tous venir devant moi.» Alors Quirinus cria à haute voix : «Que tous ceux qui veulent se faire chrétiens le deviennent, et quiconque aura été baptisé s'en ira en liberté où il lui plaira.»
Lorsqu'ils furent tous réunis auprès du bienheureux pape Alexandre, Dieu lui ouvrit les lèvres, et il commença ainsi à leur parler : «Ô mes enfants, écoutez mes paroles et croyez. Dieu qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent, qui lance la foudre et fait gronder le tonnerre, qui donne la mort et qui rend la vie, à qui obéissent le soleil, la lune, les étoiles, le calme et la tempête, les nuages et la pluie, a daigné envoyer de son royaume céleste son Fils sortant du sein d'une vierge, afin que celui dont la naissance n'a pas eu de commencement, naquît cependant de l'homme, et commençât une nouvelle existence en celui qui est né de la Vierge. Il a invité tout le genre humain à croire en Lui, et comme les Juifs étaient durs à croire et ne voulaient pas avoir foi en lui, il opéra devant eux une foule de prodiges. Étant à table avec eux, et le vin ayant manqué aux convives, il changea l'eau en vin; Il révélait aux hommes leurs propres pensées, ouvrait les yeux aux aveugles, déliait la langue aux muets, redressait les boiteux, chassait les démons, guérissait les malades agités par la fièvre et ceux qui dépérissaient de langueur; ressuscitait les morts; commandait aux vents, éloignait les tempêtes, et marchait sur les eaux. Une immense multitude qui avait été témoin de ces miracles crut en Lui; mais les Pharisiens et les Juifs, animés par la haine qu'ils avaient conçue contre lui, Le crucifièrent. Il eût pu l'empêcher; mais Il ne le voulut pas, parce qu'Il voulait réduire en esclavage l'auteur de notre perte. Après ce supplice, Il ressuscita le troisième jour d'entre les morts; et en présence d'un très grand nombre de témoins, Il monta au ciel, laissant à ses disciples le pouvoir d'opérer les mêmes prodiges. Il doit revenir à la fin des siècles comme juge, pour récompenser les bons et punir les méchants. Vous voyez maintenant en qui vous devez croire; donnez vos noms afin de devenir chrétiens.»
Tous ayant cru, il ordonna à Théodule et à Eventius de leur imposer les mains et de les faire catéchumènes. Ensuite Quirinus et sa fille Balbina furent baptisés avec toute leur maison et avec les prisonniers. Après le baptême, la prison fut ouverte, et ce fut comme une église qui commençait.
Alors le gardien de la prison se rendit auprès d'Aurélien, et lui raconta tout ce qui s'était passé. Le magistrat irrité ordonna d'amener Quirinus en sa présence, et lui dit : «Je t'ai aimé comme un fils, et toi, trompé par cet Alexandre, tu t'es joué de moi.» Quirinus répondit : «Je suis devenu chrétien. Tu peux me livrer à la mort, me battre de verges, me jeter dans les flammes, je ne serai jamais autre. Moi-même, j'ai persuadé à tous ceux qui étaient dans la prison de se faire chrétiens, je les ai ensuite mis en liberté; mais ils n'ont pas voulu partir. J'ai prié le bienheureux pape Alexandre et l’illustre Hermès de s'éloigner, ils n'en ont rien fait; ils sont tous ensemble dans la prison, qui disent : Si, par nos péchés, nous avons mérité de mourir, combien plus devons-nous être disposés à offrir nos vies pour le Nom du Christ ? J'ai encore supplié tous ceux qui venaient d’être baptisés, et qui étaient revêtus de robes blanches, comme le demande la religion chrétienne, de sortir; mais tous attendent en ce moment l'heure du martyre, aussi disposés à mourir qu’une personne affamée à se livrer aux joies du festin; maintenant tu peux agir comme il te plaira.»
Aurélien lui fit couper la langue et dit : «Je te fais arracher la langue à toi qui n'as pas craint de me révéler ainsi tes secrets; tu seras mis sur le chevalet, bien que tu ne sois plus en état de parler.» Quirinus, après qu'on lui eut coupé la langue, parla néanmoins et dit : «Malheureux, pense à sauver ton âme, si tu ne veux pas endurer des peines éternelles !» Le martyr fut ensuite tourmenté sur le chevalet. Il ne cessait d'adresser des reproches à Aurélien, qui ordonna alors de lui couper les pieds et les mains, et de le jeter aux chiens, après qu'on lui aurait tranché la tête. Les chrétiens enlevèrent son corps et l'ensevelirent sur la voie Appienne au cimetière de Prétextat. Sa fille, la bienheureuse Balbina, conserva toujours la sainte virginité. Souvent elle baisait le collier de fer qui l'avait guérie; mais le bienheureux Alexandre lui dit : «Ce n'est pas ce collier qu'il faut baiser, cet honneur n'est dû qu'aux chaînes du bienheureux Pierre : cherche-les pour leur donner ces marques de vénération, et ne baise plus mes fers.» Elle rechercha donc avec un grand empressement les chaînes du prince des apôtres, et quand elle les eut trouvées, elle les confia à Théodora, très illustre dame, qui était sœur du bienheureux Hermès, préfet de la ville. Celui-ci fut décapité par ordre d'Aurélien, et son corps recueilli par Théodora, sa sœur, qui l'ensevelit sur l'ancienne voie Salaria, non loin de Rome, le cinq des calendes de septembre. Quant a ceux qui avaient été baptisés dans la prison, Aurélien les fit jeter sur un vieux navire. On les conduisit en pleine mer, et après qu'on leur eut attaché des pierres au cou, ils furent tous précipités dans les flots.
Quelque temps après, Aurélien se fit amener le bienheureux pape Alexandre, et lui dit : «Tu vas d'abord me dévoiler tous les mystères de ta secte, afin que je sache comment il se fait que, pour ce Christ venu de je ne sais où, vous préfériez tous mourir plutôt que de céder.» Le bienheureux Alexandre répondit : «Ce sont des choses saintes que tu veux connaître, et le Christ défend de les jeter aux chiens.» Le comte Aurélien dit : «Je suis donc un chien ?» Le, bienheureux Alexandre répondit : «Je voudrais que tu fusses un chien; mais par malheur tu es pire qu'un chien, car cet animal n'ira pas brûler dans les feux éternels pour ses méfaits; une fois mort tout périt en lui, et son corps et le souffle qui l'anime. L'homme, au contraire, créé à la ressemblance de Dieu, sera livré à des tourments sans fin, s'il lui refuse par ses mauvaises actions le culte qui lui est dû; car il est aussi coupable que le serait devant toi celui qui oserait souiller ton portrait ou insulter ta statue. Toi, homme d'un jour, tu ne peux infliger aux hommes que des peines temporaires; mais Dieu, qui est éternel, a le pouvoir de condamner les pécheurs à des tourments sans fin, au feu qui ne doit jamais s'éteindre.» Le comte Aurélien dit : «Sache bien que tu seras frappé de verges, si tu fais aussi peu de cas de mes interrogations.» Le bienheureux Alexandre répondit : «Tyran, oses-tu encore me faire de pareilles menaces, à moi qui ne crains personne, si ce n'est mon Roi, qui a son trône dans les cieux ? Tu te trompes si tu penses t’instruire par la discussion avec les chrétiens, au lieu de croire à leurs paroles.»
Le comte Aurélien dit : «Cesse enfin de tenir tous ces discours de rhéteur; car tu auras à te défendre non devant un juge ordinaire, mais en la présence de celui dont l'univers révère la puissance.» Le bienheureux Alexandre répondit : «Ne te vantes donc point de ta force, car le moment est proche où celui qui était orgueilleux de son pouvoir le verra s'évanouir.» Le comte Aurélien reprit : «Malheureux, je te laisse parler, parce que tout à l'heure ton corps sera livré aux plus cruels supplices.» Alexandre répondit : «Tu ne feras rien de nouveau; quel est l'innocent qui a pu s'échapper de tes mains ? Ceux-là seulement ont trouvé grâce à tes yeux qui niaient d'avoir jamais été les serviteurs du Christ. Pour moi qui espère ne jamais renier mon Maître , je dois attendre de ta part une sentence de mort, comme le bienheureux Hermès, qui à cette heure mérite vraiment d'être appelé illustre, comme Quirinus qui vient d'agir en véritable tribun, comme tous ceux dont les âmes éclairées naguère des lumières de la foi ont passé aux célestes demeures.» Le comte Aurélien dit : «C'est là ce que je veux apprendre de ta bouche; quel est donc ce bien si précieux qui vous engage à mourir plutôt que de céder ?» Alexandre répondit : «Déjà je te l'ai dit : on ne peut donner aux chiens les choses saintes.» Aurélien dit : «Tu m'appelles un chien; arrête tes paroles, car les verges sont prêtes.» Alexandre répondit : «Je ne les crains pas; je ne puis redouter un supplice qui passe vite, et finit; les seuls tourments qui m'effraient sont ceux que tu ne crains pas.»
Aurélien, dans sa colère, ordonna de le suspendre au chevalet, de le tourmenter avec des ongles de fer et des torches enflammées. On fit longtemps durer ce supplice, sans que le bienheureux laissât échapper une parole; Aurélien lui dit : «Pourquoi gardes-tu le silence ?» Le bienheureux Alexandre répondit : «C'est que dans la prière le chrétien converse avec Dieu.» Aurélien reprit : «Réponds à mes interrogations, et je ferai cesser les tourments.» Le bienheureux Alexandre répondit : «Insensé, je me moque de toi et de tes cruautés.» Le comte Aurélien dit : «Pense donc que tu n'as que trente ans; comment veux-tu laisser périr ainsi la fleur de ta jeunesse ?» Le bienheureux Alexandre répondit : «Si tu voulais du moins ne point perdre ton âme.» Pendant que le bienheureux Alexandre était suspendu sur le chevalet, la femme d'Aurélien lui envoya dire : «Délivre le bienheureux Alexandre, mets-le en liberté, autrement tu feras une malheureuse fin et je serai une veuve, abandonnée.» Aurélien lui fit répondre : «Est-il donc de tes amis, pour que tu plaides ainsi sa cause ?»
Ayant donc fait détacher le bienheureux Alexandre du chevalet où l'on suspendit ensuite Éventius et Théodule, il lui adressa encore ces paroles : «Dis-moi, Alexandre, qui sont ces hommes ?» Alexandre répondit : «Ce sont deux hommes saints, deux prêtres.» Alors Aurélien, s'adressant à Éventius qu'on venait d'appliquer au chevalet, lui dit : «Comment t'appelles-tu ?» Le bienheureux Éventius répondit : «Mon nom selon la chair est Éventius; mais selon l'esprit je m'appelle chrétien.» Aurélien dit : «Depuis quelle époque es-tu chrétien ?» Le bienheureux Eventius répondit : «Depuis soixante-dix ans; car on m’a baptisé à l'âge de onze ans; j'ai été ordonné prêtre à ma vinquième année; maintenant j'ai quatre-vingt-un ans, et cette dernière année je l'ai passée, à ma grande joie, dans la prison et dans les fers.» Aurélien dit : «Aie des égards pour ta vieillesse, renie le Christ pour ton Dieu, et je te ferai mon ami, je te donnerai des richesses, tu deviendras comte.» Éventius répondit : «Qu'as-tu fait de ton esprit et de ton jugement ? Je te croyais quelque sagesse; mais l'aveuglement de ton cœur t'empêche de goûter les choses divines. Apprends donc, malheureux, quoique un peu tard, que tu es un homme mortel; fais donc pénitence; crois enfin que le Christ Fils de Dieu est le vrai Dieu, afin d'obtenir de Lui qu'il te fasse miséricorde.» Aurélien le fit alors écarter, et Théodule, par son ordre, ayant été appliqué au chevalet, il lui dit : «N'es-tu pas ce Théodule qui ne tient aucun compte de mes ordres ?» Le bienheureux Théodule répondit : «En effet, je ne fais aucun cas de toi qui tourmentes si cruellement les saints de Dieu. Comment en effet le bienheureux Alexandre a-t-il mérité les horribles souffrances qu'il a endurées par ton ordre ?» Aurélien dit : «Te crois-tu à l'abri de ces mêmes supplices ?» Théodule. répondit : «J'espère de la Miséricorde de mon Dieu que je ne serai pas sépare de la société de ses bienheureux martyrs.»
Aurélien commande alors de chauffer fortement une fournaise, d'attacher dos à dos Alexandre et Éventius , et de les y précipiter quand elle serait toute embrasée. On devait placer Théodule à l'entrée de la fournaise, afin qu'épouvanté par le supplice des deux autres, il consentit enfin à sacrifier aux idoles. Quand on les eut précipités, le bienheureux Alexandre cria à haute voix: «Mon frère Théodule, hâte-toi de nous rejoindre, car celui qui apparut le quatrième auprès des trois jeunes Hébreux est aussi à nos côtés.» Aussitôt, le bienheureux Théodule s'élança dans la fournaise, et tous trois rendant grâces à Dieu, disaient : «Seigneur, vous nous avez examinés par le feu, et l’iniquité ne s'est pas trouvée en nous !» Aurélien, quand il apprit ce qui s'était passé, fut transporté de colère, et dans sa fureur et son dépit il ordonna, pour en finir, de trancher la tête à Éventius et à Théodule; quant à Alexandre, il commanda que tous les membres de son corps fussent percés à coups d’épée.
Pendant qu'Aurélien insultait à leur trépas, une voix du ciel se fit entendre et lui dit : «Aurélien, ceux que tu insultes ont vu s'ouvrir devant eux le paradis des délices; mais toi tu seras englouti dans les profondeurs de l'enfer.» Ces paroles firent trembler Aurélien, et il dit à Sévérine son épouse : «Un jeune homme s'est présenté devant moi tenant en sa main une verge de fer embrasé, il l'a jetée à mes pieds et m'a dit: «Aurélien, tu as ce que tu mérites.» Depuis ce moment je ne cesse de trembler, la fièvre m'a saisi, je ne sais que faire. Sévérine, va offrir pour moi tes prières à ton Dieu, pour qu'il me pardonne.» Sévérine répondit : «J'irai, et j'ensevelirai moi-même les martyrs, de peur qu'un pareil malheur ne m'arrive.» Elle se rendit alors à une terre qu'elle possédait sur la voie Nomentane, à sept milles de Rome, et déposa Éventius et Alexandre dans un même tombeau; mais elle ensevelit séparément Théodule. Tous les clercs de Rome et les pieux fidèles qui avaient assisté aux funérailles, y demeurèrent encore; mais Sévérine s'empressa de retourner à la ville, où elle trouva Aurélien dans le délire d'une fièvre ardente, et en proie à tous les maux. Sévérine lui dit : «Tu nas pas voulu écouter ma voix; voici que tu meurs d’une mauvaise mort, et que tu vas me laisser veuve.» En effet, il expira bientôt en mordant sa langue. Sévérine, son épouse, se revêtit alors d'un cilice, et elle ne cessait de se prosterner sur les tombeaux des bienheureux martyrs qu'elle avait ensevelis, jusqu’'à ce qu'arriva d’Orient le bienheureux évêque Sixte. Elle obtint de lui l'ordination d'un évêque sur son domaine, afin d'y honorer tous les jours les bienheureux martyrs par l'oblation du sacrifice. C'est pourquoi, jusqu'à ce jour, ce lieu à un évêque qui lui est propre. La fête de saint Alexandre se célèbre, en tout honneur et gloire, le cinq des nones de mai. Béni soit Dieu dans les siècles des siècles. Amen.